Notes
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[1]
Les étapes d’une démarche de PSI incluent : a) une analyse globale et écosystémique des besoins du jeune (Bronfenbrenner, 2005), b) une priorisation et une planification des objectifs et actions à réaliser, c) la mise en œuvre du plan et sa coordination, d) la révision du plan, soit l’évaluation du processus et des résultats de l’action et e) la fin de la prise en charge de la situation par l’ÉIJ.
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[2]
Ce code d’identification informe qu’il s’agit de participants coordonnateurs (Co) interrogés dans le cadre du troisième focus group (Fg3) réalisé.
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[3]
Rappelons que les acteurs du scolaire se sont davantage prononcés sur les controverses entourant les rapports entre partenaires professionnels.
1La collaboration intersectorielle pour répondre aux besoins multiples de jeunes en difficulté est mise de l’avant dans le domaine de la santé et des services sociaux. Nombre de prescrits politiques incitent les professionnels de tous secteurs à travailler ensemble dans ces situations complexes (MSSS, 2017). Toutefois, au Québec, les résultats d’évaluation de la mise en œuvre de l’entente de complémentarité entre le réseau de la santé et des services sociaux et le réseau de l’éducation montrent que les défis perdurent et que des efforts substantiels doivent encore être déployés afin de répondre aux besoins des jeunes dont les situations sont complexes (Tétreault et al., 2012).
2Un mécanisme de coordination intersectorielle promu par le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS, 2017) est ainsi implanté depuis 2003 dans plusieurs régions du Québec : les Équipes intervention jeunesse (ÉIJ). Ces ÉIJ sont rattachées aux Centres intégrés de santé et de services sociaux (CISSS). Ainsi, lorsque les organisations ne parviennent pas à offrir une réponse optimale aux besoins multiples de certains jeunes, une ÉIJ, coordonnée par un médiateur partenarial, mobilise et soutient les organisations partenaires et les parents dans l’analyse des complexités en jeu et des besoins et dans la recherche et la mise en œuvre de solutions ajustées à la situation particulière du jeune. La démarche de collaboration intersectorielle privilégiée, celle du Plan de services individualisé (PSI), inclut donc diverses étapes à réaliser avec le jeune, ses parents et les différents partenaires impliqués (Lemay et al., 2007 ; Lemay, Lambert, Bouchard et Lamontagne, 2017) [1].
3La démarche privilégiée au sein des ÉIJ renvoie à la pratique de médiation partenariale. Le concept de médiation est compris, non pas comme une simple technique de gestion des conflits (Lemay, Dallaire et Ricard, 2015), mais comme une conception des relations sociales où les acteurs font appel à un acteur externe « au lieu de laisser libre cours aux intérêts divergents qui souvent aboutissent à des impasses ou à des solutions déséquilibrées ou inéquitables » (Touzard, 1999, p. 66). Au sein des ÉIJ, les acteurs poursuivent un intérêt commun centré sur le bien-être du jeune. Ils négocient l’action à mener et, ce faisant, la co-élaborent. Ils s’engagent à résoudre les problèmes ou à exposer les controverses en jeu et à coconstruire des solutions novatrices adaptées aux situations particulières des jeunes et familles concernés (Lemay et al., 2015). Le terme controverse fait ici référence au fait de mettre à plat les positions et arguments divergents des acteurs (parents ou professionnels) sur une situation donnée en faisant ressortir les sources de ces divergences, qu’elles soient de l’ordre des idées, des valeurs, des intérêts ou des philosophies d’intervention par exemple (Callon et al., 1999). Cela constitue d’ailleurs une étape clé d’une démarche collaborative permettant l’innovation ou l’atteinte d’un but commun (Bilodeau et Potvin, 2016 ; Callon et al., 1999).
4Plusieurs écrits portent sur la collaboration intersectorielle ; elle est envisagée ici en tant que processus dans lequel des acteurs, intéressés ou interdépendants, partagent des ressources, négocient et interagissent, créent des structures et des règles plus ou moins formelles, et ce, afin de réaliser un but commun (Thompson, Perry et Miller, 2007). Dans notre contexte, elle renvoie à une action collective négociée dans le but de soutenir la réponse aux besoins des jeunes dont la situation est complexe. Or, l’apport des nombreux écrits disponibles pour comprendre les dynamiques au cœur des collaborations entre les secteurs de l’éducation et de la santé et des services sociaux dans les situations de jeunes en difficulté se résume surtout à l’identification des facilitateurs et des obstacles potentiels. C’est notamment ce que mettent en lumière de récentes recensions des écrits au sujet des jeunes en situation de placement en vertu de la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ) (Marion, 2018) ainsi que des jeunes en situation de réintégration scolaire à la suite d’une hospitalisation en pédopsychiatrie (Tougas, Rassy, Frenette-Bergeron et Marcil, 2019).
5Des écrits montrent que des conditions d’ordre sociopolitique, telles que les lois et politiques et leurs réformes, peuvent faire obstacle à la mise en œuvre de pratiques collaboratives. Par exemple, l’étude de Dufour, Lessard et Chamberland (2014) s’intéresse à la mise en œuvre de pratiques de collaboration entre les services sociaux jeunesse de première et deuxième lignes, et montre que les conditions suivantes peuvent nuire à l’implantation de pratiques collaboratives : 1) la création d’une nouvelle structure organisationnelle (ex. : la fusion d’établissements) ; 2) les changements fréquents dans les politiques et au niveau des priorités, lesquels engendrent une réassignation des ressources professionnelles et financières. Un autre obstacle réside dans la détermination de cibles de performance au sein des milieux de pratique, lesquelles, selon les situations, dictent ni plus ni moins la fenêtre de temps dont les partenaires disposent pour collaborer. À titre d’exemple, l’objectif de réduire la durée des hospitalisations peut limiter la capacité des partenaires scolaires à anticiper le congé d’un jeune et à collaborer pour faciliter sa réintégration scolaire (Tisdale, 2014).
6Des obstacles de nature organisationnelle nuisent aussi à la collaboration, dont le manque de ressources humaines, la charge élevée de travail ou les demandes administratives (Darlington, Feeney et Rixon, 2005 ; Dufour et al., 2014 ; Mclean, 2012 ; Tisdale, 2014). Ces contraintes laissent moins de temps aux travailleurs sociaux pour créer des liens, collaborer et soutenir d’autres intervenants dans leurs interventions auprès des jeunes en difficulté (McLean, 2012). Par exemple, le sentiment de surcharge lié à l’accroissement des besoins des élèves en matière de santé mentale, ainsi que des attentes élevées de leur organisation peuvent dissuader les partenaires scolaires de collaborer avec ceux de la santé (Tisdale, 2014). D’autres études indiquent que la structure rigide de l’environnement scolaire laisse peu de place à la collaboration entourant la mise en œuvre d’accommodements visant à répondre aux besoins d’élèves présentant des problèmes de santé mentale (Preyde, Parekh, Warne, et Heintzman, 2017).
7Enfin, des enjeux associés aux identités professionnelles font obstacle à la mise en œuvre de pratiques collaboratives, dont des divergences relatives à la priorisation des besoins des jeunes (Darlington et al., 2005) ou à la définition du problème (Garstka, Lieberman, Biggs, Thompson et Levy, 2014). Notamment, les différences de vision, et de philosophie ou de méthode d’intervention associées aux troubles du comportement, nuisent à la collaboration (Mclean, 2012). Dans un contexte de réintégration scolaire, les visions des besoins du jeune divergent : les soins et services offerts pendant l’hospitalisation et les recommandations formulées lors du congé offrent une réponse superficielle aux besoins scolaires du jeune, ces derniers étant jugés non-prioritaires par l’équipe médicale (Rager, 2013). À cette réalité s’ajoute le manque de connaissances du personnel scolaire au regard de la santé mentale des élèves, ce qui peut générer des attentes irréalistes à l’égard des partenaires (Preyde et al., 2017 ; Tisdale, 2014).
8En somme, bien que nombre d’obstacles à la collaboration aient été identifiés dans les écrits, cet angle nous apparaît limité, car il ne rend pas compte de la complexité de la collaboration intersectorielle, notamment de la source des enjeux ou des contraintes à un moment précis de son développement. Il importe de s’intéresser non seulement aux obstacles, mais également aux conditions qui assurent la qualité de cette collaboration. Cet article propose donc d’approfondir l’une de ces conditions, soit la mise à plat des controverses, laquelle constitue une condition essentielle au développement optimal des partenariats (Bilodeau et Potvin, 2016).
Le cadre théorique de la recherche
9La recherche s’appuie sur un cadre interdisciplinaire (Lemay, 2009), inspiré de la théorie de la structuration de l’action et de la conception du pouvoir chez Giddens (1987) et Hindess, 1996). Ce cadre considère : 1) les actions déployées par les acteurs, 2) les raisons formulées pour expliquer ces actions, 3) les conditions du contexte qui structurent ces actions, 4) les conséquences, intentionnelles ou non, de ces actions et 5) les raisons formulées pour expliquer ces conséquences. Le modèle de l’action en partenariat de Bilodeau, Galarneau, Fournier et Potvin (2011) enrichit ce cadre par l’analyse des six dimensions de conditions qui assurent la qualité et le caractère innovant du processus de partenariat : 1) la couverture des perspectives sur la question d’intérêt, 2) la mobilisation des acteurs à l’étape des choix stratégiques et non seulement opérationnels, 3) le positionnement des acteurs dans un rôle de négociation et d’influence, dépassant la consultation, 4) l’engagement des acteurs stratégiques et névralgiques en vertu de la finalité visée, 5) l’égalisation des rapports de pouvoir entre les acteurs et 6) la co-construction de l’action. Cette perspective implique la mise à plat des controverses, lesquelles renvoient aux positions ou arguments divergents des acteurs (parents ou professionnels) sur une situation donnée (Bilodeau et Potvin, 2016) afin d’en faire ressortir l’essentiel (ex. : intérêts, idées, philosophie, valeurs). Cet angle permet une compréhension fine des rapports entre partenaires.
10Au regard de ce cadre, l’article répond à la question suivante : Quelles sont les controverses vécues au sein des rapports de collaboration entre des acteurs du réseau de l’éducation, de la santé et des services sociaux et des parents de jeunes vivant des problématiques multiples et complexes ?
La méthodologie
11L’exploration des principales controverses vécues au sein des pratiques interréseaux constitue l’un des 4 volets d’une recherche portant plus largement sur l’analyse et la promotion des pratiques de médiation partenariale dans le champ de l’action intersectorielle auprès des jeunes qui vivent des problèmes multiples et complexes (Lemay, Jasmin et Ricard, 2015-2019). Ce volet, qui a émergé des préoccupations d’acteurs stratégiques du réseau de la santé et des services sociaux et de celui l’éducation, aborde notamment le thème des controverses.
12Soixante-deux personnes œuvrant dans neuf régions du Québec ont été interrogées. L’échantillon est diversifié sur trois plans : 1) le statut des personnes (gestionnaires et professionnels des différents réseaux (n=23), médiateurs partenariaux et responsables d’ÉIJ (n=38), représentant d’association de parents (n=1), 2) les disciplines (ex. : travailleurs sociaux, psychoéducateurs, enseignants, psychologues, conseillers en adaptation scolaire) et 3) les secteurs d’activités (ex. : scolaire, santé, services sociaux, petite enfance, association de parents).
13Les collectes de données ont été réalisées entre les mois d’octobre 2016 et d’octobre 2018, par le biais de deux méthodes : 1) un questionnaire en ligne construit par le biais de l’outil de sondage en ligne Lime Survey (Version 2.00+) et administré à l’été 2017 (n=28); et 2) neuf entretiens de groupe, trois par année, ont été réalisés en octobre 2016, 2017 et 2018 (n=34).
14Les entretiens de groupe ont été enregistrés et retranscrits intégralement. Les verbatim d’entretien ainsi que les données qualitatives issues du questionnaire ont été codifiés à l’aide du logiciel QDA Miner et ont fait l’objet d’une analyse de contenu. La démarche analytique est mixte, à la fois déductive et inductive (Miles et Huberman, 2003) ; des allers-retours ont donc été réalisés entre les données et les principaux concepts du cadre théorique. L’identification des controverses a nécessité de multiples lectures des données afin de relever les positionnements des divers acteurs. La restitution des résultats auprès des participants a été réalisée de façon continue, ce qui a permis de valider l’interprétation des données.
Résultats : les controverses entre des acteurs de l’éducation et de la santé et des services sociaux
15Trois domaines de controverses émergent de l’analyse des résultats de cette étude, selon que la situation concerne les jeunes, les parents ou le partenariat. Cependant, les résultats présentés dans le cadre de cet article rendent compte des controverses concernant deux situations, celle des jeunes et celle des parents. De plus, l’analyse permet de constater que les médiateurs partenariaux qui accompagnent l’ensemble des acteurs (parents et professionnels des deux réseaux) se sont davantage prononcés sur ces deux situations que les participants du milieu scolaire ; ces derniers ont plutôt soulevé les controverses relatives aux situations de partenariat, lesquelles feront l’objet d’une autre publication. Enfin, il faut souligner que le parent est parfois objet de controverses entre les professionnels (section parents), mais il est aussi parent partenaire ayant des positions divergentes de celles des professionnels eu égard à la situation de leur enfant (section jeunes) ou du partenariat. Le tableau 1 résume la nature des controverses en fonction de la personne au cœur de la situation (jeune ou parent).
Tableau 1 : Nature des controverses entre les acteurs
Controverses sur les jeunes | Compréhension du jeune et de sa problématique Vision des besoins du jeune et attentes de fonctionnement Pratiques évaluatives entourant le diagnostic du jeune Pratiques centrées sur la médication Pratiques individualisées auprès des jeunes Décisions relatives à la scolarisation du jeune |
Controverses sur les parents | Vision de la réalité des parents et jugements à leur égard Attribution de responsabilités aux parents face aux problèmes rencontrés Inclusion / participation des parents dans l’intervention et la collaboration Approche et attentes à l’égard des parents |
Tableau 1 : Nature des controverses entre les acteurs
Les controverses entourant les jeunes
16Les controverses entourant les jeunes sont regroupées en six catégories. Premièrement, on relève des positions divergentes autour de la compréhension de la problématique du jeune ou « de ce qu’il y a en dessous du comportement » (CoFg3) [2]. Ce manque de compréhension commune pose problème, puisque des visions différentes conduisent à des choix d’intervention différents, lesquels ont parfois des impacts négatifs sur le jeune : « quand on travaille en trouble du comportement ou on travaille au niveau des TSA [Trouble du spectre de l’autisme], c’est pas du tout la même façon d’faire. On [peut] provoquer des crises, pis faut vraiment y’aller de façon très politique pour amener ça au personnel scolaire » (CoFg6). Selon plusieurs participants, la méconnaissance des « problématiques » ou « pathologies » des jeunes expliquerait ces divergences. Par exemple, pour des enfants d’âge primaire, il semble que les acteurs du milieu scolaire interprètent certains comportements comme un « trouble du comportement » : le jeune « veut contrôler, il est violent […], vu comme dangereux […] comme un agresseur […] ». On cite aussi le cas d’un jeune ayant un problème de dépression, vu comme celui qui ne « veut pas se mobiliser, qui est paresseux, qui [ne] s’met pas à la tâche » (CoFg3). Du côté du Réseau de la santé et des services sociaux (RSSS), ces comportements sont compris comme des « manifestations » d’autres « problématiques » : « moi, j’ai l’image de l’enfant [de] 6 ou 7 ans qui démontre des signes [ou problèmes] d’attachement […] ou un TSA ou une DI [déficience intellectuelle] » (CoFg6).
17La vision des besoins du jeune et les attentes à son égard nuisant au développement d’une intervention concertée sont aussi à la source d’une controverse : « on ne s’entend pas sur la détermination des besoins du jeune » (ÉijP31). Des positions divergentes coexistent entre « les attentes des parents face à leur jeune, et les attentes du scolaire face au jeune » (CoFg2) ainsi qu’entre celles des partenaires des deux réseaux. Selon des acteurs du RSSS, l’école a parfois des attentes irréalistes en termes d’apprentissage, alors qu’il faudrait surtout selon eux considérer les besoins globaux du jeune et y aller par étapes, plutôt que de faire « faire des apprentissages à un enfant qui n’est pas rendu là » (CoFg2). Du côté du RSSS, on parle ainsi de jeunes et non d’élèves, ce qui révèlent des lectures différentes de la réalité : « la lunette du milieu scolaire diffère beaucoup de la lunette psychosociale » (CoFg3). À ce propos, des acteurs du RSSS mentionnent que du côté de l’école « les mesures adaptatives sont parfois difficiles à comprendre, parce que leur mission c’est l’éducation » (CoFg3).
18Les pratiques évaluatives entourant le diagnostic du jeune sont également source de controverses. Des points de vue divergent sur le délai d’émission du diagnostic, l’absence de diagnostic ou le refus du médecin de diagnostiquer. Selon les répondants, ces situations posent problème quand le diagnostic est requis pour accéder aux services spécialisés de la commission scolaire ainsi qu’à certains services du RSSS. On cite le cas d’un jeune référé pour un trouble de l’attachement et dont l’évaluation, réalisée par le pédopsychiatre, infirme le diagnostic attendu du milieu scolaire et ne permet pas l’obtention de la cote requise pour accéder à des ressources spécialisées.
19Sans diagnostic, les intervenants scolaires ont le sentiment de se retrouver seuls, sans moyens, devant de grands besoins : « si [on] n’arrive pas à avoir une cote […] on est pognés [bloqués] avec le jeune, pis on n’a pas de services, pis on [ne] sait pas quoi faire » (CoFg3). Or, du côté médical, on juge parfois qu’il est « trop tôt pour émettre le diagnostic » (CoFg2), qu’il ne faut « pas stigmatiser un enfant [en bas âge] » (CoFg5) ou tout simplement que le jeune ne rencontre pas les critères de diagnostic établis en santé. La méconnaissance des critères respectifs semble par ailleurs exacerber le problème : « le pédopsy, l’avoir su, là, pour un point de fonctionnement… j’pense qu’y aurait triché un peu […], mais vu qu’on [ne] connaît pas les critères des deux côtés, on arrive avec des choses comme ça, [un écart] d’un point » (CoFg2). En tel cas, il arrive que l’école demande de modifier la cote pour obtenir un service. Or, du point de vue des professionnels de la santé, modifier leur « évaluation » pose un problème éthique (CoFg6).
20Les divergences de vision et le manque de compréhension commune en regard de la problématique ou du diagnostic émis, posent problème lorsqu’il est question d’interventions. Citons l’exemple où d’un côté l’école fait face à des comportements « extrêmes » qu’elle n’arrive pas à gérer. Elle conclut : « c’est de l’anxiété, c’est pour ça qu’y a le trouble du comportement […] ». Selon ce participant, « les écoles sont vites sur la gachette, ça c’est de la santé mentale, faites vite faites de quoi » (CoFg3). De l’autre côté, le pédopsychiatre conclut plutôt à un trouble du comportement et non à un problème de santé mentale et soutient : « il faut que vous mainteniez le cap pour changer le comportement » (CoFg4). Il en résulte « des divergences importantes […] quand tous les symptômes constatés [par l’école] étaient plus de l’ordre de la santé mentale » (CoFg5). Faute d’explications, il arrive que l’école maintienne sa vision et mette en place des interventions plus ou moins adaptées : « quand [le diagnostic du médecin] n’est pas bien expliqué, en particulier pour les diagnostics qui peuvent être attendus par le milieu scolaire, nous on [les] a vu continuer de prétendre que c’était ça […]. Probablement que s’il y avait eu plus d’explications, [l’école] aurait pu passer à autre chose » (CoFg5).
21La prescription de médication, voire les moyens de traiter les problèmes des jeunes, est aussi source de controverses. Selon certains, l’école met de l’avant la médication : « eux autres, c’est la pharmacologie qui va venir en aide » (CoFg3). Notamment, dans les cas de trouble déficitaire de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDA/H), la médication devient parfois conditionnelle au maintien du jeune à l’école : « parfois, le retour à l’école était refusé sans médication pour le jeune » (CoFg4). Les réalités varient selon les régions, mais certains notent une « augmentation » marquée des demandes d’évaluation liées à la médication :
« Chez nous, on parle beaucoup d’la médicalisation des problèmes sociaux. Pis c’qu’on observe, notamment en santé mentale […] en pareille date, l’an passé, on a eu 100 demandes de plus pis c’est principalement des références médicales, pis, quand tu creuses un peu plus, c’est l’école qu’y’a d’mandé aux parents d’aller voir le médecin Tsé, tu t’dis “Y’a que’que chose à réfléchir autour de ça”.
23D’autres proposeraient plutôt une intervention centrée sur le comportement : « les pédopsychiatres disent aux parents pis à l’intervenant qui est dans le bureau, c’est comportemental, on [ne] règle pas ça avec des pilules » (CoFg3). Une troisième position émerge du constat suivant : « des jeunes reçoivent malheureusement une médication sans analyse psychosociale [et ils] sont dirigés [et] traités très rapidement, sans faire un portrait global » (CoFg3). Des acteurs des services sociaux privilégient ainsi une approche bio-psycho-sociale.
24La mise en place de pratiques individualisées à l’école constitue une autre source de controverse. D’un côté, le RSSS est plutôt centré sur le « travail en individuel » (CoFg3) et les acteurs du milieu scolaire, préoccupés par la prise en compte des besoins collectifs. L’école en tant que milieu de vie, doit aussi tenir compte des impacts des mesures individuelles sur les autres élèves. Ainsi, le RSSS demande du « sur mesure » pour répondre aux besoins particuliers de certains jeunes et se confronte à ce que certains appellent la « rigidité » du milieu scolaire. D’autres aussi, « qui travaillent à la défense des droits en ont lourd sur ce qu’ils cumulent comme constats [sur] comment les écoles s’adaptent difficilement aux besoins des enfants […] c’est un irritant qui a toujours existé, là, mais c’est des controverses et des divergences qui demeurent » (CoFg3). Par exemple, quand il s’agit de « réintégrer un jeune en milieu d’année […] il se passe plusieurs semaines, surtout quand il a un profil atypique » (CoFg1). Notamment dans les cas d’agressivité physique, il est difficile pour les acteurs du milieu scolaire « d’adapter leur milieu ou leurs façons de faire à une personne, parce que y’ont peur que ça ait un impact sur les autres […] pis j’peux la comprendre aussi, de gérer les besoins individuels versus la sécurité collective » (CoFg3). D’autres demandes confrontent plutôt l’école à sa mission éducative. On cite le cas d’un jeune exclu de l’école et dont l’objectif pour le RSSS consiste davantage à le réintégrer socialement qu’à le scolariser, en lui offrant un horaire sur mesure, centré sur ses champs d‘intérêts, afin de faire diminuer son anxiété. Cette requête crée des divergences avec les partenaires scolaires qui ont la « volonté de donner le plus qu’y peuvent au niveau des apprentissages, pis des fois le jeune y’est tellement pas là » (CoFg4).
25Enfin, soulignons qu’une importante controverse entre parents, milieu scolaire et partenaires du RSSS concerne les mesures de renvoi et de scolarisation à domicile des jeunes. Ces décisions de l’école posent problème du fait de leurs impacts majeurs sur les jeunes, les parents et leur famille et sur le lien de confiance entre l’école et les parents. De l’avis de certains, la situation est alarmante : « [à l’ÉIJ], on voit vraiment juste la pointe d’la complexité. Souvent, quand ça arrive à nous, [les jeunes] sont presque toujours en compromission scolaire. Chez nous, [ils] sont presque tous non scolarisés, ou scolarisés à domicile plutôt […] mais sans orientation scolaire » (CoFg5). Sont cités en exemple des problèmes de scolarisation récurrents pour les « enfants de plus de 5 ans, sans évaluation, peu connus du réseau et retirés après quelques semaines » (CoFg8) ou encore pour les « jeunes ayant un TSA, suspendus pour de longues durées et non scolarisés » (CoFg7). Un écrit entièrement consacré à cette controverse examine les raisons « pour lesquelles le milieu scolaire se retrouve dans l’impuissance d’agir et opte pour diverses formes d’exclusion scolaire, que ce soit le renvoi, l’exclusion temporaire ou la non-scolarisation de certains jeunes » (Lemay, Noël, Jasmin, Vinet, Ricard, Lambert (sous presse, à paraître en 2021). Parmi ces raisons, figurent le manque de soutien de la part des partenaires externes.
Les controverses entourant les parents
26Les quatre sources de controverses soulevées ici et relevées surtout par les médiateurs partenariaux [3], ont trait à la vision de la réalité des parents et aux jugements qui en découlent, à l’attribution de responsabilités aux parents face aux difficultés du jeune, à leur participation à l’intervention ou à la concertation et aux attentes à leur égard.
27Une première controverse entre les acteurs du RSSS et du milieu scolaire renvoie au manque de vision commune sur la réalité des parents des jeunes en difficulté. Il en résulte des préjugés défavorables et « beaucoup d’jugements […] à l’endroit des parents par rapport à leur situation, sociale, économique, personnelle et familiale » (CoFg6). Plusieurs parents « se sentent jugés négativement […] par l’enseignante, par la direction » et peu « entendus, [ni] considérés dans leur expérience avec leur enfant » (CoFg6). Ces jugements affectent en retour leur sentiment de compétence et le lien de confiance avec l’école : « souvent […] y m’disent qu’y se sentent toujours inadéquats » face à leur jeune (CoFg2). On souligne la difficulté pour les partenaires scolaires d’adopter une vision globale de la situation, notamment parce qu’ils sont « centrés sur l’enfant » (ÉijP29), ou ont peu de communication avec les parents et de connaissances sur leur réalité : « [L’école], n’ayant qu’un côté de la situation, là, y’interviennent pas à la maison, y’voient pas tout l’ensemble de la situation, y voient juste le portrait du jeune » (CoFg2). L’école perçoit aussi des parents qui adoptent dès le départ, une forme de résistance : ils s’opposent, protègent leur enfant ou revendiquent ses droits. Ce participant traduit leur point de vue : « On a des parents qu’y’en ont bavé à l’école, […] dans leurs têtes à eux, c’est “Moi, mon enfant [ne] vivra pas ça à l’école”, […] la controverse est […] l’enfant-roi aussi, qui fait que mon enfant a droit à ci, à ça » (CoFg5).
28Une vision négative des parents est d’ailleurs à la source d’une autre controverse, soit l’attribution de la responsabilité par rapport aux problèmes du jeune. Par exemple, dans des cas d’agressions physiques commises par un jeune : « les parents sont stigmatisés, vus comme des parents qui ont un enfant qui est un monstre que personne veut » (CoFg4). Un lien de causalité suivant est rapidement établi entre le problème du jeune et le parent « qui ne fait pas sa job » (CoFg3). On assiste parfois à un rapport de blâme mutuel en situation d’impuissance : « souvent, les milieux scolaires vont blâmer les parents, les parents vont blâmer l’milieu scolaire […] ; [ils] sont à court de moyens […] c’est flagrant de voir l’impuissance […] et le blâme vient facilement » (CoFg5). Les réactions des parents s’amplifient si la centration de l’école porte sur « ce qui ne marche pas » (CoFg3).
29Une troisième controverse concerne les divergences de vision sur la participation des parents à l’intervention ou à la concertation. La « mise à l’écart des parents ayant des limites » (ÉijP29) ou leur non-inclusion en général se manifeste, par exemple, sur le plan des communications avec l’école en regard du suivi de l’intervention concernant le jeune : « j’ai des parents qui disent tsé y [école] [ne]nous rappellent même pas, y se sentent pas considérés comme parents partenaires » (CoFg2). On souligne des cas où l’école communique avec les intervenants en protection de la jeunesse plutôt qu’avec les parents, lors du suivi de jeunes en difficulté : « y’avait toujours, c’est ça, le réflexe de mettre les parents un peu d’côté ou [qu’ils ne] soient pas interpellés » (CoFg5). Les communications et suivis réalisés en marge des parents sont vues comme « un obstacle majeur au niveau du lien d’confiance » (CoFg5). L’absence des parents aux rencontres de plan d’intervention scolaire est aussi dénoncée par des partenaires du RSSS : « y’a beaucoup d’rencontres, souvent […] pour faire des plans d’action par l’école, mais en l’absence de parents » (CoFg5). De l’avis de ce participant, « quand on commence à faire des plans d’action en l’absence des parents pis on les rencontre pour leur présenter, c’est comme si […] finalement, on décide des objectifs pour eux » (CoFg5). Les parents de leur côté ne se sentent pas reconnus et évoquent que l’école fait des interventions avec lesquelles ils ne sont pas en accord. De telles situations, incluant le fait de ne pas considérer les parents comme experts de leur enfant, nuisent « à la prise de pouvoir des parents » (CoFg2) et creusent un écart entre eux et l’école et « ne favorisent pas le lien de confiance » (CoFg5).
30Une autre controverse porte sur l’approche et les attentes de l’école face aux parents. Des participants du RSSS déplorent le fait que des parents aient parfois le sentiment d’être pris en « otage », craignent les conséquences s’ils ne se conforment pas aux requêtes de l’école : « le milieu scolaire, c’est assez hermétique, […] l’enseignant va un peu dicter la conduite qui devrait être prise […] le parent se dit : si [je n’] adhère pas aux recommandations de l’école, mon enfant va en subir les contrecoups » (CoFg2). On constate aussi des positions divergentes quant à cette approche directive. L’école s’attend à ce que « tous les parents soient à un niveau » (CoFg2). Les acteurs du RSSS, quant à eux, soulignent qu’il ne s’agit pas d’un manque de volonté mais plutôt de capacités : « l’école a des attentes irréalistes avec des familles […] y s’disent tout l’temps “si les parents faisaient ça” » (CoFg5). Ces exigences créent « des frictions souvent avec les intervenants qui eux voient tout l’avancement du parent : l’école [ne] le voit pas ou trouve que ça [ne] va pas assez vite » (CoFg2).
Discussion
31Cet article rend compte de certains résultats d’une étude portant sur les controverses vécues entre les partenaires de l’éducation et de la santé et des services sociaux impliqués auprès des jeunes vivant des problématiques multiples et complexes et de leur famille. Plus spécifiquement, il expose une panoplie de controverses entourant la situation des jeunes ou celle des parents, et davantage soulevées par les médiateurs partenariaux.
32Aborder les obstacles à la collaboration intersectorielle sous l’angle des controverses et depuis la perspective d’une diversité d’acteurs est original et fort pertinent. Cette centration permet de conserver l’essence des obstacles tout en les situant dans leur contexte ; elle dépasse la simple description et rend compte de la complexité des situations. Cet article par le fait qu’il nomme les controverses et leurs sources contribue à la reconnaissance de ces dernières par les acteurs. En effet, bien que plusieurs controverses soient identifiées dans le cadre de cette recherche, elles ne sont pas forcément mises à plat au quotidien. Or, l’identification des controverses constitue l’une des conditions essentielles à la qualité et à l’efficacité des partenariats (Bilodeau et Potvin, 2016). Une avenue prometteuse pour l’enrichissement de la recherche et de la pratique de collaboration consiste dès lors à s’intéresser aux capacités d’analyse des controverses des acteurs, à la coconstruction de compromis et de solutions ainsi qu’aux enjeux relatifs à la mise en œuvre de ces solutions.
33Certaines controverses entourant les jeunes ou les parents sont discutées au regard de la recension des écrits et de nos résultats. Concernant les jeunes, on constate que les controverses reflètent des visions divergentes des problèmes. Or, lorsque les acteurs échangent sur leur vision respective, ils parviennent à se comprendre. Ce constat montre la nécessité d’avoir des espaces communs pour partager les différentes visions avant que la situation ne se cristallise et que chacun demeure convaincu de son hypothèse. Ces espaces peuvent être relatifs à des pratiques communes, des formations conjointes ou des projets pilotes brisant les frontières sectorielles (Darlington et al., 2005).
34Nos constats sur les divergences de compréhension entourant les problématiques des jeunes rejoignent ceux d’autres études (Gartska et al., 2014 ; Mclean, 2012), ayant soulevé les obstacles liés aux différences de philosophie ou de méthodes d’intervention associées aux troubles du comportement. Nos résultats incitent à se pencher sur la compréhension, par différents acteurs, des manifestations des problématiques ou conditions particulières des jeunes dans différents contextes (école, maison, etc.), ainsi que sur la connaissance et prise en compte de ces contextes pour la mise en œuvre d’interventions ajustées aux besoins des jeunes (ex. pratiques individualisées). Il importe de réaffirmer l’importance de se doter de repères communs (référents théoriques, approches) afin d’appréhender toute la complexité des situations rencontrées et de développer ensemble une compréhension globale des besoins des jeunes et de leur famille. Cette compréhension globale et commune des partenaires doit s’appuyer sur une vision bio-psycho-sociale des problématiques des jeunes. L’Organisation mondiale de la santé abonde en ce sens : « la science moderne permet de penser que les troubles mentaux et du comportement pourraient être dus à la fois aux effets de la génétique et de l’environnement ou, en d’autres termes, à l’interaction de la biologie avec des facteurs psychologiques et sociaux » (OMS, 2001, p. 1).
35Les divergences entourant les besoins des jeunes ou leur priorisation ont aussi été soulevées dans la littérature (Darlington et al., 2005). Notre étude fait état plus particulièrement des divergences d’attentes eu égard au fonctionnement du jeune à l’école et des divers positionnements des partenaires (ex. : apprentissages scolaires, socialisation). De telles divergences ont par ailleurs été soulevées dans les cas spécifiques de jeunes en situation de placement (Marion, 2018). Ces constats interrogent la vision et la capacité de l’école à se situer en tant que milieu de vie inclusif dans un contexte d’intervention auprès de jeunes présentant des problématiques complexes et celle du milieu de la santé et des services sociaux à penser des solutions collectives adaptées au milieu scolaire. Enfin, on constate que les controverses entourant le diagnostic du jeune et la médication sont encore bien présentes, voire récurrentes. Face à l’absence de prestation de services aux jeunes en difficulté sans diagnostic, et au risque de voir leur situation s’aggraver, il importe de se recentrer sur les besoins plutôt que les diagnostics et de mettre en œuvre différents paliers d’intervention, comme le propose le modèle de services collaboratif Réponse à l’intervention (RAI). Ce dernier permet d’agir plus tôt auprès d’un plus grand nombre d’élèves en difficulté ou à risque et incluant : la prévention universelle, l’intervention ciblée et l’intervention individualisée (Hughes et Dexter, 2011).
36Concernant les controverses entourant les parents, force est de constater que leur réalité est souvent méconnue de certains collaborateurs, qu’ils font l’objet de jugements négatifs et qu’on leur attribue parfois la responsabilité face aux problèmes de leur enfant. Nos résultats montrent que les attributions formulées à leur égard semblent liées à une méconnaissance de leur réalité par certains professionnels. Il importe donc de s’attarder aux explications réductrices récurrentes, d’en comprendre les raisons et de sensibiliser les partenaires aux réalités familiales complexes de ces jeunes et aux impacts de telles attributions causales sur la collaboration avec ces parents. En ce sens, l’intervention de médiation partenariale proposée dans le contexte des ÉIJ offre un espace de dialogue entre professionnels et parents, permet à ces derniers de partager leur réalité et vision et d’être entendus et favorise le développement d’une vision globale et commune du jeune et du contexte familial.
37Nos résultats portant sur les controverses relatives à l’inclusion des parents dans les interventions ou les collaborations rejoignent ceux d’autres études réalisées en milieu scolaire et ayant montré différents obstacles à leur implication : la remise en question des capacités parentales (Marion, 2018), les représentations négatives du milieu scolaire (Larose et al., 2006), les inégalités de participation offertes aux parents en situation de vulnérabilité ou dont le jeune présente une problématique complexe (Payet, 2007), ou encore, les relations de type maître-élève établies avec les parents, auxquels des enseignants attribuent un rôle de spectateurs (Lesur, 2011). Leur mise à l’écart ou non-inclusion dans le suivi de leur enfant ou au sein des collaborations illustre le déséquilibre des pouvoirs qui caractérise leurs rapports avec les partenaires professionnels.
38Cette position serait en tension avec celle d’intervenants plutôt enclins à adopter une posture d’accompagnateur où le parent est davantage considéré comme premier responsable de son enfant et à revendiquer une véritable place pour eux au sein de l’école (Lesur, 2011). Nos constats comme ceux d’autres auteurs montrent la mise en œuvre de pratiques visant à obtenir un certain consentement parental face à des choix, interventions ou pratiques préétablis (Deshayes, Payet, Pelhate et Rufin, 2018). Ils montrent la nécessité de sensibiliser les différents acteurs, notamment ceux du milieu scolaire, à l’importance de la participation des parents qui demeurent les premiers responsables du développement, de la sécurité et du bien-être de leur enfant. Ils doivent être des partenaires privilégiés dans une démarche collective qui met au centre la réponse aux besoins de leur enfant. Cette volonté doit se traduire par une responsabilité collective qui consiste d’une part, à consacrer les ressources requises pour implanter et soutenir les collaborations intersectorielles et d’autre part, à mettre en place toutes les conditions favorables à la participation maximale des jeunes et des parents.
Conclusion : forces, limites et perspectives futures
39Cette étude se distingue d’abord par son objet centré sur les pratiques intersectorielles analysées sous l’angle des controverses entre les acteurs impliqués auprès des jeunes qui vivent des problèmes multiples et complexes. Les principales forces incluent également la pertinence des cadres théoriques utilisés. D’une part, la théorie de la structuration de l’action (Giddens, 1987) permet une analyse des dimensions subjectives et objectives des pratiques (contexte, actions, rationalisations des acteurs, conséquences et attributions causales) et d’autre part, le modèle d’action en partenariat (Bilodeau et al., 2011) ouvre sur une analyse plus fine des controverses et du positionnement des acteurs dans un rôle de négociation et d’influence. Tant l’approche théorique qui sous-tend l’analyse, qu’une méthodologie qualitative permettant de documenter le phénomène du point de vue même des acteurs, se sont avérées des stratégies fort pertinentes pour rendre compte des réalités vécues sur le terrain. Bien que certains résultats rejoignent en partie des enjeux déjà soulevés dans la littérature, ils innovent par la mise en relief du positionnement des acteurs et des solutions innovantes implantées pour résoudre quelques controverses.
40En dépit des avancées réalisées pour nommer et résoudre certaines controverses, force est de constater que plusieurs perdurent en pratique. Comment contrer de telles récurrences ? Une réflexion collective s’impose pour développer ensemble une conscience non seulement des conditions qui engendrent les controverses, mais également, de leurs conséquences non intentionnelles (Giddens, 1987) sur la qualité et l’efficacité des interventions auprès des jeunes en difficulté et de leur famille. Il importe de soutenir les acteurs à reconnaitre, nommer et résoudre les controverses vécues au sein de leurs rapports partenariaux, tout en reconnaissant la richesse de leurs différences et leur complémentarité. Sur ce plan et particulièrement pour la réponse aux besoins des jeunes présentant des problématiques complexes, le mécanisme de coordination intersectorielle ÉIJ implanté dans plusieurs régions du Québec joue un rôle important. Ce mécanisme de coordination intersectorielle est souvent interpellé dans les situations de controverses vécues sur le terrain. La démarche collective de médiation partenariale proposée alors permet la résolution collective de multiples controverses et le développement d’offres de services permettant de répondre de façon optimale aux besoins multiples des jeunes concernés. L’ÉIJ constitue une réponse québécoise novatrice pour résoudre les problèmes d’accessibilité, de discontinuité ou de complémentarité des services pour les jeunes en difficultés et leur famille. Au sein des ÉIJ, les partenaires situent leur analyse à deux niveaux ; ils portent un regard réflexif tant sur les problématiques individuelles, familiales ou sociales des jeunes référés, que sur les problématiques reliées au partenariat ou à l’organisation des services. En ce sens, la plupart des controverses soulevées dans le cadre de cette étude ont été identifiées et nommées par les acteurs et elles ont fait l’objet d’échanges entre les professionnels et les parents au sein de ces ÉIJ. Forts de notre expérience, mais aussi des limites de cette étude, les pistes suivantes nous semblent pertinentes pour orienter la recherche. Premièrement, dans cette étude spécifique, la parole des parents est rapportée surtout par les médiateurs partenariaux qui côtoient les parents et les professionnels dans un contexte partenarial difficile. Il serait intéressant de croiser ces données avec celles d’une étude antérieure que nous avons réalisée et qui rend compte du point de vue des parents sur leur expérience vécue en contexte de collaboration intersectorielle, et analysée sous l’angle de leur pouvoir d’agir (Lemay, 2012). Deuxièmement, il importe de continuer à documenter et approfondir l’analyse des controverses dans des contextes variés de collaboration intersectorielle de façon à dégager les controverses transversales et récurrentes et à documenter les processus de co-construction de compromis et de solutions en vue de les résoudre. Enfin, sur le plan méthodologique, il importe de questionner plus finement chaque controverse afin de bien identifier les divers positionnements des acteurs et de rendre plus explicites les éléments qui orientent leur position respective (expériences, connaissances, valeurs, etc.).
41Pour assurer la qualité et l’efficacité des interventions en réponse aux besoins multiples des jeunes en difficulté, la consolidation des compétences des acteurs à collaborer est requise ; une voie en ce sens consiste à investir dans la formation. Au cours des dernières décennies, plusieurs référentiels et outils se sont développés sur ce plan. Par exemple, le Référentiel national de compétences en matière d’interprofessionnalisme développé par le Consortium pancanadien pour l’interprofessionnalisme en santé (CPIS) met en avant six domaines de compétence à développer pour relever le défi de cette collaboration, incluant la résolution des conflits interprofessionnels (CPIS, 2010). Nos résultats renvoient au sens large, à ce domaine de compétence.
42Pour terminer, dans un contexte de collaboration intersectorielle, les controverses semblent inévitables en raison de la multiplicité des acteurs impliqués. Notre étude constitue une avancée sur le plan de l’identification des controverses au sein des pratiques entre les partenaires de l’éducation et de la santé et des services sociaux impliqués dans le soutien aux jeunes qui présentent des problèmes multiples et complexes et à leur famille et propose de s’attarder notamment en amont et par de multiples mécanismes, à la résolution de ces dernières.
Références
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Mots-clés éditeurs : Controverses, Services de santé et services sociaux, Collaboration intersectorielle, Complexité, Éducation, Besoins multiples, Conflits, Jeunes en difficulté
Date de mise en ligne : 02/06/2021
https://doi.org/10.3917/nresi.090.0111Notes
-
[1]
Les étapes d’une démarche de PSI incluent : a) une analyse globale et écosystémique des besoins du jeune (Bronfenbrenner, 2005), b) une priorisation et une planification des objectifs et actions à réaliser, c) la mise en œuvre du plan et sa coordination, d) la révision du plan, soit l’évaluation du processus et des résultats de l’action et e) la fin de la prise en charge de la situation par l’ÉIJ.
-
[2]
Ce code d’identification informe qu’il s’agit de participants coordonnateurs (Co) interrogés dans le cadre du troisième focus group (Fg3) réalisé.
-
[3]
Rappelons que les acteurs du scolaire se sont davantage prononcés sur les controverses entourant les rapports entre partenaires professionnels.