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Article de revue

Les troubadours et la poésie arabo-andalouse

Pages 20 à 25

Notes

  • [1]
    Rappelle-toi, mon ami sage,
    Ce que peut dire le censeur.
    Tout son discours n’est que verbiage.
    Le jaloux, le dénonciateur
    Sont ceux qui mettent, dans leur rage,
    La discorde sur pied.

Fragment illustré d’un Coran de la dynastie des Nasrides (1304)

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Fragment illustré d’un Coran de la dynastie des Nasrides (1304)

D. R.

1La poésie populaire hispano-arabe, tout comme celle des troubadours de la plus haute époque, n’est pas uniquement, comme on a trop souvent tendance à le croire, tournée vers la glorification de l’amour courtois. L’“amour courtois”, ou spiri­tualisé ou platonique, est exactement l’équivalent de ce que les Arabes d’Espagne appelaient le hubb al-muruwa. Je crois même de plus en plus que cette glorification d’un amour spiritualisé, qui caractérise tant de productions poétiques de l’époque médiévale, a été empruntée par l’Europe à l’Espagne musulmane. Je vous ai déjà dit un mot du précieux traité de l’Andalou Ibn Hazm, qui vivait au xie siècle, sur l’amour et les amants et qui s’intitule le Tawq al-hamâma, Le Collier de la colombe. Ce petit livre, écrit en 1022, développe tout au long de ses pages une théorie d’idéalisme érotique qui s’adapte fort exactement à celle qu’on peut dégager de l’étude comparative des thèmes amoureux de certains trouvères. Mais, à côté de cet “amour courtois”, la poésie des zadjals, comme celle des troubadours aquitains et provençaux, célèbre aussi maintes fois l’amour purement sensuel. Tels zadjals d’Ibn Kuzman à peu près intraduisibles dans une langue honnête ont leurs pendants exacts dans des poèmes purement réalistes, entre autres du troubadour Marcabru. Cette double inspiration, qu’on retrouve de chaque côté des Pyrénées, constitue elle aussi un argument non dédaignable en faveur de la théorie de la parenté des deux poésies.

2L’amour courtois lui-même, soit qu’il soit subtilement analysé par Ibn Hazm dans son traité, soit qu’il ait pour chantres dans la poésie arabe des poètes classiques ou populaires, auteurs de kasidas, de muwashshahs et de zadjals, n’est pas considéré différemment par la poésie des troubadours ; de part et d’autre, l’amoureux est en butte aux mêmes transes, aux mêmes affronts, aux mêmes déceptions. Dans les chansons de Guillaume IX et de Marcabru, il est à tout instant question, par exemple, du gardador, c’est-à-dire du gardien de la femme, au service du mari ou du rival ; il en va de même dans la poésie hispano-arabe où se meut un personnage identique, le raqib, qui n’est d’ailleurs pas une invention du Moyen Age puisque déjà Plaute et Ovide, dans la littérature latine, font maintes allusions à celui qu’ils appellent l’odiosus custos puellae ou le vigil custos. Mais on peut considérer que les troubadours, en satirisant à leur tour le gardador, n’ont pas obéi à une tradition périmée de l’Antiquité classique. Tout porte à croire qu’ils ont emprunté le person­­nage à la poésie populaire hispano-arabe.

3D’ailleurs, il n’y a pas que le gardador qui vienne, dans l’une ou l’autre poésie, troubler la quiétude des amants. Autour d’eux, on voit graviter une série d’autres fâcheux personnages : chez les troubadours les lauzengiers ou calomniateurs, qui cherchent à éloigner l’un de l’autre ceux qui s’aiment ; les envieux ou enojos, le gilos ou mari jaloux. Des termes équivalents se retrouvent dans la poésie arabe : le nammam ou diffamateur, le hasid ou envieux, le ’adil ou censeur moraliste. Rappelez-vous la strophe du zadjal xxxii d’Ibn Kuzman [1].

4L’une des conditions du succès de l’amant, dans la théorie de l’amour courtois, en Espagne musulmane comme en France méridionale, est, par ailleurs, son obéissance stricte à la femme aimée. Il y a là une sorte de “service amoureux” exactement décrit de la même façon dans l’une et l’autre poésie. Une sentence arabe reproduite dans la Disciplina clercalis dit qui amat obedit. La soumission à l’être aimé, la ta’a, fait l’objet d’une fine analyse psychologique de la part d’Ibn Hazm. On retrouve la même chose chez Guillaume IX qui, pour désigner l’amoureux, emploie le terme obedien et appelle obediensa le comportement de celui-ci vis-à-vis de l’objet de sa passion. Autre détail curieux : quand, dans la poésie arabe, l’amant s’adresse à sa maîtresse, en général il l’appelle monseigneur, mon maître, saiyidi, mawlaya, au masculin, et non au féminin sayyidati ou mawlati. Or, les troubadours usent du même procédé : midons et non madonna.

5Dans l’exploitation des thèmes amoureux, le troubadour et le poète de zadjal vont procéder de la même veine, témoigner d’inspirations extrêmement voisines. Le “service amoureux” peut très bien n’être jamais récompensé : le poète le sait, le déplore ou cherche à s’en consoler. Le tourment causé par l’amour insatisfait lui procure même à l’occasion une sorte de jouissance : c’est de la “délectation morose” avant la lettre. Cette exaltation amoureuse, que les troubadours appellent en général la “joie” (joya), on la retrouve exactement dans la poésie populaire arabe sous le nom de tarab ; et certains – que je me garderai bien de suivre au surplus – sont même allés jusqu’à mettre en rapport ce mot arabe tarab avec le nom du trobador, dont, il faut l’avouer, on n’a encore trouvé aucune étymologie satisfaisante.

6J’en arrive maintenant à la troisième et dernière partie de mon exposé. S’il y a eu véritablement emprunt de la poésie lyrique des plus anciens troubadours au genre parallèle de la poésie populaire hispano-arabe, ainsi que permettent de le présumer et la parenté morphologique des productions poétiques et la quasi-similitude des thèmes exploités, comment expliquer cet emprunt ? Comment expliquer en particulier que l’emprunt n’ait pas suivi la voie qu’on aurait pu normalement s’attendre à lui voir suivre, et ne soit pas tout d’abord attesté en Espagne chrétienne, du même côté des Pyrénées que Cordoue ou les autres grandes villes musulmanes andalouses ? Que ce soit au contraire en France méridionale que le genre du zadjal roman, si l’on peut dire, ait fleuri tout d’abord.

7A cette anomalie, il ne manque pas de possibilités d’explication. Le plus ancien des troubadours français, Guillaume IX d’Aquitaine, n’était pas, vous le savez, le jongleur errant sous les traits duquel on se plaît à représenter les autres troubadours, poètes ambulants en quête d’un mécène et prêts, comme leurs congénères musulmans, à entonner, pour quelques pièces d’argent, un vêtement ou même un bon repas, la louange de leur hôte d’un jour. Guillaume IX, seigneur de haut lignage, prince d’un Etat vaste, riche et prospère, est sans doute celui qui est le premier responsable de l’emprunt des formes et des thèmes de la poésie lyrique hispano-arabe. Or, j’ai la conviction à peu près absolue que, si anormale que la chose puisse paraître, Guillaume IX savait l’arabe. Dans la production fort peu étendue que l’on a con­servée de ce poète, quelques chansons à peine, il en est une, la cinquième, qui relate sur le mode plaisant sa rencontre au cours d’un voyage, avec deux dames, Inès et Ermesinde. Il leur adresse la parole dans son jargon limousin, puis tout d’un coup, sans transition, leur tient en deux vers un petit discours dans lequel tous les érudits n’ont vu jusqu’ici que du galimatias. Or ce galimatias, toute révérence gardée, n’est, à mon avis, autre chose que de l’arabe hispanique. Dans ces deux vers, il tance assez vertement l’une de ses interlocutrices sur ses fredaines passées.

8Il y a dans cette découverte quelque chose qui, vous le concevez, est assez troublant. D’autant que Guillaume IX savait ce qu’étaient les terres d’islam. Nous savons notamment qu’en 1101-1102 il participa à la croisade d’Orient et fit en Syrie un séjour de quelque durée. Est-ce là qu’il se familiarisa avec l’arabe, qu’il en apprit au moins quelques rudiments, qu’il entendit même des zadjals hispaniques dont, vous vous en souvenez, le succès dès le début fut aussi grand en Orient qu’en Occident. Il est malaisé de répondre. Mais nous savons aussi que Guillaume IX, au cours de sa vie, alla jusqu’en Aragon pour porter aide au roi Alphonse le Batailleur, au moment de la bataille de Cutanda, en 1120.

Histoire des amours de Bayad et Riyad, période almohade (xiiie siècle)

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Histoire des amours de Bayad et Riyad, période almohade (xiiie siècle)

D. R.

9Il est difficile d’aller plus loin dans ces supputations. Mais, ce qui ne fait pas de doute, c’est qu’à partir des dernières années du xie siècle, un courant de relations directes et des contacts assez étroits s’établiront entre la France et l’Espagne chrétienne. Quand la Reconquête espagnole commença à porter ses premiers fruits, par la prise de Tolède dans l’année 1085, par le roi de Léon et de Castille, Alphonse VI, ce prince attira dans sa nouvelle capitale un assez grand nombre de religieux français. C’est à ce moment qu’il prit pour épouse la reine Constance, une propre sœur de Guillaume IX, et veuve d’un duc de Bourgogne. Cluny fournit alors à l’Espagne d’Alphonse VI une grande partie de ses cadres ecclésiastiques et ce fut alors, entre Tolède et la Bourgogne par Toulouse et Poitiers, un incessant va-et-vient de missions de clercs et aussi de caravanes de marchands. Or Tolède était à cette époque une ville de la plus pure tradition hispano-arabe, et ses rapports permanents avec Toulouse et les abbayes clunisiennes de Bourgogne et d’ailleurs donnent sans doute la clef du mystère de l’emprunt. Guillaume IX lui-même épousera une Espagnole, la fille du roi d’Aragon, Ramiro le Moine. Et n’oublions pas non plus que dès cette époque lointaine, pour beaucoup de chrétiens d’outre-Pyrénées, le pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle était aussi recherché que le pèlerinage à Rome. Le propre fils de Guillaume IX trouvera même la mort, au cours d’un accident, dans le célèbre sanctuaire d’Espagne, le Vendredi saint de l’année 1137.

10Il faut dire aussi un mot de la croisade de Barbastro qui eut un retentissement considérable en chrétienté et en islam, et qui précédera de plusieurs années, en terre espagnole, les premières croisades dirigées vers l’Orient. Une armée, composée de Normands et de seigneurs français, traversa les Pyrénées, dans l’année 1064, et vint de vive force enlever la place musulmane de Barbastro, sur la frontière du royaume d’Aragon. L’un des chefs principaux de l’expédition était le duc d’Aquitaine Guillaume VIII, précisément le père du troubadour Guillaume IX. L’armée franco-normande ramena de Barbastro un nombre très élevé de captifs, de l’ordre de plusieurs dizaines de milliers, hommes et femmes. Selon le chroniqueur andalou Ibn Haiyan, 7 000 furent envoyés à Constantinople, et le légat du pape, qui commandait la croisade, reçut pour sa part 1 500 captives. L’affront causé à l’islam fut effacé l’année suivante par la reprise de la ville ; beaucoup de prisonniers furent échangés ou rachetés ; mais on peut présumer qu’il en resta beaucoup en France même et qu’ils ne furent pas sans jouer une influence certaine sur les milieux sociaux où les jeta leur destinée.

11D’une façon générale d’ailleurs – et c’est sur cette note que je conclurai –, on peut considérer que les rapports qui ont pu exister entre la poésie populaire hispano-arabe et la poésie des troubadours les plus anciens et qui demeurent, faute de démonstration rigoureuse, réduits encore à l’état d’hypothèse, mais d’hypothèse fort vraisemblable, ne sont que l’un des aspects parmi les plus curieux et les plus séduisants de la pénétration indiscutable de la culture hispano-arabe dans la vie de la chrétienté occidentale à partir du xie siècle. Sans parler des rapports de l’ordre purement intellectuel, il est admis aujourd’hui que l’Espagne musulmane a représenté pour l’Europe méditerranéenne un foyer de civilisation raffinée, de vie luxueuse et policée, une sorte de conservatoire des belles manières et du bon ton. N’oublions pas que nombre d’étoffes précieuses, de bijoux, de bibelots, qui ornaient les chapelles ou remplissaient les coffres des dames de la société féodale dans le haut Moyen Age, provenaient d’Andalousie. Et pourquoi cette société aurait-elle répugné à emprunter à la civilisation hispano-arabe les cadres et les thèmes d’inspiration de ses premières ébauches poétiques, en quelque sorte l’alphabet de son lyrisme encore balbutiant, lorsque, dans le même temps, elle lui empruntait ses coiffures, ses robes, ses ivoires et ses joyaux, et que les différences politiques et religieuses qui séparaient l’islam de la chrétienté n’étaient pas cependant assez impérieuses pour élever entre les deux mondes une barrière infranchissable et complètement opaque.

12Extrait de E. Lévi-Provençal, Conférences sur l’Espagne musulmane, Publications de la faculté des lettres de l’université Farouk-Ier-d’Alexandrie, Imprimerie nationale, Le Caire, 1951.

13L’Histoire de l’Espagne musulmane de E. Lévi-Provençal a été rééditée en trois volumes par Maisonneuve et Larose (1999).


Date de mise en ligne : 01/05/2009

https://doi.org/10.3917/lpm.001.0020

Notes

  • [1]
    Rappelle-toi, mon ami sage,
    Ce que peut dire le censeur.
    Tout son discours n’est que verbiage.
    Le jaloux, le dénonciateur
    Sont ceux qui mettent, dans leur rage,
    La discorde sur pied.

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