Couverture de LPM_003

Article de revue

Liban, mémoires de guerre, désirs de paix

Pages 75 à 84

Notes

  • [1]
    Estimation de la Communauté économique de l’Ouest asiatique (Figuié, 1996, p. 17).
  • [2]
    Parti de droite fondé en 1936 par Pierre Gemayel, les phalanges libanaises sont inspirées des phalanges espagnoles franquistes. Son idéologie est symbolisée par un triangle, au sommet duquel se trouve Dieu (Allah) et à la base, la patrie et la famille. Créé d’abord en tant qu’organisation de la jeunesse chrétienne, le parti s’est rapidement militarisé.
  • [3]
    L’accord du Caire du 3 novembre 1969 entre le général de l’armée libanaise, Emile Boustani, et Yasser Arafat stipule l’utilisation par les membres de l’Organisation de libération de la Palestine de certaines régions du Sud Liban pour mener des attaques contre Israël.
  • [4]
    Les Forces libanaises sont un parti politique créé par Bachir Gemayel à droite des phalanges et ayant sa propre milice. L’idéologie du parti consiste à faire de l’élément chrétien une condition de ralliement et d’action politique. Dans cette optique, le Liban deviendrait une patrie pour les chrétiens d’Orient. A droite de la droite, et à la différence du parti des phalanges qui prône un nationalisme passionné, il est un parti prônant l’autoritarisme du chef et la primauté du facteur confessionnel.
  • [5]
    Au terme de ce redéploiement, l’armée israélienne occupe 850 kilomètres carrés qu’elle restitue le 24 mai 2000.
  • [6]
    Un Comité commun des parents des disparus s’est formé en 1990. Pendant la guerre, deux comités s’étaient formés : un basé à Beyrouth-Est, l’autre à Beyrouth-Ouest.
  • [7]
    Publié par le quotidien Al Nahar du 3 août 2000.
  • [8]
    Données du ministère des Déplacés, établies par Kamal Féghali (1997, p. 55).
  • [9]
    Entre 1994 et 1999, j’ai travaillé à Hsoun, un village chiite et maronite d’environ 1 650 habitants, situé dans le district de Byblos. La recherche a porté sur les mécanismes que met en œuvre une société multiconfessionnelle afin de gérer sa différence religieuse (ouvrage en préparation).
  • [10]
    Pour l’analyse du mécanisme de gestion de la différence lié aux fêtes sacrificielles, voir Aïda Kanafani-Zahar (1997 et 2000).
  • [11]
    Le Liban est divisé administrativement en six départements (muhâfazât) : Beyrouth, mont Liban, Liban Nord, Liban Sud, la Bekaa et Nabatiyé. Beyrouth est divisée en circonscriptions, les autres provinces en districts (cadâ’).
  • [12]
    Le recours aux “autres” est également manifeste dans le discours officiel.
  • [13]
    Le nombre des communautés est de quinze, se répartissant en communautés chrétiennes, musulmanes et juives. Voir par exemple Rabbath (1986, p. 85-93).
  • [14]
    Pour Basile, le régime communautaire a pris naissance sous les empereurs byzantins et s’est développé dans le Liban moderne en une sorte d’autonomie personnelle de toutes les communautés confessionnelles et, pour mieux dire, en un statut personnel communautaire (1993, p. 43-53).
  • [15]
    Voir Hitti (1957, spécialement chapitres xxxi et xxxii) et Hourani (1962).
  • [16]
    Voir Corm (1999) qui a montré comment les guerres du Liban (1840-1860 et 1975-1990) ne peuvent être comprises sans considération du contexte géopolitique régional. Voir également Spagnolo (1988) et El Khazen (1994) sur les enjeux européens dans la crise libanaise du xixe siècle.

1Une guerre longue de quinze ans a dévasté le Liban entre 1975 et 1990. Menée par diverses milices et armées régulières, elle a été excessivement lourde en pertes humaines, en dégâts matériels et a été la cause de vastes déplacements forcés de population. Selon les sources officielles de 1994, elle a fait 150 000 tués et 350 000 blessés, soit 8,3 et 12,5 % de la population évaluée à 2,8 millions d’habitants [1].

2A la suite d’une série d’incidents entre les Palestiniens et les phalanges libanaises [2], le point de départ de la guerre a été l’attaque par ces dernières d’un car de Palestiniens [3] le 13 avril 1975. Elle s’est achevée par la reddition du général Aoun qui a d’abord fait une guerre contre l’armée syrienne positionnée au Liban depuis 1976, ensuite contre les Forces libanaises [4]. Elle a été ponctuée par des alliances éphémères entre les différentes factions libanaises, qu’elles soient de “gauche”, de “droite”, de tendance “musulmane” ou “chrétienne”. Des alliances se sont également nouées de part et d’autre avec des mouvements palestiniens différents et les armées régulières de la Syrie et d’Israël. L’accord d’entente nationale, signé le 22 octobre 1989 par les députés libanais réunis à Taïf en Arabie Saoudite, marque sa fin ainsi que la naissance de la IIe République. De nombreuses modifications ont été apportées à la Constitution de 1926 élaborée quand le Liban était sous mandat français.

3Le facteur religieux n’explique pas le conflit libanais. Les milices ont toutefois eu recours à l’appartenance confessionnelle à divers moments de la guerre : durant ce qui fut appelé la guerre des Deux Ans (1975-1976) quand Beyrouth fut divisée “en deux”, lors de l’invasion israélienne (juin 1982), lors de la guerre de la Montagne qui eut lieu après le retrait de l’armée israélienne des régions du Chouf, du mont Liban (septembre 1983) et lors d’un nouveau repli de l’armée israélienne, effectué au sud dans les régions de l’Iqlim al-Kharroub et à l’est de Sidon [5] (1984-juin 1985). Aux barrages miliciens, des citoyens libanais furent tués et enlevés à cause de leur confession discernée par leur nom et à la lecture de leur carte d’identité, qui indique non seulement les nom, prénom, lieu, date de naissance et profession de la personne, mais aussi sa confession. Figuié (1996, p. 211) note 2 139 disparus, 19 860 selon des sources non confirmées [6]. Un rapport récent de la commission d’enquête, formée d’officiers de l’armée libanaise et chargée de l’affaire des disparus et des personnes enlevées, évalue ce nombre à 2 046 [7].

4La “sélection démographique” est le nom qu’ont pris les transferts massifs de population libanaise, transferts basés également sur l’appartenance religieuse. Selon Labaki (1994, p. 205), 800 000 Libanais, soit plus de 30 % de la population, ont été déplacés. Les études menées par le ministère des Déplacés ont recensé en 1991 90 000 familles déplacées, formées en moyenne de 5,7 personnes par famille, dont 70 735 sont impliquées dans le processus du retour. 45 000 de ces dernières occupent illégalement des maisons d’autres familles. 12 000 vivent dans des conditions très précaires [8].

5L’étude du lien interreligieux, effectuée dans le cadre d’une recherche menée à Hsoun [9], comprend, entre autres, l’analyse des dispositifs associés aux fêtes sacrificielles chrétiennes et musulmanes [10]. A part le village de Laqlouq, détruit et vidé de sa population sunnite durant la guerre des Deux Ans, aucun autre déplacement forcé de population n’eut lieu dans le district de Byblos [11], district départemental du mont Liban. Les maires maronites, sunnites et chiites ainsi que les personnalités politiques des villages de ce district ont signé en 1978 une “charte d’honneur” stipulant une volonté d’éviter les transferts de population. La présence historique des chiites s’est maintenue. Par contre, des transferts massifs de population druze, mais surtout chrétienne, ont eu lieu dans d’autres districts de ce département, notamment à Aley, Baabda et dans le Chouf, correspondant à 188 villages. Selon Labaki et Abou Rjeily (1993, p. 59 et 343), environ 163 670 personnes ont été déplacées à la suite des affrontements entre milices chrétiennes et druzes. Alors que jusqu’à la guerre de la Montagne, les chrétiens constituaient la moitié de la population dans le Chouf, ils n’en constituaient plus que 1 % en 1985.

La mémoire reconstituée

6Rien ne fait plus se confronter les divers registres de la mémoire qu’une situation de guerre et d’après-guerre. Je me limiterai ici au registre de la mémoire reconstituée. Qu’ils viennent de régions qui ont été soumises à des déplacements forcés ou de régions qui n’ont pas connu cette forme de violence, les Libanais ont parfois recours, pour expliquer la guerre, à une certaine forme de “mémoire travaillée”, la mémoire reconstituée. Pour comprendre la violence – massacres, déplacements –, ils ont insisté, tant du côté musulman que chrétien, sur les “éléments extérieurs, véritables responsables du conflit”. La thèse du “complot” revient également pour expliquer la détérioration des rapports entre les membres des deux communautés [12]. A Hsoun, par exemple, les aînés qui ont pratiqué la sagesse de la coexistence, le partage des fêtes et des tâches économiques, se sont trouvés emprisonnés dans l’engrenage d’une guerre qui, au fil des ans, a pris des visages multiples. Face à cette versatilité, ils ont montré une constance dans leur comportement en insistant sur les facteurs étrangers à leur coexistence. Dans les régions où des déplacements forcés ont eu lieu, et où les retours aux villages d’origine ont été effectués depuis 1993, les habitants ont également recours à ce réflexe de sauvegarde visant à renouveler les liens de vie commune. En invoquant “l’autre”, le “pas de nous”, “pas nous”, “ils sont venus de l’extérieur”, ils ont essayé de préserver les valeurs sociales qui se rattachent à leur coexistence pacifique d’avant la guerre.

7La reconstitution de la mémoire de la guerre illustre un besoin conscient de vivre ensemble. Ce faisant, les gens écartent la religion comme une raison de distance et de conflit. Pour une partie des Libanais, la guerre est restée incompréhensible, et cela même par le côté confessionnel qu’elle prit. L’interrogation d’une femme maronite, déplacée en 1983 et qui est revenue à son village dix ans plus tard, illustre ce point : “Pourquoi a-t-on été déplacé, pourquoi est-on revenu ? On ne sait pas. Pourquoi aurait-on des problèmes au retour puisqu’on n’avait aucun problème avant ?”

8Dans les villages où les déplacements forcés ont été accompagnés de massacres dont les auteurs font partie du même village que les tués, les gens sont alors confrontés à une mémoire qui dit précisément que c’est un “autre” très proche, “une partie de soi” qui est responsable. Ici interviennent d’autres mécanismes dans la gestion de la mémoire de la guerre : la réconciliation qui exige une médiation politique, et le pardon. Grâce à cette intervention, la mémoire de la guerre peut être convertie au profit de la coexistence pacifique.

9La mémoire de la coexistence est transmise fidèlement, notamment dans les régions mixtes, chiites/maronites, maronites/druzes, etc. Mais elle a été mise à l’épreuve durant la guerre et a engendré une confrontation entre les générations : celle des aînés qui ont pratiqué l’art du vivre ensemble, les rouages de la vie commune, et celle des jeunes aisément intégrables dans les discours passionnels de la religion. Le discours des premiers a été : “On s’est toujours très bien entendu ; on vit paisiblement ensemble” ; celui des miliciens, recrutés principalement parmi les jeunes : “On s’est fait la guerre car, ayant des religions différentes, on ne s’est jamais entendu.” Les deux discours se sont entrechoqués, et, en fragilisant la coexistence, ont contribué à exacerber les tensions sectaires.

10La caractéristique principale du discours des chefs de milice est l’uniformisation identitaire sur la composante religieuse. Ignorant les processus et les démarches de la coexistence, il déprécie l’aspect social de la religion. Les milices ont exacerbé la fonction émotionnelle de la religion et l’ont amputée de sa fonction intégratrice. Quand les chefs religieux prônaient la coexistence, illustrant par cette attitude une constante historique, les miliciens prônaient la radicalisation. L’instrumentalisation du religieux a consisté à décontextualiser l’élément interactif de la religion. Les références religieuses ont été exploitées et leurs ressources symboliques manipulées. L’identité religieuse a été séparée de son contexte pluraliste. En d’autres termes, la composante religieuse de l’identité s’est trouvée hypertrophiée. Se saisissant d’emblèmes religieux, les chefs de milice ont réussi, à certains moments de la guerre, à transformer un conflit politique en un conflit religieux. Rappelons que le conflit a commencé contre les Palestiniens, a continué par un “réveil” des chiites – la communauté la plus défavorisée du Liban –, et s’est terminé quinze ans plus tard par une confrontation armée entre maronites d’allégeances politiques différentes.

11Dans les villages multiconfessionnels, les aînés ont refusé de se cantonner à la composante religieuse de l’identité et considéré cette instrumentalisation comme une intrusion dans un équilibre non seulement jugé nécessaire, mais faisant partie intégrante de leur propre identité. “Il n’y a pas de sectarisme chez nous ; tout extrémisme est inutile, la haine provient de l’extrémisme, d’un manque de civilisation.” “Nous vivons ensemble depuis des siècles, notre main est dans la leur ; si nous nous radicalisons contre eux, nous nous radicalisons contre nous”, disent les habitants de Hsoun. Certains se sont opposés à leurs fils quand ces derniers se sont engagés dans les milices. La fracture s’est parfois effectuée à l’intérieur d’une même famille, créant des clivages importants. Un exemple illustre ce propos. A ma question demandant si les chrétiens de Hsoun célèbrent des saints chiites, une femme maronite d’une soixantaine d’années répondit : “Bien sûr, nous le faisons régulièrement et eux de même.” Son fils d’une vingtaine d’années lui dit : “Comment peux-tu ? En reconnaissant leurs saints, tu reconnais leur prophète.” Elle répondit : “C’est une question de détail ; Dieu est un.” Pour elle l’enjeu est tout autre. Cette affirmation résume remarquablement bien la logique de la coexistence.

12Pendant la guerre, les mécanismes de gestion de la différence ont continué à être mis en œuvre à Hsoun. Par exemple, l’adaptation des maronites aux contraintes sacrificielles de la communauté chiite a été maintenue. Les chiites ne mangent que de la viande halâl (licite), c’est-à-dire obtenue suivant un rituel spécifique impliquant paroles et gestes techniques précis. Afin que les chiites participent aux repas associés à certains rites de passage et fêtes, les maronites s’en remettent à eux pour la mise à mort rituelle de leurs bêtes. Par ailleurs, la guerre a consolidé les liens de coexistence entre les membres des deux communautés : “La guerre nous a rapprochés”, affirme-t-on souvent. “Dans les événements, nous nous sauvegardons mutuellement. Dans la joie et dans le malheur nos familles sont unies”, dit un aîné chiite. Les chiites du village ont partagé leurs maisons avec des déplacés maronites du Chouf. Chrétiens et musulmans ont servi d’intermédiaires les uns pour les autres lors du passage aux lignes de démarcation. Ainsi l’enterrement au village du père d’un chiite, décédé à Beyrouth, n’a pu avoir lieu sans la médiation de villageois chrétiens avec les milices chrétiennes positionnées en zone de démarcation. Une fois au village, les amis chrétiens ont aidé à creuser la tombe. En faisant valoir son identité chrétienne ou musulmane, et tout en ne partageant pas les opinions des milices confessionnelles, un individu pouvait intervenir auprès de ces dernières, pour aider des amis d’une autre confession. Ces pratiques étaient encore plus observées comme s’il fallait prouver que le conflit ne pouvait pas détruire le patrimoine culturel.

13Pourquoi le facteur confessionnel constitue-t-il une composante dominante de la définition identitaire ? La dominance religieuse s’explique par le rapport entre la communauté religieuse et l’Etat. En effet, la communauté religieuse au Liban est une entité autonome. Elle est une personnalité juridique et morale à part entière avec un chef qui a des fonctions à la fois spirituelles et temporelles. L’autorité religieuse gère les questions de statut personnel des individus. Les prérogatives civiles de la communauté sont toutefois soumises à l’Etat et aux lois qui légifèrent sur leur pouvoir. Chaque individu doit être identifié par une communauté, qu’il soit croyant ou pas. Il naît, se marie et meurt dans le giron communautaire [13]. Le régime des communautés juridiquement séparées est une tradition arabo-musulmane [14], perpétuée par les Ottomans dans le système des millet et entérinée par l’Etat libanais. Facilement manipulable, le facteur religieux est, à cause de son institutionnalisation politique, le chaînon fragile de l’identité libanaise.

14La société pluraliste libanaise se perpétue non pas en tant qu’identités religieuses particulières, mais en tant qu’identités interactives intégrées dans le même processus historique. Les traditions de coexistence ont leur origine dans le rôle qu’a joué le Liban depuis des siècles comme refuge accueillant des communautés persécutées et offrant ses montagnes et vallées comme remparts protecteurs. Musulmans et chrétiens ont participé à la formation du Liban moderne. L’alliance maronite, druze et chiite a fondé l’émirat du mont Liban entre 1593 et 1841, c’est-à-dire une structure politique forte basée sur des principes séculiers et des traditions pluralistes. Chrétiens et musulmans ont participé au mouvement de renaissance de la langue arabe, la Nahda, éveil intellectuel, politique et idéologique de la fin du xixe et du début du siècle [15].

figure im1
Samer Mohdad, Liban, Beyrouth, 1995.

15L’idée que l’islam et la chrétienté ne peuvent que s’affronter au Liban est démentie sur le plan religieux par leur parenté abrahamique (voir par exemple Massignon et Jargy [1981], sur le plan historique par leur participation à la formation du Liban, et sur le plan social par les mécanismes de construction du pluralisme observés dans les villages multiconfessionnels. Malgré leurs confrontations – largement nourries d’un côté par une configuration politique où la structure confessionnelle du pouvoir est un handicap à l’épanouissement d’un Etat moderne et d’une démocratie citoyenne, et de l’autre, par des facteurs régionaux et internationaux [16] –, les Libanais tiennent à préserver le pluralisme de leur société. Si, dans certains villages, la pratique coexistentielle s’est fragilisée, sa structure reste solide, notamment dans les villages multiconfessionnels où l’exclusivisme a du mal à s’implanter. Mais quand les liens interreligieux se sont interrompus, dans les villages où des transferts massifs de population ont eu lieu, le risque est grand de voir les différences et les incompatibilités s’affirmer. Il n’en est rien. Le retour des déplacés de 1977, 1983 ou 1985 a commencé sous l’égide du ministère des Déplacés créé en 1992. L’accord d’entente nationale de Taïf stipule dans son article 4 : “Le problème des réfugiés libanais sera résolu radicalement, tout réfugié depuis 1975 ayant le droit de regagner le lieu d’où il a été déplacé, des législations devant être établies pour garantir ce droit et les moyens nécessaires pour la reconstruction.” Du 19 au 28 juin 1992 s’est tenu le congrès national pour les Déplacés afin de répondre aux enjeux du retour. Représentants du gouvernement, chefs politiques, autorités religieuses et universitaires ont participé à la construction d’un plan de retour. En application de l’article 4 et des recommandations du congrès national, un ministère et un fonds central des Déplacés furent créés le 7 juillet 1992. Ils ont pour priorité de répondre aux besoins urgents des déplacés : vider les habitations illégalement occupées, reconstruire et restaurer les logements, restituer les biens agricoles à leurs propriétaires, redresser l’infrastructure (routes, écoles, électricité, eau, etc.), réhabiliter les services sociaux. Les premiers déplacés ont commencé à retourner dans leurs villages en 1993. Dans ces régions, la reprise s’accomplit avec souplesse, témoignant de la vitalité des communautés à réinstaurer la paix civile. Pour raffermir l’identité religieuse des maronites dans leur territoire historique qu’ils partagent avec les druzes, les responsables du ministère ont attribué un budget spécial pour rebâtir les chapelles et les sanctuaires. Ces mesures s’inscrivent dans une continuité historique avec les traditions pluralistes du mont Liban, instaurées par les émirs entre le xviie et le xixe siècle. En intégrant leur territoire, les maronites intègrent leurs lieux de culte, avec la liberté de son expression. Une attention particulière est portée à la restauration des caveaux détériorés. Les morts sont les gardiens de la mémoire et à ce titre, il est essentiel de préserver les cimetières. Les cimetières sont des espaces sacrés, leur visite est un devoir religieux ainsi que leur entretien, voire leur décoration à certains moments symboliques du calendrier religieux, qu’il soit chrétien ou musulman. Durant la guerre, ils furent parfois profanés à Beyrouth ou en montagne. Profaner le lieu des ancêtres est une forme très forte de rejet de “l’autre”. Elle signifie profaner son histoire, comme si le message était : “Partez avec vos morts, emportez votre histoire, vous n’avez plus de racines ici.”

La mémoire reconstruite de l’espace

16La reconnaissance par l’Etat de sa responsabilité politique a entraîné une prise en charge des conséquences les plus visibles du conflit. Le rétablissement des populations déplacées dans leurs villes et villages d’origine est une stratégie centrale du gouvernement libanais depuis la fin de la guerre. Le retour des populations déplacées devient un outil dans la reconstruction du tissu social entre les diverses communautés et le symbole de l’unité du Liban.

17Toute guerre peut impliquer oubli, ce dernier pouvant être une forme de mémoire occultée. Même si un des réflexes est de vouloir oublier, des expressions visibles sont là pour imposer la mémoire. Avec les populations déplacées et le problème des disparus, il faut mentionner également le marasme économique qui sévit cruellement et atteint une grande partie de la population. Quelques chiffres parlent d’eux-mêmes. En 1987, 600 000 personnes, représentant un cinquième de la population, sont pauvres (Picard, 1996, p. 145). Le smic est de 161 dollars (environ 1 127 FF). En 1996, le taux de chômage se situe entre 20 et 30 % (Figuié, 1996, p. 211) et, en 2000, 28 % des Libanais vivent en dessous du seuil de pauvreté.

18L’Etat cherche à effacer les traces “matérielles” de la guerre. Le comité de Développement et de Reconstruction œuvre à rebâtir les infrastructures détruites (routes et autoroutes, réseaux d’électricité et de communication), les immeubles administratifs dévastés, et à réaménager le port et l’aéroport de Beyrouth. La reconstruction du centre-ville de la capitale, en grande partie détruit durant la première phase de la guerre, illustre le désir ou du moins la tension entre oubli et mémoire.

19Le centre-ville de Beyrouth était, avant la guerre, le symbole d’une culture urbaine et des valeurs que cette dernière représente. Il était, certes, l’expression de la vitalité économique de la ville. Les institutions bancaires et les commerces s’y concentraient. Noyau commercial, financier et administratif, il était également le lieu vivant de la coexistence entre Libanais. Eglises de différentes dénominations et mosquées témoignent de cette riche mixité. Il est aussi le lieu d’une mémoire archéologique complexe. Quelques vestiges de son histoire ancienne furent sauvegardés.

20La destruction du centre-ville aux premières heures de la guerre visait, bien sûr, à s’approprier sa prospérité financière, mais également à saper le lieu de sa diversité religieuse. Il signalait la ligne verte, les lignes de démarcation entre “Est chrétien” et “Ouest musulman”. Les miliciens s’acharnaient à y maintenir la tension pour tenter de maintenir Beyrouth “coupée en deux”. Ces frontières, appelées les “lignes de la mort”, ont été minées. Les accrochages entre diverses milices y étaient perpétuels ; les francs-tireurs y sévissaient. Presque sans interruption, leurs tirs martelaient jours et nuits de balles à gros calibre. Malgré ces pressions terribles, les lignes ne furent que très rarement hermétiquement fermées. Des six ou sept points de passage, un seul restait ouvert, soumis toutefois à des barrages miliciens ou exposé aux tirs des francs-tireurs toujours embusqués. Les passants “traversaient” en prenant de grands risques, affirmant ainsi leur volonté de refuser ces frontières artificielles. On y estime à 20 000 le nombre de victimes.

21Du symbole de la richesse pluraliste et économique de Beyrouth, le centre-ville était devenu symbole de sa scission et de son appauvrissement. Reconstruire frénétiquement à cet endroit précis témoigne de cette volonté de faire l’éloge de l’oubli. Si le centre-ville est une question de mémoire, le nouvel enjeu consiste justement dans le désir d’effacer les traces les plus visibles, c’est-à-dire d’imprimer l’oubli dans le paysage d’une nouvelle Beyrouth.

22Le centre-ville de Beyrouth est effectivement le symbole de la spécificité économique du Liban basée sur le secteur tertiaire. Il doit reconquérir son statut de centre financier et redevenir le symbole de la mixité de la population libanaise. Par la force de la guerre, l’espace urbain a néanmoins été modifié. Le nouvel espace créé ne joue pas nécessairement le même rôle qu’avant. Le centre-ville a été remplacé par une multitude de zones commerçantes rattachées, pour des raisons de sécurité, aux quartiers. Va-t-il comme dans le passé centraliser les organes administratifs, les ministères, les banques, les commerces et les hôtels ?

23Comme tout objet, tout espace est symbolique, justement par la mémoire que l’on y engage. Reste à savoir ce que les Libanais souhaitent investir dans ce nouvel espace. Les repères affectifs s’installent progressivement, tant par le réveil de la mémoire individuelle des différents emplacements qui leur étaient chers que par l’acquisition de nouveaux repères. La prolifération de cafés et de concerts de musique, le marché aux puces, les expositions diverses visent à lui insuffler de l’âme. A l’image de la longue corniche de la mer où Libanais de toutes classes et de comportements vestimentaires différents, voire opposés (minijupes, jeans et bustiers avec le voile et, à un moindre degré, le tchador), se côtoient ; le centre-ville revit par cette multiplicité.

24La reconstruction du centre-ville n’a de sens qu’insérée dans la perspective de reconstruction du lien social entre les diverses communautés libanaises, d’un côté, et de l’autre, dans une réflexion sur les nouveaux besoins créés par des conditions économiques spécifiques résultant de quinze années de guerre.

Bibliographie

La littérature sur la guerre au Liban, dans sa totalité ou à certaines périodes, est très développée. Nous nous contentons de mentionner quelques références.
  • P. Basile, Statut personnel et compétence judiciaire des communautés, 1993.
  • Georges Corm, Liban : les guerres de l’Europe et de l’Orient, 1840-1992, Gallimard, Paris, 1992 ;Le Proche-Orient éclaté, 1956-2000, Gallimard, Paris, 1999.
  • M. Deeb, The Libanese Civil War, Praeger, New York, 1980.
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Date de mise en ligne : 01/02/2009

https://doi.org/10.3917/lpm.003.0075

Notes

  • [1]
    Estimation de la Communauté économique de l’Ouest asiatique (Figuié, 1996, p. 17).
  • [2]
    Parti de droite fondé en 1936 par Pierre Gemayel, les phalanges libanaises sont inspirées des phalanges espagnoles franquistes. Son idéologie est symbolisée par un triangle, au sommet duquel se trouve Dieu (Allah) et à la base, la patrie et la famille. Créé d’abord en tant qu’organisation de la jeunesse chrétienne, le parti s’est rapidement militarisé.
  • [3]
    L’accord du Caire du 3 novembre 1969 entre le général de l’armée libanaise, Emile Boustani, et Yasser Arafat stipule l’utilisation par les membres de l’Organisation de libération de la Palestine de certaines régions du Sud Liban pour mener des attaques contre Israël.
  • [4]
    Les Forces libanaises sont un parti politique créé par Bachir Gemayel à droite des phalanges et ayant sa propre milice. L’idéologie du parti consiste à faire de l’élément chrétien une condition de ralliement et d’action politique. Dans cette optique, le Liban deviendrait une patrie pour les chrétiens d’Orient. A droite de la droite, et à la différence du parti des phalanges qui prône un nationalisme passionné, il est un parti prônant l’autoritarisme du chef et la primauté du facteur confessionnel.
  • [5]
    Au terme de ce redéploiement, l’armée israélienne occupe 850 kilomètres carrés qu’elle restitue le 24 mai 2000.
  • [6]
    Un Comité commun des parents des disparus s’est formé en 1990. Pendant la guerre, deux comités s’étaient formés : un basé à Beyrouth-Est, l’autre à Beyrouth-Ouest.
  • [7]
    Publié par le quotidien Al Nahar du 3 août 2000.
  • [8]
    Données du ministère des Déplacés, établies par Kamal Féghali (1997, p. 55).
  • [9]
    Entre 1994 et 1999, j’ai travaillé à Hsoun, un village chiite et maronite d’environ 1 650 habitants, situé dans le district de Byblos. La recherche a porté sur les mécanismes que met en œuvre une société multiconfessionnelle afin de gérer sa différence religieuse (ouvrage en préparation).
  • [10]
    Pour l’analyse du mécanisme de gestion de la différence lié aux fêtes sacrificielles, voir Aïda Kanafani-Zahar (1997 et 2000).
  • [11]
    Le Liban est divisé administrativement en six départements (muhâfazât) : Beyrouth, mont Liban, Liban Nord, Liban Sud, la Bekaa et Nabatiyé. Beyrouth est divisée en circonscriptions, les autres provinces en districts (cadâ’).
  • [12]
    Le recours aux “autres” est également manifeste dans le discours officiel.
  • [13]
    Le nombre des communautés est de quinze, se répartissant en communautés chrétiennes, musulmanes et juives. Voir par exemple Rabbath (1986, p. 85-93).
  • [14]
    Pour Basile, le régime communautaire a pris naissance sous les empereurs byzantins et s’est développé dans le Liban moderne en une sorte d’autonomie personnelle de toutes les communautés confessionnelles et, pour mieux dire, en un statut personnel communautaire (1993, p. 43-53).
  • [15]
    Voir Hitti (1957, spécialement chapitres xxxi et xxxii) et Hourani (1962).
  • [16]
    Voir Corm (1999) qui a montré comment les guerres du Liban (1840-1860 et 1975-1990) ne peuvent être comprises sans considération du contexte géopolitique régional. Voir également Spagnolo (1988) et El Khazen (1994) sur les enjeux européens dans la crise libanaise du xixe siècle.

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