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Article de revue

Les parlers jeunes et les représentations langagières, aujourd’hui en France

Pages 45 à 55

Notes

  • [1]
    On trouve l’essentiel du corpus MPF (son, transcriptions, fiches de métadonnées et signalétiques), sur le site <https ://ortolang. fr/market/corpora/mpf>. Le corpus est aujourd’hui fort de plus de 1 200 000 mots transcrits. La dénomination anglaise provient de ce que l’origine de MPF est dans un projet franco-britannique visant à comparer Londres et Paris. Les enquêtes sont dénommées à partir du prénom de l’enquêteur + un numéro d’ordre.
  • [2]
    Comme l’a montré Wacquant (2006), il n’y a pas à proprement parler de ghettos en France. Mais l’allusion, récurrente chez les jeunes, relève d’une influence du rap américain.
  • [3]
    Dans un corpus à visée sociolinguistique, il est courant de noter les particularités qui font que l’oral ne se présente pas comme de l’écrit. Les conventions de transcription ont ici été réduites au minimum : un tiret pour un mot interrompu. Pour plus de détails, voir Gadet (dir., 2017) ainsi que le site indiqué dans la note 1. Les exemples cités respectent au plus près les formulations orales, et les noms des locuteurs sont des pseudos respectant les connotations des prénoms d’origine.
  • [4]
    On peut se reporter à ce propos à l’ouvrage de Candea et Veron (2019), ainsi qu’à leurs clips que l’on trouve sur Internet.

1La France est un pays où les sensibilités en matière de langue et de langues sont spécialement aiguës, ce qui se manifeste en particulier dans des évaluations négatives, souvent abruptes, ainsi que par des corrections linguistiques de type ça n’est pas du français, qui ont pour effet de déclencher de l’insécurité chez beaucoup de locuteurs ayant intériorisé la dépréciation de leur propre façon de parler.

2Ce qu’il y a de brutal dans de tels jugements se mesure au fait qu’on ne les retrouve que pour partie dans les pays avoisinnants. On peut voir là un certain écho de la façon dont s’est constitué l’état-nation qu’est la France, selon un processus qui avait conduit le grand historien Fernand Braudel à écrire : « La France, c’est le français » (1985), la langue française ayant eu selon lui la charge de tisser du lien dans un pays aux spécificités régionales très tranchées – ce qui ne s’est pas toujours fait sans violence, et pas toujours d’ordre purement symbolique. Les conséquences ont été une forte standardisation, continue à partir du 17e siècle, et l’imposition en position de prestige d’une norme prescriptive omniprésente. La domination du standard ne demeure pas sans effets dans les prises de parole publiques, où les locuteurs « légitimes » se voient souvent crédités de préjugés plus favorables que des locuteurs peu éduqués, dont la parole apparaît plus difficilement audible (Bourdieu, 1982).

3Les productions langagières de certaines catégories d’usagers apparaissent encore plus que d’autres constituer des cibles privilégiées pour ces jugements dépréciatifs (auto- et hétéro-), et nous nous arrêterons ici à l’exemple de locuteurs particulièrement stigmatisés, les « jeunes ».

1. Des représentations sur les langues

4Les exemples de productions discursives qui seront cités ici proviennent tous du travail de terrain d’une équipe parisienne, qui a débouché sur la constitution du corpus Multicultural Paris French (MPF) [1], recueilli en région parisienne à partir de 2010 (toujours ouvert), auprès de populations connaissant des contacts multiculturels, soit par héritage familial, soit par habitat et voisinage. Comme dans l’ouvrage de synthèse du projet, (Gadet, dir., 2017), nous recourrons plutôt désormais à l’expression « parlers jeunes ». Bien que cette désignation présente quelques défauts, en particulier du fait de sembler catégoriser les « jeunes » comme des locuteurs à l’écart de la communauté, elle a au moins l’avantage d’éviter de supposer d’emblée que ce qu’ils parlent constituerait une « langue » à part.

5Car, pour qualifier les façons de parler de jeunes locuteurs, il est fréquent de recourir à des étiquettes comme langue des jeunes. Pourtant, une telle expression constitue une façon doublement maladroite de caractériser les particularités langagières de populations fortement discriminées. Elle est maladroite, tout d’abord, d’un point de vue linguistique, car il ne s’agit nullement d’une langue particulière – il s’agit incontestablement de français, dans une version n’ayant que quelques caractéristiques spécifiques (Gadet, dir., 2017). Mais il s’agit d’une expression maladroite aussi d’un point de vue socioculturel, car ces façons de parler ne concernent pas que des « jeunes », étiquette tout aussi approximative qui permet de viser, pour l’essentiel, des populations pauvres et/ou des descendants d’immigrés (en général, les deux), ces couches qui se trouvent concentrées dans certaines régions comme l’Île-de-France et plus particulièrement certaines villes, notamment de la Seine-Saint-Denis. Les sociologues Réa et Tripier (2008) qualifiaient d’ailleurs cette dénomination de « catégorie euphémistique », le démographique affiché désignant de fait l’ethnicité et dissimulant le social.

6Quant aux autres désignations en circulation, la plupart d’entre elles sont localisées : langue des cités, des banlieues, des quartiers, mais aussi dans une formulation un peu ancienne, langue de la rue (renouvelée par l’anglais, en parler street) et, dans une version plus récente, langue des ghettos [2]. Elles ont toutes pour effet d’assigner les producteurs supposés à des lieux urbains peu prestigieux. Étant ainsi tout sauf précises ou pertinentes, elles ne sauraient constituer une possible alternative au terme langue des jeunes.

7La représentation dominante considère que ce sont les couches de population « jeunes » qui parlent « le plus mal », avec un effet de catégorisation sociale qui tend à ne leur prêter qu’un seul registre, alors que, comme tous les locuteurs, ils disposent d’une palette large et modulable : il n’existe pas de locuteurs qui soient limités à un seul style (introuvable locuteur monostyle), comme il était illustré par exemple dans le film L’Esquive (2004, Abdellatif Kechiche), dans lequel on voit les jeunes protagonistes, adolescents habitant dans une cité, circuler d’un style à l’autre en fonction des situations qu’ils traversent.

8La souplesse, tel est aussi le cas en (1), où le locuteur explique le principe de la diversité de son répertoire, en revendiquant clairement une compétence socialement adaptable :

9(1) En fait dès qu’on arrive dans notre quartier on parle comme dans le langage de notre quartier. Dès qu’on arrive euh chez des autres franchement on peut parler comme de normal normalement. (Emmanuelle2) [3]

10On remarquera dans cette séquence une expression sur laquelle nous reviendrons : parler normal ou normalement.

11Nous nous intéresserons ici surtout aux représentations sur le langage et les langues, en ne faisant que les confronter à la description de formes : représentations qui affleurent plus ou moins dans les discours que les usagers des langues tiennent sur eux-mêmes, sur leurs façons de parler et sur celles des autres locuteurs – étant bien entendu que les propos tenus ne sont pas tous ni toujours à prendre pour argent comptant. Les jeunes tiennent des discours qui peuvent être révélateurs de leur vécu, mais peuvent aussi être plus ou moins stéréotypés, plus ou moins partagés avec d’autres locuteurs, plus ou moins influencés par des institutions comme l’école (pour ne pas parler de l’Académie française, dont l’impact sociétal demeure minime) ou par divers discours médiatiques.

12L’étude des représentations s’intéresse à ce que les usagers disent ou laissent entendre de leur rapport à leur(s) langue(s), sans laisser de côté le « savoir langagier » dont disposent les usagers des langues, qui s’avèrent susceptibles d’une certaine réflexivité sur leurs usages, leurs pratiques et ceux de leurs pairs, ainsi que sur les valeurs sociales de celles-ci.

13Parmi les représentations, on voit clairement jouer le tissage entre deux figures liées, celle de « l’insécurité » et celle de « la glottophobie ».

14Des manifestations d’insécurité seraient constituées par des énoncés comme (2) ou (3) où, les informateurs évaluent eux-mêmes et leurs pairs comme incapables d’une bonne maîtrise de la langue. En (2), noter l’expression, jamais explicitée mais récurrente « parler comme ça » (que l’on trouve aussi dans l’exemple (19)) : s’y entremêlent des références à l’oral et à l’écrit, comme s’il s’agissait des mêmes mécanismes :

15(2) Puisqu’on est tellement habitués à parler comme ça même pourtant à l’école hein on nous apprend à lire on on veut nous faire lire mais euh ça marche pas puisque dans la cité on parle tous comme ça. (Nacer3)

16(3) on va faire des phrases qui concrètement c’est pas du français. (Marion2)

17Il n’est pas difficile d’imaginer à la suite de quelles expériences sociolinguistiques ces locuteurs en sont venus à de telles auto-dépréciations de leur parler. On voit aussi quelles conséquences de telles représentations peuvent avoir sur l’image de soi, ce qui conduit à évoquer un processus complémentaire de l’insécurité, ce que Blanchet (2016) a nommé glottophobie, ou dénigrement d’autres locuteurs à travers leur accent et leur façon de parler : le terme cherche à rendre compte de la banalité quotidienne de ces jugements langagiers, en France. En voici un exemple, où la glottophobie vise certains des pairs de la locutrice :

18(4) Voilà on fait tous des fautes en français c’est normal et même le président tout le monde tout ce que tu veux il fait des fautes mais il y a des fautes je suis désolée tu peux pas faire des fautes comme ça il y a des fautes je suis désolée mais non j’accepte pas (Zakia3)

19Il n’est pas rare, au sein des enquêtes du corpus MPF, qu’affleurent ainsi des explicitations ou des jugements langagiers, plus ou moins spontanés, en partie peut-être par effet de ce que les enquêteurs, linguistes, avaient en tête des questions de langue et étaient prêts à rebondir sur la moindre allusion. Un exemple en est donné par la séquence (5), qui formule explicitement les ressorts de pratiques langagières qui seraient considérées par beaucoup comme de l’incivilité redoublée d’une large tolérance envers la pratique des insultes (plus ou moins rituelles) entre jeunes (voir Lepoutre, 1997) :

20(5) en fait les insultes enfin mh les inti- les insultes qu’on dit qu’elles sont racistes. Entre nous les jeunes eh bah ça passe. Sauf si c’est un Blanc qui le dit. Si c’est un Arabe ou voilà on peut moi je peux aller voir un garçon et dire wesh bougnoule bien ou quoi c’est pas choquant. (Joanne3b – la locutrice Shirley est d’origine africaine)

21Shirley montre ici une incontestable sensibilité aux places énonciatives, en soulignant que la source énonçant l’insulte est loin d’être indifférente – ce qu’avait sans doute négligé, en 2005, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, quand il avait à Argenteuil utilisé l’expression « bande de racailles » pour qualifier certains jeunes. Si en effet ces jeunes peuvent se traiter eux-mêmes ou entre eux de « racaille », ils admettront très mal qu’un « non-jeune », sans relation avec la communauté locale, fasse de même – et sans doute encore moins un homme politique ayant de hautes responsabilités.

2. Conscience des façons de parler, de soi et des autres : l’exemple des emprunts

22Parmi les jugements et les manifestations de représentation sur les façons de parler que l’on rencontre dans le corpus MPF, on trouve à la fois des énoncés du type « on parle comme tout le monde » ou « normal », « normalement », et d’autres selon lesquels « notre langue est particulière, elle est à nous » — attitude qui qualifie aussi souvent les façons de parler comme répondant à un caractère « normal », comme en (6) et (7), où se voit l’ambiguïté et le possible basculement de l’expression :

23(6) On parle plus euh on arrive plus à parler normalement (Aristide1a)

24(7) Ouais je préfère trouver un taf où ouais voilà où tu peux parler librement tu vois dire ce que tu penses parler normal tu vois comme on parle nous normal tu vois (Marion1)

25L’idée de spécificité renvoie d’ailleurs à une attitude depuis longtemps décrite par les dialectologues : beaucoup de locuteurs proclament volontiers la spécificité de leur façon de parler (en la jugeant distincte par exemple de celle des gens du village d’à côté), en mettant en avant des caractéristiques qu’un linguiste pourrait évaluer comme marginales.

26Les énoncés des deux types, parfois produits à différents moments d’un même enregistrement d’un même locuteur, ne doivent pas être regardés comme contradictoires : ils apparaissent au gré d’oscillations, entre attitude de fierté comme en (8), et revendication de spécificité (voir (9), qui fait pendant à l’insécurité entrevue en (4)) :

27(8) ça m’empêche pas de bien parler la France mais c’est mon pff c’est c’est c’est normal (Nacer3)

28(9) Et ça ce vocabulaire il nous appartient il est à nous depuis qu’on est tout petits (Nacer3)

29Cette attitude de fierté peut aller jusqu’à la revendication d’être les créateurs de leurs mots, comme chez ce locuteur, qui ne soupçonne pas l’ancienneté du mot oseille :

30(10) C’est pas du verlan tu vois mais je crois que oseille c’est black (Nacer3)

31L’émetteur de (10) n’imagine même pas que le mot oseille relève de fait du vieux stock argotique français, et il le situe spontanément dans son horizon de représentations, où les mots seraient tout aussi mélangés que les origines des locuteurs dans son environnement immédiat. De façon positive, on observe que la référence à une origine extranationale (ici, « black ») perd de son caractère ethnique pour évoquer un contexte culturel, l’univers des « jeunes ».

32Ce thème du mélange est en effet récurrent dans les enquêtes MPF, comme illustré en (11) ou (12) :

33(11) Et enfin on va tr- on va enfin on traine avec un Arabe ou avec euh un Ivoirien avec euh un Sénégalais qui euh qui parlent leur langue euh couramment chez eux qui vont prendre des expressions qu’ils ont entendues chez eux qu’ils vont les ressortir dehors qu’on va mettre ça dans une phrase et dans la phrase il y aura un mélange de tout. (Anna6a)

34(12) ça c’est le quartier c’est un mélange de cultures (Wajih3)

35Il est assez facile, pour ce qui relève du lexique, de confonter ce thème du mélange à ce qui est attesté dans les énoncés produits. En effet, ce qui concerne le lexique est de l’ordre du mesurable, contrairement à la plupart des représentations ayant trait à la prononciation ou à la grammaire, et encore plus pour le niveau pragmatique et celui des pratiques langagières.

36De fait, la réalité des origines des mots empruntés est assez éloignée d’un véritable « mélange » : les emprunts proviennent massivement de trois langues : l’arabe, l’anglais et le romani. Sauf peut-être dans quelques usages de communautés fermées restreintes, seuls quelques termes empruntés à des langues africaines ou aux créoles sont en large circulation, et il y en a également très peu, voire pas du tout provenant de langues est-européennes ou asiatiques. La très grosse majorité des emprunts provient de l’arabe : MPF atteste 285 mots arabes différents dans l’ensemble du corpus – voir Guerin et Wachs dans Gadet (dir., 2017).

37Cette relativement récente domination des emprunts à l’arabe est en général interprétée selon deux directions, plus ou moins assumées dans leurs propos par ceux mêmes qui en sont les utilisateurs les plus fréquents. La première, purement démographique, y voit un effet du nombre de descendants de Maghrébins, qui sont effectivement les plus nombreux – et de plus d’une immigration parmi les plus anciennes. La seconde y perçoit un « emblème », une identité revendiquée s’appuyant sur une idéalisation de l’arabité et une vision romantique de l’origine. Ces deux interprétations ne sont pas incompatibles avec une troisième, plus rarement formulée, qui attribue un statut symbolique à l’arabe en tant que véhicule de contre-culture par rapport à la culture légitime, notamment véhiculée et valorisée par le système scolaire, qui exclut les effets du contact des langues et des cultures. Cette troisième interprétation n’est probablement pas sans lien avec les séquelles de la colonisation et de la guerre d’Algérie (voir aussi Rudder, 1998).

38Quelques remarques doivent toutefois compléter le constat concernant la place de l’arabe : 1) La plupart des quelque 230 locuteurs composant le corpus MPF utilisent au moins une fois des mots comme wesh (dans les 450 occurrences, voir (5) et (13)) ou wallah (voir exemple (13)), ou kif ou l’un de ses dérivés (kiffer, kiffant) ; et on trouve aussi un certain nombre d’occurrences d’emprunts moins emblématiques, comme gwere en (14) ou chouf en (15), ce dernier formulant bien l’élargissement progressif de l’usage (de « chez les Rebeus » à « dans le langage des cités ») ; 2) seule une vingtaine de ces mots se rencontre chez de nombreux locuteurs, quelle que soit leur origine ethnique, qu’ils aient ou non une relation avec l’arabe ; 3) seuls les locuteurs ayant avec l’arabe un lien familial, qu’il s’agisse d’une maîtrise active, d’une connaissance plus ou moins passive ou seulement d’un lien pour l’essentiel symbolique, disposent d’un bagage plus large que quelques mots ou expressions ritualisées :

39(13) Wallah je les ai pas traités je leur parlais normal wesh (Wajih4)

40(14) Élodie : C’est un black ?

41Mylène : Mais non un gwere (élodie1 – Mylène est d’origine portugaise)

42(15) Genre chez les rebeus chouf ben tout le monde le dit c’est devenu carrément ancré dans le langage des cités genre zaama (Aristide2a – le locuteur est d’origine béninoise)

43Nombreux sont les enquêtés à évoquer cette position privilégiée de l’arabe, d’ailleurs souvent encore surévaluée dans les représentations qu’ils en donnent, comme il est explicitement formulé en (16) ou (17), où Français/français est à interpréter comme « non-d’origine-maghrébine », puisque la plupart de nos enregistrés sont bel et bien français aux yeux de l’état civil – français est donc ici à opposer à arabe :

44(16) Même les Français maintenant ils parlent arabe ils disent machallah euh les trucs comme ça (MPF, Nacer3 – Samir est d’origine algérienne, mais ne parle pas arabe)

45(17) Il est français et il me sort des mots arabes. (MPF, Nawal6 – énoncé difficilement interprétable sans référence au sens très particulier que prend français)

46Afin de rendre compte d’un phénomène similaire qu’il a observé dans l’anglais de jeunes Londoniens, le sociolinguiste britannique Rampton (2011) parle de Vernaculaire Urbain Contemporain. Cette expression, certes un peu technique, s’avère préférable aux expressions évoquées en début de partie 1, surtout du fait de ne pas faire appel à des catégories difficiles à cerner, comme jeunes, banlieues, langue (ou langage). Elle a aussi l’avantage de rendre compte de la large diffusion sociale de ces façons de parler (vernaculaire) dans les villes (urbain), qui va bien au-delà de certaines catégories de locuteurs et au-delà des lieux où se concentrent des immigrés et leurs descendants.

47La plupart des autres mots empruntés présents dans le corpus MPF proviennent de l’anglais, dont la présence est partagée dans toutes les cultures jeunes du monde (surtout urbaines), véhiculés par le rap, les jeux vidéo, Internet, les réseaux sociaux, le cinéma… (street, battle, clash, fuck, dealer…).

48Mais, dans le corpus MPF apparaissent aussi des emprunts à une langue qui n’est pas une langue de l’immigration, le romani – et c’est là une particularité de la région parisienne. Ces emprunts concernent en particulier les verbes en -ave, comme chourave, pillave, bouyave, poucave, qui ont pour caractéristique de ne pas connaître de désinence spécifique d’infinitif ou de participe passé :

49(18) Par exemple je vois des policiers ils se font marave (Nacer3)

50Quelle que soit la langue d’où provient l’emprunt, l’attitude la plus fréquente envers lui est à la réticence, avec de fortes différences selon la langue source – voir Guerin, à paraître, sur la différence de tolérance de la part de la plupart des locuteurs envers les emprunts à l’arabe ou à l’anglais. Certes, un point commun est que l’emprunt est encore très souvent senti comme faisant obstacle à une certaine idée de pureté, dans un monde imaginaire où chaque langue se manifesterait comme bien distincte des autres –, et cette idée de pureté constitue un thème récurrent des discours normatifs ou puristes. Cependant, les locuteurs, quant à eux, ne voient en général pas les choses ainsi, ils ne semblent pas voir d’obstacle à mêler ou alterner les langues, et peut-être y trouvent-ils même un certain plaisir.

3. Une fracture linguistique ? Une réalité ou une illusion ?

51La plupart des locuteurs du français s’accordent, on l’a dit, pour considérer que les « jeunes » sont la couche de population qui parle le plus mal, sans être capables, bien souvent, d’en donner des exemples autres que stéréotypés. Et les commentaires vont bon train sur le fait que leurs façons de parler relèvent du charabia, de la non-langue, qu’elles s’appuient sur une syntaxe approximative, qu’elles manifestent des intonations étrangères (entendez, arabes) ainsi qu’un lexique particulièrement pauvre… – et c’est une occasion pour activer un autre vieux fantasme français, récurrent à toutes les époques chez les puristes, celui de la-langue-qui-fout-le-camp (voir Candea et Veron, 2019, pour une critique).

52Or, cette idée de non-langue ou de langue radicalement étrange (et presque étrangère) relève en grande partie de stéréotypes, car la plupart des traits régulièrement épinglés comme échappant au standard, qu’ils soient d’ordre phonique ou grammatical, répondent à ce qui a depuis longtemps été décrit sous le nom de « français populaire », héréditaire – voir Gadet (1997) pour le français populaire, et, pour les parlers jeunes, les chapitres de Paternostro pour le phonique et de Cappeau et Moreno pour la grammaire, dans Gadet (dir., 2017). Car, bien loin de parvenir à identifier tel ou tel trait qui serait spécifique aux jeunes, tout au plus est-il possible de reconnaître qu’il y a dans ces façons de parler à la fois concentration et accumulation des traits particularisants des usages ordinaires ou populaires.

53Le fait est que, dès la première écoute des enregistrements, l’impression ressentie est celle d’une étrangeté, liée tout d’abord à un débit souvent particulièrement rapide, caractéristique valorisée dans toutes les cultures de rue, sensibles à une extrême dextérité dans le maniement de l’oralité (voir Lepoutre, 1997). Ainsi, pour certains passages du corpus, nous avons pu calculer un débit de 430 mots/minute – rappelons que Blanche-Benveniste, qui a réuni et décrit un grand nombre de corpus oraux de français, émanant de divers locuteurs et relevant de divers genres, situait l’ensemble de ses corpus entre 150 et 350 mots/minute, reflétant des différences surtout liées aux situations d’énonciation (2010). Un facteur complémentaire pour produire cette impression d’étrangeté est le rythme, souvent plus comparable à celui du rap qu’au phrasé habituel du français courant. Toutefois, Paternostro in Gadet (dir., 2017) a montré qu’il n’y avait là rien de totalement spécifique (qui serait inconnu des autres locuteurs du français).

54Pour la grammaire, il apparaît que les jugements dans une perspective d’écart reposent souvent sur des comparaisons plus ou moins implicites avec une langue écrite proche du standard, sans qu’il soit guère tenu compte des spécificités de la langue parlée et encore moins de la façon dont fonctionne la langue parlée la plus ordinaire. Il n’est ainsi pas rare que soient attribués à des jeunes des traits dont tous les locuteurs font couramment usage, apparemment sans en avoir clairement conscience, tellement tout le monde est habitué à prendre l’écrit pour point de référence. C’est flagrant par exemple pour les jugements ordinaires sur des structures aussi courantes que l’absence du ne de la négation, les détachements ou des interrogatives comme il dit quoi ?. Tous comptes faits, il apparaît difficile d’attribuer aux seuls jeunes des traits qu’on ne rencontrerait pas chez d’autres locuteurs, à part pour quelques phénomènes comme les verbes évoqués à propos de l’extrait (18). Ce qui est en cause ici est donc largement l’ignorance ordinaire du fonctionnement de la langue parlée.

55On a déjà vu qu’il en allait un peu différemment pour le lexique. Au-delà du phénomène sus mentionné des emprunts, à quoi il faut ajouter la présence de manipulations, comme le verlan (meuf, vénère, goleri, gossebo…) ou les troncations, soit du début d’un mot (zic, sky, tiags, leur…) soit de sa fin (mus, mouv…) – pour tous ces aspects, voir Guerin et Wachs in Gadet (dir., 2017), une particularité souvent mise en avant dans le dénigrement est la prétendue pauvreté lexicale. On entend même ça et là un chiffre de disponibilité de vocabulaire qui a rencontré beaucoup de succès : « Vivre avec 400 mots », tel était le titre d’une interview de Alain Bentolila dans Le Monde du 18 mars 2005. Ce chiffre accrocheur a été très souvent repris depuis, alors même qu’il est purement polémique, 400 mots constituant le stock lexical d’un enfant de deux ans. [4] Plus sérieusement, l’amplitude de la disponibilité lexicale devrait faire l’objet d’études précises, domaine par domaine, car si certains champs langagiers s’avéreront en effet limités, d’autres au contraire sont foisonnants, comme on le voit au nombre de synonymes donnés pour certaines entrées du Dictionnaire de la zone, comme de façon plus générale pour l’argot –, mais cela peut concerner aussi certains domaines techniques.

56Ces observations de linguistes sont à confronter à la perception qu’ont les usagers : la réalité des pratiques est à distinguer des représentations, les jeunes étant, comme les autres locuteurs d’ailleurs, loin d’une maîtrise parfaitement consciente en matière de langue, et étant souvent influencés par les clichés et les stéréotypes… Ici aussi, ils peuvent osciller, étant capables à la fois d’appréciations éclairantes comme on a vu en (5) ou comme en (19), et de jugements largement teintés d’idéologie ambiante, voire de stéréotypes, comme c’est le cas en (20) ou en (21).

57En (19), Pierre répond à l’enquêtrice Anna qui lui a demandé si les jeunes avaient l’apanage des façons de parler qu’il vient d’évoquer ; il montre une intuition (que ne démentirait sans doute pas un sociologue) de la langue comme reflet du social, en considérant que ces façons de parler sont tout autant à mettre en rapport avec un mode de vie, lui-même lié à des conditions d’existence, qu’à des catégories démographiques comme l’âge (jeunes) :

58(19) Anna : Et plus grands euh de quarante ans ?

59Pierre : Oui complètement ceux qui traînent à la cité parlent complètement comme ça. Et les plus petits aussi ceux qui ceux qui jouent dans les dans les les allées ou des choses comme ça connaissent aussi les mots et parlent comme ça (Anna3)

60Quant à Lupita (d’origine africaine), elle interprète les différences qu’elle observe entre façons de parler en termes raciaux, selon une remarque d’ailleurs appuyée sur des considérations qui se veulent statistiques (« c’est plus ») :

61(20) Mais on va dire c’est plus les noirs et les arabes qui parlent comme ça que les babtous hein. (Joanne11 – ici aussi, babtous, verlan de toubab, désigne les « Français »)

62Dans un énoncé comme (21), l’enquêté, lui-même d’origine maghrébine, se fait le porteur d’une image dépréciative de lui-même et de ses pairs, le mot gwere, emprunté à l’arabe, signifiant comme en (14), « non-Arabe », donc selon le cas « Français », « Blanc » ou « Européen » :

63(21) Même si tu as une gueule de rebeu tout ça si tu es intelligent tu es un gwere (Nacer3)

64Le terme rebeu se charge ici de connotations négatives, compte tenu des compétences (en l’occurrence, scolaires) prêtées aux « Blancs » et de la contrepartie de dépréciation des élèves « rebeus ». Il en va à peu près de même en (22), où l’opposition nous/eux est exprimée selon un fonctionnement non plus sur une base « raciale », mais largement « sociale » :

65(22) Moi je te parle de de la catégorie les les riches les civilisés ceux qui sont pas comme nous. (Joanne3b, locutrice d’origine africaine)

66Ce qui s’impose ici largement chez ces jeunes, c’est donc une vision binaire du monde (nous vs les autres), comme on l’avait déjà vu avec l’exemple (1) : on n’est pas loin de l’idée de « fracture linguistique », qui fait le parfait symétrique de la vision dominante. Le débat sur la langue apparaît ainsi parasité, même chez les locuteurs concernés, par ce qui, sous une dénomination apparemment démographique (jeunes), manifeste de fait une charge extra-nationale non dite – et c’est pourquoi le terme « jeunes » a ici souvent été mis entre guillemets. Ce qui risque rapidement, en faisant l’économie d’études plus approfondies, de rendre difficile de concevoir les « jeunes », leurs façons de parler et leurs pratiques, comme partie intégrante de la culture française.

Conclusion

67De même que les traits formels de leurs façons de parler relèvent incontestablement du français (sur son pan d’oral ordinaire) et même en grande partie du « français populaire héréditaire », les attitudes et représentations exprimées par les « jeunes » à propos de langues apparaissent en conformité avec les attitudes langagières partagées par la plupart des locuteurs hexagonaux du français. Leur adhésion, plus ou moins large, aux représentations répandues, tout autant que les formes qui apparaissent dans leurs pratiques, viennent ainsi conforter le fait que ces jeunes sont bien, tout autant que les autres locuteurs, partie prenante de la société française. Une observation sans préjugés de leur répertoire et de leur sphère langagière montre ainsi qu’ils sont mieux intégrés qu’il n’est souvent supposé.

Bibliographie

Bibliographie

  • – Blanche-Benveniste Claire (2010), Le Français. Usages de la langue parlée. Peeters, Leuven et Paris.
  • – Blanchet Philippe (2016), Combattre la glottophobie, Limoges, Lambert-Lucas.
  • – Bourdieu Pierre (1982), Ce que parler veut dire, Paris, Fayard.
  • – Braudel Fernand (1985), « L’identité française selon Fernand Braudel », Le Monde, 24-25 mars.
  • – Candea Maria et Veron Laélia (2019), Le Français est à nous. Petit manuel d’émancipation linguistique. Paris, La Découverte.
  • Dictionnaire de la zone, tout l’argot des banlieues, <http://www.dictionnairedelazone.fr/>.
  • – Gadet Françoise (1997), Le Français populaire, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? ».
  • – Gadet Françoise (dir., 2017), Les Parlers jeunes dans l’Île-de-France multiculturelle, Paris, Ophrys.
  • – Guerin Emmanuelle (à paraître), « Les langues sources des “emprunts urbains contemporains” en français »,
  • in Actes du colloque DIA V de Nanterre, Presses de l’université de Savoie.
  • – Lepoutre David (1997), Cœur de banlieue, Paris, Odile Jacob.
  • – Rampton Ben (2015), « Contemporary urban vernaculars », in J. Nortier and B. Svendsen (eds.), Language, Youth and Identity in the 21st Century. Linguistic Practices across Urban Spaces, Cambridge : Cambridge University Press, 24-44.
  • – Rea Andrea et Tripier Maryse (2008), Sociologie de l’immigration, Paris, La Découverte.
  • – Rudder Véronique de (1998), « Identité, origine et étiquetage », Journal des anthropologues [En ligne], 72-73, <http :// journals. openedition. org/jda/2697>.
  • – Wacquant Loïc (2006), Parias urbains. Ghetto, banlieues, État. Paris, La Découverte.ν

Mots-clés éditeurs : insécurité, parlers jeunes, représentations langagières

Mise en ligne 13/11/2020

https://doi.org/10.3917/lp.403.0045

Notes

  • [1]
    On trouve l’essentiel du corpus MPF (son, transcriptions, fiches de métadonnées et signalétiques), sur le site <https ://ortolang. fr/market/corpora/mpf>. Le corpus est aujourd’hui fort de plus de 1 200 000 mots transcrits. La dénomination anglaise provient de ce que l’origine de MPF est dans un projet franco-britannique visant à comparer Londres et Paris. Les enquêtes sont dénommées à partir du prénom de l’enquêteur + un numéro d’ordre.
  • [2]
    Comme l’a montré Wacquant (2006), il n’y a pas à proprement parler de ghettos en France. Mais l’allusion, récurrente chez les jeunes, relève d’une influence du rap américain.
  • [3]
    Dans un corpus à visée sociolinguistique, il est courant de noter les particularités qui font que l’oral ne se présente pas comme de l’écrit. Les conventions de transcription ont ici été réduites au minimum : un tiret pour un mot interrompu. Pour plus de détails, voir Gadet (dir., 2017) ainsi que le site indiqué dans la note 1. Les exemples cités respectent au plus près les formulations orales, et les noms des locuteurs sont des pseudos respectant les connotations des prénoms d’origine.
  • [4]
    On peut se reporter à ce propos à l’ouvrage de Candea et Veron (2019), ainsi qu’à leurs clips que l’on trouve sur Internet.
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