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Article de revue

Management de la qualité en établissement de santé

Pages 91 à 102

Notes

  • [1]
    L’ordonnance du 24/9/1945 a établi l’Ordre des médecins dans sa forme actuelle. Une loi de 1940 avait imposé une première organisation des médecins, ultérieurement abolie et désavouée par l’Ordre actuel.
  • [2]
    Ordonnance n° 96-346 du 24 avril 1996 portant réforme de l’hospitalisation publique et privée, NOR : TASX9600043R Art. L 710-5.
  • [3]
    Code de la Santé publique, Articles Art.L. 1112-3 instituant la Commission de relation avec les usagers et de la qualité de la prise en charge ; Art. L1114-1 à L1114-4 : Participation des usagers au fonctionnement du système de santé.
  • [4]
    James T. Reason : Human error, Cambridge University Press, 1990 ; puis To err is human ; building a safer Health system, National Academy Press Washington, D.C. 1999.
  • [5]
    ENEIS : comparaison de l’étude de 2004 et celle de 2009, Bulletin de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques, ministère chargé de la Santé, octobre 2010.
  • [6]
    Programme hôpital numérique : la politique nationale relative aux systèmes informatiques hospitaliers, Direction générale de l’Offre de soins, ministère chargé de la Santé, mai 2014.
  • [7]
    Pierre Lombrail : « Mutation du travail, la situation des établissements de santé. Qualité de vie au travail et qualité des soins dans les établissements de santé ». Séminaire HAS du 21 octobre 2010.
  • [8]
    Frédéric Canard : Management de la qualité : vers un développement durable. Gualino, lextensoéditions ; 2e édition, 2012.
  • [9]
    Isabelle Bruno, Emmanuel Didier, Benchmarking, l’État sous pression statistique, La Découverte, Paris, 2013.
  • [10]
    « Prendre soin du travail : pour un management soucieux de la qualité de vie des personnels de santé », Paris, journée d’étude organisée par l’EHESP et l’ANFH, 12 octobre 2012 ; « Investiguer la qualité de vie au travail dans le cadre de la Certification », synthèse des résultats de l’expérimentation. HAS et ANACT, octobre 2013.
  • [11]
    Christophe Dejours. « S’approprier dans son travail la voie qui mène à la jouissance de soi », interview, LHumanité dimanche, n° 330, 27 sept.-3 oct. 2012.
  • [12]
    Gary Hamel, Ce qui compte vraiment. Les 5 défis pour l’entreprise : Valeurs-Innovation-Adaptabilité-Passion-Idéologie, Eyrolles, 2012.
  • [13]
    Romuald Bodin, Les métamorphoses du contrôle social, La Dispute, 2012. Voir la critique du concept de management par le développement personnel par Hélène Stevens, chapitre XI.

1La notion intuitive de qualité au sens commun, positivement connotée, irrigue nos sociétés. Son application au monde du travail, d’abord dans la production manufacturière et industrielle, plus tard dans le tertiaire, s’est effectuée parallèlement à la montée en puissance de l’opinion publique en tant que client ou usager. Elle s’est accompagnée du développement d’un corpus théorique aboutissant d’une part à une discipline universitaire – la qualitique – d’autre part à une interaction grandissante avec les pratiques de management, incluant massivement l’usage d’indicateurs chiffrés. Si quelques rappels théoriques ou historiques sont nécessaires, c’est ce dernier aspect – le management de la qualité –, de par son implication dans l’organisation du travail, qui nous retiendra ici, et particulièrement son évolution. Le choix du domaine de la santé découle de mon expérience en hôpital public de près de dix ans en tant que responsable qualité, d’abord comme praticienne chef de service puis comme collaboratrice institutionnelle de la direction qualité en tant que médecin coordinateur des risques liés au soin.

Quelques rappels et définitions

2Le but de la qualité, au sens institutionnel du terme, est d’obtenir un produit ou un service – ici des soins­­ – conformes aux attentes du client ou de l’usager – ici du patient – et de la profession. Ceci suppose un consensus sur des critères dont la définition est généralement collective : le référentiel. S’y ajoutent les diverses réglementations administratives et sécuritaires spécifiques ou non.

3Le niveau d’atteinte de la qualité se mesure de plusieurs manières complémentaires : recherche de la conformité des pratiques par rapport aux référentiels ou à la réglementation, recherche de la satisfaction de l’usager ou du patient, analyse des résultats médico-scientifiques sur certaines pathologies. Dans tous les cas, les pourcentages de conformité, de personnes satisfaites sur ou tel item, de guérison, les délais d’attente de prestation, etc., fournissent des indicateurs.

4Les indicateurs permettent la comparaison en interne pour un suivi évolutif, en externe pour se positionner vis-à-vis des autres structures, c’est le parangonnage, généralisé sous le terme anglo-saxon de « benchmarking ».

5La gestion des risques liés aux soins est indissociable de la recherche de qualité : médecins et soignants ont à cœur d’éviter les erreurs et, toute méthode invasive et tout traitement étant potentiellement porteurs de risque de complications ou d’effet indésirable, sont habitués à la discussion bénéfice/risque. Cela suppose une analyse des risques a priori. En cas d’incident ou d’accident, la recherche des causes a posteriori a pour but de mettre en place des actions de prévention ou de correction.

La « pré-histoire » : la Qualité avant la réglementation

6Bien soigner a toujours été la préoccupation essentielle du monde de la santé. La qualité en santé a d’abord été le fait d’équipes ou d’individus. La formation initiale, les stages dans divers hôpitaux garantissaient la qualité des prestations de diagnostic, traitements et soins, renforcée par la formation continue, tant pour les praticiens que pour les soignants non médecins. Elle était étayée par la publication des résultats des méthodes de diagnostic ou de traitements, au sein des Sociétés savantes et dans la littérature médicale. La prise en compte des résultats des autres équipes, nationales et internationales, permettait une amélioration des pratiques. Cet ajustement des façons de faire était laissé au gré de chacun et n’était soumis à aucun contrôle. Le système de formation continue reste la base de la qualité professionnelle, mais, lié à l’évaluation des pratiques, il est désormais réglementairement encadré.

7Les ordres professionnels des médecins [1] et des pharmaciens ne voient le jour qu’après les ordonnances du gouvernement provisoire de la République, en 1945 : ils régulent les conditions d’exercice, s’intéressent à l’éthique de la profession, mais leur mission ne comporte pas alors d’action directe sur la qualité des soins et encore moins sur son évaluation. Il faudra attendre pour cela les suites de la promulgation de la loi « relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé » de mars 2002. Les infirmiers ne verront leurs pratiques intégrées dans un ordre professionnel qu’en 2006.

8Pourtant, le développement des démarches qualité dans la production et le tertiaire crée des émules en santé, d’abord au Canada, aux états-Unis, au Japon, le plus souvent sous la pression des systèmes d’assurance inquiets des conséquences financières du dédommagement des erreurs médicales.

9En France, les méthodes des qualiticiens restent largement ignorées en santé et il faudra attendre 1990 pour que l’ANDEM, première agence nationale, soit créée « pour le développement de l’évaluation médicale ». Elle sera remplacée par l’ANAES (agence d’accréditation et d’évaluation) en 1997 et enfin par l’HAS (Haute Autorité de santé) en fonctionnement depuis le 1er décembre 2005.

Les années 1990, début de la qualité réglementée, le temps de la confusion

10Les instances gouvernementales (ministère, direction générale de la Santé) gèrent par le biais de décrets les problèmes en lien avec l’actualité : sang contaminé dont les conséquences sont révélées en 1991, épidémies diverses et au premier chef celle du VIH, encéphalopathie spongiforme bovine, méfaits de l’amiante, accidents mis en lumière par les médias…

11C’est le temps où fleurissent les législations régissant les conditions d’exercice et les domaines particuliers de sécurité des soins : autorisation en obstétrique, néonatalité, anesthésie, réanimation, urgences, chirurgie ambulatoire, cancérologie, etc., réglementation du plateau technique (imagerie, pharmacie, stérilisation, bloc opératoire, laboratoires) et bien sûr sécurité générale des bâtiments et services logistiques. Sont créées, de façon indépendante les unes des autres, de nombreuses structures concourant toutes à la qualité et à la sécurité des soins, par le biais d’agences nationales déclinées en comités locaux : en 1993-1994, les comités d’hémovigilance et de transfusion sanguine ; en 1994, la sécurité en anesthésie ; en 1995, la pharmacovigilance ; en 1996, la matériovigilance, impliquant un contrôle accru et permanent de la qualité de dispositifs et d’équipements par ailleurs de plus en plus sophistiqués… L’infection nosocomiale se verra contrée par des comités de lutte renforçant l’hygiène, officialisés en 1998-1999 ; et la lutte contre la douleur se développera à partir de 1998.

12Les DDASS et les DRASS (directions départementale et régionale de l’Action sanitaire et sociale) sont les réalisateurs des contrôles et le garant des conformités des établissements jusqu’à leur remplacement par les ARH (Agence régionale d’hospitalisation) puis les ARS (Agence régionale de santé).

13La conformité est conférée par les divers corps d’inspection de l’État (i.e. pharmacien ou médecin inspecteur régional, commission préfectorale incendie, etc.), et les résultats sont adressés aux directions : les personnels ne se sentent pas vraiment impliqués, en dehors des représentants syndicaux au CHSCT, qui s’intéresse aux conditions de vie des soignants mais fort peu, à cette époque, à la qualité du soin. Les établissements de santé (ES) courent après leur conformité dans tous les domaines et s’y essoufflent : les directions essaient de faire face en impliquant leurs directions fonctionnelles (travaux, équipement, DRH, etc.). Les directions « qualité » voient le jour dans certains CHU, mais le lien entre autorisation d’exercice, conformité, qualité du soin et gestion des risques est rarement fait. L’expression du patient ou de l’usager n’est quasiment jamais sollicitée.

Le temps de la certification : une évolution significative

14L’ordonnance du 24 avril 1996 [2] soumet tout établissement de santé, public ou privé, à une « procédure externe d’évaluation dénommée accréditation », confiée à l’Agence nationale d’évaluation en santé (ANAES), pour « porter une appréciation indépendante sur la qualité d’un établissement, à l’aide d’indicateurs, de critères et de référentiels portant sur les procédures, les bonnes pratiques cliniques et les résultats des différents services et activités ».

15Un développement rapide de la culture qualité est induit par cette obligation faite aux ES d’obtenir ce « certificat de bonne conduite » qui s’est appelé d’abord accréditation puis certification, au regard d’un référentiel national édité par l’ANAES puis l’HAS.

16Les ES doivent s’auto-évaluer et apporter les preuves de cette évaluation, qui sera confrontée à une visite de terrain effectuée par des experts de l’HAS.

17Pour faire face, les ES instituent des « directions qualité » avec l’aide de professionnels ayant bénéficié d’un cursus en qualitique (ingénieur qualiticien, responsable assurance qualité, etc.).

18Développée à partir de 2003, la première campagne de certification (appelée accréditation à l’époque) est destinée à sensibiliser le monde hospitalier aux méthodes de la qualité. Son mot d’ordre est « la qualité est l’affaire de tous » et elle se veut résolument pluridisciplinaire, tous les intervenants autour du patient, quels que soient leur grade ou leur fonction, étant acteurs de la démarche et participent à l’auto-évaluation, sur la base du volontariat. On est dans les années 2000-2006, les personnels participent d’autant plus que ce sont les systèmes de gestion qui sont interrogés en premier : ressources humaines, communication, dialogue social, équipement y compris informatique, fonctions logistiques (linge, restauration, brancardage, hygiène générale…) et que les groupes d’auto-évaluation permettent à la fois un expression des problèmes et une participation à leur solution. La place du patient et de son entourage est affirmée comme centrale, mais c’est la recherche d’amélioration dans la prise en charge soignante qui est réclamée comme preuve, et non le résultat de cette démarche. Dans l’ensemble, cette première procédure d’évaluation nationale, une fois passé l’obstacle culturel du formalisme qualité, amenant à manier des notions comme référentiels, critères de qualité, traçabilité, rédaction de base documentaire…, est plutôt bien accueillie et reconnue comme enrichissante par ceux des personnels qui ont bien voulu s’y intéresser. Il est significatif qu’après un premier mouvement de rejet (il faut dédier du personnel à ces fonctions, nous n’avons pas de temps pour ces pratiques), l’immense majorité des soignants, médecins ou non, accepte l’idée qu’ils sont les meilleurs juges de l’efficacité des systèmes dans lesquels ils travaillent, et les plus à même d’évaluer leurs propres compétences. Ils restent très méfiants vis-à-vis des « professionnels de la qualité » et déplorent que du temps spécifique ne soit pas dévolu à la qualité au sein de leur propre fonction. Néanmoins, la mise en évidence d’un manque de moyens pour sécuriser un soin ou une pratique est à cette période généralement suivie d’effet, au moins en partie, les directions ayant à cœur de démontrer leur implication dans une politique qualité qui sert de vitrine à l’établissement.

19La deuxième campagne nationale d’évaluation, développée dans les années 2006-2010, survient dans un contexte déjà fortement marqué par l’impact des restrictions budgétaires, alors que les exigences de qualité vont s’accentuer dans trois directions : intégrer la gestion des risques liés aux soins, évaluer les pratiques professionnelles, et prendre en compte les avis des usagers [3]. Les équipes s’essoufflent, mais s’intéressent encore à concilier ces aspects, notamment par le développement de l’analyse des « événements indésirables » que sont les erreurs repérées, les incidents, accidents ou accidents potentiels survenus au cours de leur exercice. Le personnel paramédical y a toute sa place, la nouveauté résidant dans la possibilité de déterminer des causes de dysfonctionnement ou d’erreur en dehors de toute sanction. Dans un contexte professionnel chargé d’une très forte affectivité, car les actes ont souvent de lourdes conséquences, cet espace de réflexion commune est apprécié car il permet partage des responsabilités et décharge émotionnelle. Les équipes sont néanmoins souvent réticentes, dans la crainte de voir exploiter ces résultats d’analyse par des directions de plus en plus tentées par les méthodes managériales expéditives issues du monde de l’entreprise, incluant les résiliations de contrats par mesure d’économie. Parallèlement, les méthodes d’évaluation des pratiques professionnelles se développent, permettant souvent une approche pluriprofessionnelle autour d’un type de prise en charge, avec pour objectif de réduire l’écart entre la pratique idéale, définie par les standards du métier, et la pratique réelle imposée par les circonstances et l’environnement technique ou organisationnel, au premier chef les moyens humains, compétences comprises. Il est intéressant de noter que ce sont les professionnels les plus compétents, les mieux formés, qui s’impliquent le plus dans ces processus. Ce sont aussi les plus demandeurs de formation continue. Là encore, le manque de temps va devenir primordial. L’accroissement des besoins de temps pour l’analyse, l’échange, la réflexion se heurte en effet aux impératifs d’économie imposés par la contrainte budgétaire.

20Dans la formation à la qualité et la sécurité des soins, la notion de « juste qualité », là encore issue du modèle managérial d’entreprise, est développée et vise à limiter les moyens au strict nécessaire : penser qualité oui, mais en mettant en regard les coûts générés… à réduire nécessairement.

21La troisième procédure d’évaluation de l’HAS, qui se termine en 2014, témoigne d’un changement d’horizon : on ne demande plus une démarche d’amélioration, on exige une efficience, traduite en résultats chiffrés. Le monde de la santé doit désormais s’évaluer en permanence grâce à la tenue d’indicateurs, internes et/ou nationaux. La plupart des hôpitaux consacrent moins de moyens humains à la qualité, mais ils sont néanmoins tenus d’afficher de « bons résultats ». De ce fait, la procédure de préparation à la visite de certification est simplifiée, il n’y a plus d’exigence de pluridisciplinarité au sein des groupes d’autoévaluation, et les ES sont tenus d’intégrer les résultats d’évaluations nationales organisées directement par la HAS sur des sujets jugés prioritaires, et dont le bien-fondé n’est d’ailleurs pas contestable : prise en charge de la douleur, qualité du dossier du patient, gestion du risque anesthésique, etc. Cette évaluation se fait sur la base de référentiels nationaux imposés à tous les ES avec questionnaires d’analyse de dossiers patients tirés au sort à partir du fichier lésionnel centralisé de l’assurance maladie, anonymement traités, et directement renseignés sur un site sécurisé de l’HAS. Ces IPAQSS (indicateurs de performance pour l’amélioration de la qualité et de la sécurité des soins) sont chiffrés, comparatifs, et accessibles à chacun car publiés sur différents sites. Sur le terrain, ces évaluations imposées permettent une prise de conscience des insuffisances et une amélioration des pratiques, mais la méthode a à nouveau considérablement éloigné le personnel de l’évaluation : en dehors du petit nombre de volontaires qui secondent le personnel de la qualité dévolu à l’analyse des dossiers, médecins, soignants, administratifs découvrent les résultats de leur équipe en terme d’indicateurs chiffrés, qu’il restera bien sûr à comprendre et à retravailler.

22Au cours de ces trois campagnes, le changement de niveau d’exigence illustre l’évolution idéologique du concept de management de la qualité : d’abord, prouver que l’on est dans une démarche d’amélioration ; puis, rendre compte de la mise en œuvre des actions d’amélioration ; enfin, produire des indicateurs chiffrés.

La gestion des risques liés au soin

23La sécurité des soins est une composante essentielle de la qualité en santé : maîtriser les risques inhérents à tout acte, diagnostique ou thérapeutique, suppose que le processus intéressé ait été mis à plat, étudié, et chaque étape analysée avec questionnement sur les bonnes conditions de sa réalisation, soit de façon prospective (risque a priori) soit de façon rétrospective lorsque s’est produit un dysfonctionnement (risque a posteriori). Il est important de rappeler que le développement de cette culture du risque a été initié et encouragé par les systèmes d’assurance médicale, qui sont à l’origine des grandes études internationales sur les risques médicaux. C’est qu’en effet les anomalies de prise en charge du patient génèrent une morbidité et une mortalité qui interrogent fortement le monde de la santé lorsque les chiffres sont diffusés, notamment à partir de l’étude choc de l’Institut de médecine aux états-Unis à la suite des travaux de James Reason [4], qui dénonce 46 à 96 000 décès/an aux états-Unis dus à des erreurs humaines en partie potentiellement évitables. L’application des mêmes recherches en France (ENEIS : enquête nationale sur les événements indésirables liés aux soins) indique 350 000 événements indésirables/an dont 10 000 décès/an. La volonté d’améliorer cet état de fait s’est traduite d’une part par un système individuel de déclaration de ses propres erreurs pour les praticiens des spécialités « à risques », assortie d’une formation ad hoc obligatoire, d’autre part par l’étude des processus de travail pour identifier a priori les étapes « à risques », et surtout par le développement de réunions multiprofessionnelles d’analyse de pratiques après la survenue d’incident ou d’accident, pour tenter d’en déterminer les causes et proposer des actions d’amélioration. Lorsqu’elles sont menées en dehors de tout esprit de sanction et sur une base de coopération égalitaire, ces pratiques sont extrêmement appréciées des équipes de soins ; des usagers peuvent y participer. Néanmoins, malgré leur développement, le nombre d’événements indésirables baisse peu ou pas [5], au point d’amener les grandes académies de médecine des pays anglo-saxons, et la Haute Autorité de santé en France, à s’interroger sur leur persistance, et à proposer plus d’encadrement et de réglementation.

Le temps de l’encadrement numérique : du règne des indicateurs à la coercition

24Développement informatique et intercommunicabilité des systèmes permettent une cohérence dans la recherche des objectifs et des indicateurs. De nombreux outils de suivi sont développés dans les divers domaines, de la logistique au soin, incluant, à tout seigneur tout honneur, la gestion financière… Le ministère de la Santé a regroupé l’ensemble des objectifs d’encadrement numérique dans un document appelé « Hôpital numérique » [6] : initié en 2011, cet ambitieux programme 2012-2016 vient de faire l’objet d’un bilan d’étape ; il intéresse tous les aspects du fonctionnement des hôpitaux liés aux nouvelles technologies de l’information et de la communication, et notamment la coordination de l’ensemble des acteurs (établissements de soins, agences régionales de santé, administration centrale, industriels). L’objectif officiel est d’améliorer la qualité, la sécurité des soins et la performance, et aussi de soutenir les projets innovants et tout particulièrement ceux mis en place dans le cadre de l’e-médecine, grâce à un socle commun de données sécurisées. L’une des conditions est le développement du dossier médical partagé (DMP). 27 indicateurs numériques du fonctionnement des établissements de santé sont évalués dans le cadre de la troisième campagne de certification HAS.

25Les diverses administrations et agences profitent des outils mis en place pour exiger toujours plus de suivi, rapports annuels et désormais bilans d’étape semestriels, qui conduisent peu à peu à ficeler les organisations, à gommer toute marge de manœuvre pour entrer dans le cadre de réponses des enquêtes numériques. Les résultats comparatifs sont publiés.

26Toute puissance du chiffre : l’indicateur détrône la réflexion, s’impose comme outil de guidance, et pas seulement en interne. Les tutelles, ARS, ministère, vont s’attacher aux chiffres et en tirer argument pour toujours plus d’efficience. Peu à peu, la dérive économique, dans un contexte de restriction budgétaire sévère, prend le pas sur la qualité elle-même, en contradiction totale avec le discours officiel.

27Pour boucler la boucle, l’HAS décide désormais de donner une « prime à la qualité », en rémunérant les établissements de santé qui obtiennent les meilleures notes, sans analyse des conditions réelles de fonctionnement : au mieux, c’est refuser d’aider les moins bons à s’améliorer, au pire, c’est inciter les établissements à faire du chiffre et à gonfler les indicateurs, au détriment de la qualité réelle, c’est-à-dire du vécu de l’environnement du soin par patients et acteurs de santé.

Le temps des interrogations

28L’évolution du management de la qualité en santé épouse, avec un léger décalage, celle de la qualité en entreprise. Dans la production et les services, on a connu, après une phase initiale d’étude des processus et de décomposition des tâches, la phase de déploiement, avec incitation à la participation du plus grand nombre et au multiprofessionnalisme aboutissant au développement de « cercles de qualité » où les travailleurs se sont très vite sentis bernés par un management qui utilisait leur expérience au profit de l’entreprise, sans retombée positive pour eux ; puis la phase de la « juste qualité », avec contraction des effectifs dédiés et dur rappel des règles : la qualité est nécessaire car c’est un argument de vente, mais ne doit pas entraîner trop de dépenses. Le passage au suivi par indicateurs et le benchmarking se sont développés en santé comme ailleurs, dans le but d’améliorer les résultats. Devant le constat répété d’un arrêt des progrès en matière de qualité et sécurité du soin, de nombreux analystes pointent l’absolue nécessité de s’interroger sur les causes de l’échec et proposent d’alléger les contraintes qui pèsent sur les professionnels, comme Pierre Lombrail l’a remarquablement rapporté [7] au cours d’un séminaire organisé par l’HAS.

29Les interrogations actuelles se concentrent autour de quelques axes :

301. Quel est le coût de la qualité ? Il est difficile de juger de l’impact financier direct et de la pression financière sur la qualité. Longtemps, les cours de formation à la qualité ont insisté sur le coût de la « non-qualité », c’est-à-dire le coût des conséquences d’une erreur, en terme de temps perdu, de révision d’organisation, de réparation (de panne, d’appareil), d’impact sur l’image de marque, et surtout de préjudice physique ou moral, avec la crainte de devoir accorder ou d’être condamné à verser une indemnité compensatoire. Actuellement, ce discours est occulté. En pratique, on entend souvent les directions reprocher à la qualité qu’« elle coûte cher ». C’est que la pression financière sur les structures de santé est énorme : dans le privé, pour pouvoir assurer la rentabilité et servir les actionnaires, dans le public, pour parvenir à l’équilibre des comptes désormais exigé pour réduire les déficits de l’État. Dans ce contexte, rares sont les managers qui ne vont pas choisir la solution la moins onéreuse, même si elle paraît moins satisfaisante en terme de prestation. On l’a vu, cette notion transparaît dans les formations sous l’appellation « juste qualité ». Tous les aspects des activités sont impactés : l’entretien de l’existant, le choix des équipements, l’investissement dans le gros appareillage, le choix des prestataires en hygiène ou hôtellerie, l’achat des médicaments et même les choix des solutions thérapeutiques, et bien sûr les problèmes de gestion des personnels, recrutement, remplacement, formation continue, etc. Tous les établissements affichent une « politique qualité », mais seuls les très grands peuvent se permettre des choix financiers à la hauteur des possibilités technologiques actuelles, pour proposer une offre de soins de prestige. Que les mêmes atteignent un stade de « qualité totale », impliquant les ressources humaines et la gestion du quotidien, est douteux. Mais des théoriciens de la qualité enseignent désormais cette « qualité durable » et l’engagement pour un management de la qualité à long terme contrecarre les ambitions actuelles de profitabilité à court terme [8].

312. Qu’est-ce qu’un indicateur qualité ? Traduire le qualitatif en indicateur chiffré est toujours difficile. Disposer d’une évaluation de la qualité d’une prestation est pourtant indispensable. Mesurer, par exemple la satisfaction du patient, même au travers d’un questionnaire dont certaines réponses pourront être ouvertes, va utiliser des pourcentages de satisfaits sur tel ou tel aspect de l’activité professionnelle. Il faut peu de temps d’analyse pour se rendre compte qu’une courte réponse ouverte décrivant une situation mal vécue a plus de signification, en terme d’amélioration des pratiques, qu’un pourcentage de satisfaits. C’est pourtant ce dernier qui sera publié. En matière de santé, il est apparu nécessaire de faire évaluer les pratiques par les professionnels eux-mêmes, car les manquements ne sont pas toujours perceptibles par le patient. Le fait de travailler ensemble sur les résultats de ces évaluations de pratiques est ressenti positivement par les équipes, dès lors que rien n’est tabou dans l’analyse des causes de dysfonctionnement. Et ce sont les sociétés savantes elles-mêmes qui choisissent les critères à explorer. Ce n’est pas le cas de toutes les enquêtes : le choix d’un indicateur est toujours politiquement connoté. Il y a longtemps que la notion d’efficience est apparue, sous l’égide d’ailleurs de l’OMS, qui n’oublie jamais que le soin doit être « au meilleur coût ». Et les systèmes d’organisation humaine, quels qu’ils soient, sont soumis à leurs propres critères de qualité, y compris la gestion financière. Les exemples de perversion de la notion de qualité abondent : l’un des plus typiques est la notion de seuil, qui impose un nombre minimal d’actes pour valider une activité. On comprend bien l’intérêt de l’expérience, mais faire du nombre annuel d’interventions un « critère qualité » incontournable par exemple de la pratique chirurgicale en cancérologie est pour le moins réducteur. Le critère s’applique désormais en biologie, en imagerie, etc. Le but affiché est de limiter les dégâts causés par l’inexpérience, mais l’intention sous-jacente, ou en tout cas la conséquence directe, est de supprimer les petites structures. Les exemples directement liés à l’aspect financier de la prise en charge sont encore plus nombreux. Une réunion organisée par la CNAM et intitulée « Améliorer la qualité de la prise en charge des patients » est destinée à faire baisser le coût des transports des patients à leur sortie d’hôpital…

323. Le management exclusif par le chiffre et l’irruption du benchmarking sont contestés [9], en santé comme ailleurs. La comparaison induit une culture du palmarès, dont certains journaux se font bruyamment l’écho, et efface le plus souvent le contexte d’analyse permettant d’expliquer différences et défaillances. Pour les gouvernants, l’argument chiffré est implacable et sera opposé à toute tentative d’explication qualitative. Mais surtout, cette approche chiffrée gomme toute la dimension humaine et ignore un fait pourtant mis à jour par toutes les enquêtes sur le sujet : il n’y a pas de qualité du travail rendu quand il n’y a pas de qualité des conditions du travail. C’est encore plus vrai dans le domaine de la santé où les qualités humaines sont essentielles. Comment effectuer un soin de qualité, comment aborder sereinement une approche diagnostique quand les compteurs s’emballent ? Dans les hôpitaux, la durée moyenne de séjour est de plus en plus courte, il y a de plus en plus d’actes dans la journée, en ambulatoire comme en conventionnel, moins de personnel affecté à chaque tâche, du temps de transmission entre équipes sortante et entrante de plus en plus court ; c’est l’impossibilité d’envoyer le personnel en formation, parce qu’il ne peut être remplacé et qu’il faut maintenir l’activité ; c’est la difficulté à se réunir autour d’un dossier de patient, alors même que l’évaluation des pratiques et l’analyse des dysfonctionnements réclament des échanges, parce que les réunions médico-économiques se multiplient… Les tutelles ne peuvent ignorer une problématique d’une telle ampleur et s’en sont saisies : le référentiel HAS comporte désormais un critère DRH lié  à la « qualité de vie au travail » et des études sont consacrées à ce thème [10]. Elles pointent la pertinence du sujet, les difficultés d’approche auprès des directions et du personnel, et insistent sur quelques pistes d’amélioration impliquant l’organisation du travail, les relations dans le travail, y compris la filière hiérarchique, la reconnaissance pour le travailleur (rémunération, distinction, possibilité de formation) et l’environnement (contexte budgétaire, type de contrat, peur de la précarité).

334. Que serait un « bon système qualité » ? Le management de la qualité repose sur une stratégie globale visant à définir les politiques, les objectifs et les processus qui contribuent à la réalisation d’un produit/service acceptable pour le client/patient, au meilleur ratio coût/bénéfice. La recherche du « management global de la qualité » vise à l’amélioration permanente de tous les secteurs de l’institution : cela suppose l’implication des professionnels et leur participation par le biais d’une interactivité permanente. Il s’agit là d’un véritable management participatif des professionnels, qui bien sûr n’est à ce jour qu’un objectif à atteindre. Mais on voit ici se profiler la nécessité d’une démocratie du travail, où chaque catégorie professionnelle interviendrait non seulement sur son niveau de compétence, mais sur l’ensemble des processus, y compris organisationnel et financier. Chaque travailleur pourrait trouver son espace de développement et d’épanouissement par l’appropriation de son rôle professionnel et au-delà de sa fonction sociale, rompant ainsi avec la malédiction du travail vécu comme une souffrance [11].

Conclusion

34Tout le monde veut un système de santé de qualité et des soins plus sûrs. Pouvoir consulter des résultats comparatifs sur l’environnement hospitalier et surtout sur les résultats de tel ou tel traitement, obtenir des explications en cas de divergence sur les événements d’un séjour, tout cela est devenu possible notamment grâce aux technologies de communication et à l’action des associations d’usagers. Et pourtant, en santé comme ailleurs, la qualité a bien mauvaise réputation dans le monde du travail : les qualiticiens sont accusés de parler de ce qu’ils ne connaissent pas, le formalisme du corpus théorique est décourageant, l’implication dans un système d’évaluation et l’utilisation d’indicateurs fonctionnent souvent comme prétextes donnés aux dirigeants à l’exploitation des personnels, et les systèmes les plus intégrés se heurtent de nos jours au manque de moyens humains et financiers en raison de la prééminence accordée au profit. La dérive des services publics, et en particulier de l’hôpital, en est un exemple consternant.

35Cependant, à l’heure où même les gourous de l’entreprise [12] appellent à la mobilisation idéologique pour la sortir du danger du tout financier et préconisent l’implication de tous dans le management, abandonner le champ du « management par le développement personnel » [13] et donc de la qualité au patronat et aux chantres du capitalisme paraît absurde : redonner du sens au travail est une question de survie pour nos sociétés. Cela ne peut se faire qu’en changeant les conditions de l’organisation du travail et donc les structures de pouvoir dans l’entreprise et la société. S’impliquer dans le management de la qualité est pour le travailleur, au-delà de son épanouissement personnel, la façon la plus efficace et la plus valorisante de participer à la vie de l’entreprise, de changer son environnement et de peser sur son avenir. Qu’on lui en laisse la possibilité est loin d’être acquis, les résistances sont énormes car c’est un enjeu de classe : pouvoir intervenir sur le champ de la qualité (du produit, du service, et a fortiori du service public) devrait être une revendication permanente des travailleurs, à utiliser comme levier pour obtenir de « changer le travail ».

Notes

  • [1]
    L’ordonnance du 24/9/1945 a établi l’Ordre des médecins dans sa forme actuelle. Une loi de 1940 avait imposé une première organisation des médecins, ultérieurement abolie et désavouée par l’Ordre actuel.
  • [2]
    Ordonnance n° 96-346 du 24 avril 1996 portant réforme de l’hospitalisation publique et privée, NOR : TASX9600043R Art. L 710-5.
  • [3]
    Code de la Santé publique, Articles Art.L. 1112-3 instituant la Commission de relation avec les usagers et de la qualité de la prise en charge ; Art. L1114-1 à L1114-4 : Participation des usagers au fonctionnement du système de santé.
  • [4]
    James T. Reason : Human error, Cambridge University Press, 1990 ; puis To err is human ; building a safer Health system, National Academy Press Washington, D.C. 1999.
  • [5]
    ENEIS : comparaison de l’étude de 2004 et celle de 2009, Bulletin de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques, ministère chargé de la Santé, octobre 2010.
  • [6]
    Programme hôpital numérique : la politique nationale relative aux systèmes informatiques hospitaliers, Direction générale de l’Offre de soins, ministère chargé de la Santé, mai 2014.
  • [7]
    Pierre Lombrail : « Mutation du travail, la situation des établissements de santé. Qualité de vie au travail et qualité des soins dans les établissements de santé ». Séminaire HAS du 21 octobre 2010.
  • [8]
    Frédéric Canard : Management de la qualité : vers un développement durable. Gualino, lextensoéditions ; 2e édition, 2012.
  • [9]
    Isabelle Bruno, Emmanuel Didier, Benchmarking, l’État sous pression statistique, La Découverte, Paris, 2013.
  • [10]
    « Prendre soin du travail : pour un management soucieux de la qualité de vie des personnels de santé », Paris, journée d’étude organisée par l’EHESP et l’ANFH, 12 octobre 2012 ; « Investiguer la qualité de vie au travail dans le cadre de la Certification », synthèse des résultats de l’expérimentation. HAS et ANACT, octobre 2013.
  • [11]
    Christophe Dejours. « S’approprier dans son travail la voie qui mène à la jouissance de soi », interview, LHumanité dimanche, n° 330, 27 sept.-3 oct. 2012.
  • [12]
    Gary Hamel, Ce qui compte vraiment. Les 5 défis pour l’entreprise : Valeurs-Innovation-Adaptabilité-Passion-Idéologie, Eyrolles, 2012.
  • [13]
    Romuald Bodin, Les métamorphoses du contrôle social, La Dispute, 2012. Voir la critique du concept de management par le développement personnel par Hélène Stevens, chapitre XI.
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