1 Classiquement, comme l’indique Ravaud (1990), l’intégration des personnes en situation de handicap dans nos sociétés se heurte à deux types d’obstacles :
- des barrières matérielles : liées à l’aménagement de l’espace social ; elles constituent des obstacles objectifs qui prennent la forme d’un « désavantage social » (CIH, OMS, 1980) ou de « restrictions de participation » (CIF, OMS, 2001) par le biais par exemple d’un environnement défavorable ;
- des barrières psycho-sociologiques : ce sont des obstacles plus subjectifs se manifestant, d’une part, lors de la confrontation individuelle entre celui qui est réputé déficient ou incapable et l’autre qui est valide, d’autre part, au niveau de la participation sociale générale, à travers un certain nombre de résistances dans l’application des textes tendant à favoriser l’intégration, voire l’inclusion.
3 Si le champ des pratiques sociales et technologiques s’attaque au premier type d’obstacles, le second par son caractère irrationnel, apparaît beaucoup plus difficile à expliquer et à surmonter. Ce caractère irrationnel est lié aux représentations sociales que les différents acteurs sociaux portent vis-à-vis du handicap. De nombreux scientifiques, tel que Jodelet, s’accordent pour définir la représentation comme « une forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social » (1997, p. 36). Parmi les expressions de la représentation sociale figure l’attitude, qui sera le centre de notre intérêt. L’attitude peut être définie comme une prise de position par rapport à un objet. Selon Eagly et Chaiken (1993), la notion d’attitude réfère à une tendance psychologique individuelle à réagir de façon favorable (attitude positive) ou défavorable (attitude négative) envers une entité attitudinale. Elle comporte trois composantes en interaction : la composante cognitive (croyances et savoirs), la composante affective (sentiments et émotions) et la composante comportementale (la prédisposition à agir).
4 Or, concernant les personnes en situation de handicap, les attitudes négatives à leur égard constituent une forme de maltraitance psychologique, produisant par là-même une barrière à leur intégration. La présente étude s’inscrit dans ce cadre. Elle porte sur les attitudes vis-à-vis de l’intégration scolaire exprimées par les deux partenaires en contact direct à l’école, les enfants en situation de handicap et leurs pairs valides.
De la stigmatisation à la maltraitance psychologique
5 Le sociologue américain Erving Goffman (1975) a montré que parmi les freins à l’intégration des personnes en situation de handicap figure l’existence d’une vision sociale négative envers eux qu’il a appelée la stigmatisation. Selon lui, la stigmatisation d’un individu intervient lorsqu’il présente une variante relative par rapport aux modèles offerts par son proche environnement, un attribut singulier qui modifie ses relations avec autrui et en vient à le disqualifier en situation d’interaction. Il y a donc stigmate lorsqu’il existe un désaccord entre l’identité sociale réelle d’un individu, ce qu’il est, et son identité sociale virtuelle, ce qu’il devrait être. Le stigmate prend naissance non pas des caractéristiques du stigmatisé, mais des attitudes des autres à son égard. Il est le produit des interactions sociales, dites « contacts mixtes » où les stigmatisés et les « normaux » partagent la même situation sociale. Au cours de ces interactions, les individus « normaux » utiliseraient des procédures de « dégradation statutaire » pour faire passer les individus affligés d’un stigmate à un état d’infériorité sociale. Goffman montre que lorsque le stigmate est visible, comme dans le cas du handicap physique caractérisant les participants de notre étude, il est classé dans la catégorie des « monstruosités du corps » et les stigmatisés sont souvent discrédités.
6 En termes plus récents, il est légitime de penser que cette stigmatisation constitue une violence morale infligée à l’encontre des personnes en situation de handicap et relève d’une forme de maltraitance psychologique. La notion de la maltraitance psychologique a été introduite pour la première fois par Hilary Brown au Conseil de l’Europe en 2002 dans un rapport portant sur La protection des adultes et enfants handicapés contre les abus. En 2014, l’Association américaine de psychologie (APA) a considéré que la maltraitance psychologique peut se manifester de diverses manières : l’intimidation, l’usage de la terreur, le contrôle coercitif, les insultes sévères, les menaces, l’abus d’autorité, l’humiliation, le chantage, l’évitement et/ou l’isolement. Elle constitue la forme la plus répandue de maltraitance subie par les enfants. Ses effets sur la santé mentale seraient semblables, voire plus graves, à ceux de la maltraitance physique ou de l’abus sexuel. Les enfants qui ont été maltraités psychologiquement seraient généralement susceptibles de souffrir de troubles d’anxiété, de dépression, de symptômes de stress post-traumatique et d’un risque suicidaire. Par ailleurs, les statistiques montrent que le risque encouru par les enfants en situation de handicap d’être maltraité est trois fois supérieur à celui de leurs pairs valides (Sullivan et Knutson, 2000). La question qu’on se pose : quelles sont les manifestations attitudinales de la maltraitance psychologique infligée par les élèves valides à leurs pairs en situation de handicap dans des écoles ordinaires ?
Les objectifs idéalistes de l’inclusion scolaire
7 Le parcours de l’inclusion scolaire des enfants en situation de handicap a bien actuellement le vent en poupe. En Tunisie, il a été introduit officiellement en 2008 (OTDDH, 2018) et, comme dans les pays occidentaux, un nombre croissant de parents y ont adhéré. Leur motif principal serait l’augmentation des possibilités de contact social pour l’enfant. Ils espèrent que leurs enfants peuvent établir des relations positives avec les pairs valides. Ils partageraient ainsi la vision idéaliste sous-tendant l’inclusion scolaire considérant que le simple contact entre handicapés et valides améliore leur connaissance réciproque et entraîne par la même réduction des craintes, tolérance et compréhension (Koster et al., 2010 ; Gardou, 2014).
8 Mais ces attentes doivent être nuancées quand elles sont mises à l’épreuve de la réalité, car tout dépend du caractère positif ou négatif des expériences d’interaction. L’école ordinaire peut constituer un puissant médiateur au développement social de l’enfant en situation de handicap. Mais encore faut-il que cette médiation se produise et dans le bon sens. C’est dire que l’enfant doit pouvoir assumer sa place particulière en classe sans s’épuiser dans l’effort d’adaptation qui lui est demandé, effort dépassant sans doute et de loin celui de ses pairs valides, moins soumis à la nécessité de compenser des manques originels ou/et de se poser dans leurs relations, égaux mais différents. Encore faut-il que sa présence parmi les autres enfants valides ne fasse pas 1’objet de rejet ou n’entraîne une insupportable dévalorisation dont les effets psychiquement déstabilisants pourraient être redoutés, entrainant la perpétuation de leur aliénation.
L’étude des interactions sociales entre les élèves dans les écoles inclusives
9 Le stigmate lié au handicap est considéré comme l’obstacle le plus important à la participation sociale des personnes en situation de handicap. Il peut se manifester, entre autres, par des croyances et des attitudes négatives à l’égard du handicap (Harma et al., 2014). Pour illustrer ce problème nous résumerons brièvement ci-dessous quelques recherches particulièrement significatives quant à 1’effet de l’intégration scolaire sur les élèves ordinaires.
10 Plusieurs recherches ont montré que des élèves en situation de handicap de différents types, trouvent difficile de s’intégrer en classe ordinaire : difficulté de se faire des amis, de participer aux jeux spontanés des autres enfants valides. Tamm et Perwitz (2001) indiquent que, dans des situations où des élèves en cours préparatoire ou en 2e année de l’école primaire doivent choisir des partenaires pour des jeux en classe ou à l’extérieur, les pairs valides sont choisis plus fréquemment que les enfants en situation de handicap, et ceci dans les deux types de situations. Koster et al. (2010) ont montré que les élèves (de la 1re à la 3e année) en situation de handicap dans les écoles primaires néerlandaises régulières présentent majoritairement un degré satisfaisant de participation sociale. Toutefois, ils ont un nombre beaucoup plus faible d’amis et sont moins souvent membres d’un sous-groupe cohésif que leurs pairs valides. En outre, ils ont moins d’interactions avec leurs camarades de classe et sont moins acceptés que les élèves valides.
11 D’autres recherches (Frostad et Jan Pijl, 2007 ; Nowicki, 2006) ont évalué le statut social des élèves en situation de handicap scolarisés dans des écoles ordinaires en utilisant une échelle sociométrique à trois niveaux : isolé, rejeté ou populaire. Les résultats convergent pour montrer que les élèves en situation de handicap sont moins populaires et ont tendance à être le plus souvent rejetés par leurs pairs valides, sans pour autant être isolés. Le type de handicap que présente l’enfant joue aussi un rôle : les enfants en situation de handicap mental sont les plus susceptibles de subir du rejet voire de l’exclusion que ceux en situation de handicap physique. Mais de façon générale, les élèves ont des attitudes plus négatives envers leurs pairs en situation de handicap qu’envers leurs pairs valides (Nowicki, 2006). Quel en serait alors l’impact ?
12 Dans une revue sur la question, Koster et al. (2010) ont indiqué que les enfants en situation de handicap scolarisés dans des écoles ordinaires sont relativement conscients de leur statut social vis-à-vis de leurs pairs valides. L’expérience de la ségrégation au cours des premières années scolaires semble menacer directement le développement social des enfants. Ils manquent de contacts avec leurs pairs, ne développent pas d’habiletés sociales adaptées à leur âge et peuvent développer un concept de soi négatif. Ceci peut conduire à des problèmes d’externalisation s’exprimant surtout par l’agressivité, mais aussi des problèmes d’internalisation tels que l’anxiété. Les études ont révélé que les élèves en situation de handicap ont tendance à détenir des positions sociales séparées dans la classe au fil du temps, ce qui implique que le phénomène d’isolement reste assez stable chez eux.
13 L’objectif de la présente étude est double. Il s’agit d’étudier, d’une part, les attitudes des élèves non handicapés (dits valides) envers leurs camarades en situation de handicap moteur et, d’autre part, les attitudes de ces derniers vis-à-vis des élèves valides et leur degré de conscience de leur propre statut social. Au regard des résultats de recherches qui viennent d’être évoqués, deux hypothèses principales sont testées. Tout d’abord, nous postulons que les élèves valides devraient avoir des attitudes négatives envers leurs camarades en situation de handicap (Hypothèse 1). Nous supposons ensuite que les enfants en situation de handicap sont conscients de leur statut social au sein du groupe des pairs à l’école (Hypothèse 2) et en réaction, ils auraient tendance à manifester des attitudes de retrait social (Hypothèse 3).
Méthodologie
Participants
14 Il s’agit de 287 enfants tunisiens scolarisés dans des écoles primaires publiques inclusives situées dans les banlieues de la capitale Tunis. Cet échantillon est choisi au hasard. Il est composé de deux groupes contrastés : 230 élèves valides âgés de 8 à 12 ans et 57 élèves en situation de handicap moteur âgés de 9 à 14 ans. La déficience motrice que présentent ces enfants peut être classée dans la catégorie des paralysies cérébrales. Mais il faut souligner aussi que ces enfants ne sont atteints d’aucune déficience intellectuelle ou langagière associée.
Instruments
15 Nous avons utilisé deux questionnaires composés chacun de 8 questions fermées. L’un est adressé aux élèves valides et l’autre aux enfants en situation de handicap. Pour chaque question présentée, trois choix de réponses sont possibles et le sujet est appelé à choisir l’une d’elles, librement. Les questionnaires sont adressés à chaque sujet individuellement et oralement en langue dialectale tunisienne.
Résultats et discussion
16 Nous avons calculé les fréquences des réponses à chaque question, converties en pourcentages.
Les attitudes des élèves valides
Tableau 1 : Les résultats des enfants valides en %
Questions | Réponses en % | ||
1. Est-ce que vous aimez jouer avec les enfants handicapés ? | Beaucoup 32,26 % | Peu 38,71 % | Pas du tout 29,03 % |
2. Est-ce que vous aimez étudier avec des enfants handicapés ? | Beaucoup 21,77 % | Peu 33,21 % | Pas du tout 45,02 % |
3. Est-ce que vous avez des amis handicapés ? | Beaucoup 6,45 % | Peu 32,25 % | Pas du tout 61,3 % |
4. Est-ce que vous aimez vous asseoir en classe à côté d’un enfant handicapé ? | Beaucoup 35,48 % | Peu 32,26 % | Pas du tout 35,48 % |
5. Est-ce que vos parents vous interdisent de jouer avec des enfants handicapés ? | Beaucoup 3,26 % | Peu 93,48 % | Pas du tout 3,26 % |
6. Est-ce que vous trouvez des difficultés à communiquer avec des enfants handicapés ? | Beaucoup 25,81 % | Peu 48,38 % | Pas du tout 25,81 % |
7. Est-ce que vous aimez les enfants handicapés par : | Pitié 58,07 % | Plaisir 35,48 % | Obligation 6,45 % |
8. Quel est le caractère des enfants handicapés ? | Calme et sage 48,31 % | Discret et triste 38,71 % | Gai et agité 12,98 % |
Tableau 1 : Les résultats des enfants valides en %
17 Près du tiers des enfants valides de notre échantillon restent absolument opposés à ce que leurs pairs en situation de handicap fréquentent la même école qu’eux et s’assoient près d’eux sur le même banc dans la classe. Ils refusent également de jouer avec eux. De même, près du tiers des enfants valides n’a établi aucun lien d’amitié avec des pairs en situation de handicap. Ceci indique l’existence d’une tendance chez ces écoliers à rejeter leurs pairs en situation de handicap moteur. Cette attitude défavorable est encore plus marquée lorsque la majorité des enfants valides annoncent qu’ils rencontrent des difficultés à communiquer avec leurs pairs en situation de handicap. Il est évident que la difficulté de communication ne provient pas des enfants en situation de handicap car ils ne sont atteints d’aucune déficience mentale ou langagière, mais plutôt des enfants valides. Elle exprimerait une forme de rejet à leur égard et/ou un blocage psychologique à établir des contacts avec eux.
18 Toutefois, il existe aussi des attitudes favorables : près du tiers des élèves valides aiment beaucoup jouer avec leurs pairs en situation de handicap et partager avec eux le même banc ; de même le quart d’entre eux aime beaucoup étudier avec eux et ne trouvent aucune difficulté à communiquer avec eux. Ces résultats suggèrent que les enfants en situation de handicap ne sont pas totalement isolés, mais plutôt confrontés à des attitudes contrastées, entre acceptation et rejet. Ceci est en accord avec les résultats rapportés par les chercheurs concernant les enfants occidentaux intégrés dans des écoles régulières.
19 Mais l’attitude négative manifestée par les enfants tunisiens à l’égard de leurs pairs en situation de handicap est de loin plus marquée que celle qui est observée chez des enfants occidentaux. En effet, plus de la moitié des enfants valides déclare n’avoir fait amitié avec aucun enfant en situation de handicap. Ceci contraste avec les résultats obtenus dans d’autres études, telle que celle de Tamm et Prellwitz (2001) menée au Suède. Selon eux, la plupart des enfants âgés de 6 à 8 ans ont une attitude favorable vis-à-vis des enfants se déplaçant en chaise roulante : bien qu’ils soient moins choisis, ils sont accueillis volontiers dans les jeux et sont souvent susceptibles d’être considérés comme des amis.
20 Ces différences renvoient à des facteurs culturels, car les attitudes des enfants sont la conséquence d’un processus de socialisation, à la fois explicite et implicite, véhiculé par les autres membres de la société, notamment les adultes (parents et enseignants), mais aussi les mass médias. Dans ce cadre, nous constatons que la quasi-totalité des enfants valides de notre échantillon déclare que leurs parents leur interdisent, mais un peu seulement, de jouer avec les enfants en situation de handicap. Il s’agit dans leur déclaration d’un peu d’interdiction parce qu’ils sont probablement conscients de la non conformité de cette interdiction parentale au discours officiel en faveur de l’intégration des personnes en situation de handicap. Ils auraient ainsi adopté massivement le terme peu car cette formulation serait politiquement correcte aussi bien pour l’autorité parentale que pour l’autorité institutionnelle.
21 Les enfants ont manifesté principalement deux types d’attitudes à l’égard du caractère des enfants en situation de handicap : le premier, majoritaire, leur attribue les caractères de calme et sage alors que le second leur attribue les caractères discret et triste. Ces résultats paraissent en accord avec les observations de Henri et Paicheler, menées au début des années 1980 (citées par Beaufils, 1990), à propos des personnes se déplaçant en fauteuil roulant. Les attributs calme et sage seraient le corollaire d’une personne contrôlée et intelligente ; dans ce cas, l’enfant en situation de handicap moteur est vu comme étant le principal responsable de sa réussite sociale, voire le seul responsable de son sort et n’aurait donc pas forcément besoin d’aide. En revanche, les attributs discret et triste seraient synonymes d’introversion et d’anxiété ; dans ce cas, l’enfant est perçu comme inadapté, voire mentalement perturbé.
22 La majorité des enfants valides ont manifesté une attitude de pitié à l’égard de leurs pairs en situation de handicap. Cette attitude de pitié suggère la perpétuation dans notre société de représentations médiévales du handicap, très proches de celles décrites par Vievard (2010) en Europe. Selon l’auteur, avec la propagation de la religion chrétienne au Moyen Âge en Europe, la relation à l’infirmité s’est construite sur la charité. « Se côtoient alors deux imaginaires radicalement opposés dont le lien est à chercher dans l’ordre religieux. D’un côté, subsistance des conceptions antiques, l’infirmité continue d’être la marque d’une punition – faute morale de la mère, commerce avec le Diable, voire faute collective […]. D’un autre côté, les (personnes handicapées assimilées à des) monstres représentent l’expression de la variété des formes divines. Cette dernière représentation est intermédiaire entre celle qui pose l’exclusion totale et celle qui reconnait une identité de droit, pleine et entière, des infirmes avec les autres membres de la société. Une vision de l’altérité qui hésite entre le Même et l’Autre […]. L’infirme n’est plus l’étranger absolu, du moins reconnaît-on en lui la forme d’un possible pour soi-même, quelque chose qui aurait pu advenir » (pp. 8-9). D’après cet auteur, de telles représentations ont persisté en Europe jusqu’au xxe siècle. Dans notre société tunisienne imprégnée par la culture arabo-islamique, ces mêmes représentations sont encore en œuvre et de manière dominante. La personne en situation de handicap est assimilée à celui qui est puni par Dieu et qui porte son infirmité comme la marque de son infamie. Mais à cause de sa malchance (zhar) et son sort (maktoub) malheureux, il éveille aussi la compassion et la pitié.
La réaction des élèves en situation de handicap
Tableau 2 : Les réponses des enfants en situation de handicap (en %)
Questions | Réponses en % | ||
---|---|---|---|
1. Est-ce que vous vous considérez différents des autres enfants ? | Beaucoup 14,81 % | Peu 40,74 % | Pas du tout 44,45 % |
2. Est-ce que vous aimez vous asseoir en classe près d’un enfant valide ? | Beaucoup 37,03 % | Peu 44,45 % | Pas du tout 18,52 % |
3. Est-ce que vous avez des amis qui sont valides | Beaucoup 3,7 % | Peu 22,22 % | Pas du tout 77,78 % |
4. Quelle est la plus grande difficulté rencontrée à l’école ordinaire ? | Mouvement et locomotion 40,74 % | Incompréhension des autres enfants de ta situation 40,74 % | Incompréhension des enseignants de ta situation 18,52 % |
5. Est-ce que ça vous amuse de jouer avec des enfants valides ? | Beaucoup 37,03 % | Peu 3,7 % | Pas du tout 59,27 % |
6. Est-ce que vous trouvez des difficultés quand vous êtes en interaction avec des enfants qui vous ressemblent ? | Beaucoup 3,7 % | Peu 22,23 % | Pas du tout 74,07 % |
7. Est-ce que ça vous amuse de jouer avec les enfants qui vous ressemblent ? | Beaucoup 55,56 % | Peu 18,52 % | Pas du tout 25,92 % |
8. Est-ce que vos parents tiennent à ce que vous continuiez vos études dans une école ordinaire ? | Beaucoup 55,56 % | Peu 11,11 % | Pas du tout 33,33 % |
Tableau 2 : Les réponses des enfants en situation de handicap (en %)
23 Le tableau 2 montre d’abord que près de la moitié des enfants en situation de handicap moteur ne se considèrent pas du tout différents des autres enfants, tandis que l’autre moitié des enfants se voient peu différents. Ces résultats nous semblent indiquer d’une part que ces enfants ne s’identifient pas à leur handicap moteur et ne le considèrent pas comme un élément primordial de comparaison. On peut faire l’hypothèse que l’engagement de ces enfants dans les programmes d’inclusion scolaire les conduit à se présenter comme des enfants valides, ou presque. Ainsi auraient-ils recours à des stratégies de dissimulation ou de contrôle de l’information liée à leur déficience physique. Pour eux, l’objectif est à chaque fois de s’efforcer de passer au-delà de l’attribut qui les définit comme personnes différentes dans l’interaction sociale. En effet, à la question 2, les enfants ont répondu majoritairement qu’ils aiment s’assoir en classe à côté d’un pair valide, ce qui manifeste leur engagement en faveur de l’intégration et leur fort désir d’être inclus dans le groupe des élèves valides. En accord avec Goffman (1975), nous pensons que ces enfants stigmatisés expriment ainsi un besoin de validation de leur normalité.
24 Toutefois, près de la moitié des enfants ont déclaré que la plus grande difficulté rencontrée à l’école ordinaire est relative au mouvement et à la locomotion. Malgré leurs efforts de dissimulation, leur handicap moteur est profondément vécu comme le principal obstacle dans leur interaction avec leurs camarades de classe. Ceci rejoint l’idée de Goffman (1975) selon lequel : « ce qu’il y a de particulier dans la situation de l’individu stigmatisé, c’est que la société lui dit qu’il fait partie du groupe le plus large, ce qui signifie qu’il est un être humain normal, mais qu’en même temps, il est dans une certaine mesure “différent”, et qu’il serait vain de nier cette différence » (p. 25). Le « jeu » du stigmate est ainsi marqué par le développement du dilemme d’un besoin de validation et d’une hantise du discrédit.
25 Outre la déficience motrice, la plus grande difficulté qu’ils rencontrent souvent à l’école ordinaire est l’incompréhension des autres enfants valides de leur vécu. Ce résultat serait une indication de leur malaise à cause de leur inadaptation aux exigences de l’interaction imposées par leurs pairs valides. Dans ce sens, d’autres résultats viennent confirmer cette inadaptation : la majorité déclare n’avoir aucun ami parmi les enfants valides et ne trouve absolument pas amusant de jouer avec eux. Ces résultats sont de loin supérieurs à ceux observés dans des écoles intégratives en Occident. À titre illustratif, nous citons comme exemple l’étude menée par Frostad et Pijl (2007) en Norvège montrant que seulement près du quart des élèves ayant divers handicaps d’ordre physique et/ou mental ont de sérieuses difficultés à établir des relations avec leurs pairs valides.
26 Ces résultats sont également à mettre en regard de ceux qui sont obtenus sur leurs pairs valides : les enfants des deux groupes, valides et en situation de handicap, ont majoritairement déclaré n’avoir aucun ami issu du groupe opposé et n’éprouver que peu ou pas de désir à jouer avec eux. Concernant les enfants en situation de handicap, ceci semble montrer qu’ils sont conscients de leur statut social à l’école. Nos observations seraient donc congruentes avec celles rapportées à propos des enfants occidentaux scolarisés dans des écoles ordinaires, indiquant leur conscience de leur statut social.
27 L’impact du rejet social peut être déduit à travers les réponses qui dans leur majorité stipulent qu’ils n’ont aucun problème quand ils sont avec leurs pairs dans la même situation de handicap, qu’ils trouvent amusant de jouer avec eux et, que ce sont leurs parents qui les incitent ou les obligent à aller à l’école ordinaire pour côtoyer les enfants valides. Ces réponses nous semblent indiquer la réaction de repli sur soi à laquelle sont livrés les enfants en situation de handicap et qui est susceptible de les conduire au retrait social. Ceci exprime une tendance à s’écarter voire à interrompre le contact avec les camarades valides, à la recherche d’un « autre compatissant » qui partage leur stigmate, selon les termes de Goffman (1975). Ils se constituent alors en groupe, en réseau, dans la même situation de handicap et porteurs du même stigmate pour rechercher un soutien moral, un groupe de référence. « Parmi les siens, l’individu stigmatisé peut faire de son désavantage une base d’organisation pour sa vie, à condition de se résigner à la passer dans un monde diminué » déclarait Goffman (p. 33). L’appartenance au groupe stigmatisé leur permettrait de retrouver non seulement la sécurité, mais aussi comme l’a expliqué Cocker et Major (1989), de protéger le concept de soi et recouvrer son estime de soi.
Conclusion
28 Nous avons tenté d’explorer d’une part les attitudes des élèves scolarisés dans des écoles ordinaires à l’égard de leurs pairs en situation de handicap et, d’autre part, les réactions de ces derniers vis-à-vis de ces mêmes attitudes. En accord avec la littérature sur ce thème, les résultats ont montré que les élèves valides ont des attitudes généralement défavorables et qu’ils ont tendance à rejeter leurs camarades en situation de handicap. Toutefois, nous avons fait le constat que ces attitudes de rejet manifestées par les élèves de notre échantillon sont de loin plus fréquentes et plus violentes que celles qui sont rapportées par les chercheurs occidentaux. Ces différences peuvent s’expliquer par des facteurs culturels liés au processus de socialisation de l’enfant. Dans notre société fortement imprégnée par la culture arabo-islamique, les représentations sociales du handicap qui prévalent se rapprocheraient de celles décrites en Europe au Moyen Âge. La déficience continue d’être la marque d’une punition divine et, la personne qui en est atteinte éveille à la fois la compassion et la pitié pour sa malchance et son sort malheureux.
29 Face à ces attitudes de rejet, les élèves en situation de handicap semblent être conscients de leur statut social à l’école. Ils manifestent une réaction de retrait social, sans pour autant s’isoler. Ils ont tendance à se rassembler pour former un groupe de pairs un groupe homogène stigmatisé. Par conséquent, plusieurs d’entre eux ne semblent manifester aucun attachement à leur parcours scolaire vu l’état de stress qu’ils vivent dans leurs interactions avec leurs pairs valides. Les résultats ont montré que seulement le tiers d’entre eux déclare se rendre à l’école de plein gré et par motivation personnelle, alors que la majorité y est par contrainte parentale.
30 Signalons à ce propos que pendant notre enquête, nous avons visité certaines associations accueillant les personnes atteintes par la paralysie cérébrale. Nous nous sommes aperçus que les locaux de ces associations sont quotidiennement très fréquentés par les enfants, où ils sont susceptibles de recevoir une formation professionnelle. Au cours de nos entretiens, la quasi-totalité des jeunes adolescents nous ont déclaré avoir abandonné délibérément l’école ordinaire à cause de la maltraitance psychologique dont ils étaient victimes. Ils se sont plaints avec amertume du rejet social, du harcèlement et des intimidations perpétrés perpétuellement par leurs camarades valides à leur encontre. Un phénomène semblable a été décrit depuis 1982 au Suède par Karin Paulsson. Évoquant la discrimination à laquelle font face les élèves en situation de handicap moteur intégrés dans des écoles régulières, l’auteur a repéré un « phénomène d’intégration régressive » : un certain nombre d’entre eux passant des écoles ordinaires aux écoles spécialisées.
31 Toutefois, il faut noter aussi l’existence d’un nombre d’élèves valides, bien que minoritaire, qui a exprimé des attitudes favorables à l’égard des pairs en situation de handicap : ils aiment bien jouer et étudier avec eux, préfèrent leur proximité en classe, et n’ont aucune difficulté à communiquer et à établir des amitiés avec eux. Ces résultats laissent à espérer quant à l’avenir et l’issue de la politique de l’inclusion scolaire. Bien que sa mise en œuvre soit freinée en Tunisie par des obstacles psychosociologiques, l’inclusion scolaire reste la meilleure alternative d’intervention en faveur des enfants en situation de handicap. Les conditions de sa réussite sont notamment liées à sa pérennité. En effet, l’acceptation des élèves en situation de handicap par les élèves valides constitue un processus progressif. Le contact régulier entre les deux groupes modifie favorablement les attitudes (Farrell et al., 2007) et contribue à la diminution de la distance sociale (Harma et al., 2014). Outre les opportunités de passer le temps ensemble, la façon dont les professeurs perçoivent le handicap et l’inclusion scolaire influence les attitudes de l’ensemble des élèves (Bélanger et Rousseau, 2004 ; Morrison et Burgman, 2009). Ainsi, les stratégies mises en place par l’enseignant en classe pour promouvoir des attitudes positives à l’égard de la différence en général sont susceptibles d’influencer les interactions entre les enfants en situation de handicap et leurs pairs valides dans le cadre scolaire (Katz et Mirenda, 2002 ; Mazereau, 2014).
32 En Tunisie, d’autres études seraient nécessaires pour clarifier les représentations sociales du handicap afin de les faire évoluer et réussir l’inclusion scolaire. Il faudrait préciser encore plus les attitudes des différents protagonistes de ce parcours, outre les enfants valides et leurs pairs en situation de handicap, il s’agirait des enseignants et des parents d’élèves concernés ou pas par le handicap. Beaucoup reste à faire dans ce domaine aussi bien sur le plan des structures attitudinales que matérielles.
Bibliographie
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