Couverture de LP_404

Article de revue

La certification pour tous : une arme à double tranchant

Pages 93 à 105

Notes

  • [1]
    Ce texte est issu de plusieurs travaux accumulés depuis près de trois décennies. On peut en trouver une synthèse dans Fabienne Maillard, La Fabrique des diplômés, Lormont, Le Bord de l’eau, 2015.
  • [2]
    Imposée par le plan Berthoin de 1959, cette mesure a mis quelques années avant d’être totalement appliquée.
  • [3]
    Cette loi reprend en fait un objectif déjà en vigueur depuis 1985, celui de mener 80 % d’une génération au niveau du baccalauréat, objectif qui va rendre nécessaires quelques ajustements, comme on le verra plus loin. Elle lui ajoute cependant l’ambition de conduire 100 % d’une classe d’âge à un diplôme, ce qui n’est pas un mince apport.
  • [4]
    Corrélés à des emplois d’ouvriers et d’employés, ces diplômes professionnels sont classés à un niveau inférieur au baccalauréat dans la nomenclature interministérielle des niveaux de formation (1969) comme dans la hiérarchie scolaire. Ils rassemblaient la majorité des élèves de la voie professionnelle (enseignement professionnel et apprentissage) jusqu’en 2009, date d’une réforme de la voie professionnelle qui l’a entièrement restructurée : le cursus de formation au BEP a été supprimé pour permettre une entrée directe en baccalauréat professionnel dès la fin du collège ; les flux de bacheliers professionnels ont dès lors connu une croissance considérable, qui a permis à la France d’atteindre en 2013 l’objectif de conduire 80 % d’une génération au niveau du baccalauréat.
  • [5]
    La loi de 2002 crée ainsi la VAE, le RNCP et la CNCP (Commission nationale de la certification professionnelle).
  • [6]
    Vincent Merle, « Genèse de la loi de janvier 2002 sur la validation des acquis de l’expérience. Témoignage d’un acteur », Revue de l’IRES, n° 55, 2007, p. 57. Après avoir pris la direction du Céreq, Vincent Merle a été directeur du cabinet de la secrétaire d’État aux Droits des femmes et à la Formation professionnelle, Nicole Péry, de 1998 à 2002.
  • [7]
    Il faut cependant noter que la mobilité interne était très active pendant cette période, en raison de la pénurie de diplômés et de main-d’oeuvre très qualifiée. Le recensement de 1982 publié par l’INSEE rend ainsi compte d’un très grand nombre d’ingénieurs-maison, autrement dit de non-diplômés ou titulaires d’un CAP devenus ingénieurs grâce à toute une série de promotions.
  • [8]
    Voir les travaux du Céreq, Centre d’études et de recherche sur les qualifications, organisme créé en 1971 et chargé des enquêtes sur l’insertion des jeunes. Née en 1983, sa revue, Formation-Emploi, publie de très nombreux articles rendant compte de la situation des sortants du système éducatif sur le marché du travail et de leurs variations.
  • [9]
    Extrait de l’Enquête emploi 2017, INSEE Référence, 2019.
  • [10]
    Laurent Bisault, « Cadres et employés non qualifiés : les deux moteurs de l’emploi dans les territoires », INSEE Premières, n° 1674, 2017.
  • [11]
    Fabienne Maillard, « Les “petits” diplômes professionnels français dans la politique éducative et sur le marché du travail », Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, hors-série n° 4, p. 167-187, 2013.
  • [12]
    Le CAP a ainsi subi une politique de déclin avant d’être relancé, puis c’est le BEP qui a été réduit au statut de « certification intermédiaire » sans cursus de formation, préparé pendant la formation au baccalauréat professionnel ; il sera prochainement supprimé. Voir Fabienne Maillard, Gilles Moreau, Le Bac pro, un baccalauréat comme les autres ?, Toulouse, Octarès-Céreq, 2019.
  • [13]
    Il suffit pour s’en convaincre de rappeler que les grands épisodes de récession économique ont la plupart du temps échappé à la vigilance des études de prospective, avec une grande constance depuis la fin des Trente Glorieuses.
  • [14]
    Pierre Merle , La Démocratisation de l’enseignement, Paris, La Découverte-Syros, 2002.
  • [15]
    Site du MESRI, consulté le 9 septembre 2020.
  • [16]
    Dans leur cas comme celui des certifications privées, ce label ne peut être obtenu qu’après examen d’un dossier par la Commission nationale de la certification professionnelle (CNCP) ; ils sont ensuite enregistrés dans le RNCP pour une durée de 5 ans.
  • [17]
    Jean Condé, Logiques d’utilisation des MOOC en entreprise au prisme des capabilités, thèse de doctorat en sciences de l’éducation dirigée par E. Bruillard, Université Paris-Saclay, 2018.
  • [18]
    Emmanuelle Marchal, Les Embarras des recruteurs. Enquête sur le marché du travail, Paris, EHESS, 2015.
  • [19]
    Fabienne Maillard, La Fabrique des diplômés, 2015, opus cité.
  • [20]
    Tristan Poullaouec, Le Diplôme, arme des faibles, Paris, La Dispute, 2010.
  • [21]
    Isabelle Borras, Claudine Romani, « Orientation et politiques publiques. Évolutions nationales, enjeux internationaux », Formation Emploi, n° 109, p. 9-22, 2010.
  • [22]
    Ce CEC remplace la nomenclature des niveaux de formation de 1969 depuis peu. Il identifie 8 niveaux de certification, du niveau 1 correspondant aux savoirs généraux de base au niveau 8, associé au doctorat.
  • [23]
    Serge Ebersold, La Naissance de l’inemployable. Ou l’insertion aux risques de l’exclusion, Rennes, PUR, 2001.
  • [24]
    Comme une note publiée en 2012 (Centre d’analyse stratégique, « Le service public d’orientation tout au long de la vie », Note d’analyse, n° 302, 2012), ou les travaux d’Emmanuel de Lescure : « Qui travaille pour qui ? L’univers segmenté et polarisé des agents de la formation. Une analyse textuelle d’entretiens biographiques », In Lescure (de) E. et Frétigné, C., Les Métiers de la formation, Rennes, PUR, 2010, p. 67-80.
  • [25]
    Selon la DARES (2017), le premier ministère certificateur, l’Éducation nationale, a subi une baisse de 10 % de ses candidats entre 2011 et 2015 (passant sous la barrière des 20 000), tandis que le ministère du Travail en a perdu la moitié au total (de 8 000 à 4 000) ; in fine, seules 330 000 personnes ont acquis une certification ministérielle entre 2002 et 2015. Voir : DARES, 2017, « La VAE en 2015 dans les ministères certificateurs », DARES-Résultats, n° 038. Ce chiffre apparaît faible comparé à la masse annuelle des bacheliers : à la session de juin 2020, 713 900 candidats au baccalauréat ont été reçus ; le taux de réussite au baccalauréat général a dépassé 98 %. Voir : Fanny Thomas, « Le baccalauréat 2020. Session de juin », Note d’Information n° 20.25, DEPP, ministère de l’Éducation nationale, 2020.
  • [26]
    Est appelé « génération » dans ces enquêtes l̓ensemble des sortants du système éducatif une année donnée ; ils n̓ont donc ni le même âge ni le même niveau de diplôme, lorsqu̓ils en possèdent un. La part des 18-24 ans sans diplôme, selon le ministère de l’Éducation nationale, serait aujourd’hui d’environ 9 %.
  • [27]
    Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995.
  • [28]
    Lucie Tanguy (dir.), L’Introuvable relation formation-emploi, Paris, La Documentation française, 1986.
  • [29]
    Consulté le 10/09/2020, volet CNCP.
  • [30]
    Pierre Naville, Essai sur la qualification du travail, Paris, Marcel Rivière, 1956.
  • [31]
    Voir Guy Brucy, Histoire des diplômes de l’enseignement technique (1880-1965), Paris, Belin.
  • [32]
    Fabienne Maillard, « Ambitions et limites de la “refondation” du CAP (1998-2010) », Revue française de pédagogie, n° 180, p. 19-30, 2012.
  • [33]
    Alain Supiot, L’Esprit de Philadelphie. La justice sociale face au marché total, Paris, Seuil, 2010, p. 54.

1L’éducation et la formation ont connu des développements considérables au cours de la seconde moitié du xxe siècle [1]. À la suite d’importantes réformes engagées dans le système éducatif, la France a connu deux explosions scolaires. La première, intervenue pendant les années 1960, a permis la massification de l’accès au collège puis au lycée, tandis que la seconde, dans les années 1990, a généralisé la détention du baccalauréat et favorisé les poursuites d’études dans l’enseignement supérieur. L’élévation du niveau général d’éducation a ainsi réalisé des bonds spectaculaires, qui tendent à faire oublier que c’est seulement en 1967 que les élèves cessent de quitter l’école avant 16 ans [2]. Jusque-là, la perspective d’une scolarité longue paraissait loin d’être enviable et entrer tôt dans la vie active allait de soi dans les classes populaires. Quelques années plus tard, en 1989 [3], la loi d’orientation sur l’avenir de l’école prévoit de conduire 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat en 2000 et 100 % au minimum au niveau d’un CAP (certificat d’aptitude professionnelle) ou d’un BEP (brevet d’études professionnelles) [4]. Inédits, ces objectifs ont la particularité d’être quantitatifs, particulièrement ambitieux et tournés vers des diplômes.

2Parallèlement à ces réformes du système éducatif, la formation des adultes, longtemps dédiée aux initiatives privées et dont personne ne semblait vouloir supporter le coût, devient une affaire d’État. En 1971, une loi fondatrice crée un droit à la formation continue et en impose le financement aux entreprises. Depuis lors, chaque poussée éducative incite responsables politiques et syndicats à se tourner vers la formation des adultes, en vue de réduire les écarts entre le niveau d’éducation des jeunes générations et celui des cohortes plus âgées. Au fil des évolutions du système éducatif, de l’emploi et du chômage, la formation continue connaît d’innombrables réformes, la réduction des inégalités constituant l’un de leurs leitmotive. À la fin du siècle cependant, elle apparaît plutôt inégalitaire, tout comme le système éducatif. Elle joue moins un rôle de seconde chance qu’elle ne contribue à reproduire les inégalités de la formation initiale. Pour résoudre ce problème, les pouvoirs publics changent d’orientation, au profit de la certification du plus grand nombre.

3Dès les années 1990, différentes résolutions sont prises pour favoriser l’expansion et la détention de « certifications », afin de multiplier rapidement le nombre des diplômés/certifiés. Tous les publics sont visés : élèves, étudiants, chômeurs, bénévoles, actifs en emploi. Emblématique de cette volonté, la loi de modernisation sociale de 2002 instaure la validation des acquis de l’expérience (VAE), qui permet à tout individu disposant de 3 ans d’expérience professionnelle (un an désormais) de candidater à un diplôme sans passer par une formation formelle ni par un examen. Ce dispositif met à égalité les acquis de la formation formelle, non formelle et informelle, dissociant le parchemin délivré du procès de formation et du contenu des enseignements. Ce sont les objectifs du diplôme, traduits en compétences, qui importent. Dans la mesure où toutes les statistiques sur l’emploi, qu’elles concernent l’insertion des jeunes qui sortent du système éducatif ou les actifs expérimentés, montrent que le diplôme constitue une protection contre le chômage et la précarité, en faire un bien commun devient un mot d’ordre. Jugé trop sélectif et plus disposé à exclure qu’à inclure, le système éducatif n’échappe pas à la loi : tous ses diplômes peuvent être délivrés par la VAE, du CAP au doctorat. Définis comme des « certifications professionnelles », tous doivent être enregistrés dans le Répertoire national des certifications professionnelles (RNCP) [5], qui regroupe l’ensemble des diplômes, titres et certificats à finalité professionnelle reconnus par l’État. Par principe, il n’existe plus en France de diplômes non professionnels, à l’exception du baccalauréat général et du brevet des collèges. Le changement de paradigme est notable puisqu’il met clairement les compétences professionnelles au centre de tout apprentissage, en insistant sur leur attestation. Ces compétences peuvent être d’envergures diverses, comme les documents qui en attestent, lesquels peuvent être délivrés par des ministères, des branches professionnelles, des organismes privés ou des entreprises. Le monde de la certification est vaste et rencontre d’autant moins de limites que c’est aussi un marché très porteur.

4Officiellement, ces politiques certificatives cherchent à compenser les inégalités produites par le système éducatif et reproduites par la formation continue. Selon V. Merle, l’un de ses initiateurs, « la VAE constitue un élément de justice sociale » [6] en ce qu’elle conteste l’idéal méritocratique de l’école et valorise les acquis du travail, qu’il soit ou pas rémunéré (la VAE s’adresse aussi aux bénévoles). En se fondant sur des droits dédiés à la personne, ces politiques ont également promu une certaine conception de « l’individu », appelé à devenir « maître de sa carrière » (préambule de l’accord national interprofessionnel préalable à la loi du 4 mai 2004 sur la formation professionnelle tout au long de la vie et le dialogue social). Grâce à l’octroi de droits individuels et de certifications accessibles tout au long de la vie par différents moyens, les individus sont appelés à devenir dès le plus jeune âge et tout au long de la vie ce qui s’apparente à des « petites forteresses mobiles », capables d’acquérir, entretenir et renouveler leurs compétences, d’en faire la preuve et donc de circuler facilement sur le marché du travail. Cette centration sur la certification pour toutes et tous a-t-elle permis de réduire les inégalités ou contribue-t-elle à promouvoir un nouveau modèle salarial ?

De l’incitation à l’injonction au diplôme

5Jusqu’à la fin des Trente Glorieuses (1945-1975), le diplôme n’est pas une préoccupation des pouvoirs publics, dans la mesure où il n’est pas nécessaire de posséder un diplôme pour se faire embaucher. La croissance économique favorise des recrutements sans grandes conditions et la jeunesse apparaît moins comme un défaut que comme un signal d’énergie et d’adaptabilité. Le diplôme représente un atout notable pour obtenir certains emplois et faire carrière [7], mais son absence ne constitue pas un obstacle pour trouver du travail. La récession économique engagée en 1973 change la donne : les non-diplômés sont les premières victimes du chômage, même parmi les jeunes qui sortent du système éducatif ; et même lorsqu’ils ont suivi une formation professionnelle, situation inattendue. Auparavant, formés sans diplôme et diplômés d’un même cursus avaient accès à des emplois et à des salaires similaires [8].

6Cette importance acquise par le diplôme incite les gouvernements socialistes qui se succèdent depuis l’élection de F. Mitterrand à la présidence de la République à prolonger la scolarité au moins jusqu’au baccalauréat, tout en faisant en sorte de réduire le nombre des sortants sans diplôme. Les nouvelles exigences des emplois et des entreprises servent à justifier cette politique de hausse du niveau d’éducation, associées à une idée forte : les métiers d’exécution appartiennent à un temps révolu, aussi bien dans l’industrie et l’artisanat que dans plusieurs activités des services, puisqu’ils sont destinés à être remplacés par des machines et de nouvelles organisations du travail. La désindustrialisation, l’automatisation et l’informatisation fondent alors cette croyance. Sans arrêt démentie, cette idée a la vie dure puisqu’il a fallu l’expérience récente du confinement (mars-mai 2020) pour qu’une part de ces travailleurs d’exécution deviennent visibles en raison des services rendus. Dans son enquête sur l’emploi de 2017, l’INSEE recense encore 29 % d’employés et 21 % d’ouvriers parmi les personnes en emploi [9], face à 18 % de cadres et professions intellectuelles supérieures. Par ailleurs, les emplois de cadres et d’employés non qualifiés sont « les deux vecteurs de l’emploi dans les territoires »  [10]. On est donc loin d’une population résiduelle.

7Dans les années 1980 et 1990, l’incitation à la poursuite d’études et à la détention d’un diplôme est d’autant plus efficace que le chômage et la précarité se répandent. Il apparaît dès lors important pour les jeunes de reporter l’entrée dans la vie active et de le faire munis de diplômes. Même s’il ne permet pas d’échapper au chômage, le diplôme protège du chômage de longue durée et de la succession de « petits boulots » qu’affrontent les non-diplômés. Si l’exhortation à aller jusqu’au baccalauréat voire dans l’enseignement supérieur et à obtenir des diplômes ouvre a priori le champ des possibles, elle est tellement associée à la crainte du chômage et de l’exclusion qu’elle prend rapidement la dimension d’une injonction. La possession d’un diplôme devient une norme scolaire et sociale, si puissante qu’elle aboutit à faire de l’absence de diplôme un problème politique, dramatise le procès de scolarisation et ses enjeux, et génère de nouveaux modes de catégorisation de la population : les « décrocheurs » pour ce qui concerne le système éducatif, les sans-diplôme ou faiblement diplômés parmi les actifs. Emblématique de la qualification ouvrière et premier diplôme détenu par les actifs dans le recensement de 1982, le CAP n’est plus qu’un « petit » diplôme dans les textes institutionnels et les catégories statistiques [11].

8De plus, en considérant l’individu comme l’entrepreneur de son parcours (de formation, professionnel, de vie…), les réformes et les textes de loi relatifs à l’éducation, à la formation et au travail lui accordent de nouveaux droits, mais lui imposent aussi la responsabilité du parcours en question. Dans le cadre de « la formation professionnelle tout au long de la vie » (traduction par la France de « la formation tout au long de la vie » promue par la Commission européenne), la détention de diplômes est une obligation qui pèse dès le plus jeune âge.

Créer de nouveaux diplômes pour multiplier le nombre de leurs détenteurs

9Pour favoriser l’accès aux diplômes, les incitations, même les plus vives, ne suffisent pas. Encore faut-il élargir l’offre de diplômes… ou démocratiser l’accès à ceux qui sont déjà en place. Lorsque l’objectif de conduire 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat est lancé, il s’agit encore d’un diplôme rare. Parmi les initiatives mises en oeuvre pour le diffuser, l’une d’elles fait sensation : la création du baccalauréat professionnel en 1985. Mis en place à l’instigation du ministère, au nom des besoins des entreprises et des évolutions de l’emploi, ce nouveau diplôme a l’avantage d’offrir un baccalauréat à l’enseignement professionnel, soit de nouvelles perspectives aux élèves de cette voie de formation, et d’élargir le vivier de bacheliers potentiels sans bouleverser l’ordre ni la hiérarchie scolaires. Il présente néanmoins quelques ambiguïtés à l’origine de nombreuses critiques : il se prépare en 2 ans après l’obtention d’un premier diplôme professionnel, un CAP ou plus souvent un BEP, ce qui passe à 4 ans sa durée de préparation au lieu des 3 ans prévus pour les autres baccalauréats ; le niveau d’emploi qu’il vise paraît assez flou quoi que prétende le ministère ; mais surtout, il vise une entrée directe dans la vie active alors qu’un baccalauréat est censé mener aux études supérieures. Cette ambivalence n’empêche pas son développement, même si c’est à coups de réformes et d’impulsions parfois brutales, puisque c’est d’abord contre le CAP puis sans le BEP que son essor a pu avoir lieu [12]. Grâce à cette croissance cependant, le baccalauréat professionnel est devenu le deuxième baccalauréat de France, derrière le baccalauréat général et devant le baccalauréat technologique. C’est grâce à lui que l’objectif des 80 % au niveau du baccalauréat a été atteint en 2013. Pour cela, de nouvelles spécialités ont dû être créées, sans forcément de liens avec les « besoins des entreprises », il est vrai fluctuants et souvent approximatifs [13].

10Dans l’enseignement supérieur, c’est une nouvelle licence qui voit le jour en 1999, la licence professionnelle. Elle aussi doit concourir aux objectifs éducatifs, de plus en plus souvent traduits en compétences et en chiffres. L’atteinte de ces chiffres va cependant rencontrer quelques obstacles. Ainsi, en éliminant le CAP des lycées professionnels pour faire de la place au baccalauréat professionnel, le ministère de l’Éducation nationale a dans le même temps réduit les possibilités des jeunes en difficultés scolaires d’obtenir un diplôme. Il lui a donc fallu relancer le CAP, à deux reprises en vingt ans, pour leur offrir quelques opportunités. Quant au ministère de l’Enseignement supérieur, il a totalement transformé son offre de diplômes pour mettre en place le dispositif Licence-master-doctorat (LMD) en 1999. Si le DEUG (bac + 2) n’a pas été supprimé, sa disparition formelle fait quand même de la licence le premier diplôme universitaire accessible, ce qui limite les perspectives certificatives offertes aux étudiants.

11Cette dynamique de création de nouveaux diplômes montre que la massification du nombre des diplômés va avec une segmentation de plus en plus raffinée des diplômes et de leurs titulaires. Si la démocratisation des diplômes a pris le pas sur la démocratisation de l’enseignement, elle n’est pas moins « ségrégative », pour reprendre le mot de P. Merle [14]. Elle relève cependant d’un marché bien plus ouvert que celui de l’éducation. Et qui l’est encore davantage si l’on y ajoute les autres certifications. Ce marché est également très peu contraignant en termes juridiques, et profite de l’absence de limite d’âge de la clientèle à qui il s’adresse.

Le marché très porteur des diplômes et des certificats

12L’une des critiques souvent adressées aux diplômes professionnels du ministère de l’Éducation nationale, auxquelles le ministre ajoute volontiers sa voix, porte souvent sur leur surnombre. En 2002, lorsque le RNCP a été mis en place, on en dénombrait près de 500. La commission responsable de ce répertoire évaluait cependant à 11 000 les diplômes de l’enseignement supérieur, auxquels s’ajoutaient environ 3 000 titres, diplômes et certificats divers, soit un total de 15 000 certifications publiques et privées, dont on ne savait pas toujours grand-chose. Justifiée par les « besoins » de l’emploi et des individus, qu’ils soient actifs ou encore à l’école, l’impulsion donnée par les pouvoirs publics à la créativité des certificateurs depuis les années 1980 a ainsi produit des effets mesurables sur le nombre des certifications existant en France.

13Pour réguler son offre, le ministère de l’Enseignement supérieur a récemment choisi de limiter les initiatives des établissements d’enseignement supérieur, qu’il avait pourtant encouragées plus tôt pour assurer l’attractivité et l’essor de cet enseignement. Il recense néanmoins 3 500 diplômes de master [15]. Le nombre des diplômes d’université (DU) est en revanche non publié, et comme ils ne sont pas délivrés au nom de l’État [16], leur décompte n’est pas réalisé. Le marché de ces DU est pourtant très ouvert dans la mesure où ils présentent l’avantage d’échapper aux règles prescrites par le ministère et peuvent ainsi proposer une très grande variété de contenus, d’organisations, de durées, de frais d’inscription comme de formateurs. S’il est plus contraint, celui des licences et des masters est lui aussi plutôt dynamique. Foisonnement et concurrence y vont de pair, sollicitant fortement l’imagination de leurs concepteurs, mais toujours au nom de l’insertion professionnelle. Professionnalisation, diplôme et insertion sont désormais les trois piliers de l’enseignement supérieur.

14Si la plupart des ministères délivrent des diplômes, différents organismes publics et privés font de même. Dans cette offre abondante de titres délivrés par des entreprises (comme Microsoft, qui conditionne l’usage de certains logiciels à une certification payante), des branches professionnelles (les certificats de qualification professionnelle), des organismes de formation aux statuts pluriels… tous ne disposent pas du label de l’État. Pour en bénéficier, une demande et un dossier doivent être déposés auprès de la Commission nationale de la certification professionnelle (CNCP), chargée d’élaborer et d’actualiser le RNCP. Ce label leur octroie les mêmes prérogatives que celles dont peuvent se prévaloir les diplômes des ministères, ce qui représente un enjeu notable sur le marché des certifications professionnelles en termes de publicité. Ce marché est d’autant plus vaste qu’il s’adresse aussi bien aux élèves, aux étudiants qu’aux actifs chômeurs ou en emploi, et même aux inactifs en quête d’un titre pour trouver ou retrouver un emploi (femmes au foyer, bénévoles, etc.). Dans le cas de la formation continue, l’influence de la certification peut se mesurer par la suppression du droit individuel à la formation (DIF), remplacé après seulement dix années d’existence par le compte personnel de formation (CPF), qui finance en fait l’accès à une certification inscrite dans une liste officielle. Dans la mesure où la formation continue semblait peu performante, malgré une réforme après l’autre, c’est à la certification des compétences que se sont consacrés les pouvoirs publics. Les actifs peuvent dès lors profiter de leurs nouveaux droits à l’orientation, à la formation et à la certification pour faire la preuve de leurs compétences et, au moins dans les textes, garantir leur employabilité.

15L’influence de la certification n’a pas échappé aux établissements dispensateurs de MOOC (massive open online courses), cours gratuits en ligne qui se diffusent très largement. Dans sa thèse de doctorat sur l’utilisation des MOOC par les entreprises, Jean Condé montre que pour les établissements qui les proposent, le modèle économique n’est pas viable, même lorsqu’il s’agit de la prestigieuse université Harvard [17]. Il est au contraire terriblement coûteux et l’abandon règne. La fourniture d’une certification de compétences payante mais peu chère, finançable par des entreprises dans le cadre de la formation continue ou à titre individuel, offre une solution pour résoudre ce problème. Toujours gratuits, les cours seraient rendus plus attractifs grâce à la promesse d’un parchemin accessible à bas coût et monnayable sur le marché du travail. Dans le cadre de la certification tout au long de la vie, dans lequel s’inscrit la promotion de l’employabilité et de la sécurisation des parcours professionnels, les petits certificats de compétences elles-mêmes plus ou moins réduites pourraient avoir un bel avenir sur le marché des certifications.

Les apories de l’ordre certificatoire

16Le rôle donné à la certification tient à la fois à ses capacités de protection des individus et à sa fonction d’information des entreprises sur les compétences des dits individus. Dans la mesure où la transparence de l’information est considérée comme l’un des moteurs du marché du travail, la certification des compétences permettrait de limiter l’incertitude qui caractérise le recrutement [18]. Cette conception économiciste de l’éducation et des savoirs est au coeur du projet d’ordre certificatoire qui prend forme depuis plusieurs années, sans rencontrer beaucoup d’oppositions. En brandissant l’individu et la sécurisation de son parcours, ce projet peut en effet apparaître porteur d’intentions bienveillantes. Qu’il s’agisse de la VAE, du DIF ou du CPF, c’est toujours au nom de la lutte contre les inégalités que les réformes qu’il génère sont présentées. Pour certains syndicats de salariés, dont la CGT, la dilution en cours des protections collectives impose de consolider les droits de la personne et les moyens à sa disposition pour éviter l’exclusion sociale [19]. En tant que propriété individuelle inaliénable et acquise pour la vie (donc intemporelle), la certification permettrait de compenser l’affaiblissement ou la perte de différents acquis sociaux. Ce serait, comme l’affirme T. Poullaouec, « l’arme des faibles » [20].

17La promotion de l’individu dans les politiques publiques affirme ainsi une volonté de mieux considérer les populations les plus fragiles sur le marché du travail et de donner à chacun les moyens de devenir ou rester acteur de son parcours professionnel. Les mots en usage ne manquent pas d’une certaine grandiloquence, comme le montre à son tour l’intitulé de la loi «  sur la liberté de choisir son avenir professionnel » de 2018. D̓un point de vue scientifique cependant, c̓est aux contradictions des termes et des pratiques instituées que l̓on s̓intéressera ici.

18D̓emblée, pour mobiliser ses droits, il est indispensable de les connaître et de pouvoir ensuite accéder à une information claire et adaptée. Or, ce que montrent les travaux sur l̓école comme ceux qui portent sur le recours à la formation continue [21], c’est que cette connaissance et cette information sont très inégalement partagées. L’existence d’organismes et de sites d’envergure nationale dédiés à l’information et à l’orientation comme l’ONISEP ou le site Orientation pour tous, mis en place sous l’égide de l’État, des partenaires sociaux et des régions, ne suffisent pas à rendre l̓information accessible. L̓abondance d̓informations, leur organisation et le langage adopté ne facilitent pas non plus leur utilisation, qui réclame un certain nombre de prérequis et de familiarité avec les supports proposés comme avec leur contenu.

19De même, recueillir des informations dans le RNCP demande non seulement d̓avoir appris son existence, mais également de savoir circuler dans un répertoire particulièrement complexe, dont les logiques de présentation et les termes en usage ne sont pas a priori « parlants » ; et qui rassemble aujourd̓hui près de 10 000 certifications labellisées par l̓État… Il faut d̓abord savoir ce que l̓on cherche précisément, être informé qu̓il existe un cadre européen des certifications qui classe ces dernières par niveau [22], comprendre que la « compétence » de sens commun n’est pas celle du répertoire, etc. C’est ce que l’on peut voir dans le « bloc de compétences » ci-dessous, extrait de la fiche-résumé du CAP Cuisine, et qui ne constitue qu’un « bloc » parmi d’autres :

RNCP26650BC01

UP 1 - Organisation de la production de cuisine
– Réceptionner, contrôler et stocker les marchandises dans le respect de la réglementation en vigueur et en appliquant les techniques de préventions liées à l’activité
– Collecter l’ensemble des informations et organiser sa production culinaire dans le respect des consignes et de temps imparti

20En tant qu'instrument de l'individualisation des parcours, le RNCP est pourtant destiné officiellement à tous les publics.

21Quant au « répertoire spécifique », mis en place par la loi du 5 septembre 2018 sur « la liberté de choisir son avenir professionnel » pour recenser « les certifications et habilitations correspondant à des compétences complémentaires aux certifications professionnelles » (article L.6113-6 du Code du travail), son maniement n'est pas plus simple. Parmi les 2 178 certifications qu'il recense figurent des habilitations imposées pour l'exercice d'une activité professionnelle (comme les habilitations électriques), des « certifications de compétences transversales » telles la certification CléA liée au socle de connaissances et de compétences ou les certifications linguistiques, ou encore des « certifications complémentaires à un métier » comme des diplômes d'université ou certains certificats de qualification professionnelle. Si les pouvoirs publics sont clairs sur la différence de statut de ces deux répertoires, le RNCP enregistrant les certifications reconnues par l'État, l'autre incorporant celles qui ne le sont pas, mais sont considérées comme valorisables sur le marché du travail, identifier cette distinction et ce qu'elle recouvre ne va pas de soi.

22Alors que c'est pour les publics les plus fragiles que la stratégie certificative a été officiellement mise en place [23], leur accès à l’information et aux dispositions auxquelles ils ont droit semble a priori difficile. Leur accompagnement ne paraît pas non plus très assuré, plusieurs rapports issus des instances de l’État et de travaux scientifiques évoquant régulièrement la faiblesse de la formation des agents d’orientation et de formation et leur fréquent statut de travailleurs précaires [24]. De tels constats contribuent à expliquer l’échec de la VAE [25] puis du DIF, ainsi que la faiblesse des recours à la formation et à la certification qui désigne les actifs les moins diplômés. Ils signalent que la réduction des inégalités liées à l’éducation et à la formation est peu probable via la certification. Il se pourrait même qu’elle les accroisse en raison du coût exigé pour accéder à une certification, mais également des réquisits implicites de cet accès. Par ailleurs, avoir recours à un même terme pour désigner des objets très différents en termes de durée, contenu, ambitions, légitimité ou modes de reconnaissance sur le marché du travail invite à supposer des équivalences qui n’existent pas. Faute de travaux sur les bénéfices apportés à leurs détenteurs par les diverses certifications professionnelles, l’opacité règne. On les connaît mieux pour ce qui concerne les diplômes des ministères de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur, grâce aux travaux du Céreq qui déploie régulièrement de grandes enquêtes sur des « générations » [26] de sortants du système éducatif. Or le Céreq montre que si le diplôme conserve un rôle de protection, celle-ci tend à s’affaiblir depuis plusieurs années, non pas en raison de l’inflation des diplômés, conception mécaniste des relations formation-emploi, mais plutôt des épisodes de récession économique, de la concurrence pour l’emploi exercée par le chômage, et plus généralement de la transformation des rapports salariaux, peu favorable aux agents sociaux [27]. On le verra plus loin, l̓influence de certaines politiques publiques sur les diplômes qu̓elles proposent n̓est pas étrangère à cette dévalorisation.

23Tout en affirmant « le droit à l̓information, à l̓orientation et à la qualification professionnelle », le Code du travail préconise aussi « d̓acquérir une qualification correspondant aux besoins prévisibles de l̓économie à court ou moyen terme » (article L6314-1). La « qualification » désigne ici une certification, bien que le texte ne soit pas clair, puisqu̓elle peut être « enregistrée dans le RNCP », qui recense exclusivement des certifications professionnelles. Le contenu de cet article montre qu̓il ne s̓agit pas seulement de s̓informer ni de trouver une certification favorable à l̓employabilité, mais de fonder cette employabilité sur des prévisions économiques bien établies. Sachant que ni l̓INSEE ni France Compétences ne parviennent à prévoir les évolutions de l̓économie et de l̓emploi à grande échelle, le réaliser au niveau individuel – même accompagné – et pour tenter d̓obtenir un CQP « Télévendeur gestionnaire clients » ou une autre certification proposée par l̓un des deux répertoires en place relève de l̓épreuve impossible. Quels sont les outils disponibles pour produire cette connaissance très spécifique et que peut-elle offrir comme garanties, alors que l̓imprévisibilité de l̓économie fait régulièrement ses preuves et que l̓adéquation entre diplôme et emploi est une fiction ? [28] En outre, comment appréhender les valeurs d’échange et d’usage des certifications proposées à partir des informations disponibles dans les répertoires et sites d’orientation et d’information ? Le fait que le RNCP mette à parité, à chaque niveau de certification, des parchemins délivrés par des institutions et organismes différents, dont les contenus, les durées et les ambitions en termes de poursuite d’études et d’emploi sont distincts, ne signifie pas qu’ils soient équivalents sur le marché du travail. Mais comment objectiver ces différences ? Qui est à même de le faire ?

24Si l̓argument de la protection des individus est toujours brandi, il s̓accompagne d̓autres éléments qui le mettent en porte à faux. Selon la « Stratégie Europe 2020 » du Conseil européen (2011/C 70/01) par exemple, le fort taux de chômage des actifs en Europe résulte du défaut de compétences adaptées aux évolutions du travail et des emplois. La certification est dès lors proposée pour « améliorer l’employabilité ». Sur le site de France Compétences, c’est « un levier pour sécuriser les parcours professionnels et s’insérer dans l’emploi », dès lors qu’est garantie « l’adéquation des certifications professionnelles avec les besoins de l’économie et des marchés » [29]. Outre que l’imputation du chômage aux actifs pose question, comme du reste celle de leurs parcours professionnels dont la maîtrise reste quand même très improbable pour la majorité d’entre eux, faire valoir en même temps le défaut de compétences des individus et l’intérêt de la certification de leurs compétences relève d’une étrange logique. Faudrait-il faire certifier chaque compétence ou bloc de compétences pour diminuer les risques de chômage et de précarité ? Dans la mesure où les employeurs n’ont aucune obligation en matière de reconnaissance des titres des personnes qu’ils embauchent, même lorsque ces documents sont estampillés par l’État, et qu’ils bénéficient d’un pouvoir discrétionnaire sur l’allocation des emplois et des salaires, les droits et outils mis à la disposition des individus offrent des garanties limitées.

25Par ailleurs, comment interpréter le fait que seul un actif sur deux occupe un emploi correspondant à sa formation, phénomène relevé par le Céreq depuis sa création en 1971 et qui persiste ? Faut-il y voir un défaut d’orientation des offreurs de travail, une incompétence des recruteurs – ou un opportunisme lié à des effets d’aubaine – ou bien une certaine fluidité du marché du travail ? Mais dans ce cas, quel rôle peut jouer la certification systématisée des compétences tout au long de la vie ?

26Ces questions, qui ne sont pas épuisées ici, renvoient aux fondements discutables de l’ordre certificatoire, qui désignent l’individu comme le responsable de sa situation professionnelle et de sa position sociale, et font référence à des liens entre certification et emploi non seulement plus étroits que ce que soulignent les données statistiques, mais qui plus est susceptibles d’être anticipés. Ce ne sont pourtant ni le manque de formation ni le défaut d’adéquation à l’emploi qui expliquent la faiblesse des salaires, l’absence de promotion, le chômage ou la précarité, mais bien ce rapport social dans lequel s’inscrit la relation salariale, comme l’a bien montré Pierre Naville dans son Essai sur la qualification du travail[30]. Dans les textes législatifs comme dans la plupart des discours officiels relatifs à la formation et au travail, les rapports sociaux sont gommés, comme si tout ce qui avait trait à l’emploi et au travail relevait seulement d’individus, demandeurs de travail d’un côté, offreurs de travail de l’autre.

27De même qu’employeurs et salariés ne sont pas égaux au moment de la négociation pour l’emploi, même si celle-ci est par définition interindividuelle, la certification n’est pas protectrice par nature. L’exemple du CAP, né en 1919, est édifiant sur ce point. Il a en effet fallu l’intervention du Front populaire pour l’associer à l’emploi qualifié dans les grilles de classification des conventions collectives et encore bien d’autres luttes pour le faire valoir durablement [31]. Si la crise économique de 1973 l’a mis à mal, la politique éducative menée dans la voie professionnelle depuis le début des années 1970 a activement participé à son déclin, en l’associant aux élèves en très grandes difficultés scolaires, à des emplois considérés comme résiduels et en fermant à tour de bras les sections de formation pour laisser la place au baccalauréat professionnel [32]. Après cela, affirmer comme un allant de soi le rôle de protection des certifications relève de l’essentialisme. Si les pouvoirs publics valorisent la détention de certifications, ils n’hésitent pas dans le même temps à dévaloriser les diplômes qu’ils sont censés garantir. Le CAP, le BEP, le baccalauréat professionnel et la licence en ont fait et en font les frais. Quant au DEUG et à la maîtrise, ils pèsent peu sur le marché du travail, bien que des étudiants en réclament l’obtention. La valeur des diplômes ne se joue donc pas seulement sur le marché du travail, mais résulte aussi de l’action des politiques publiques, qu’il serait important d’aller examiner plus systématiquement qu’on ne le fait aujourd’hui. En faisant primer la massification des détenteurs d’un papier labellisé sur le contenu des apprentissages, cette action met l’enseignement et la formation formelle dans une situation délicate. L’expérience du confinement l’a montré, la délivrance systématique des diplômes peut être appliquée. Pour attester et garantir quoi ?

Conclusion

28Les inégalités face à l’éducation, à la formation et à l’emploi ne sont pas solubles dans la certification. Bien que le Médef critique régulièrement l’emprise des diplômes en France, en se référant au rôle majeur que jouent les compétences dans les activités de travail, le modèle de gestion des ressources humaines par les compétences et l’exigence de diplômes/certifications vont très bien ensemble dans les pratiques des employeurs. Rendre nécessaire la détention de parchemins pour accéder à l’emploi, le conserver, être promu ou assurer une transition professionnelle, au nom de l’incertitude des compétences et de leur caractère périmable, renforce le pouvoir des employeurs. Par conséquent, la promotion des individus comme petites forteresses mobiles apparaît encore loin d’être réalisée – pour tant est qu’elle soit réalisable.

29Plutôt que de chercher à mieux corréler certification et emploi, la stratégie certificative permet de justifier et de faire advenir sans trop de contestations la flexibilité de l’emploi et de ses titulaires ainsi que la perte d’acquis sociaux censés être compensés par des droits individuels et l’acquisition de certifications garantes de l’employabilité des actifs. Alain Supiot, spécialiste du droit du travail, envisage les nouveaux droits dédiés à la personne moins comme des avantages que comme des instruments de la responsabilisation des individus, destinés à « faire ainsi advenir une société contractuelle où il n’y aurait d’obligation que consentie. » [33] Dans le nouveau modèle salarial qui s’instaure progressivement, la certification des compétences joue un rôle de labellisation des individus, principalement envisagés comme des forces de travail. Mais elle le joue avec d’autant plus d’efficacité qu’elle apparaît tournée vers les individus et destinée à les protéger des incertitudes de l’économie et du marché du travail. De même que l’atteinte d’objectifs chiffrés, présentés en taux de diplômés, a permis, au moins pendant un temps, de placer la question des inégalités scolaires au second rang, la valorisation de la certification devrait permettre non pas de réduire les inégalités mais de les rendre plus tolérables.

30Face à des réformes qui se succèdent à un rythme ininterrompu, les recherches scientifiques manquent. Celles qui existent sont par ailleurs très segmentées alors que la mise en corrélation de résultats épars serait particulièrement heuristique, utile aussi bien à la connaissance scientifique qu’au débat social et politique.


Mots-clés éditeurs : inégalités, Diplôme, certification professionnelle, compétences, employabilité

Date de mise en ligne : 26/02/2021.

https://doi.org/10.3917/lp.404.0093

Notes

  • [1]
    Ce texte est issu de plusieurs travaux accumulés depuis près de trois décennies. On peut en trouver une synthèse dans Fabienne Maillard, La Fabrique des diplômés, Lormont, Le Bord de l’eau, 2015.
  • [2]
    Imposée par le plan Berthoin de 1959, cette mesure a mis quelques années avant d’être totalement appliquée.
  • [3]
    Cette loi reprend en fait un objectif déjà en vigueur depuis 1985, celui de mener 80 % d’une génération au niveau du baccalauréat, objectif qui va rendre nécessaires quelques ajustements, comme on le verra plus loin. Elle lui ajoute cependant l’ambition de conduire 100 % d’une classe d’âge à un diplôme, ce qui n’est pas un mince apport.
  • [4]
    Corrélés à des emplois d’ouvriers et d’employés, ces diplômes professionnels sont classés à un niveau inférieur au baccalauréat dans la nomenclature interministérielle des niveaux de formation (1969) comme dans la hiérarchie scolaire. Ils rassemblaient la majorité des élèves de la voie professionnelle (enseignement professionnel et apprentissage) jusqu’en 2009, date d’une réforme de la voie professionnelle qui l’a entièrement restructurée : le cursus de formation au BEP a été supprimé pour permettre une entrée directe en baccalauréat professionnel dès la fin du collège ; les flux de bacheliers professionnels ont dès lors connu une croissance considérable, qui a permis à la France d’atteindre en 2013 l’objectif de conduire 80 % d’une génération au niveau du baccalauréat.
  • [5]
    La loi de 2002 crée ainsi la VAE, le RNCP et la CNCP (Commission nationale de la certification professionnelle).
  • [6]
    Vincent Merle, « Genèse de la loi de janvier 2002 sur la validation des acquis de l’expérience. Témoignage d’un acteur », Revue de l’IRES, n° 55, 2007, p. 57. Après avoir pris la direction du Céreq, Vincent Merle a été directeur du cabinet de la secrétaire d’État aux Droits des femmes et à la Formation professionnelle, Nicole Péry, de 1998 à 2002.
  • [7]
    Il faut cependant noter que la mobilité interne était très active pendant cette période, en raison de la pénurie de diplômés et de main-d’oeuvre très qualifiée. Le recensement de 1982 publié par l’INSEE rend ainsi compte d’un très grand nombre d’ingénieurs-maison, autrement dit de non-diplômés ou titulaires d’un CAP devenus ingénieurs grâce à toute une série de promotions.
  • [8]
    Voir les travaux du Céreq, Centre d’études et de recherche sur les qualifications, organisme créé en 1971 et chargé des enquêtes sur l’insertion des jeunes. Née en 1983, sa revue, Formation-Emploi, publie de très nombreux articles rendant compte de la situation des sortants du système éducatif sur le marché du travail et de leurs variations.
  • [9]
    Extrait de l’Enquête emploi 2017, INSEE Référence, 2019.
  • [10]
    Laurent Bisault, « Cadres et employés non qualifiés : les deux moteurs de l’emploi dans les territoires », INSEE Premières, n° 1674, 2017.
  • [11]
    Fabienne Maillard, « Les “petits” diplômes professionnels français dans la politique éducative et sur le marché du travail », Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, hors-série n° 4, p. 167-187, 2013.
  • [12]
    Le CAP a ainsi subi une politique de déclin avant d’être relancé, puis c’est le BEP qui a été réduit au statut de « certification intermédiaire » sans cursus de formation, préparé pendant la formation au baccalauréat professionnel ; il sera prochainement supprimé. Voir Fabienne Maillard, Gilles Moreau, Le Bac pro, un baccalauréat comme les autres ?, Toulouse, Octarès-Céreq, 2019.
  • [13]
    Il suffit pour s’en convaincre de rappeler que les grands épisodes de récession économique ont la plupart du temps échappé à la vigilance des études de prospective, avec une grande constance depuis la fin des Trente Glorieuses.
  • [14]
    Pierre Merle , La Démocratisation de l’enseignement, Paris, La Découverte-Syros, 2002.
  • [15]
    Site du MESRI, consulté le 9 septembre 2020.
  • [16]
    Dans leur cas comme celui des certifications privées, ce label ne peut être obtenu qu’après examen d’un dossier par la Commission nationale de la certification professionnelle (CNCP) ; ils sont ensuite enregistrés dans le RNCP pour une durée de 5 ans.
  • [17]
    Jean Condé, Logiques d’utilisation des MOOC en entreprise au prisme des capabilités, thèse de doctorat en sciences de l’éducation dirigée par E. Bruillard, Université Paris-Saclay, 2018.
  • [18]
    Emmanuelle Marchal, Les Embarras des recruteurs. Enquête sur le marché du travail, Paris, EHESS, 2015.
  • [19]
    Fabienne Maillard, La Fabrique des diplômés, 2015, opus cité.
  • [20]
    Tristan Poullaouec, Le Diplôme, arme des faibles, Paris, La Dispute, 2010.
  • [21]
    Isabelle Borras, Claudine Romani, « Orientation et politiques publiques. Évolutions nationales, enjeux internationaux », Formation Emploi, n° 109, p. 9-22, 2010.
  • [22]
    Ce CEC remplace la nomenclature des niveaux de formation de 1969 depuis peu. Il identifie 8 niveaux de certification, du niveau 1 correspondant aux savoirs généraux de base au niveau 8, associé au doctorat.
  • [23]
    Serge Ebersold, La Naissance de l’inemployable. Ou l’insertion aux risques de l’exclusion, Rennes, PUR, 2001.
  • [24]
    Comme une note publiée en 2012 (Centre d’analyse stratégique, « Le service public d’orientation tout au long de la vie », Note d’analyse, n° 302, 2012), ou les travaux d’Emmanuel de Lescure : « Qui travaille pour qui ? L’univers segmenté et polarisé des agents de la formation. Une analyse textuelle d’entretiens biographiques », In Lescure (de) E. et Frétigné, C., Les Métiers de la formation, Rennes, PUR, 2010, p. 67-80.
  • [25]
    Selon la DARES (2017), le premier ministère certificateur, l’Éducation nationale, a subi une baisse de 10 % de ses candidats entre 2011 et 2015 (passant sous la barrière des 20 000), tandis que le ministère du Travail en a perdu la moitié au total (de 8 000 à 4 000) ; in fine, seules 330 000 personnes ont acquis une certification ministérielle entre 2002 et 2015. Voir : DARES, 2017, « La VAE en 2015 dans les ministères certificateurs », DARES-Résultats, n° 038. Ce chiffre apparaît faible comparé à la masse annuelle des bacheliers : à la session de juin 2020, 713 900 candidats au baccalauréat ont été reçus ; le taux de réussite au baccalauréat général a dépassé 98 %. Voir : Fanny Thomas, « Le baccalauréat 2020. Session de juin », Note d’Information n° 20.25, DEPP, ministère de l’Éducation nationale, 2020.
  • [26]
    Est appelé « génération » dans ces enquêtes l̓ensemble des sortants du système éducatif une année donnée ; ils n̓ont donc ni le même âge ni le même niveau de diplôme, lorsqu̓ils en possèdent un. La part des 18-24 ans sans diplôme, selon le ministère de l’Éducation nationale, serait aujourd’hui d’environ 9 %.
  • [27]
    Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995.
  • [28]
    Lucie Tanguy (dir.), L’Introuvable relation formation-emploi, Paris, La Documentation française, 1986.
  • [29]
    Consulté le 10/09/2020, volet CNCP.
  • [30]
    Pierre Naville, Essai sur la qualification du travail, Paris, Marcel Rivière, 1956.
  • [31]
    Voir Guy Brucy, Histoire des diplômes de l’enseignement technique (1880-1965), Paris, Belin.
  • [32]
    Fabienne Maillard, « Ambitions et limites de la “refondation” du CAP (1998-2010) », Revue française de pédagogie, n° 180, p. 19-30, 2012.
  • [33]
    Alain Supiot, L’Esprit de Philadelphie. La justice sociale face au marché total, Paris, Seuil, 2010, p. 54.
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