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Article de revue

Postures des parents entendants d’enfant sourd au regard des services et des intervenants dans le domaine de la surdité

Pages 159 à 177

Notes

  • [1]
    Au Canada, chaque province est responsable de son programme. Au Québec, par exemple, le programme n’est pas rendu systématique pour les maternités, mais il est offert à tous les nouveau-nés admissibles au régime d’assurance maladie, et qui naissent dans la province, comme est offerte la participation au programme de dépistage auditif à tous les parents de nouveau-né admissibles nés au Québec, sur la base d’un consentement libre et éclairé (MSSS, 2019). En Suisse, le dépistage n’est pas systématique, mais un programme, créé en 2000 a cependant considérablement fait augmenter le nombre de dépistages dans le pays. On peut relever également qu’à Genève, cinq années après la mise en place du programme, l’âge de réadaptation par un appareil acoustique est passé de 48 mois à un peu moins de 21 mois (Guyot, Cao-Nguyen, 2009). En Belgique, les organisations sont distinctes entre la Communauté flamande et la fédération Wallonie-Bruxelles. Au sein de la fédération Wallonie-Bruxelles, la mise en place d’un programme est effective depuis 2006, date avant laquelle n’existaient que des initiatives locales. L’organisation dudit programme est coordonnée via les services de maternité (hôpitaux), l’adhésion à un protocole se fait sur une base volontaire. À titre d’illustration, au début de l’année 2013, 43 des 46 hôpitaux disposant d’un service de maternité avaient choisi d’organiser le dépistage de la surdité, tel que prévu dans le protocole de la FWB (Vos, Van den Bril, Levêque, 2014, p. 11). Le dépistage de la surdité permanente néonatale est mis en place dans les maternités en France par l’arrêté du 23 avril 2012. Généralisé en 2014, il vise une prise en charge des familles dès la naissance du nouveau-né <https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexteArticle.do;jsessionid=6C4B0E1CA8192C1469194FAF16FBC89F.tplgfr34s_3 ?idArticle=JORFARTI000025794972&cidTexte=JORFTEXT000025794966&dateTexte=29990101&categorieLien=id)>.

1Donner naissance à l’imprévu remet nécessairement en question notre place dans le monde, quelquefois allant même jusqu’à transformer l’idée qu’on s’était faite de la vie bonne. Pour les couples qui donnent naissance à un enfant vivant avec une surdité ou qui apprennent que leur enfant est sourd, cela signifie souvent repenser totalement la façon dont ils avaient envisagé, pour parler comme les interactionnistes de la première heure, leur « carrière de parent » (De Prêt, Moens et Pirlot, 2015). Plus encore, ils doivent procéder à un ajustement de leur attente et de leur conception de la parentalité qui implique une révision profonde de leur nouveau rôle en tant que parent ayant un enfant sourd. Cette révision dépend beaucoup des professionnels avec lesquels ils sont en contact dans les premiers moments de l’annonce puisque, tel que le démontre une étude allemande qui sans conteste reflète une réalité très commune dans les pays européens ou nord-américains, non seulement la plupart des parents d’enfant sourd sont entendants, mais de plus, très peu d’entre eux ont une quelconque connaissance de la surdité (Hintermair, 2000). Ainsi, leur odyssée dans le monde de la surdité commence généralement de très loin et les amènera à se questionner sur de nombreux aspects concernant leur rôle de parent qui, jusqu’à l’annonce de la surdité, allaient de soi.

L’après de l’annonce de la surdité

Système expert et parents d’enfant sourd

2Le diagnostic de surdité marque en général le début de nombreuses interactions, plus ou moins volontaires, entre les parents et une batterie de professionnels du domaine sociosanitaire dont ces premiers ne soupçonnaient même pas l’existence. Tel que le rappelle Donzelot (2005), l’intervention de l’État et des médecins à travers le pôle médical-hygiéniste dans les affaires familiales remonte au xixe siècle. Cette intervention se modifie au fil de l’entrée des pays occidentaux dans la modernité avancée et prend la forme de ce que Giddens appelle des systèmes experts, qui se sont déployés dans toutes les sphères sociales depuis l’entrée des sociétés individualistes dans la modernité avancée (Giddens, 1994). Ces systèmes sont composés de pratiques et de discours qui, dans le cas qui nous intéresse, regroupent diverses politiques, programmes et formations professionnelles du domaine sociosanitaire et scolaire autour d’un objet, ici la surdité, justifiant l’implication active de l’État dans les affaires familiales. La composition complexe de ce système dédié à la surdité fait en sorte qu’il est difficile, même à l’intérieur d’un pays, de définir clairement ses contours, mais sa présence est bel et bien ressentie par les personnes directement concernées que sont les familles dont un des enfants est sourd ; présence perçue tantôt de façon évasive, tantôt de façon intrusive. L’évolution de la présence de l’État et de ses systèmes experts dans la vie des familles en général, tout autant que pour les familles d’enfant sourds, a permis l’émergence de demandes faites aux parents pour que non seulement ils soumettent leur vie familiale à un regard expert, mais aussi qu’ils adhèrent et s’engagent envers les pratiques et les discours thérapeutiques, techniques et médicaux concernant la surdité de leur enfant, pratiques et discours au cœur desquels ils se sentent quelquefois perdus. Plus qu’une soumission passive à des systèmes d’expertise, l’implication active qu’on sollicite des parents a comme corolaire qu’ils doivent se concevoir comme des agents actifs des discours et des pratiques concernant la différence de leur enfant et donc, minimalement, se positionner par rapport aux mesures d’accompagnement qui leur sont offertes (Bouchard, 1999). C’est sur cette prémisse qu’a été construit l’argumentaire de cet article, qui propose une typologie de ces positionnements parentaux ; ceux-ci ne sont pas sans conséquence dans la mise en place de mesure d’accompagnement efficaces qui prennent réellement en compte le vécu et le ressenti des parents.

Une interaction intéressée de la part des systèmes experts…

3De manière générale, les différentes observations menées dans le cadre de l’étude qui sert de base à cet article suggèrent que les divers acteurs impliqués dans les mesures d’accompagnement des parents d’enfant sourd désirent que ceux-ci fassent des choix parmi les options présentées par les équipes d’interventions, qu’ils accueillent les actions thérapeutiques proposées et, surtout, qu’ils révisent leur façon de concevoir leur parentalité à l’aune d’une série de prescriptions fournie par de multiples professionnels (Rannou, 2017 ; Piérart et al., 2018). Or, inutile de rappeler que cette demande, qui arrive de plus en plus tôt dans la vie de l’enfant [1], est généralement accompagnée de ce que plusieurs parents appellent un « choc » : celui qui suit l’annonce de la surdité (Dagron, 2011 ; Young et Tattersall, 2007). Ainsi, l’implication qu’on sollicite des parents n’arrive pas dans un contexte neutre, il prend la forme d’un « ressaisissement » de leur parentalité qui s’exprime à travers un vécu émotionnel et des actions qui positionnent les parents dans leur vie de famille désormais remplie de nouvelles terminologies, de nouveaux professionnels et de nouvelles technologies. Surtout, une vie qui est maintenant influencée par de nouvelles conceptions du parentage impliquant, explicitement ou implicitement, que les parents soient disponibles pour les rendez-vous avec les spécialistes, qu’ils soient volontaires pour les exercices proposés par les différents professionnels, qu’ils achètent et entretiennent des appareils complexes, qu’ils assurent un climat inclusif dans la famille, qu’ils éduquent les enseignants sur les besoins de leur enfant sourd, etc. (Hardonk et al., 2011 ; Soriano, 2011).

4Découvrir qu’on est parent d’un enfant sourd implique donc une autre découverte : être un bon parent est plus complexe que ce qu’on croyait. S’ensuit donc un repositionnement par rapport à des demandes et des modes de fonctionnement provenant de systèmes experts « étrangers » qui modifient substantiellement l’identité parentale de ces mères et ces pères qui élèvent un enfant sourd (McCracken et Turner, 2012).

Redéfinition du rôle de parent

5Devenir parent, comme tous les événements importants de la vie dans les sociétés individualistes contemporaines, implique généralement une modification dans les conceptions du soi : définition de soi, expression de soi et appartenance du soi (Taylor, 1996). Apprendre qu’on est parent d’un enfant sourd vient poser des questions identitaires particulières pour ces derniers qui doivent réviser ces trois domaines, entre autres, à l’aune d’une batterie de nouveaux discours et d’acteurs experts qui les conseillent et les informent sur les façons dont ils devraient dorénavant voir leur rôle en tant que parents (Antonopoulou et al., 2012 ; Zaidman-Zait et Young, 2015). Deux grandes questions émergent de cette nouvelle donne :

6Comment les parents s’engagent-ils dans la collaboration avec les experts qu’ils rencontrent ?

7Comment peuvent-ils exprimer ce qu’ils sont comme parents au regard de ces expertises qu’ils découvrent ?

8Pour aborder ces questions, une typologie des positionnements que les parents adoptent au regard de la révision contrainte de leur parentalité a été formulée à partir des résultats d’une recherche menée auprès de parents d’enfants sourds de quatre pays francophones. Après une présentation de la méthodologie appliquée dans cette étude, les résultats seront exposés en suivant les composantes de cette typologie. Ils seront suivis d’une discussion.

Méthodologie

9Le point de départ de cette étude était la question de l’engagement des parents francophones dans les services offerts à leur enfant vivant avec une surdité. Cette recherche, effectuée sur 5 ans et financée par le CRSH : 2014-2019, a été menée par une équipe de 7 chercheurs de 5 universités différentes et de disciplines variées (travail social, sociologie, psychologie, linguistique et anthropologie) au Canada, en Belgique, en France et en Suisse. Cette équipe a recueilli, entre autres, les témoignages de 117 parents (52 du Canada, 23 de la France, 15 de la Belgique et 27 de la Suisse) afin de documenter de façon la plus large possible l’expérience des parents dans une démarche empirico-inductive de type ethnographique. Ainsi, en plus des entrevues réalisées auprès des parents, environ 600 heures d’observation participantes ont été réalisé auprès des associations de parents au Canada, en Suisse et en Belgique lors de diverses activités qu’elles ont organisées entre 2014 et 2018 (journées familiales, assemblée générale, ateliers pour les parents, participation à des réunions organisationnelles). Ces parents ont participé à des entretiens semi-directifs, dont les verbatim ont ensuite été découpés en unités de sens. Un premier traitement des données a permis de faire ressortir environ 3 500 unités de sens en 16 thèmes en suivant les principes de base du codage mixte, tel que défini par Mayer et al. (2000), c’est-à-dire en créant a priori des catégories et en en laissant émerger. Les données présentées dans le cadre de cet article sont issues du thème « Appréciation de la place des parents dans les services » qui comptait quelques 331 unités de sens. Elles concernent une diversité de parcours et de profils socio-économiques qu’il est possible de résumer comme suit : les participants rencontrés sont principalement des parents de familles biparentales en emploi avec un niveau scolaire secondaire allant à un niveau universitaire. Ces parents qui ont été interviewés ont été recrutés par le biais d’associations de parents et vivent en France, en Suisse, au Canada et en Belgique. La plupart n’avait que peu ou pas du tout de personnes vivant une surdité dans leur entourage proche lors de l’annonce de la surdité. Les personnes rencontrées individuellement étaient majoritairement des femmes ayant au moins un enfant avec une surdité modérée à profonde. Bien que méthodologiquement ces détails ne permettent pas de faire de croisement entre les postures que nous présentons dans le présent article, il est apparu pertinent de souligner certaines caractéristiques des personnes rencontrées afin de contextualiser les données présentées dans les prochaines pages.

10L’analyse de ces données, regroupées en unités de sens, a été réalisée en ayant le souci de faire ressortir de façon phénoménologique les perceptions et les expériences des parents entendants au regard de la place qu’ils occupent dans les mesures d’accompagnement offertes à leur enfant. C’est à partir d’une catégorisation des émotions vécues et des actions entreprises par les parents qu’ont émergé des positionnements qui sont apparus pertinents pour la compréhension du rapport que les parents entretiennent avec les différents acteurs qui les accompagnent et les soutiennent dans la réadaptation et l’inclusion sociale de leur enfant. Quatre types de postures sont ressortis de l’analyse. Bien entendu, cette typologie doit être prise pour ce qu’elle est : le regroupement d’expériences qui souvent se chevauchent, évoluent, se transforment. Ce qui est ici proposé ne sont pas des types de parents, mais de postures qui sont flexibles et reflètent des réalités en mouvement. La présentation de ces positionnements est réalisée dans cet article à partir d’extraits qui ne sont qu’un petit échantillon du matériel recueilli. Nous avons, pour illustrer la typologie proposée, choisi les témoignages les plus parlants. Ces quatre positionnements ont été élaborés à partir de la perspective subjective des parents, sur la base de la façon dont ils formulent leur rapport aux mesures d’accompagnement.

Les positionnements vécus par les parents

11L’approche ethnographique privilégiée pour réaliser cette étude fait en sorte que les postures présentées dans les prochaines pages cherchent à couvrir le spectre des possibles dans les différents positionnements qui ont été vécus par les parents sans toutefois tenter d’établir des corrélations entre ces idéaux-types et des profils de parents particuliers. Ces idéaux-types révèlent les principaux positionnements des parents au regard des mesures de soutien et des professionnels que nous désignons dans les prochaines pages comme des postures : posture de collaboration, posture d’observance, posture d’expert et posture critique. Elles constituent des pôles plus que des façons d’être et renvoient plutôt à des tendances faites de l’articulation de plusieurs éléments, tendances qui ont été condensées pour rendre l’expérience des parents intelligible.

Posture de collaboration

12La première des postures que nous désirons présenter est celle du parent collaborateur. Les parents ayant une posture collaborative se sentent impliqués dans le processus de décision et ils ont l’impression que leurs compétences dans le processus de réadaptation de leur enfant vivant avec une surdité sont reconnues par les membres de l’équipe. À travers les témoignages, il ressort notamment qu’en devenant les garantes de la transmission de l’information, plusieurs familles prennent une place de relais qui leur donne ainsi l’impression d’être des « acteurs actifs » au sein de l’équipe.

13

« J’ai l’impression que je suis la personne de référence au niveau de toutes les informations. Je transmets des informations de l’un à l’autre, de relais vraiment. J’ai tout le temps ses cahiers de l’une ou l’autre, ou quand il y a quelque chose en particulier qu’on demande de faire, je pense à [nom de l’aide pédagogique] m’a demandé : tu pourrais travailler “sucré, salé”, elle n’a pas l’air de connaître, c’est comme un petit devoir à la maison. »
(3-304-1)

14Des parents ont expliqué que lorsqu’ils étaient pleinement impliqués dans les services, ils travaillaient plus facilement aux côtés des professionnels et se sentaient acceptés dans le processus de décisions concernant leur enfant vivant avec une surdité.

15

« Tout le temps, tout le temps en collaboration. Si on avait dit non à quelque chose, ils auraient accepté notre réponse… ils faisaient toujours certain que ce soit [noms de professionnels] ou qui que ce soit qui a travaillé avec [nom de l’enfant] au cours des années. Ils faisaient sûr de nous impliquer dans toutes les décisions, de nous impliquer dans la planification. »
(11-201a-2)

16

« On a eu de la chance jusque-là, enfin à ce niveau-là (les réunions avec les professionnels) voilà ça se passe bien. Tout le monde s’accorde. Il est tombé sur [nom de l’école], on est très content d’avoir eu cette école parce que le directeur, toutes les maîtresses qu’il a eues, en fait on a travaillé ensemble pour que ça aille mieux pour [nom de l’enfant]. »
(2-704-1)

17Pour pouvoir s’impliquer dans les services, les parents ont donc besoin que leurs compétences dans l’accompagnement de l’enfant soient reconnues au sein de l’équipe. Cette reconnaissance a pour effet un changement d’attitudes qui se traduit, pour certains parents, par une impression qu’il y a engagement mutuel dans la relation avec les professionnels.

18

« Puis ils finissent par travailler avec toi parce qu’ils voient tellement que tu es motivée, puis que tu ne vas pas laisser tomber. »
(12-501-1)

19Pour que cette collaboration fonctionne, les parents ont besoin de ressentir une réciprocité dans leur relation avec les professionnels qui interviennent auprès de leur enfant. Pour qu’ils aient le sentiment d’être à égalité avec les intervenants, cela doit se faire dans une relation où chacun se sent suffisamment à l’aise pour s’exprimer. Cette bonne entente semble, pour certains, garante de la bonne marche des interventions.

20

« Je ne sais pas si j’ai un rôle plus que les autres. On est tous sur le même pied d’égalité, y’a pas non plus personne qui commande. »
(3-309-1)

21

« Intervieweur : Tu perçois ton rôle comment dans les services avec les intervenants ?
Mère : Un autre maillon. Vraiment. Parce qu’eux autres ils sont vraiment comme des maillons, ils se parlent entre eux et ça build quelque chose. Je suis juste un de plus qui est là pour renforcir la chaine parce que je pense que si tu ne travailles pas avec eux, leur travail devient difficile et pénible. »
(12-302-1)

22À travers ces extraits, les familles font ressortir plusieurs facteurs favorisant la collaboration avec les différents intervenants. Elles attendent que les professionnels déploient des moyens pour intensifier leur implication dans les services afin d’optimiser leurs ressources et leurs compétences. En ayant cette posture collaborative, les parents se positionnent comme des membres engagés d’une équipe qui les inclut en travaillant de façon efficace à l’accompagnement de leur enfant. Ils se sentent reconnus et occupant une place importante dans les prises de décisions.

Posture d’observance

23Un autre positionnement a aussi été constaté de la part de parents qui se placent un peu en consommateurs des services offerts par les différentes institutions. Cette posture donne au parent un rôle relativement passif au regard des mesures d’accompagnement ainsi que des professionnels qui sont d’abord et avant tout considérés comme des agents d’information avec lesquels les relations sont bien définies. Ainsi, des parents interviewés ont aussi exprimé l’importance de côtoyer des professionnels disponibles capables de leur donner ces informations et de faire le point sur la situation de leur enfant vivant avec une surdité.

24

« On peut les voir autant qu’on veut (les professionnelles), elles sont disponibles comme c’est des petites classes, voilà. Si on a des questions, ils nous donnent des conseils quand même. »
(2-708-3)

25

« Extraordinaire, on se voit deux fois par année sauf s’il y a un souci, le responsable est très présent, on peut s’écrire des mails toute l’année ou l’appeler il est très disponible, les profs elles sont juste super chou et puis il y a vraiment… les liens sont clairs. »
(4-402-1)

26Manquant de repères dans le domaine de la surdité, plusieurs parents acceptent, sans remettre en question, les solutions proposées par des professionnels qu’ils considèrent comme des experts.

27

« Il y a des spécialistes qui vous conseillent de faire, vous êtes obligé de suivre. S’ils sont là pour vous aider, vous ne pouvez pas dire non. C’est eux qui décident même si c’est mon enfant. C’est assez pour le futur en fait. Ils nous ont expliqué que cela sera vraiment utile pour le futur alors… justement s’il faut prendre une longueur d’avance, on leur fait confiance. »
(4-410-2)

28

« Je suis parent. J’ai envie de dire c’est ça. Je suis ce qui se passe au final. Après j’ai l’impression pour l’instant, il n’y a pas un rôle décisionnel à avoir parce que tout suit son cours. »
(3-307-1)

29Certains des parents rencontrés ont expliqué avoir une telle confiance dans l’expertise et les conseils des intervenants qu’ils se laissaient guider dans les prises de décisions concernant leur enfant vivant avec une surdité.

30

« Au bout d’un moment, on a un peu lâché. Moi, j’avais une confiance aveugle et je l’ai toujours en elle (professionnelle), même si des fois je ne suis pas d’accord avec une approche, je sais qu’elle a un but. Et vu que je vois le résultat, je la laisse faire. Les méthodologies diffèrent des uns et des autres, mais si le résultat est atteint, enfin voilà. Si y’a une finalité, faut laisser faire. »
(2-709-3)

31Des parents cherchent aussi chez les professionnels un soutien émotionnel et vont entretenir de bonnes relations avec ceux-ci s’ils peuvent et veulent prendre le temps de répondre à leurs questionnements ou encore les encourager.

32

« À ce moment-là elle venait chez nous, elle venait papoter avec ma fille et me rassurer moi. On buvait une tasse de café et on discutait de la scolarité, de tout le vécu, des encouragements. En fait ils nous ont beaucoup encouragés, c’était vraiment un soutien. »
(3-304-1)

33

« Il n’y avait pas grande décision à faire, parce qu’on pensait : s’ils sont ici et qu’ils prennent le temps de nous montrer ceci ça veut dire ils care pour vraiment donner le meilleur que tu es capable. »
(11-207-1)

34Bien parce qu’il prenait à chaque fois le temps de nous demander comment ça va, comment vous vous sentez, comment ça se développe chez vous. (3-308-2). Dans cette posture d’observance, les parents se sentent soutenus par les professionnels qui les conseillent, les écoutent et les informent. En prenant cette posture, les parents sont moins impliqués dans le processus décisionnel et font confiance aux compétences des intervenants dans la manière d’intervenir auprès de leur enfant vivant avec une surdité.

Posture d’expert

35Pour de nombreux parents rencontrés, l’expertise parentale est quelque chose d’acquis avec quoi les professionnels doivent composer. Ce sont eux les experts et les mesures de soutien doivent être activées par le parent lui-même selon ses propres conditions. Dans cette situation, des parents prennent la responsabilité d’aller chercher eux-mêmes les ressources et les aides nécessaires pour leur enfant.

36

« Il faut que tu fonces, c’est sûr que si tu ne fonces pas, tu te dis ben là, mon enfant est sourd, j’attends, ça n’ira pas cogner à ta porte (rire). Il faut que tu ailles t’en chercher de l’aide. »
(12-104-1)

37Contrairement à la posture précédente, ces parents prennent la place de l’expert et deviennent une ressource essentielle pour les intervenants concernant leur enfant.

38

« Alors j’y suis allé aussi, je leurs ai donné des trucs parce qu’ils (les professionnels) voulaient que [nom de la fille du parent] après le dîner, ils allaient jouer dehors puis en revenant ils faisaient coucher les enfants, puis elle, elle ne voulait pas. »
(12-105-1)

39

« Bien moi c’est, moi je me suis toujours vue comme la… Comment je pourrais dire ça… C’est moi qui mène le dossier. »
(12-303-1)

40D’autres parents, étant donné leur maîtrise du sujet, se voient comme centralisateurs de l’information concernant leur enfant. Cette façon de faire leur permet d’assurer le suivi auprès des professionnels et de gérer leur vie et celle de leur enfant. Certains vont ainsi pousser leur engagement très loin, tel que l’a fait ce père :

41

« Il y avait des choses que je n’aimais pas à l’école avec l’aîné au début en 3e année, ça fait que j’avais été voir la directrice et je n’avais vraiment pas eu les réponses que je cherchais. Puis quand je suis sortie de là-bas, je me suis dit “ok, je n’ai pas eu ce que je voulais alors vous allez apprendre à me connaitre”. Ça fait que j’y ai été et je me suis mis dans tous les comités à l’école et j’étais dans le visage de la directrice trois fois par semaine. Puis, l’année d’après, la directrice a pris sa retraire, je ne prendrais pas le blâme pour ça (rire), mais probablement que oui. Ça fait que j’ai été impliqué jusqu’à 2 ans passés. J’ai été président du comité de parents, j’ai été président du conseil parental d’appui à l’école, j’ai mis mon nom aux élections du conseil d’éducation, j’ai gagné, j’ai été 4 ans sur le conseil d’éducation du district scolaire. Donc je me suis vraiment mis là-dedans puis j’ai appris beaucoup, puis j’ai appris qu’il y a des budgets spéciaux pour les enfants avec des surdités et des problèmes d’audition. »
(11-201b-2)

42Des parents rencontrés ont même exprimé le fait de se sentir parfois autoritaires concernant certaines prises de décisions ou façons de faire pour leur enfant vivant avec une surdité.

43

« Peut-être que c’est parce que je suis un peu autoritaire, puis c’est parce que je veux ce que je veux puis pour ma fille there’s no limit, puis je ne pense pas que je suis mal accordante, je pense, je pense qu’ils savent ce que je veux, mais je crois que là j’ai eu deux aides enseignantes, puis je crois qu’ils veulent la même chose que moi. »
(11-101-1)

44Dans quelques situations, les familles regrettent que leur parole et leurs connaissances ne soient pas entendues et reconnues par des professionnels, qui considèrent avoir l’expertise et le pouvoir sur le processus décisionnel concernant le futur de l’enfant sourd. Ainsi, certains parents se voient comme les experts ultimes de leur enfant et, dans leur envie de s’engager totalement dans le suivi et les décisions concernant leur enfant, sentent qu’ils doivent s’assurer de l’adéquation entre ce qui est proposé à leur enfant et les besoins de celui-ci.

45

« Parce qu’on est les premiers concernés, on est les parents. En fait, il est hors de question de prendre des décisions sans nous, c’est clair et net. C’est clair et net, c’est clair et net. On a déjà refusé des IRM, des machins, des bidules, parce qu’on estimait que ce n’était pas du tout adapté et ça ne valait pas la peine. […] J’ai des fois l’impression d’être prétentieux dans ce que je raconte, mais on a tellement déjà réfléchi et parlé [mère] et moi que ça vient naturellement. »
(3-305-2)

46La posture d’expert résume une expérience parentale qui peut aller jusqu’à instrumentaliser les mesures de soutien et les professionnels ou, du moins, rendre les parents très exigeants par rapport aux discours et aux recommandations de ceux-ci.

Posture critique

47Le dernier type de positionnement présenté renvoie à une posture réactive de parents qui ne se sentent pas toujours écoutés et qui par conséquent doivent en quelque sorte se battre pour avoir du soutien. Certaines familles rencontrées ont eu l’impression d’être livrées à elles-mêmes.

48

« Moins d’entourage, de soutien, J’étais un peu laissée… […] Pas d’informations en fait sur ce qui se passe… je trouve dommage, mais bon cela aussi, cela dépend des gens, ce n’est pas le système qui fait cela je ne pense pas. »
(4-405-1)

49Des parents de jeunes adultes sourds indiquent se sentir isolés et ne pas être impliqués par les intervenants dans les prises de décisions concernant leur jeune et dans son accompagnement.

50

« Entre eux [professionnels], ils faisaient leurs petites réunions là […] Jamais convié. Cela les dérangeait de ne jamais savoir quelle oreille ils allaient détruire, parce qu’ils allaient la détruire. J’entends mais à un moment donné il fallait l’implanter. Lui il a cru devenir zinzin. Son frangin il a glissé dans le décor mais gravissime. Tout cela ils n’en ont rien à fiche. Il y a une oreille, et qu’il y ait un gamin autour de cette oreille déjà ils n’y pensent pas vraiment mais alors qu’il y ait une famille alors là ! »
(4-415-1)

51Une fois la mise en place de cette prise en charge formelle dans la réadaptation de l’enfant, les professionnels exigeront beaucoup des parents avec un grand nombre de rendez-vous, des exercices à la maison, etc. Cependant, des parents ont expliqué avoir revendiqué leur droit de dire non à des recommandations et de faire des choix qui vont à l’encontre des conseils des professionnels.

52

« Mais j’ai aussi le droit de décider et ils le savent aussi. Par exemple, dernièrement on m’a dit peut-être qu’il faudrait une 3e séance de logo (logopédiste), puis j’ai réfléchi et j’ai dit non, je ne veux pas, ça va être trop. »
(3-304-1)

53À l’inverse, des parents, par l’accumulation des responsabilités en lien avec le suivi de l’enfant vivant avec une surdité et par manque de soutiens, se sentent sursollicités et éprouvent des difficultés à accomplir certaines tâches au point que la situation en devient délicate.

54

« Malheureusement à un moment on avait aussi une place qu’on ne voulait pas. […] les choses étant comme elles sont, l’équipe ne doit pas être énorme à mon avis, il n’y a pas seulement les enfants sourds, ils s’occupent d’autres choses, donc il n’y a pas eu beaucoup de répondants à un certain moment, donc j’ai l’impression qu’on a plus dû nous-mêmes organiser les réunions, appeler les différents intervenants, et moi j’avais souvenir, et [nom de la mère] aussi sûrement, qu’eux étaient là pour un peu coordonner et il y a manqué de coordination à un certain moment. »
(3-305-2)

55Certains parents ont aussi eu le sentiment de ne pas être reconnus dans leurs savoirs et d’être dépossédés de leurs responsabilités.

56

« Puis en tant que parent à l’école on n’a aucun pouvoir, aucun pouvoir. On peut nous dire n’importe quoi. »
(12-105-1)

57

« Et puis pour nous forcer la main sur ce port d’appareillage, elle a fait intervenir un autre médecin sans demander mon avis. Et qui m’a fait une morale comme cela faisait longtemps que je n’avais pas reçu une leçon de morale… Mais vraiment j‘ai trouvé que c’était très, très violent. »
(4-406-3)

58Les familles souhaitent travailler avec les intervenants pour répondre du mieux possible aux besoins de leur enfant. Cependant, certains ont le souvenir de devoir constamment lutter pour des services, des ressources ainsi que pour se faire entendre par les professionnels, mais sans véritable résultat.

59

« Je me suis battue, mais ça ne donnait rien, ils ne voulaient pas. Là, maintenant il est en classe régulière là, mais il va encore où il y a des services plus les orthopédagogues, les orthophonistes, tout le kit qu’il y a à l’école [nom de l’école]. […] À un moment donné, je me suis fâchée, puis l’orthopédagogue qu’il y avait, [nom de la personne] était… Un moment donné, on s’est fâchée, puis on a dit, il est capable là. Je me suis obstinée avec le directeur, j’ai dit le sais qu’il est capable. Tu vas me le mettre dans une classe régulière, ça n’a pas de bon sens, mais là… »
(12-104-1)

60

« Donc on s’est tout de suite dit on va se battre et puis malheureusement on était déjà en opposition avec le système médical puisqu’eux voulaient absolument qu’on interrompe la grossesse donc on s’est tout de suite mis, en fait le fait qu’ils étaient en opposition avec nous, on a voulu, ça nous a encore plus poussés à nous battre. »
(2-703-1)

61La posture critique exprime un certain isolement et des défis pour trouver sa place au sein des mesures d’accompagnement. Malgré cette situation, les parents ne se laissent pas submerger par ces tensions avec les intervenants responsables de les accompagner dans leur choix et vont, par exemple, chercher eux-mêmes de l’information concernant leur enfant.

Le lien de confiance, point de synergie entre les quatre postures

62En tant que parent, apprendre la surdité de son enfant est un événement bouleversant qui vient poser des questions identitaires particulières. Les parents doivent apprivoiser de nouveaux discours et une panoplie d’acteurs experts qui les conseillent et les informent sur les façons dont ils doivent dorénavant voir leur rôle. Dans les différentes entrevues, et quelle que soit la posture que les parents d’enfant vivant avec une surdité prennent vis-à-vis des professionnels, il est question de confiance.

63C’est le cas dans la posture de collaboration, car les parents revendiquent l’importance de la confiance mutuelle entre professionnels et parents : « Qu’on fasse confiance à l’équipe, faut que tu travailles avec l’équipe » (11-209-3). Dans l’observance, ce sont les parents qui font pleinement confiance aux professionnels dans leur statut d’expert et leurs connaissances concernant la surdité.

64

« C’est faire confiance aux personnes, des enseignants itinérants qui viennent pour les malentendants puis les audiologistes, toute faire confiance à cette équipe là pour l’apporter le plus loin possible parce que on ne connait pas ce qu’est un enfant malentendant, c’est quoi ses besoins, c’est comment ça fonctionne, c’est comment ça comprend. »
(11-209-3)

65Dans la posture d’expert, les parents souhaitent que leur expertise soit prise en considération et reconnue par les professionnels, signe d’une réelle marque de confiance de ces derniers.

66

« De donner notre ressenti et de décider en dernier recours. Mais on savait que c’était toujours pour le bien-être de l’enfant […] mais ce centre-là je l’ai déjà remarqué même par rapport à d’autres enfants, c’est que c’est d’abord le bien-être de l’enfant, l’évolution de l’enfant et ça j’adorais quoi. »
(3-312-1)

67Enfin la posture critique est marquée par un manque de confiance de la part des parents pour les professionnels au moment des prises de décisions.

68

« La décision et le choix qu’ils ont fait était le bon, mais j’aurais voulu plus d’arguments à ce moment-là quoi. En fait on a été pris en charge, bien pris en charge et le résultat aujourd’hui il est très satisfaisant, mais j’ai l’impression que je n’étais pas maître du choix quoi. Je crois que je peux parler pour mon mari aussi, on a été un peu dépossédés du choix, même si je crois que sincèrement si on nous avait dit est-ce que vous voulez l’implanter ou pas l’implanter on aurait dit bien sûr qu’on veut l’implanter parce que nous on était plus dans cette philosophie-là, mais quelque part, personne ne nous a jamais vraiment posé la question ou enfin pourquoi telle date, tout s’est vraiment enchaîné. »
(3-313-1)

69La confiance s’exprime de différentes manières dans l’expérience des parents lorsqu’ils témoignent de leur appréciation de la place qu’ils occupent dans les mesures de soutien offerts à leur enfant. Tout d’abord, lorsqu’ils ont le sentiment d’occuper une place d’aidé, c’est l’expertise des professionnels qui inspire de la confiance. Plus on a l’impression que ceux-ci savent où ils s’en vont, qu’ils ont des connaissances que le parent n’a pas, qu’ils sont là pour informer, qu’ils sont disponibles pour répondre aux questions ou encore pour rassurer les parents, plus la confiance est grande. Pour les parents qui ont l’impression d’occuper une place de collaboration, il semble que ce soit la consultation et l’impression d’être au cœur des décisions qui produit de la confiance envers les professionnels. Le parent qui ressent sa place comme expert, comme preneur de décision, veut quant à lui qu’on lui « prouve » que les options proposées sont pour les meilleurs pour son enfant. Le rapport de confiance vient du fait qu’il a l’impression qu’on cherche ce qu’il y a de mieux pour son enfant. Pour le parent critique, la confiance est tributaire de la possibilité de jouer un rôle actif dans les services, de pouvoir reprendre contrôle de son rôle de parent, de ne pas être dépossédé.

Discussion

70Le rapport qu’entretiennent les parents d’un enfant sourd aux mesures d’accompagnement et aux différents professionnels qui gravitent autour de leur enfant est fait de plusieurs composantes qui ne sont pas aisées à synthétiser. Les témoignages des parents rencontrés montrent non seulement une diversité entre les régions ou les pays d’origine des personnes interviewées, leur statut socioéconomique ou encore leur genre, mais aussi une diversité interne : le même parent exprime certaines fois des variations dans son rapport aux mesures d’accompagnement et aux professionnels au fil de sa vie et de l’évolution de sa relation avec son enfant. Bien entendu, ce rapport est aussi variable en fonction des changements dans les mesures d’accompagnement offertes et selon le retrait ou l’arrivée d’autres professionnels.

71Pour les parents s’inscrivant dans une posture de collaboration, nous avons vu que le rôle de transmission de l’information occupe une place centrale. Dans ce contexte, il est important que les parents soient considérés comme les plus à même de transmettre l’information aux différents professionnels qui interviennent auprès de leur enfant (DePompei et Williams, 1994). De plus, pour que cette collaboration fonctionne, un climat serein favorisant l’écoute et l’échange doit être instauré par les différents intervenants afin que les parents puissent trouver leur place et défendre les besoins de leur enfant (Blue-Banning et al., 2004). Les parents adoptant une posture de collaboration ont en effet exprimé que le fait de se sentir impliqués dans l’accompagnement professionnel de leur enfant leur permettait de coopérer pleinement. Ces parents ont des attentes vis-à-vis des professionnels : la reconnaissance de leurs compétences en tant que parents (Pelchat et Lefebvre, 2003), une réciprocité et une égalité dans les échanges (Blue-Banning et al., 2004) et la mise en place, par les professionnels, de moyens favorisant leur implication parentale (Bouchard, 1999). Ce travail en collaboration permet ainsi aux parents d’utiliser et de s’approprier l’ensemble des ressources à leur disposition (Moreau et al., 2005).

72Les parents situés dans une posture d’observance ont un rôle plus passif, mais il est également essentiel pour eux d’avoir des informations claires et pertinentes leur permettant de prendre un certain nombre de décisions (Eleweke et al., 2008). Une grande partie des parents d’enfant vivant avec une surdité se sentent désorientés dans ce nouveau monde qu’est la surdité (Flaherty, 2015). Ce manque de repère incite ces parents à s’en référer entièrement aux professionnels pour prendre des décisions. La confiance que les parents accordent aux intervenants joue ici un rôle fondamental, non seulement dans la prise de décision, mais aussi sur le plan du sentiment de compétence parentale (Mouton et al., 2017). D’autres auteurs ont relevé qu’un professionnel est fiable de par sa capacité à développer de nouvelles compétences et connaissances chez le parent soit concernant la santé de l’enfant soit dans son éducation (Park et Turnbull, 2002). Cependant, pour Pelchat et Lefebvre (2003), ce genre de partenariat entre les parents et les intervenants est unidirectionnel du fait que les parents reconnaissent l’expertise du professionnel et que celle-ci prime sur l’expertise parentale.

73La posture d’expert implique, comme nous l’avons vu, d’anticiper l’intervention des professionnels et de mettre en avant le rôle de parent centralisateur de l’information. L’annonce de la surdité d’un enfant est une situation déroutante pour les familles qui devront apprendre à vivre avec cette différence. Pour y parvenir, les parents chercheront de l’information et essayeront de comprendre ce qui arrive à leur enfant pour pouvoir ensuite se projeter dans l’avenir (Porter et Edirippulige, 2007) à tel point que certains parents se considèrent assez rapidement comme des experts de leur enfant vivant avec une surdité et/ou une ressource pour les intervenants. Bien que la majorité des professionnels reconnaissent l’importance de guider les parents dans le processus d’intervention et dans l’accès à l’information, certains se sentent mal outillés pour leur offrir convenablement du soutien et des ressources (Moeller et al., 2006). La posture d’expert est probablement une réponse à ce malaise. En se montrant proactifs bien avant que le suivi ne débute, certains parents ont tendance à s’approprier ce nouveau monde en s’informant eux-mêmes sur une variété d’aspects reliés à la condition de leur enfant, obligeant ainsi les professionnels à se tenir au courant des différents développements dans leur champ professionnel (Pelchat et al., 2008). Pour Bouchard et al. (1996), cette autodétermination corrobore chez ces parents l’idée qu’il est de leur responsabilité de décider de leur rôle et de la façon dont ils souhaitent s’engager dans les services. En prenant pleinement la responsabilité de leur enfant, les parents revendiquent un partage des pouvoirs, ce qui peut créer un malaise chez certains intervenants (Pelchat et Lefebvre, 2003). La relation de ces parents avec les professionnels semble donc se situer dans un rapport de pouvoir, chacun considérant sa propre expertise comme primant sur celle de l’autre (Lavigne, 2006).

74Enfin, les parents adoptant une posture critique expriment le sentiment de ne pas être soutenus par les intervenants et évoquent un lien de confiance rompu ou inexistant. Dans un premier temps, il faut rappeler que l’annonce du diagnostic de surdité de l’enfant est une grande source de stress pour les parents. Par conséquent, ils ont besoin de soutien et de ressources pour pouvoir s’adapter à cette nouvelle réalité à laquelle ils sont confrontés (Schilling et Schinke, 1984). Toutefois, si les professionnels reconnaissent l’importance d’impliquer les parents, ils ont parfois des difficultés à appliquer ce principe dans la pratique (Inger et Dromi, 2010). Certains parents se sentent submergés par les tâches éducatives et de soins qui leur incombent en lien avec la surdité de leur enfant (Gardou, 1996). Leur témoignage rejoint les propos de Pelchat et Lefebvre (2003), qui constatent que les familles ont parfois des difficultés à réaliser certaines tâches, autrefois effectuées par des professionnels, notamment par manque de soutien de la part de ces derniers. D’après Hummelinck et Pollock (2005), lorsque les savoirs des parents sont pris en considération par les professionnels, ils ont alors l’impression de maîtriser la situation. Malheureusement, certains témoignages recueillis révèlent plusieurs défis quant à la reconnaissance de ces savoirs : les parents se sentent déresponsabilisés par le fonctionnement de certains services, et ils ont besoin de collaborer avec les professionnels (Park et Turnbul, 2002) mais ont le sentiment de devoir se battre pour faire reconnaître leur point de vue. La posture critique permet cependant aussi aux parents de se montrer proactifs dans la recherche d’informations (Porter et Edirippulige, 2007) et de se positionner en refusant certaines interventions. Les relations entre le parent ayant une posture critique et les professionnels sont complexes, car les recommandations et les conseils formulés par ces derniers ne sont plus utilisés par les familles comme des outils pour favoriser la réadaptation et l’inclusion sociale des enfants sourds.

75Quel que soit le type de posture, le positionnement des parents entretient un rapport dialectique avec la capacité des systèmes experts à inspirer de la confiance : reconnaître la posture du parent, c’est respecter son cheminement, son processus de redéfinition. Pour Pelchat et al. (2008), « la relation de confiance basée sur l’ouverture et la collaboration est essentielle pour favoriser l’implication des parents et maximiser leur processus d’adaptation » (p. 115). Comme nous l’avons vu, les parents d’enfant sourd sont engagés, bien malgré eux, dans un processus de transformation de leur vision de la parentalité qui se redéfinit à l’aune de la surdité ; processus qui n’est possible que dans un rapport étroit de confiance avec ceux qui aident le parent à s’adapter à sa nouvelle réalité.

Vers une resocialisation ?

76L’apport de la réflexion de l’étude des positionnements chez les parents ayant un enfant sourd soulève, sur le plan théorique, d’intéressantes questions, dont certaines renvoient à des processus de socialisation fondamentaux. Effectivement, le travail d’ajustement qu’implique la naissance d’un enfant sourd est souvent très profond pour le parent qui doit apprendre à communiquer avec son enfant pour pouvoir jouer son rôle de façon adéquate. Lorsque le langage est en cause et qu’il doit y avoir une adaptation sur ce plan fondamental, il est raisonnable de croire que les parents d’enfant sourd sont confrontés à une forme de « resocialisation » (Berger et Luckmann, 2006), c’est-à-dire à une transformation radicale de la façon de percevoir et de vivre la parentalité. Or, les pères de la notion de socialisation avaient très bien identifié que, pour qu’il y ait resocialisation, il doit y avoir un « lien affectif », une « identification profonde » aux agents de socialisation qui vont produire de nouvelles « structures de plausibilité » (Berger et Luckmann, 2006). En d’autres mots, cela signifie que les parents devront revisiter ce qu’ils croient être un bon parent, conception apprise dans l’expérience de leur propre rapport à leurs parents. Ceux qui vont amener cette transformation doivent être prêts à affronter des attitudes très variables de la part des parents allant, comme nous l’avons vu, de l’observance à la résistance. La resocialisation sous-jacente à l’engagement des parents dans les différentes mesures de soutien mis en place pour leur enfant implique donc un lien de confiance qui se crée à partir d’un accord commun quant à la place qu’occupe chacun des acteurs dans la nouvelle structure de plausibilité. Les conditions de possibilité de la parentalité se déplacent, elles s’organisent autour de la question de la capacité du parent à jouer son rôle d’agent de socialisation primaire à travers une réappropriation de l’outil et de l’objet de cette socialisation, c’est-à-dire le langage. Les parents doivent apprendre à communiquer avec leur enfant, eux qui avaient prévu l’inverse… Ceux qui détiennent les clés de cet apprentissage ne sont ni des proches, ni des gens choisis parce qu’ils sont des exemples que le parent veut donner à son enfant : ce sont de purs inconnus au sens fort du terme. Non seulement se sont des étrangers qui entrent en relation avec la famille, mais ce sont également des individus exerçant des professions dont les parents ignoraient même, jusqu’à tout récemment, l’existence. Or, ces nouveaux acteurs suggèrent et parfois exigent des parents qu’ils révisent complètement leur conception de ce qu’est un bon parent. L’accompagnement que les professionnels offrent aux parents dans leur cheminement se doit de respecter leur posture et de comprendre que celle-ci puisse changer, évoluer et se transformer au fil du processus d’intériorisation des nouvelles formes et modalités de leur parentalité. Pour ce faire, les professionnels ont besoin d’être soutenus et outillés pour se situer au mieux dans cette dialectique et favoriser ainsi un développement optimal de l’enfant sourd. La typologie développée et proposée dans cet article, nous l’espérons, peut offrir aux professionnels du milieu une grille de lecture des réactions des parents qui les aidera à construire une relation de confiance solide avec les parents permettant à ces derniers une révision de leur parentalité qui soit respectueuse de leur cheminement, de leurs choix et de leurs décisions concernant leur enfant.

Conclusion

77Le présent article a proposé une réflexion sur quatre positionnements adoptés par les parents dans la reconfiguration qu’ils opèrent dans leur identité parentale en dialogue avec les mesures de soutien et les professionnels qu’ils côtoient en lien avec la surdité de leur enfant. Ces quatre positions sont des idéaux-types et ne résument pas l’ensemble des positionnements que peuvent adopter les parents, mais constituent plutôt une façon de se définir, ou se redéfinir, au regard des interactions qu’ils entretiennent avec les différents acteurs qui offrent du soutien à leur enfant sourd et de la capacité de ces derniers à tisser avec eux une relation de confiance. Le pari de cette réflexion était de partir du point de vue subjectif des parents afin d’explorer comment ils construisent un rapport d’observance, de collaboration, d’expertise ou critique avec les différents acteurs qui offrent de l’aide à leur enfant sourd. Ces différents rapports, documentés à l’aide d’entrevues semi-dirigées menées auprès de 117 parents francophones de 4 pays différents et de données ethnographiques, ont permis d’explorer comment la trajectoire d’engagement des parents dans les mesures de soutien pour leur enfant sourd contribue à la redéfinition de leur identité en tant que parents et leur conception de ce qui est « bien » pour leur enfant vivant avec une surdité.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : Collaboration, Surdité, Engagement, Soutien, Parentalité, Professionnels

Mise en ligne 02/06/2021

https://doi.org/10.3917/nresi.090.0159

Notes

  • [1]
    Au Canada, chaque province est responsable de son programme. Au Québec, par exemple, le programme n’est pas rendu systématique pour les maternités, mais il est offert à tous les nouveau-nés admissibles au régime d’assurance maladie, et qui naissent dans la province, comme est offerte la participation au programme de dépistage auditif à tous les parents de nouveau-né admissibles nés au Québec, sur la base d’un consentement libre et éclairé (MSSS, 2019). En Suisse, le dépistage n’est pas systématique, mais un programme, créé en 2000 a cependant considérablement fait augmenter le nombre de dépistages dans le pays. On peut relever également qu’à Genève, cinq années après la mise en place du programme, l’âge de réadaptation par un appareil acoustique est passé de 48 mois à un peu moins de 21 mois (Guyot, Cao-Nguyen, 2009). En Belgique, les organisations sont distinctes entre la Communauté flamande et la fédération Wallonie-Bruxelles. Au sein de la fédération Wallonie-Bruxelles, la mise en place d’un programme est effective depuis 2006, date avant laquelle n’existaient que des initiatives locales. L’organisation dudit programme est coordonnée via les services de maternité (hôpitaux), l’adhésion à un protocole se fait sur une base volontaire. À titre d’illustration, au début de l’année 2013, 43 des 46 hôpitaux disposant d’un service de maternité avaient choisi d’organiser le dépistage de la surdité, tel que prévu dans le protocole de la FWB (Vos, Van den Bril, Levêque, 2014, p. 11). Le dépistage de la surdité permanente néonatale est mis en place dans les maternités en France par l’arrêté du 23 avril 2012. Généralisé en 2014, il vise une prise en charge des familles dès la naissance du nouveau-né <https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexteArticle.do;jsessionid=6C4B0E1CA8192C1469194FAF16FBC89F.tplgfr34s_3 ?idArticle=JORFARTI000025794972&cidTexte=JORFTEXT000025794966&dateTexte=29990101&categorieLien=id)>.
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