Notes
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[1]
Voyez chap. I de ce Traité.
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[2]
Voyez chap. II de ce Traité.
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[3]
Voyez chap. III.
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[4]
Voyez chap. IV.
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[5]
Voyez chap. VI.6.
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[6]
Voyez chap. VIII.
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[7]
Voyez l’important chap. XIV de ce Traité, et le chap. XV.
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[8]
Voyez le remarquable chap. XVI.
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[9]
Voyez chap. XVII et XVIII de ce Traité.
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[10]
Voyez chap. XIX et XX.
1Pour permettre au lecteur qui ne fréquente pas les textes de Spinoza de se faire une idée des thèses que le philosophe hollandais soutenait, nous avons voulu verser à ce dossier deux extraits du Traité théologico-politique qui nous sont apparus représentatifs et utiles en regard des discussions dont ce numéro de La Pensée se fait l’écho.
2Le premier est celui de la préface qui explicite le long titre de l’ouvrage : Traité théologico-politique contenant plusieurs dissertations qui montrent que la liberté de philosopher non seulement peut être accordée sans dommage pour la piété et la paix de la république, mais aussi qu’on ne peut l’ôter sans ôter en même temps la paix de la république et la piété. Il se donne comme objectifs. D’abord expliquer comment la superstition, naturelle aux hommes soumis à la crainte, c’est-à-dire à tous les hommes avant qu’ils ne puissent se livrer à la réflexion rationnelle, détermine des conduites d’asservissement dont profitent les différents pouvoirs de domination, à commencer par la monarchie. Par-là s’ouvre le programme critique : lire les Écritures saintes sans ajout extérieur pour distinguer leur sens de l’usage spéculatif et pratique qui en a été fait. D’où le deuxième objectif, présenter le plan de l’ouvrage dont le titre indique la partition en deux moments : le premier consacré à la lecture de la Bible pour déterminer ce qu’est la foi, ce qui la distingue de la science ou philosophie, montrer qu’elle est vouée à la seule obéissance, et ne consiste qu’en actes de justice et charité ; ce qui implique que la philosophie n’est pas sa servante ; donc que la liberté de pensée ne lui est pas contraire ; le second qui fonde politiquement cette nécessité de la liberté de pensée. Du coup, cette préface permet de poser un certain nombre de thèses singulières touchant l’articulation du religieux et du politique, thèses qui délimitent l’une des voies de ce qui se nommera plus tard laïcisation.
3Le second extrait que nous présentons est le début du chapitre terminal du Traité. L’introduisant, il propose, lui aussi, des thèses que la suite justifiera, touchant la nécessité politique de la liberté de penser, nécessité de droit c’est-à-dire, chez Spinoza, de fait : un pouvoir qui voudrait imposer une idéologie unique ferait une telle violence à la société qu’il finirait par être détruit. Ce que l’expérience, c’est-à-dire l’histoire enseigne aussi, selon la formule souvent répétée du philosophe. Et qu’elle a continué à enseigner, pourrait-on dire après lui.
4Nous avons choisi de donner ces textes dans une traduction peu connue : celle d’un spinoziste du xixe siècle, J.-G. Prat, qui se situait dans le milieu fourriériste, et qui a consacré toute sa vie d’auteur, dans le temps libre que lui laissait son métier de cadre de préfecture, à faire connaître, contre la philosophie officielle du temps, les œuvres de Spinoza, en les traduisant rigoureusement. On doit à Bernard Pautrat cette redécouverte et l’édition de cette remarquable traduction, publiée en 2015 aux éditions Allia, assortie d’une présentation de ce spinoziste ignoré de la critique pendant trop longtemps.
5Si les hommes pouvaient diriger toutes leurs affaires d’après un dessein réglé, si la fortune leur était toujours propice, ils ne seraient le jouet d’aucune superstition. Mais, comme ils en sont réduits souvent à un tel degré d’extrémité, qu’ils sont incapables de prendre aucune décision, et qu’ils flottent misérablement, la plupart du temps, à cause des biens incertains de fortune qu’ils désirent sans mesure, entre la crainte et l’espérance, leur esprit est alors excessivement enclin, d’ordinaire, à croire toutes sortes de choses. Sont-ils dans le doute ? Un mobile léger suffit à les pousser ou à droite ou à gauche. Demeurent-ils agités entre la crainte et l’espérance ? C’est plus facilement encore qu’ils vont dans un sens ou dans un autre. D’autres fois, vous les voyez pleins de présomptions et de jactance, et tout gonflés d’eux-mêmes.
6Ce sont là des faits que personne n’ignore, je suppose, bien que la plupart des hommes ne se connaissent pas eux-mêmes. Personne, en effet, n’a vécu parmi les humains, sans voir que, dans la prospérité, presque tous, si inexperts soient-ils, regorgent d’une telle sagesse, qu’ils croient qu’on leur fait injure si l’on veut leur donner un conseil. Dans l’adversité, au contraire, ils ne savent où tourner la tête ; on les voit quêter, en suppliant, un avis de tout le monde ; et il n’en est pas un, si inepte, si absurde, aussi vain soit-il, qu’ils ne suivent. Puis, pour les causes les plus légères, tantôt ils espèrent un sort meilleur, tantôt ils en redoutent un pire. Voient-ils arriver, en effet, tandis qu’ils roulent dans la crainte, quelque événement qui les fasse re-souvenir d’un certain bien, ou d’un certain mal passés ? Cela dénonce, à leur avis, une issue heureuse ou malheureuse ; et bien que cet événement les trompe pour la centième fois, ils ne l’appellent pas moins un bon ou un mauvais présage. Voient-ils encore se produire quelque chose d’insolite, qui les frappe d’une grande admiration ? C’est là s’écrient-ils un prodige qui marque la colère des dieux, ou d’une Divinité suprême ; et, alors, ne point apaiser ces divinités, par des offrandes et par des sacrifices, c’est un crime pour ces hommes voués à la superstition et les véritables ennemis de la religion.
7Et c’est en cette sorte qu’ils s’imaginent mille extravagances ; et comme si la nature entière délirait avec eux, ils l’interprètent de cent manières surprenantes.
8Les choses étant ainsi, nous voyons alors que les hommes les plus enclins à tous les genres de superstitions, ce sont ceux-là, surtout, qui désirent sans mesure les biens incertains de fortune. Nous voyons encore que c’est principalement quand ils sont jetés au milieu des périls, et qu’ils ne se peuvent être de secours à eux-mêmes, que tous les humains implorent l’assistance divine, par des offrandes et par des larmes de femmes ; qu’ils appellent la raison aveugle, parce qu’elle ne leur peut montrer une voie assurée pour atteindre les vanités qu’ils désirent ; et vaine, la sagesse humaine. Les délires de l’imagination, au contraire, les songes, de puériles inepties, ce sont là, dans leur pensée, des réponses divines. Que dis-je ? Ne croient-ils pas que Dieu a les sages en aversion, qu’il grave ses décrets, non pas dans l’âme humaine, mais aux entrailles des animaux ; ou bien que les idiots, les insensés, et les oiseaux, par un souffle et un instinct divins, les prédisent ; tant la crainte fait extravaguer les hommes.
9La cause d’où naît la superstition, celle qui la conserve et l’entretien, c’est donc la crainte. Que si l’on désire connaître, en outre de ce que je viens de dire, quelque exemple particulier de ce que j’avance, que l’on considère Alexandre. Dès qu’il apprit à craindre la fortune, pour la première fois, aux portes de Suse, il commença, par superstition, à convoquer les devins. (Voyez Quinte-Curce, V, chap. IV). Darius vaincu, il cessa de consulter les devins et les oracles, jusqu’à ce que, effrayé une seconde fois par le malheur des circonstances, car les Bactriens avaient fait défection, et les Scythes le harcelaient au combat, tandis que lui-même gisait dans l’inaction, à cause de sa blessure, « il se tourna de nouveau, comme le dit Quinte-Curce, VIII, chap. II, vers la superstition, aveuglement des âmes humaines, ordonnant à Aristandre, en qui il avait mis sa confiance, d’explorer par des sacrifices, l’issue des événements. »
10Et l’on pourrait rapporter en cette sorte une multitude d’exemples, qui montrent, de la manière la plus claire, que ce n’est que durant la crainte, que les hommes sont en proie à la superstition ; que tous les objets qu’ils ont adorés par une vaine religion, n’ont été que des fantasmagories, et les délires d’âmes tristes et craintives ; et, enfin, que c’est surtout dans les dernières extrémités de l’empire, que les devins ont régné sur la foule, et ont été les plus formidables à leurs Rois. Mais, comme cela est assez connu de tout le monde, j’imagine, je m’abstiens d’en dire davantage.
11De cette cause de la superstition, il s’ensuit donc clairement que tous les hommes sont sujets à la superstition par nature, quoi qu’en disent ceux qui sont d’avis qu’elle provient de ce que les hommes ont une idée confuse de la Divinité. Il s’ensuit aussi qu’elle doit être fort variable et inconstante, comme tous les aveuglements de l’âme, et les emportements de la fureur ; et enfin, qu’elle ne peut être maintenue que par l’espérance, par la haine, par la colère et par la ruse ; très certainement parce qu’elle ne naît pas de la raison, mais d’une passion unique, et, par là même, très puissante.
12Mais, autant les hommes sont facilement pris par tous les genres de superstitions, autant il est difficile de les faire persister dans un seul et même. Bien plus, comme la foule demeure toujours également misérable, elle n’acquiesce jamais longtemps alors à la même chose ; mais ce qui lui plaît le plus, c’est ce qui est nouveau, et ne l’a point encore trompée ; inconstance qui a été vraisemblablement la cause de troubles nombreux, et de guerres atroces. Rien ne gouverne donc plus puissamment la multitude que la superstition, comme il résulte clairement de ce qui a été dit tout à l’heure, et comme Quinte-Curce aussi l’a remarqué excellemment Liv. IV, chap.X. D’où il arrive que la multitude est aisément entraînée, sous prétexte de religion, tantôt à adorer ces rois comme des dieux, tantôt à les détester et à les exécrer, comme la peste commune du genre humain. Afin d’éviter ces maux, on a mis tout en œuvre pour orner la religion, vraie ou fausse, d’un culte et d’un apparat tels qu’elle passât pour la plus importante de toutes les occupations, et fût toujours pratiquée par tous avec la plus stricte observance. C’est en quoi les Turcs ont parfaitement réussi, eux qui considèrent comme un crime, la discussion, et qui enchaînent le jugement de chacun par tant de préjugés, qu’ils ne laissent en l’âme aucune place à la saine raison, pas même pour douter.
13Mais si le secret dernier du régime Monarchique, et son intérêt absolu, sont de gouverner des hommes abusés, et d’ombrager, sous le nom spécieux de Religion, la crainte qui les doit retenir, afin de les faire combattre pour leur esclavage, comme si c’était pour leur salut, et considérer, non comme une honte, mais comme un suprême honneur, de verser leur sang et de dépenser leur vie pour la vanité d’un seul homme ; rien de semblable ne peut être imaginé dans une république libre ; et l’on ne pourrait tenter une plus malheureuse entreprise, puisqu’il répugne radicalement à la liberté commune de dominer le libre jugement de chaque citoyen par des préjugés, ou de le comprimer de quelque manière que ce soit. Quant aux séditions qui sont excitées sous prétexte de religion, elles naissent uniquement, sans aucun doute, de ce que l’on fait des lois sur les matières spéculatives, et de ce que les opinions sont considérées comme crimes, et condamnées comme telles ; et ce n’est point au salut public que sont immolés leurs défenseurs et leurs partisans, mais seulement à la haine et à la furie de leurs adversaires. Que si, d’après les lois de l’État, les actes seuls étaient mis en accusation, et que les paroles et les écrits eussent le bénéfice de l’impunité, nulle sédition de ce genre ne pourrait être tramée sous l’apparence du droit, et les discussions ne tourneraient point en sédition.
14Or, comme ce rare bonheur nous est échu, de vivre dans une République, où l’on accorde à chacun l’entière liberté du jugement, et d’adorer Dieu à sa guise ; et où rien n’est plus précieux ni plus doux que la liberté ; j’ai pensé que je ne ferais point une œuvre vaine, ni inutile, si je montrais que cette liberté peut être accordée, non seulement en sauvant la piété, ainsi que la paix de la République ; mais, de plus, qu’elle ne peut être enlevée qu’avec la piété et la paix elle-même de la République. Et c’est là le point principal que j’ai résolu de démontrer en ce Traité. Dans ce but, il a été fort nécessaire d’indiquer les principaux préjugés concernant la religion, c’est-à-dire les restes de l’antique servitude, de même que les préjugés relatifs aux droits des Souverains Pouvoirs ; ce droit, dont un grand nombre de personnes, par une licence des plus audacieuses, cherchent à s’emparer presque totalement ; ces Souverains Pouvoirs, desquels ils s’étudient à aliéner, sous prétexte de religion, l’esprit d’une multitude encore soumise aux superstitions des païens, afin que toutes choses se ruent de nouveau vers la servitude.
15Je vais dire, en peu de mots, dans quel ordre tout ceci est exposé ; mais auparavant je veux instruire des motifs qui m’ont déterminé à écrire.
16Je me suis souvent étonné que des hommes qui se vantent de professer la religion chrétienne, c’est-à-dire l’amour, le contentement, la paix, la continence, et la bonne foi envers tous, combattissent avec tant d’animosité et se poursuivissent tous les jours par des haines si implacables, que l’on reconnaît bien plus aisément la foi de chacun par ses derniers caractères, que par les premiers. Depuis longtemps, en effet, la chose en est venue à ce point, que vous ne pouvez plus reconnaître, pour ainsi dire, si tel individu est Chrétien, Turc, Juif ou Païen, que par l’habillement extérieur et le soin qu’il prend de son corps, ou bien parce qu’il fréquente telle ou telle Église ; ou, enfin, parce qu’il est dévoué à telle ou telle opinion, et qu’il a coutume de jurer sur le nom de certains maîtres. Au surplus, leur genre de vie à tous est le même.
17En recherchant la cause de ce mal, je ne mis pas en doute qu’il ne provînt de ce que les ministères de l’Église sont considérés comme des dignités, ses fonctions comme des bénéfices ; et que tenir en suprême honneur ses pasteurs, ne fût pour la foule toute la religion. En effet, dès que ces abus commencèrent de s’introduire dans l’Église, les derniers des hommes furent aussitôt dévorés d’un effréné désir d’administrer les choses sacrées ; le zèle pour propager la divine religion dégénéra en sordide avarice et en ambition ; le temple lui-même fut converti en théâtre, où ce ne furent plus des Docteurs ecclésiastiques que l’on entendit, mais des orateurs, dont aucun n’était animé du désir d’instruire le peuple, mais de celui de le ravir en admiration de leur individu, du désir de blâmer publiquement les personnes d’opinions différentes, et de n’enseigner que des choses nouvelles et inaccoutumées, pour lesquelles le vulgaire manifestât surtout son admiration. De là ont dû naître assurément de terribles débats, des jalousies, et des haines que le temps même n’a pu amortir.
18Il n’est donc pas étonnant qu’il ne soit rien resté de l’antique religion, que le culte extérieur, par lequel la foule semble plutôt aduler Dieu que l’adorer ; et que la foi ne soit plus rien, que crédulité et préjugés. Et quels préjugés ! des préjugés qui changent les hommes d’êtres raisonnables en brutes, puisqu’ils empêchent entièrement chaque fidèle de faire usage de son libre jugement, et de discerner le vrai du faux ; des préjugés qui semblent inventés, comme à dessein, pour éteindre complètement la lumière de l’entendement. La piété et la religion, ô Dieu immortel ! consistent en d’absurdes mystères ; et ceux qui affectent un mépris absolu pour la raison, qui rejettent l’entendement comme corrompu dans sa nature, qui le repoussent avec dégoût, ce sont ceux-là, ô comble de l’iniquité ! qui passent pour posséder la lumière divine. Eh ! s’ils avaient seulement une étincelle de cette lumière divine, ils n’extravagueraient pas avec tant de superbe, mais ils apprendraient à honorer Dieu avec plus de sagesse. Au lieu de se faire remarquer entre tous les autres, par l’excès de leur haine, on les distinguerait, au contraire, par l’excès de leur amour. Ils ne persécuteraient pas avec tant d’animosité, ceux qui ne sont pas du même avis qu’eux ; mais ils en auraient compassion bien plutôt, si c’est véritablement pour le salut de ces personnes qu’ils craignent, et non pour leur propre fortune à eux-mêmes.
19De plus, si ces hommes avaient quelques rayons de la lumière divine, leur doctrine le ferait au moins voir. J’avoue bien qu’ils n’ont jamais pu trouver assez d’admiration pour les profonds mystères de l’Écriture. Cependant, je ne vois pas qu’ils aient enseigné rien autre chose, que les spéculations des Aristotéliciens et des Platoniciens ; et ils y ont accommodé l’Écriture, pour ne pas sembler être des sectateurs des païens. Et ce n’a pas été assez pour eux d’extravaguer avec les Grecs, ils ont voulu encore que les prophètes délirassent en leur compagnie. Ce qui montre clairement, certes, qu’ils ne voient pas même en songe la divinité de l’Écriture ; et plus ils mettent d’ardeur à admirer ses mystères, plus ils font voir que ce n’est pas tant à l’Écriture qu’ils croient, que ses doctrines qu’ils approuvent. La preuve évidente de ce fait, c’est que presque tous supposent comme fondement, pour comprendre l’Écriture, et découvrir son véritable sens, qu’elle est partout, et véridique et divine ; qualités qui devraient résulter finalement de la compréhension de l’Écriture elle-même, et d’un sévère examen ; et ce que nous apprendrions infiniment mieux par l’Écriture, qui n’a nullement besoin des fictions des hommes, ils l’établissent tout d’abord pour règle de leur interprétation.
20Comme je roulais toutes ces choses en moi-même, à savoir : que la lumière naturelle n’est pas seulement méprisée, mais encore condamnée par beaucoup comme la source de l’impiété ; que des commentaires humains sont pris pour des enseignements divins ; que la crédulité passe pour de la foi ; que les controverses des Philosophes sont agitées dans l’Église, et au milieu des Assemblées politiques, avec une profonde excitation des esprits ; comme je remarquais que de là naissent des haines féroces, et des dissentiments, à l’aide desquels les hommes sont facilement tournés aux séditions ; et beaucoup d’autres inconvénients qu’il serait trop long d’énumérer ici ; je formai le projet d’examiner l’Écriture à nouveau, d’un esprit pur et libre, et de ne rien affirmer à son sujet, de ne rien admettre comme sa doctrine, qui ne fut très clairement enseigné par elle-même. Sous cette garantie, je préparai une méthode d’interprétation des livres sacrés, et, muni de cette règle, je commençai à rechercher, avant toute chose, ce que c’était que la Prophétie [1] ; de quelle manière Dieu s’est révélé aux Prophètes ; et pourquoi ils ont été acceptés par Dieu. Est-ce parce qu’ils ont eu sur Dieu, et sur la nature, des idées sublimes, ou bien à cause de leur piété seulement ?
21Après avoir vu ce qu’il en était, je pus déterminer, sans peine, que l’autorité des Prophètes n’a de poids, que dans les choses qui regardent l’usage de la vie, et la vertu véritable ; et que pour tout le reste, leurs opinions nous touchent peu [2].
22Ceci reconnu, je recherchai ensuite pour quel motif les Hébreux avaient été appelés élus de Dieu. Voyant que ce n’avait été pour une autre raison, que parce que Dieu leur avait choisi une certaine contrée du monde, où ils pussent vivre en sécurité, et commodément, j’appris par là que les lois révélées par Dieu à Moïse, n’ont été rien autre chose que les lois du gouvernement particulier des Hébreux, et que, hormis eux, par conséquent personne ne les a dû recevoir ; bien plus, que les hébreux eux-mêmes ne sont tenus par ces lois, que pendant la durée de leur empire [3].
23Afin de savoir, en second lieu, si l’on pouvait conclure de l’Écriture, que l’entendement humain est corrompu de nature, je voulus rechercher si la Religion universelle (catholica), en d’autres termes la loi divine, révélée par les Prophètes, et par les Apôtres, au genre humain tout entier, a été différente de la religion que la lumière naturelle nous enseigne de son côté [4] ; ensuite, si les miracles arrivent contre l’ordre de la nature, et s’ils nous enseignent l’existence et la providence de Dieu, d’une manière plus claire et plus certaine, que les choses que nous comprenons clairement et distinctement par leurs causes premières [5].
24Mais, ne trouvant rien, dans les préceptes que l’Écriture enseigne expressément, qui ne s’accordât avec l’entendement, et rien qui y fût contraire ; voyant, en outre, que les Prophètes n’ont enseigné que des choses fort simples, qui pouvaient aisément être perçues par tout le monde, et qu’ils les ont ornées d’un certain style, et les ont confirmées par certaines raisons, les plus propres à exciter le cœur de la multitude à la dévotion envers Dieu, je me persuadai complètement que l’Écriture laisse la raison absolument libre, qu’elle n’a rien de commun avec la Philosophie, et que l’une et l’autre s’appuient sur leur propre base.
25Pour démontrer cette vérité d’une manière péremptoire, et fixer intégralement la chose, je fais voir de quelle façon l’Écriture doit être interprétée, et que toute sa connaissance, ainsi que celle des choses spirituelles, doit être demandée à elle seule, et non aux faits que nous connaissons par la lumière naturelle [6]. De là, je passe à l’exposition de ces préjugés, nés de ce que le vulgaire, voué à la superstition, et chérissant les débris du passé au-dessus de l’éternité elle-même, adore les livres de l’Écriture, plutôt que le Verbe de Dieu lui-même. Je montre ensuite que le verbe révélé de Dieu n’est pas un certain nombre déterminé de livres, mais ce simple concept de l’âme divine, révélée aux Prophètes, à savoir : obéir à Dieu d’un cœur pur, en pratiquant la justice et la charité. Et je fais voir que ces préceptes sont enseignés dans l’Écriture, suivant la portée de l’intelligence, et les opinions des individus à qui les Prophètes et les Apôtres avaient coutume de prêcher ce verbe de Dieu ; et ils agirent de la sorte pour que les hommes embrassassent cette vérité sans aucune répugnance, et d’un cœur pur.
26Après avoir montré, ensuite, les fondements de la foi, je conclus enfin que l’objet de la connaissance révélée n’est rien que l’obéissance ; et par conséquent, que la connaissance révélée est entièrement distincte de la connaissance naturelle, tant par son objet, que par ses fondements, et par ses moyens ; qu’elle n’a rien de commun avec cette dernière ; que l’une et l’autre doivent avoir leur royaume propre, sans opposition de chacune ; et qu’aucune d’elles ne doit être l’esclave de l’autre. De plus, comme le caractère des hommes est fort varié, que l’un acquiesce de préférence à telles opinions, l’autre à telles autres, que ce qui pousse celui-ci à la religion, excite le rire chez celui-là, je conclus encore, par ce que j’ai dit ci-dessus, qu’il faut laisser à chacun la liberté de son jugement, et le pouvoir d’interpréter les fondements de la foi, à sa guise, et ne juger si la foi de chacun est pie ou impie, que par les œuvres seules. C’est ainsi que tous pourront obéir à Dieu d’un cœur pur et libre ; et que la justice seule et la charité auront du prix auprès de tous [7].
27Ayant ainsi fait voir la liberté que la loi divine révélée accorde à chacun, je passe à un autre côté de la question. Je montre que cette même liberté peut être accordée, tout en sauvegardant la paix de l’État ou le droit des Souverains Pouvoirs ; et même qu’elle doit être accordée, et ne peut être enlevée, sans mettre grandement la paix en péril, et au grand détriment de l’État tout entier.
28Pour démontrer cette vérité, je commence par déterminer le droit naturel de chacun [8]. Je fais voir que le droit naturel de chaque individu ne s’étend que jusqu’où s’étendent son désir et sa puissance ; que personne, par le droit de la nature, n’est tenu de vivre à la guise d’autrui, mais que chacun est le défenseur (vindex) de sa propre liberté. Je montre, ensuite, que personne ne se dessaisit réellement de ce droit, si ce n’est celui qui transfère à un autre, le pouvoir qu’il a de se défendre ; et que celui-là, à qui chacun a transféré son droit de vivre à sa guise, et tout ensemble le pouvoir qu’il a de se défendre, retient nécessairement d’une manière absolue ce droit naturel. Je fais voir par là que ceux qui tiennent le souverain pouvoir, ont droit sur toutes les choses où s’étend leur puissance ; qu’eux seuls sont les défenseurs du droit, et de la liberté ; et que les autres doivent faire toute chose, d’après leur seul décret.
29Mais, comme personne ne se peut dépouiller de son pouvoir de se défendre, au point de cesser d’être homme, j’en conclus que personne ne peut être privé absolument de son droit naturel ; et que les sujets conservent, comme par le droit de la nature, certains droits, qui ne leur peuvent être ravis sans grand péril pour l’empire ; et qui, par conséquent, ou leur sont concédés tacitement, ou qu’ils stipulent eux-mêmes, expressément, avec ceux qui tiennent le pouvoir.
30Ces considérations établies, je passe à la république des Hébreux [9]. Afin de faire voir par quelle raison, et d’après le décret de quelles personnes, la religion commence d’avoir force de droit, je décris cette république d’une manière assez détaillée ; et je mentionne, en passant, d’autres particularités, qui me semblent digne d’être connues. Je montre, ensuite, que ceux qui tiennent le souverain pouvoir, sont les défenseurs et les interprètes, non pas seulement du droit civil, mais encore du droit sacré ; et qu’eux seuls ont le droit de décider ce qui est juste ou injuste, pie ou impie [10]. Je conclus, enfin, que ceux qui tiennent ce droit, le garderont excellemment, et qu’ils pourront conserver l’empire en sûreté, pourvu que l’on accorde à chaque citoyen, la faculté de penser comme il l’entend, et de dire ce qu’il pense.
31Telles sont, Lecteur Philosophe, les matières que je te donne à examiner. J’ai la confiance qu’elles ne seront point inutiles, en raison de l’excellence et de l’utilité du sujet, tant de l’ouvrage entier, que de chaque Chapitre. J’ajouterais bien à cet égard plusieurs réflexions, mais je ne veux pas que cette Préface devienne un volume, persuadé surtout que les points principaux sont suffisamment connus des Philosophes. Pour les autres personnes, je ne cherche point à leur recommander ce Traité, car je n’ai nullement l’espérance qu’il leur puisse plaire par quelque côté. Je sais, en effet, avec quelle ténacité demeurent enracinés en leur âme, ces préjugés, que leur esprit a embrassés sous apparence de piété. Je sais, ensuite, qu’il est aussi impossible de retirer au vulgaire la superstition, que la crainte. Je sais, enfin, que la constance du vulgaire n’est que de l’entêtement ; que ce n’est point la raison qui le conduit, mais l’emportement qui l’entraîne, à décerner des éloges, ou à déverser le blâme. Je n’invite donc ni le vulgaire ni tous ceux qui sont le jouet des mêmes passions que lui, à lire ces pages. Que dis-je ! Je préfère de beaucoup qu’ils laissent ce livre complètement de côté, plutôt que de nuire, en l’interprétant d’une manière perverse, comme ils ont coutume pour toute chose ; et, tandis qu’ils ne sont d’aucune utilité à eux-mêmes, ils apportent des entraves à ceux qui philosopheraient d’un esprit plus libre, s’ils n’étaient arrêtés par cette idée seule, que la raison doit être la servante de la Théologie ; car, pour ces personnes, cet ouvrage sera grandement utile, j’en ai l’assurance.
32Au surplus, comme tout le monde n’aura ni le loisir, ni le désir, peut-être, de parcourir tout ce volume, j’avertis ici, ainsi que je l’ai fait à la fin de ce Traité, que je n’ai rien écrit que je ne soumette très-volontiers à l’examen et au jugement des Souverains Pouvoirs. Car, s’ils trouvent, parmi ce que j’ai dit, quelque chose qui soit contraire aux lois de la patrie, ou nuisible au salut commun, je veux que cela n’ait point été dit. Je sais que je suis homme, et que j’ai pu me tromper ; j’ai pris toutefois tous les soins possibles pour ne me tromper point ; et j’ai fait en sorte surtout que tout ce que j’écrivisse, répondît entièrement aux lois de ma patrie, à la piété, et aux bonnes mœurs.
Chapitre XX
33S’il était aussi facile de commander aux esprits qu’aux langues, tout pouvoir régnerait en sécurité, et aucun gouvernement ne serait violent. Car chacun vivrait au gré des gouvernants, et jugerait, par leur seul décret, ce qui est vrai ou faux, bon ou mauvais, juste ou injuste. Mais il ne se peut pas faire, comme nous l’avons remarqué au commencement du Chapitre XVII, que l’esprit soit absolument sous la dépendance d’autrui. Car personne ne peut transférer à un autre, son droit naturel ou sa faculté de raisonner librement et de juger de toutes choses ; et il n’y peut être contraint. D’où il arrive que l’on regarde comme violent le gouvernement qui agit contre les esprits ; et que le Souverain Pouvoir semble faire injure aux sujets, et usurper leur droit, quand il veut prescrire à chacun ce qu’il doit embrasser comme vrai et rejeter comme faux ; et quelles sont les opinions dont il doit être animé dans sa dévotion envers Dieu. Car ce sont là de ces choses qui constituent le droit de chacun, et dont personne ne se peut dessaisir, lors même qu’il le voudrait. J’avoue bien que le jugement des hommes peut être prévenu de mille manières, et presque incroyables, à tel point que, bien qu’il ne soit pas directement sous le pouvoir d’un autre, il en dépend de tellement, cependant, que, durant tout ce temps, l’on puisse dire avec raison qu’il ne s’appartient pas. Mais, quel que soit l’art que l’on ait pu déployer en cette affaire, jamais on n’est parvenu, toutefois, à empêcher les hommes de voir que chacun abonde dans son sens, et qu’il y a autant de différence de tête que de palais. Moïse, celui qui s’empara le plus profondément de l’esprit de son peuple, non par ruse, mais par vertu divine (car on le prenait pour un être divin, et tout ce qu’il disait et qu’il faisait, l’on croyait que c’était par un souffle divin), Moïse ne put néanmoins éviter les rumeurs et les interprétations malveillantes de ce peuple. Bien moins encore les autres monarques. Et si l’on pouvait concevoir, en quelque manière, cette dépendance absolue, ce serait assurément sous une monarchie, et nullement dans un gouvernement démocratique, où le peuple tout entier ou la plus grande partie tient collectivement le pouvoir. La cause de ce fait est évidente pour tout le monde, je suppose.
34Quel que soit donc le droit que les Souverains Pouvoirs possèdent sur toutes choses, et qu’ils passent pour les interprètes du droit et de la religion, jamais ils ne pourront faire, cependant, que les hommes ne portent un jugement sur toutes choses, d’après leur propre caractère, et qu’ils ne soient alors affectés par tels ou tels sentiments. Assurément ces Souverains Pouvoirs peuvent tenir à bon droit pour ennemis, tous ceux qui ne pensent pas absolument comme eux, sur tous les points. Mais nous ne discutons plus à présent du droit des Souverains Pouvoirs ; mais de ce qui est utile. J’accorde, en effet, que les Souverains Pouvoirs peuvent gouverner légalement avec la dernière violence, et envoyer les citoyens à la mort, pour les causes les plus légères. Mais tout le monde niera que de tels actes puissent être accomplis, en conservant le jugement d’une saine raison. Bien plus, comme exécuter de semblables rigueurs, c’est mettre nécessairement l’État tout entier en péril, nous pouvons nier aussi que les Souverains Pouvoirs aient la puissance absolue, et conséquemment le droit absolu, de faire de pareilles choses. Car le droit des Souverains Pouvoirs, comme nous l’avons montré, est déterminé par leur puissance.
35Si donc personne ne se peut dessaisir de sa liberté de juger et de penser ce qu’il veut ; si chacun, par le droit le plus élevé de la nature, est le maître de ses pensées ; il s’ensuit que ce n’est pas sans de grandes probabilités d’insuccès, que l’on tentera de faire, dans un État, que les hommes, bien qu’ayant des opinions diverses et contraires, ne disent rien, néanmoins, que d’après les prescriptions des Souverains Pouvoirs. Car les plus habiles eux-mêmes, pour ne pas parler du peuple, ne savent pas se taire ; et c’est le défaut commun des humains de confier aux autres leurs desseins, encore que le secret soit nécessaire. Ce sera donc un gouvernement extrêmement violent, que celui où l’on refuse à chacun la liberté de dire et d’enseigner ce qu’il pense. Et, au contraire, ce sera un gouvernement modéré, que celui qui accorde à chacun cette même liberté. Nous ne pouvons nier, en nulle façon, il est vrai, que la majesté du souverain ne puisse être offensée par paroles, aussi bien que par des actions ; et alors, s’il est impossible d’enlever entièrement au sujet cette liberté, il sera très-dangereux, d’un autre côté, de la leur accorder complètement. C’est pourquoi nous devons rechercher présentement jusqu’où l’on peut, et jusqu’où l’on doit accorder à chacun cette liberté, sans nuire ni à la paix de l’État, ni au droit des Souverains Pouvoirs. Et tel a été, comme j’en ai averti au commencement du chapitre XVI, le principal objet de cet ouvrage.
Notes
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[1]
Voyez chap. I de ce Traité.
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[2]
Voyez chap. II de ce Traité.
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[3]
Voyez chap. III.
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[4]
Voyez chap. IV.
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[5]
Voyez chap. VI.6.
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[6]
Voyez chap. VIII.
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[7]
Voyez l’important chap. XIV de ce Traité, et le chap. XV.
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[8]
Voyez le remarquable chap. XVI.
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[9]
Voyez chap. XVII et XVIII de ce Traité.
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[10]
Voyez chap. XIX et XX.