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Article de revue

Le voyage des papilles

Pages 12 à 17

Notes

  • [*]
    André Pitte est éditeur et directeur de la rédaction de la revue L’Alpe (coll. “Musée dauphinois”, éd. Glénat). Il est aussi l’organisateur de la Fête de la transhumance à Die, qui accueille chaque année de nombreuses manifestations issues de tout le bassin méditerranéen.
  • [1]
    Fernand Braudel, La Méditerranée, l’espace et l’histoire (“Champ”, Flammarion, 1985).
  • [2]
    Op. citée.

1Impossible de ne pas citer Fernand Braudel et son texte admirable quand on évoque la Méditerranée. Quelques mots, et tout est dit : “Dans ce livre, les bateaux naviguent ; les vagues répètent leur chanson ; les vignerons descendent des collines des Cinque Terre sur la Riviera génoise ; les olives sont gaulées en Provence et en Grèce ; les pêcheurs tirent leurs filets sur la lagune immobile de Venise ou dans les canaux de Djerba ; des charpentiers construisent des barques pareilles aujourd’hui à celle d’hier... Et cette fois encore, à les regarder, nous sommes hors du temps.” [1]

2Et quelques lignes plus loin, citant Lucien Febvre, créateur des Annales : “Si Hérodote, le père de l’histoire qui a vécu au Ve siècle avant notre ère, revenait mêlé aux touristes d’aujourd’hui, il irait de surprise en surprise. Je l’imagine refaisant aujourd’hui son périple de la Méditerranée orientale. Que d’étonnements ! Ces fruits d’or, dans ces arbustes vert sombre, orangers, citronniers, mandariniers, mais il n’a pas le souvenir d’en avoir vu de son vivant. Parbleu ! ce sont des Extrême-Orientaux, véhiculés par les Arabes. Ces plantes bizarres aux silhouettes insolites, piquants, hampes fleuries, noms étrangers, cactus, agaves, aloès, figuiers de Barbarie – mais il n’en vit jamais de son vivant. Parbleu ! ce sont des Américains. Ces grands arbres au feuillage pâle qui, cependant, portent un nom grec, eucalyptus : oncques n’en a contemplé de pareils. Parbleu ! ce sont des Australiens. Et les cyprès, jamais non plus, ce sont des Persans. Tout ceci pour le décor. Mais quant au moindre repas, que de surprises encore – qu’il s’agisse de la tomate, cette Péruvienne ; de l’aubergine, cette Indienne ; du piment, ce Guyannais ; du maïs, ce Mexicain ; du riz, ce bienfait des Arabes, pour ne pas parler du haricot, de la pomme de terre, du pêcher, montagnard chinois devenu iranien, ni du tabac.”[2]

3Ainsi en va-t-il des plantes, des bêtes et de la cuisine mais aussi des gens dans la marmite de notre civilisation. Depuis l’aube des temps historiques, nul ne vit un tel miracle ailleurs. Cette mer et ces rivages, ces plaines fertiles, ces montagnes ou ces oasis façonnées et embellies du travail et de la peine des hommes composent un paysage unique. Au commencement, en Mésopotamie, entre Tigre et Euphrate, fut l’élevage. Chèvres, brebis, ânes et bovidés sont domestiqués et omniprésents. Puis s’élève, durant des millénaires, la dispute du berger et du laboureur. Très tôt, les civilisations et les villes s’édifient sur la richesse de la triade : blé, vigne et olivier. Avec la lumière, dont parle Jean à Patmos et après lui Camus en Algérie, cette triade est au cœur des religions antiques, puis du monothéisme et des cuisines méditerranéennes. Concernant la vigne, seul l’islam – mais il n’en fut pas toujours ainsi – a renoncé à la consommation du vin pour la réserver – signe absolu de ses bienfaits – aux délices de la vie future. Quant à l’olivier, c’est tout un avec la brebis. Comme le disent des éleveurs nomades de la Turquie d’aujourd’hui, contraints de planter des arbres pour se sédentariser : un olivier, c’est un mouton avec des racines ! Bienfaisant olivier, dont le rameau porté par une colombe scelle la réconciliation de Noé et de son Dieu après la grande catastrophe du Déluge fondateur.

4En guise d’anamnèse, voici une odyssée bien actuelle vers une Ithaque heureuse, une errance amoureuse par les chemins de traverse d’une géographie culinaire. Pêle-mêle, voici des lieux et des paysages, des nourritures terrestres mais ô combien spirituelles, des recettes pour les corps et les cœurs. “Nous parlons mais nos mains travaillent”, disent les femmes libanaises. Chacun complétera avec ses savoir-faire, ses papilles et ses souvenirs cette évocation gourmande des rives d’une Méditerranée éternelle.

5Dans les rues étroites du vieux Nice, à la cave Ricord (proche de la place Garibaldi, quartier général des Piémontais), une portion de socca, cette grande crêpe de farine de pois chiche, d’eau et d’huile d’olive, grillée au four à bois sur une plaque de cuivre – un coupe-faim pour maçon sur son échafaudage à l’aube d’une rude journée. Des recettes semblables servent à confectionner les panisses nissardes, la farinata (ou faina génoise) et la panella palermitaine. A Marseille ou à Toulon, la cada, une petite sœur – un mélange de farines de pois chiche, de maïs et de fève –, se mange aussi dans la rue avec les doigts. Sans oublier les béreks feuilletés et les quarante mezzés (comme les voleurs d’Ali Baba) dans le bazar égyptien d’Istanbul, aux abords de Sainte-Sophie ou sur les rives du Bosphore, à Alep, à Zahlé (dans la plaine de la Bekaa au Liban) ou à Alexandrie ; les mezedes grecs dans les ouzeries de Plaka, au flanc de l’Acropole, accompagnés d’ouzo ou de retsiné ; les tapas et le vin de xérès fino ou la manzanilla de Sanlúcar de Barrameda sur les Ramblas de Barcelone – où se trouve l’un des plus beaux marchés de Catalogne, la Boqueria. A Tunis, à Fès ou à Marrakech, dans un palais secret de la médina, une chorba et une brick à l’œuf moelleux pour rompre le jeûne du ramadan au son délicat d’un qanun. A Jabuco, dans la sierra Morena espagnole, le fameux jambon serrano – issu des porcs pata negra qui ne mangent que des glands doux (ou bellotas) – servi en copeaux avec des figues fendues. Mais aussi la pizza pliée en deux (a libretto) chez Di Matteo, dans l’étroite via dei Tribunali à Naples, dégustée debout devant une table de marbre alors que s’activent dix pizzaioli d’une dextérité éblouissante…

6A Riomaggiore ou à Vernazza, près de la Spezia, sur la côte ligure des Cinque Terre, devant les barques tirées au milieu de la rue, un risotto à l’encre de sèche avec des dattes de mer. Sur les côtes de la Calabre, de la Sicile, de la Sardaigne ou de la Corse, la splendeur de la mer magnifiée par l’oursin pêché dans les rochers et gobé comme un œuf. Sur les rives de la mer Ionienne, à Taranto dans les Pouilles, sur fond d’usines et de raffineries, ces merveilleux spaghettis fins : les linguines au corail. A Ponza, petite île baignée par la mer d’Italie, à Trapani en Sicile, au large des salines ou des vignes de Marsala, la pêche de l’espadon au harpon ; et celle, plus cruelle, des thons crochetés dans la chambre de mort ou dans les madragues en palmes fichées sur les hauts-fonds de Djerba. Les anchois crus avec un filet de citron et un banyuls sec au goût de rancio à Collioure. A Bastia, des sardines farcies au broccio, la brousse de brebis du Niolo. A Lipari, sous l’Etna à Taormina, à Syracuse ou dans l’Agrigente de Luigi Pirandello, à Cefalù, au Pirée, à Corfou ou à Mahdia en Tunisie, pêché dans des gargoulettes de terre cuite, le poulpe, l’oktapodia grec, à la couleur rouge violacé, cuit dans l’eau bouillante et le laurier : une merveille à déguster sans sauce ni épices – ou bien séché et noué pour la chorba sur le marché de la grande Jara, dans la poussière de Gabès ou à La Goulette, face à Carthage. La langouste grillée et juteuse à Centuri, minuscule port de pêche du Cap Corse ; les crevettes frites dans l’huile d’olive avec une persillade à l’ail à Cagliari ou dans le golfe de Gabès, premier port de pêche mondial pour la fameuse gamba, ou encore à Paestum, près de la mer et des temples de la Grande Grèce devant un enclos où ruminent en paix les bufflonnes, dont le lait sert à la fabrication de la seule mozzarella digne de ce nom. A Sète ou à Mèze, sur l’étang de Thau : les grosses moules, les calmars farcis ou les huîtres de Bouzigues. La poutargue de mulet ou de thon pour célébrer la Pâque ou Noël en Sardaigne. Dans les deltas de l’Ebre ou du Pô, l’anguille grillée au charbon de bois ; et sur les fonds sableux de l’Adriatique, près de Venise, le pétoncle (ou canestrello) en accompagnement du risotto au safran (de l’arabe za’farân). A Byblos, au Liban, de très petits rougets servis dans du pain arabe frit et plié dans l’huile d’olive – ou les mêmes rougets appelés barbounia à Rafina, près d’Athènes. A Marseille, une bouillabaisse, une dorade à l’oursinado. Mais aussi un grand aïoli en fanfare avec buccins et encornets pour célébrer la merveilleuse morue dont il existe, dit-on au Portugal, autant de façons de la préparer que de jours dans l’année…

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© Bernard Plossu. Almeria, 1987.

7Profusion d’herbes sauvages, de légumes et de fruits, soupe de haricots pour le petit déjeuner sous la neige dans les Balkans, cocos roses, blancs ou violets, lentilles bibliques et blondes, chapelets d’oignons plats ou dorés, doux ou piquants, tressés comme l’ail acheté sur la route à une paysanne des Météores… Fenouils et carottes débordant des charrettes des oasis sahariennes ou nilotiques… Irremplaçables pommes d’amour, grosses olives de Kalamata (avec une tranche de feta), de l’arrière-pays niçois ou de Nyons en tapenade ; mer d’oliviers à Delphes ou à Sousse… Salades au goût amer comme la trévise, belles romaines craquantes au galbe avantageux, pourpier charnu, aromatique basilic de la soupe au pistou, coriandre (âme de la cuisine arabe), thym (nommé si joliment farigoule ou serpolet en Provence), piquante roquette envahissant les vignes au printemps, pissenlit dépuratif et âpres soutournes poussant en hiver sur les traces des troupeaux… Piment brûlant de la harissa, innombrables variétés de courges et de potirons colorant les jardins d’automne, en gratin ou en soupe d’hiver… Poivron grillé en salade méchouia au Maghreb ; artichaut violet passé au four avec un filet d’huile dans le Trastevere à Rome ; beignets de fleurs de courgette ou d’acacia de notre enfance ; excellence de l’aubergine, à l’ail et à l’huile d’olive, avec des pâtes et de la ricotta ou en moussaka ; roborative soupe d’épeautre ou rafraîchissant taboulé aux parfums de menthe, de persil, de tomate et d’oignon… Bourghol libanais au lait de chèvre fermenté, soupe de tripettes d’agneaux à Corte ou en brochettes roulées à Stymphale en Arcadie, au bord du lac où Heraclès affronta les terribles oiseaux… Très succulent kokoreç des rues turques qui lui ressemblent, porcelets rôtis au bord de la route le jour du carnaval dans le Péloponnèse, kebbé au mouton libanais, kebab d’agneau ou de poisson stambouliote, pastilla à Rabat ou à Cordoue l’Arabo-Andalouse… Mais aussi l’agneau au miel et aux épices le dernier jour de l’année, près de la plus belle et de la plus ancienne des mosquées de l’islam et de la statue du philosophe talmudiste Maïmonide…

8Goûter des musiciens, d’amandes grillées accompagnées d’un verre de Cartagène ou de muscat en Roussillon. Les délicieuses et innombrables douceurs où l’amande entre dans la préparation : kourabiedes grecs, mazapans de Tolède, calissons d’Aix-en-Provence ou turron de Jijona ; douceurs à déguster avec un thé vert brûlant à la menthe, comme les cornes de gazelle aux dattes et au miel des marchés tunisiens de Tataouine, de Ghoumrassen, ou des étals algériens de Ghardaïa, dans la vallée du M’Zab ; mais aussi griwich, makroud, briouat, baklava de la Pâque chrétienne, adoptés par les Arabes et les Juifs du Maroc – de Tanger et Ceuta à l’Algérie, d’Oran, d’Alger et Annaba à Tripoli jusqu’au Moyen-Orient… Ces pâtisseries du ramadan, de l’Aïd et des jours de fête, des mariages, des baptêmes et des circoncisions, aussi populaires et répandues que le couscous ou les tajines, que l’on partage entre compagnons d’exil dans les foyers Sonacotra des lointaines et tristes banlieues. La liqueur de cédrat, chez Mattei sur le port de Bastia ; les citrons napolitains devenus limoncello ; les écorces d’oranges confites dans le sucre sur le cours Saleya à Nice ou à Gênes ; les nougats et turrons farcis de pistaches, de l’Espagne au Mezzogiorno ; les grenades, comparées aux joues de l’aimée dans le Cantique des cantiques… Le miel de thym, sombre et puissant, du monastère d’Osios Lukas, près de Lépante, ou du mont Cithéron, dans le golfe de Corinthe, où Œdipe fut recueilli par un berger… Le miel de romarin clair des Corbières, l’incomparable miel de lavande de la Provence, l’amer arbousier du Cap Corse, des Maures ou de la Kroumirie, entre Bizerte et Tabarka ; le miel d’oranger rutilant comme l’or d’Andalousie, le liquide acacia qui va si bien avec le lait caillé des chèvres… Mais aussi cette tranche fraîche de melon ou de pastèque croquée sur la plage à midi, ou ce koulouri – petit pain en couronne au sésame – échangé dans la matinée, au volant de votre voiture, contre une piécette à un vendeur ambulant, grec ou syrien, et grignoté au feu rouge dans la cohue d’une rue ensoleillée…

9N’allez surtout pas croire pour autant que cette terre est riche et opulente. Nenni ! Le Méditerranéen est sobre et frugal. Tout cela est offert avec parcimonie. Mais la beauté et l’harmonie se sont penchées sur notre berceau à même hauteur que la violence, la tragédie et le malheur. On pourrait, à l’infini, égrener cette litanie fondamentale – carte poétique du bonheur d’être et d’aimer, trace gourmande d’un voyage mélancolique dans le temps et l’espace. La Méditerranée est universelle, et l’on se souvient toujours de la cuisine de sa mère. Au détour d’une rue ou sur un palier d’immeuble sans âme, vous croiserez au hasard des rencontres l’Algérie à Aubervilliers ou à La Courneuve, le Maroc à Tourcoing, la Tunisie aux Minguettes, la Turquie à Berlin, la Bosnie à Berne ou l’Albanie à Amsterdam. Sans parler des Juifs ou des Tsiganes, qui depuis des siècles hantent toutes les routes de la Terre, de l’Ancien et du Nouveau Monde. Musique des saveurs et des couleurs, marchés éblouissants de merveilles humbles et quotidiennes, troupeaux soyeux, ensonnaillés et assoupis sous un arbre, dans la touffeur écrasante de l’été, sur les pentes irréelles du Sopra Monte dans la montagne sarde, le Pinde, la Djurjura ou l’Ubaye… Ventes à la criée de poissons argentés et raidis dans la mort sur le quai d’un port au retour des barques ou des chaluts à Trieste, au Stromboli, en Crête, à Dubrovnik, à Trébizonde ou à Kerkena…

10Toutes choses périssables et invisibles fils qui tissent, pour une éternité retrouvée, la chair et l’esprit de ce gai savoir qui nous rassemble, mieux que tout, dans une complicité et une altérité heureuse comme la lumière qui baigne cette terre bénie et meurtrie. Avec le sourire de la femme aimée et les rires des enfants, le repas partagé entre amis sous la treille ou le tilleul dont parle Saint-Exupéry : les seules choses dont je me souviendrai peut-être au dernier instant de ma pauvre vie.


Date de mise en ligne : 01/05/2009

https://doi.org/10.3917/lpm.013.0012

Notes

  • [*]
    André Pitte est éditeur et directeur de la rédaction de la revue L’Alpe (coll. “Musée dauphinois”, éd. Glénat). Il est aussi l’organisateur de la Fête de la transhumance à Die, qui accueille chaque année de nombreuses manifestations issues de tout le bassin méditerranéen.
  • [1]
    Fernand Braudel, La Méditerranée, l’espace et l’histoire (“Champ”, Flammarion, 1985).
  • [2]
    Op. citée.

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