Couverture de LP_412

Article de revue

Kolja Lindner (dir.), Le Dernier Marx, Éditions de l’Asymétrie, 2019, 370 p., 20 €

Pages 126 à 129

Notes

  • [1]
    Louis Althusser, « Sur le jeune Marx », La Pensée, n° 96, mars-avril 1961, repris dans Pour Marx, Maspero, 1965, p. 45-83.
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1 On connaît l’idée d’une césure dans l’œuvre de Karl Marx autour de 1845, avancée par Louis Althusser, entre un « jeune Marx » encore imprégné d’hégélianisme et d’humanisme et un Marx de la maturité véritablement scientifique [1] et les âpres débats qu’elle a suscités jusqu’à aujourd’hui. Moins fameuses sont en revanche les réflexions du penseur de Trêves durant l’ultime décennie de son existence. Constituées notamment de notes éparses prises au fil de sa lecture de divers anthropologues de son temps qui se sont consacrés à l’étude de différentes sociétés précapitalistes et destinées à un ouvrage qu’il ne put mener à bien, celles-ci donnent pourtant l’image d’un Marx bien éloigné de la lecture déterministe et eurocentrique de l’histoire que lui ont accolée certaines interprétations dogmatiques de son travail. C’est cette aporie que vient corriger cet imposant ouvrage collectif en publiant non seulement la traduction inédite d’extraits de ces écrits, mais aussi, en préambule de chacun de ces fragments, celle de textes qui leur ont été consacrés par d’autres chercheurs postérieurs et qui n’étaient eux-mêmes, à l’exception d’un article de René Galissot, pas disponibles en français jusqu’alors.

2 Dans son introduction roborative, Kolja Lindner met tout d’abord en évidence les inflexions que l’on peut observer dans la pensée de ce « dernier Marx ». Il s’agit tout d’abord d’un nouveau rapport à l’histoire laissant davantage de place à la contingence, une réévaluation du concept de formation sociale et une nette prise de distance vis-à-vis du fétichisme du développement des forces de production. C’est ensuite la prise en compte d’autres formes de domination que les seuls rapports de classes, notamment celles issues de la colonisation et celles liées au genre, à travers la lecture des comptes rendus anthropologiques relatifs aux façons de faire famille. Enfin, c’est la conception d’une démocratie radicale dans une société post-capitaliste que Marx s’emploie à esquisser dans les dernières années de sa vie, stimulé en cela tant par l’expérience de la Commune de Paris que par les récits ethnographiques à propos des cultures amérindiennes. Vient ensuite la traduction d’un texte de Franklin Rosemont publié initialement en 1989 et consacré aux Carnets ethnographiques de Marx, dans lequel cette figure disparue de la gauche radicale états-unienne met en exergue « toute l’excitation, tout l’entrain, l’humour, toutes les découvertes et la diversité du dernier Marx » (p. 61), qui ne sont pas sans faire écho aux Manuscrits de 1844. En témoigne l’extrait de ces carnets, des notes sur l’ouvrage de Lewis Morgan, La Société archaïque, qui suit.

3 La politiste états-unienne Heather Brown, dans son texte initialement paru en 2012, s’intéresse pour sa part à d’autres notes de Marx dans les mêmes Carnets, portant elles sur un ouvrage de Ludwig Lange, La Rome antique, et un autre de Henry Sumner Maine, Études sur l’histoire des institutions primitives. Bien plus critiques que sa lecture de Morgan, et significativement « oubliées » par Friedrich Engels dans sa rédaction de L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, celles-ci mettent en évidence une approche historique et anti-essentialiste de Marx vis-à-vis de l’institution familiale et des rapports de genres, dont il inscrit les évolutions dans les contradictions et conflits qui traversent les sociétés concernées, et un souci de ne pas les écraser sous les rapports de classe. Après un extrait des notes de Marx sur Maine, deux autres extraits de l’ouvrage de Brendan O’Leary sur le mode de production asiatique, paru lui aussi en 1989, reviennent sur les erreurs et les lectures sélectives de Marx concernant cette question à partir de l’exemple indien, mais aussi la manière dont il a plus tardivement, dans ses Carnets ethnographiques, corrigé ses propres conceptions de l’évolution historique et des communautés villageoises, rompant respectivement avec une vision unilinéaire et déterministe du premier et une analyse des secondes comme le fondement du despotisme et de la stagnation. Là encore, des notes de Marx sur l’ouvrage de Maxime Kovalevski, La propriété commune rurale, viennent appuyer la thèse avancée.

4 Ce sont ces notes qui servent aussi justement d’appui aux deux textes ici reproduits de l’historien et militant anticolonial René Galissot à propos des communautés rurales, objet qui a selon lui focalisé son attention à la fin de sa vie, pour aborder ensuite plus spécifiquement la question de l’appropriation foncière par les colons en Algérie à partir de l’analyse faite par Marx du système foncier local avant leur arrivée. Theodor Shanin pour sa part, dans un texte publié originellement en 1983 dans un ouvrage collectif qu’il a dirigé et qui constitue jusqu’à aujourd’hui la référence sur le « dernier Marx », revient sur la manière dont la pensée de ce dernier a évolué au contact notamment de ceux qu’il est coutume de qualifier de « populistes » russes. L’auteur, lui-même intellectuel difficile à classer, insiste sur l’importance de ne pas chercher à diviniser Marx comme beaucoup l’ont fait et continuent à le faire, afin d’accepter ses failles et ses changements d’avis sans avancer une coupure épistémologique, ni un déclin ou un retrait, mais une transformation constante et inégale. Bref, aborder Marx comme un être humain fait tout autant d’intellect que de passions changeantes. Pour illustrer ce que Shanin appelle la « voie russe » du dernier Marx, les éditeurs ont choisi de republier plusieurs documents devenus, comme ils l’écrivent, des « classiques » : sa lettre à la rédaction des Otétchestvenniye Zapisky (« Les Annales de la patrie »), dite « Lettre à Mikhaïlovski », les quatre brouillons de sa lettre à Véra Zassoulitch (avec la reproduction de cette courte dernière) et enfin la préface à la seconde édition en russe du Manifeste du parti communiste.

5 Pour corriger l’instrumentalisation qu’en a faite Althusser pour appuyer sa thèse d’une césure épistémologique dans la pensée de Marx, sont également republiées dans une nouvelle traduction ses Gloses marginales sur le Traité d’économie politique d’Adolph Wagner, des notes manuscrites probablement rédigées au printemps 1881 et publiées pour la première fois en allemand et en russe en 1932. On peut ainsi constater dans ces mises au point sur sa propre théorie de la valeur contre les confusions introduites par différents auteurs libéraux de nombreux échos et une certaine continuité avec ses « thèmes de jeunesse ». Reste que si Marx se défend justement du fait que sa critique du capitalisme ne s’appuie pas sur des présupposés éthiques ou une certaine idée de la justice sociale, il n’en reste pas moins que ses derniers écrits n’en sont pas moins imprégnés par une conception radicale de l’égalité, faisant le pont entre les théories de la justice et celles de la vie bonne. C’est cette « voie française », à côté de la « voie russe » promue antérieurement par Theodor Shanin, que défend Urs Lindner dans le dernier texte, inédit, qui compose ce volume. Celle-ci s’appuierait sur ses réflexions à partir des théories et des pratiques des socialistes français, et notamment de l’expérience de la Commune de Paris, et permet de mettre en évidence une promotion souvent inaperçue, dans les écrits du dernier Marx, d’une égalité démocratique. Si Marx n’était pas un moraliste, comme le rappelle l’auteur, « [il] était un contextualiste, pour qui la force normative des principes de justice découle des rapports sociaux (modes de production). Mais il était aussi un universaliste pour qui l’égalité est un critère supracontextuel, pour apprécier les rapports sociaux et les rapports de distribution » (p. 353). Les débats actuels entourant l’égalitarisme, poursuit Urs Lindner, permettent ainsi de jeter une lumière nouvelle sur la pensée de Marx, mais en retour, celle-ci peut aussi et peut-être surtout permettre d’enrichir ces derniers, en corrigeant notamment quatre évolutions erronées de l’égalitarisme libéral mises en évidence par Jonathan Wolff : une vision « neutraliste » de la bonne société ; un questionnement obsessif sur l’avoir ; l’ignorance des rapports de productions ; et enfin le fétichisme de la responsabilité individuelle. On pourrait ajouter une trop grande confiance en l’État comme instrument de justice, selon Lindner.

6 En fin de compte, cet ouvrage ne se contente pas de rassembler des éclairages précieux rectifiant de nombreuses idées du sens commun quant à la pensée du « dernier Marx ». Il donne aussi plus largement à voir les évolutions, les failles et les retournements du penseur communiste, tout en rappelant sa grande curiosité à l’égard des publications de son temps, de diverses disciplines et sur différentes aires géographiques et thématiques. Une pensée qu’il s’agit elle-même de recontextualiser en suivant les indications de leur propre auteur, quand bien même elle nous aiderait à penser les enjeux de notre époque. En creux, ce sont aussi les nombreuses tentatives d’appropriation, plus ou moins volontaires, dont ont pu faire l’objet des réflexions souvent restées à l’état de notes manuscrites éparses qui sont également utilement rappelées ici. Soulignons, pour finir de convaincre de l’intérêt de se pencher sur ce volume y compris lorsque l’on ne se définit pas comme une ou un marxologue, l’impressionnant travail d’édition dont il a fait l’objet et qui se donne à voir non seulement dans la minutie des notes de bas de page et d’introduction aux différents textes qui le composent – et qui incluent également un utile glossaire biographique des populistes russes mentionnés dans les écrits reproduits –, mais aussi dans le travail d’illustration de la couverture et des pages intérieures réalisé à partir de pages manuscrites de Marx, donnant à voir leur illisibilité proverbiale, comme si celle-ci recelait une invitation au déchiffrage en même temps qu’à la méfiance à l’égard d’interprétations trop assurées.


Date de mise en ligne : 23/01/2023.

https://doi.org/10.3917/lp.412.0126

Notes

  • [1]
    Louis Althusser, « Sur le jeune Marx », La Pensée, n° 96, mars-avril 1961, repris dans Pour Marx, Maspero, 1965, p. 45-83.
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