1L’essai de Matéo Alaluf a pour objet le déclin de la social-démocratie européenne alors même que pendant plus d’un siècle ce courant politique a contribué à façonner les sociétés européennes. Il traite aussi du potentiel, certes inabouti, de ce courant. Il revient sur son époque « battante » et sur les avancées obtenues de la fin du 19e siècle au milieu des années 1970. Le parcours proposé est particulièrement instructif. Ce n’est ni un parcours nostalgique ni un parcours défaitiste, mais un parcours lucide et informé. La réflexion que nous propose Matéo Alaluf, figure intellectuelle connue de la gauche belge, professeur émérite de sociologie de l’Université libre de Bruxelles, spécialiste des questions relatives à l’emploi et à la qualification du travail, nous emmène principalement dans cinq pays : Allemagne, Belgique, France, Grande-Bretagne et Suède. Son ouvrage est centré sur la dimension politique et socio-économique de la pensée et de la pratique de la social-démocratie.
2Dans un premier chapitre il interroge les mots « social-démocratie » et « socialisme ». Vers 1875 le terme social-démocrate désigne le courant politique dont l’objectif est de mener conjointement la lutte pour la démocratie et la révolution sociale. Par la suite il désignera plus spécifiquement les socialistes d’inspiration marxiste. à la veille de la Première Guerre mondiale la social-démocratie est bien implantée en Europe. Elle incarne un projet socialiste s’appuyant sur une forme originale d’articulation entre parti et syndicat. Les socialistes ont alors tous pour horizon l’abolition du régime capitaliste, mais ils divergent sur les moyens à mettre en œuvre pour mener à bien leur projet, réforme ou révolution. Les deux orientations sont cependant davantage complémentaires qu’antagonistes au sein du mouvement ouvrier de cette période. Jusqu’à la Première Guerre mondiale et la révolution russe, dans chacun des pays, la social-démocratie incluait différentes tendances. Kautsky, Luxemburg, Jaurès, Guesde, Lénine ou Trotsky sont tous sociaux-démocrates. La social-démocratie forme alors une véritable contre-société, structurée par un parti (respectivement dans les pays étudiés, le SPD, le POB, la SFIO, le Labor et le SAP), des syndicats, des mutuelles, des coopératives et des associations culturelles, récréatives, sportives…
3Après la scission intervenue suite à la Grande Boucherie et la révolution russe, les deux orientations, socialistes et communistes, ont pour l’essentiel évolué séparément. L’auteur détaille les acquis historiques du courant socialiste dans deux chapitres. D’abord dans l’entre-deux-guerres (1918-1945) quand les socialistes, sous l’aiguillon décisif de puissantes mobilisations sociales, tant dans les pays scandinaves qu’en Grande-Bretagne ou en France, ont expérimenté leur conception gradualiste de la transformation sociale et inventé de nouvelles conceptions économiques en rupture avec le libéralisme des marchés autorégulés. Puis dans la période « fordiste » de l’après-guerre (1945-1975) quand leur doctrine s’est éloignée du marxisme et s’est appuyée davantage sur des préceptes moraux d’égalité, de justice et de liberté relevant autant de l’héritage humaniste que socialiste. Parallèlement, après 1945, leur base électorale s’est étendue du monde prolétarien aux couches moyennes. Matéo Alaluf discute l’héritage historique de ce courant, en particulier celui du Front populaire ou du programme commun de la gauche (1972) (qui portera François Mitterrand au pouvoir neuf ans plus tard) ou encore celui de la gauche travailliste de Tony Benn et, plus près de nous, de Jeremy Corbyn.
4Dans deux autres chapitres il présente le temps des renoncements (1975-2008) et du déclin (après 2008). Avec les tournants intervenus à partir des années 1980, marquées par Blair, Schröder et quelques autres, la social-démocratie accepte la libéralisation des capitaux sans harmonisation fiscale préalable en Europe. En retour, l’Europe telle qu’elle se construit transforme profondément les partis sociaux-démocrates et accélère leur conversion au prétendu « social-libéralisme ». Elle devient alors une des composantes de l’ordre établi, ceci est vrai tant du SPD, du Labor ou du PS, que du PASOK en Grèce ou du PSOE en Espagne. Les conséquences ne se sont pas fait attendre quoique à des rythmes variables : la désaffection a été massive tant sur le plan électoral que militant. Partout la coupure avec les classes populaires a été massive. La crise financière de 2008 accélère ce déclin. Ce qui est mort dans la social-démocratie apparaît au terme du parcours. En Europe les mots « socialisme » ou « social-démocratie » sont désormais identifiés au renoncement, sinon à la trahison, et les partis socialistes ou sociaux-démocrates ont changé d’identité.
5Avant de clore son ouvrage il s’intéresse aux orientations socialistes audacieuses du passé qui, malgré leurs limites et leurs tentations conciliatrices et/ou nationalistes, ont permis des avancées aujourd’hui remises en cause par le néolibéralisme. Il s’intéresse aux positions défendues par les tendances minoritaires hier qui pourraient contribuer à renouveler le socialisme comme projet émancipateur. Paradoxalement, aux États-Unis, où ce terme a été diabolisé, il a gardé son sens subversif. Au moment où il sombrait en Europe et était assimilé à la trahison, le socialisme semble avoir retrouvé sa radicalité outre-Atlantique avec Bernie Sanders ou Alexandria Ocasio-Cortez et leur programme écologique et social particulièrement ambitieux, le « Green New Deal ».
6Le legs de la social-démocratie, produit d’une histoire séculaire, permettrait-il de réactualiser l’hypothèse socialiste ? Cette dernière a-t-elle encore un potentiel émancipateur alors que la trahison de ses idéaux a marqué les générations actuelles ; et que la faillite du système soviétique et l’évolution de la Chine interrogent tout autant ? Comment repenser des questions programmatiques clés telles que celles de l’articulation concurrence et coopération, ou autogestion, planification et marché ? Comment prendre en compte sérieusement les questions écologiques qui deviennent cruciales et rompre avec la logique productiviste ? La récente pandémie du Covid a réactualisé ces questions, avec les tensions dans les hôpitaux publics sous-dotés ou les problèmes posés par l’approvisionnement en masques, tests, médicaments ou vaccins. En tout cas, le chantier reste immense et urgent.
7Car, partout en Europe, l’extrême droite, acquise au néolibéralisme, est prête à occuper l’espace laissé vacant par la social-démocratie défaillante quand ce ne sont pas les partis de droite, radicalisés dans le même sens. Le socialisme ne pourra avoir d’avenir qu’en incarnant une alternative claire au néolibéralisme porté par les partis de droite, d’extrême-droite ou encore des partis construits autour d’aventuriers à son service. L’héritage subversif du socialisme historique peut-il s’incarner dans les sensibilités des gauches, communiste ou ex-communiste, socialiste rénovée, gauche radicale et écologiste ? On peut le penser et l’espérer, Matéo Alaluf en tout cas nous y invite avec conviction. Une dynamique majoritaire à gauche implique à n’en pas douter de renouer avec le mouvement syndical, de développer des liens durables avec le mouvement écologique et de s’ouvrir à la vitalité des associations et aux espaces culturels et intellectuels.