Notes
-
[1]
Je remercie bien sincèrement Brigitte Springer, qui a contribué à la documentation et à l’élaboration de plusieurs passages dans cette étude.
-
[2]
Henry Mintzberg, Le Management, voyage au centre des organisations, traduit de Henry Mintzberg, Mintzberg on Management. Inside Our Strange World of Organizations (The Free Press, New-York, 1989) par Jean-Michel Behar, Éditions d’organisation, Clamecy, 5e tirage, 2002, ch. 2 « La stratégie du potier ».
-
[3]
Pierre Morin et Éric Delavallée, Le manager à l’écoute du sociologue, Éditions d’Organisation, Paris, 2003.
-
[4]
Jean-René Loubat, Penser le management en action sociale et médico-sociale, Dunod, Paris, 2006.
-
[5]
Merci à Christelle Derelle qui avait attiré mon attention, il y a quelques années déjà, sur l’importance de cet auteur, pourtant complètement ignoré de la majorité des ouvrages consacrés au management.
-
[6]
Pour de plus amples détails sur la question qualitative, qui ne se résout pas, on l’a vu plus haut, dans les pratiques intrinsèquement contradictoires du management de la qualité, voir José Seknadjé-Askénazi, « Pour une approche qualitative de la fonction de direction », dans Diriger?: enjeux et démarches, ouvrage collectif, Jean-Marc Lesain-Delabarre dir., Éditions de l’INSHEA, Suresnes, 2005. Le lecteur pourra aussi feuilleter un roman savoureux sur le thème : Laurent Gounelle, Les dieux voyagent toujours incognito, Pocket, Paris, 2012.
1 Les méthodes du management utilisées dans le secteur privé à but lucratif ont infusé progressivement, ces dernières années, le pilotage des institutions publiques.
2 Plus particulièrement dans le secteur éducatif, plus particulièrement encore dans le secteur de l’Adaptation scolaire et de la scolarisation des élèves handicapés (ASH).
3 On comprend bien pourquoi?: si étymologiquement, passé par l’anglo-américain to manage issu lui-même du vieux mot français ménager (conduire les affaires d’un ménage puis, par extension, d’une communauté, d’une institution ou d’un groupement économique) le terme désigne les méthodes, les pratiques et les techniques associées à l’organisation d’un travail collectif, à la gestion des relations humaines qui lui sont inhérentes et implique (contrairement aux idéologies récentes faisant confondre management et gestion) une approche d’abord plus qualitative que quantitative. Dès lors, si les problématiques du management sont en majorité historiquement d’abord issues du monde de l’entreprise, elles s’adressent par nature aussi bien aux institutions à mission de service public.
4 Il n’en reste pas moins qu’il y a dans le terme management l’idée qu’on tire, qu’on dirige (parfois malgré les réticences initiales du personnel concerné) l’organisation du groupe institutionnel vers des directions et des objectifs qui ne vont pas d’eux-mêmes, vers des impératifs de productivité. D’où ce retour régulier vers la référence de l’entreprise privée à but lucratif, où justement la conduite des actions est, aussi souplement qu’elle soit menée, plutôt imposée que co-élaborée.
5 Cette contribution vise donc à préciser quelles précautions il s’agit de prendre pour que la tendance à utiliser les méthodes managériales s’avère utile dans notre secteur.
6 Un premier paradoxe est qu’en réalité les modèles du management utilisé dans le secteur privé à but lucratif sont multiples et souvent contradictoires mais, plus encore, que les moins connus et les moins souvent prônés, s’avèrent en même temps les mieux opérationnels. Nous serons donc amenés, au cours de ce travail, à discuter d’abord la valeur des différents modèles du domaine.
7 Pour le public, il existe en général trois grandes tendances?: deux qui pourraient presque se confondre, fordisme et taylorisme, auxquels s’opposerait la troisième, un management moderne de la qualité, plus respectueux des professionnels de l’entreprise ou de l’institution concernée.
8 Pour le public encore, ces tendances dominantes proviendraient d’une étude générale des fonctionnements, d’abord extérieure aux institutions, s’appliquant à elles ensuite.
9 Nous allons voir que la réalité et l’architecturation des modèles du management sont infiniment plus complexes et, en réalité, très différentes.
Les modèles productivistes du management
Méthodes inspirées du Taylorisme
10 Chef d’atelier (puis ingénieur) durant les années 1880 à la Midvale Steel Co. Frederick Winslow Taylor travaille sur la productivité dans l’industrie métallurgique. Pour faire évoluer les techniques, il observe et décompose la gestuelle de fabrication, s’interroge sur les conditions de production maximales et la configuration des machines-outils utilisées… Il s’agit au final pour lui de réduire au minimum le nombre de gestes à effectuer pour une tâche.
11 Sa méthode s’appuie sur une analyse de détail poussée à l’extrême (par exemple le chronométrage comparatif de chacun des types de geste possibles pour obtenir un effet), qui va lui permettre d’arriver à des résultats particulièrement probants là où les études concurrentes menées par des ingénieurs spécialistes du rendement n’avaient permis que des améliorations de productivité très modestes. Il n’en reste pas moins qu’il échouera à publier aux États-Unis l’ouvrage synthétisant ses méthodes (The Principles of Scientific Management), qui ne sera éditée pour la première fois qu’en… français.
- Deux conséquences?: d’abord, c’est la mécanisation des gestes professionnels qui, dans ce premier modèle de management produit amélioration?; ensuite, c’est à partir d’une étude interne des conditions de travail que l’amélioration est conçue.
- Et une remarque?: contrairement à l’idée reçue, ce n’est pas dans le taylorisme que va apparaître le modèle du travail à la chaîne, mais dans un schéma immédiatement successif, le fordisme.
13 Comment traduire en tout cas les implications d’un tel fonctionnement dans l’ASH?? Sans doute autour de cette tendance à sur-spécialiser les méthodes pédagogiques et éducatives qui fut un temps l’objet d’une demande conjointe du ministère de l’Éducation nationale et de celui des Affaires sociales.
14 Le problème est que si le modèle fonctionne quand il s’agit de productions répétitives, il s’avère poser des problèmes lorsque les situations abordées se révèlent ne serait-ce que légèrement différentes les unes des autres, exigeant de l’acteur professionnel une prise en compte de contextes au moins en partie nouveaux pour lui?: l’efficace des approches inspirées de Taylor restent limitées à la reproduction d’objets ou de comportements parfaitement standardisables, ce qui n’est que très peu le cas dans l’ASH.
Le Fordisme
15 Passionné de mécanique depuis l’enfance, Henry Ford est ingénieur mécanicien dans les années 1890 à Detroit. Il élabore sur son temps libre un premier modèle simple de véhicule automobile, démissionne de la société où il travaille et fonde sa première entreprise de production. Échec. Création d’une nouvelle entreprise. Second échec. Ce n’est qu’à sa troisième tentative, s’inspirant des méthodes de travail à la chaîne venant d’être introduites aux abattoirs de Chicago et de Cincinati, qu’Henry Ford, avec le fameux Modèle T, arrive à développer une production viable.
16 Ford a repris les idées tayloriennes, mais leur a ajouté quatre axes supplémentaires?:
- Ajustement des gestes professionnels (déjà décomposés par Taylor en unités simples) aux exigences de machines dédiées (« L’homme qui place une pièce ne la fixe pas, l’homme qui place un boulon ne met pas l’écrou et l’homme qui place l’écrou ne le visse pas ») ;
- Utilisation justement de machines dédiées, liées chacune à un élément isolable du processus de fabrication, là où Taylor avait maintenu l’usage de machines-outils permettant le contrôle par l’ouvrier d’une série continue d’actions différentes?;
- Standardisation poussée à l’extrême des pièces fabriquées?: de cette façon la Ford T, déclinée en une seule version, une seule couleur, pouvait se voir réparée à l’aide d’éléments toujours identiques?;
- Recours systématique et massif à la communication et à la publicité.
18 Ces méthodes permettent à Ford d’obtenir des succès considérables entre les années 1910 et 1920, mais les résultats vont, contrairement à une opinion couramment admise, rapidement décliner.
19 C’est donc déjà de l’intérieur que l’un des premiers grands modèles du management – le plus souvent cité – manifeste ses limites.
20 Car, appliqués à l’ASH les schémas du Fordisme correspondraient sans doute symboliquement à une gestion programmée (objectifs, définition des moyens nécessaires à la réalisation de l’objectif, activités correspondant à la mise en œuvre de ces moyens), en symbiose avec les techniques du comportementalisme. La limite immédiate est que ces techniques supposent des ordres de fonctionnement strictement linéaires, que toute élaboration complexe supposant une approche globale de son activité par l’individu est rendue impossible. Or, l’objectif éducatif nécessite justement, au moins à échéance de long terme, une telle approche globale. Gérer l’articulation, la régulation, du pédagogique et de l’éducatif, voire du médical et du paramédical, s’apparente assez peu à l’abattage en série des volailles chicagolais.
Le management de la qualité
21 Semble-t-il beaucoup plus moderne, et affirmé en opposition totale avec les deux méthodologies précédentes, le management de la qualité se fonde sur la mise en avant de quatre idées-force?:
- La productivité est fonction de l’appropriation par l’usager du produit ou service proposé, laquelle serait elle-même fonction de la satisfaction éprouvée par cet utilisateur?;
- Cette satisfaction renverrait à la qualité du produit ou du service proposé?;
- Une telle qualité serait au mieux garantie par un processus rationnel de contrôle des élaborations?;
- Les modalités et les effets de ce processus doivent être validés par une instance tierce de contrôle.
23 « Apparemment beaucoup plus moderne »?: le processus a été engagé à l’extrême fin des années 1940, et en premier lieu dans les usines Toyota, avant de s’étendre au quasi-ensemble des grandes marques automobiles, puis à l’économie tertiaire, enfin de gagner jusqu’au secteur médico-éducatif (loi 2002-2 rénovant l’action sociale et médico-sociale en France).
24 « Affirmé en opposition avec les deux méthodologies précédentes »?: il pourrait sembler que le temps et les démarches caractéristiques du management de la qualité viennent mettre un frein au productivisme systématique inspiré par le Taylorisme et le Fordisme.
25 La réalité est en fait beaucoup plus contrastée. Trois exemples?: d’abord celui de Toyota, constructeur japonais ayant le premier intégré la démarche qualité, qui ne rappelle pas moins en usine près de neuf millions de véhicules déjà vendus, entre 1909 et 1910?; ensuite, ce fait que les organismes certificateurs supposés extérieurs sont en réalité bien souvent indirectement liés aux sociétés ou associations dont ils assurent la validation (ne serait-ce que parce que leur activité est globalement rémunérée par ces dernières) ; enfin, ces conclusions provisoires de l’ANESM (Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux), qui rappelle dans son dernier rapport de 2012 que la mise en place d’une charte de qualité à destination des usagers, prescrite par la loi 2002-2, n’a été, malgré sa mise en place quasi-systématique, qu’en partie suivie d’infléchissements positifs sur les services rendus effectivement à l’usager.
26 Voilà pourquoi, quitte à exhiber un second paradoxe, nous nous sentons obligés de ranger le management de la qualité… parmi les modèles les plus archaïsants du domaine. On pourrait dire, afin d’argumenter l’avis, qu’un tel modèle ne constitue que le dernier effort désespéré pour rationaliser et corriger les limites constatées du Fordisme.
Le débat entre exigences intrinsèques à l’objet de travailet objectifs de gestion
27 Les modèles fondateurs les plus connus du management sont, on vient de le voir, américains. En réalité, il a existé, quasiment au même moment – un peu auparavant même – un modèle français extrêmement intéressant, celui d’Henri Fayol. Ingénieur aux houillères de Commentry, en 1860, il en deviendra directeur et s’attachera, pendant quarante ans, à tenir le journal précis des questions de management (il emploie lui le terme d’administration) traitées dans l’exercice de ses fonctions.
28 Si Fayol est tout autant préoccupé de la rationalisation des processus de production que le seront Taylor et Ford, il se distingue de l’approche de ces derniers par trois caractéristiques importantes?:
- La connaissance et l’intérêt pour le domaine dans lequel l’institution ou l’entreprise travaille sont fondamentaux (certes Taylor et Ford avaient expérimenté leurs approches à partir d’une connaissance interne de leurs entreprises, mais leurs méthodes se révèlent finalement indépendantes de la nature de l’objet de production)?;
- Le « mieux produire » englobe tous les aspects du fonctionnement de l’institution et pas seulement la question de la rentabilité. Ainsi Fayol réfléchira-t-il des années durant au moyen de minimiser les accidents dans sa mine – explosions, éboulements…
- La question de l’interaction et de la mobilisation des compétences chez les personnels ne lui paraît pas secondaire, au contraire elle constitue pour lui un des facteurs du progrès de l’institution.
30 C’est à partir des travaux de Fayol que sera fondée l’École des Mines de Paris, établissement formant certes des ingénieurs mais conduisant aussi en France les meilleurs enseignements et séminaires de recherche en management, bien avant les « Écoles de gestion » supposées former directement la plupart des managers français.
31 Certes, l’approche de Fayol s’avère elle aussi plutôt productiviste, mais elle s’oppose déjà résolument, par avance, aux modèles gestionnaires actuellement dominants. En ce sens que pour elle la gestion d’une communauté de production doit s’adapter à la spécificité de cette dernière et qu’il n’existe pas de recettes gestionnaires applicables indépendamment de tout contexte.
Les modèles qualitatifs du management
32 En face de certaines options, de plus en plus affirmées, définissant le management comme une gestion, un calcul optimisé des performances humaines, il convient de rappeler que l’approche qualitative du management est bien celle qui a donné au directeur-manager ses lettres de noblesse. Ainsi Charles Mintzberg, le pionnier d’une telle approche aux USA assimile-t-il le travail du manager à une activité artisanale, poïétique.
33 Le potier expérimenté « sait exactement ce qui a marché et ce qui n’a pas marché pour lui dans le passé. Il a une intime connaissance de son travail et de ses capacités. En tant qu’artiste, il sent toutes ces choses plutôt qu’il ne les analyse, son savoir est tacite. Tout cela fonctionne dans son esprit alors que ses mains pétrissent l’argile. L’œuvre qui, peu à peu, émerge du tour est dans la ligne de la tradition de ses précédentes réalisations. Mais il peut s’en échapper et suivre de nouveaux sentiers. Et, toutefois, en agissant ainsi, le passé n’en demeure pas moins présent, se projetant dans l’avenir ».
34 Dans la métaphore de Mintzberg, « les managers deviennent des artistes, des potiers et la stratégie est leur argile. De la même façon que le potier, ils sont situés entre un passé fait des capacités de leur société et un futur reflétant les opportunités du marché. Et s’ils sont de vrais artistes, ils apportent à leur travail une égale connaissance intime des matériaux dont ils auront à se servir. C’est là l’essence de la stratégie du potier [2]».
35 Une telle caractérisation est toujours à la base des approches les plus riches. Un exemple parmi d’autres?: « Le bon manager est celui qui sait adapter son style de management à la situation [3]».
36 C’est que le « rôle du manager se distingue de la seule fonction hiérarchique de gestion et de contrôle, pour laquelle un code de procédure lui suffirait. Il lui faut aussi entraîner avec lui d’autres acteurs dans un projet commun et pour ce faire agir sur des ressorts psycho sociaux et culturels qui s’avèrent extrinsèques à l’organisation elle-même [4]».
37 James Gardner March, professeur émérite à l’université de Stanford et animateur régulier de séminaires à l’École des Mines de Paris, notre deuxième grand nom du management créatif contemporain [5], conseille, pour apprendre à manager, d’éviter de lire les ouvrages techniques consacrés au domaine, mais plutôt de lire, de relire, les grands ouvrages de la littérature classique. Qu’est-ce à dire??
38 Reprenons les pages consacrées par Tolstoï (dans Guerre et Paix, tome III, chapitre 9) au « management stratégique » de la bataille de Borodino par Napoléon.
39 On est en pleine campagne de Russie. Napoléon sait bien, étant donné les effectifs réduits de son armée et le réservoir potentiel important de troupes russes mobilisables, qu’il ne lui suffira plus de gagner les batailles engagées?: il lui faut le faire dans des conditions extraordinairement nettes – en gros s’il gagne une bataille en perdant 30?000 hommes alors que les Russes en perdront 80?000, ce ne sera pas une victoire mais l’élément d’une glissade progressive vers la défaite globale.
40 À Borodino il faut à Napoléon beaucoup plus qu’une victoire?: la débâcle des corps militaires russes engagés, avec l’espérance que cette débâcle conduira à une démobilisation grandissante des forces adverses placées en réserve.
41 Il élabore donc un programme qu’on pourrait dire « managérial » de la bataille, au sens des modèles que nous avons appelés productivistes?: objectifs, définition des moyens nécessaires à la réalisation de l’objectif, activités correspondant à la mise en œuvre de ces moyens.
- Objectifs?: gagner la bataille de façon extrêmement nette, dans une telle dynamique offensive que les troupes ennemies se débanderont, entraînant la panique de leurs fronts arrière (les corps de réserve de l’armée russe) et le désir de négocier des gouvernants russes?;
- Définition des moyens nécessaires à la réalisation de l’objectif?: a) les batteries d’artillerie commandées par le prince d’Eckmühl, les généraux Pernetti et Sorbier reçoivent des ordres spécifiques devant permettre l’anéantissement de l’artillerie adverse et de plusieurs des ouvrages défensifs occupés par les troupes russes?; b) le prince Poniatowsky est chargé de contourner la position ennemie en profitant de ces actions d’artillerie?; c) le général Compans se voit confier la mission de s’emparer, grâce aux autres actions conduites, des premiers retranchements ennemis?; d) en fonction de la réussite de cet objectif de nouvelles instructions seront fournies jusqu’au gain de la bataille?;
- Activités correspondant à la mise en œuvre de ces moyens?: « La canonnade sur l’aile gauche commencera aussitôt que se fera entendre celle de l’aile droite. Les tirailleurs de la division Morand et de la division du vice-roi ouvriront un feu violent, lorsque commencera l’attaque de l’aile droite?; le vice-roi s’emparera du village et en franchira les trois points, en avançant sur la même ligne que les divisions Morand et Gérard, qui menées par lui, se dirigeront vers la redoute et rejoindront les autres troupes. Le tout se fera avec ordre et méthode, en gardant autant que possible des troupes en réserve. »
43 Or, montre Tolstoï, aucune des dispositions d’ensemble ni des dispositions de détail ainsi définies ne put se voir tenue – certaines étaient même par définition intenables?: « Les batteries élevées sur la place choisie par Napoléon, renforcées par les bouches à feu de Pernetti et de Fouché, 102 pièces en tout, devaient ouvrir le feu et couvrir de projectiles les ouvrages avancés de l’ennemi. Or il était impossible d’exécuter cet ordre, parce que les projectiles ne pouvaient atteindre les retranchements ennemis, [et n’atteignirent que le vide] jusqu’au moment où un général prit sur lui [de] les faires avancer?; la seconde disposition, qui enjoignait à Poniatowsky de se diriger vers le village de la forêt, pour aller tourner l’aile gauche des Russes, ne put également aboutir, car Poniatowsky rencontra dans la forêt Toutchkow, qui lui barra le passage et l’empêcha de tourner la position indiquée?; la troisième ordonnait au général Compans de se porter sur la forêt et de s’emparer du premier retranchement?: or la division Compans ne s’en empara pas et fut repoussée, parce qu’en sortant de la forêt [elle se retrouva sous un] feu de mitraille [qui n’avait pas été prévu] ; enfin, aux termes de la quatrième, le vice-roi devait s’emparer du village de Borodino, traverser la rivière grâce à ses trois ponts, sur la même ligne que les divisions Morand et Friant […], lesquelles, sous sa direction, devaient se diriger vers la [redoute].
44Rien de tout cela n’était exécutable. Le vice-roi, ayant traversé Borodino, fut battu sur la Kolotcha et les divisions Morand et Friand, qui subirent le même sort, n’enlevèrent pas la redoute, dont la cavalerie ne s’empara qu’à la fin de la bataille. [Napoléon devant en outre donner au fur et à mesure des ordres complémentaires en fonction des premiers résultats de la bataille, mais il n’en fut] rien, car [il se trouvait] à une telle distance du centre des opérations qu’il n’en eut pas connaissance et qu’aucun des ordres [ultérieurs donnés par lui] ne put être exécuté ».
45 On pourrait imaginer logiquement que si les objectifs fixés ne purent en rien se voir couronnés de succès, ce fut aussi (d’abord??) parce qu’une stratégie antagoniste russe plus rationnelle encore, en tout cas ayant mieux pris en considération la situation concrète, s’y était opposée. Tel n’était pas du tout le cas?: Tolstoï relève que le haut commandement russe se trouva, pendant toute la durée de la bataille, cloué au lit par… une frousse intense.
46 Napoléon gagna la bataille mais les troupes adverses, s’auto-organisant, se replièrent en bon ordre, la panique ne gagna jamais leurs arrières et avec Borodino commença, sans forcément que tout le monde le comprit à l’époque, mais de façon certaine pour les historiens modernes, la perte de la campagne de Russie.
47 On retrouvera beaucoup plus tard l’échec du management stratégique programmé (cette fois celui des troupes allemandes) et cette auto-organisation défensive efficaces des troupes russes (devenues depuis soviétiques) malgré les instructions absentes ou inefficaces des commissaires politiques et du haut-commandement stalinien, à la bataille de Stalingrad. L’affaire est superbement racontée par un autre grand auteur, Vassili Grossman (Pour une juste cause, 1952 ; Vie et destin, 1962).
48 Les analogies avec la stratégie militaire sont, avec l’utilisation des situations décrites par la théorie mathématique des jeux, l’une des plus utilisées dans les formations de management.
49 Ainsi, autre exemple éclairant?: dans La discorde chez l’ennemi (Berger-Levrault, Paris, 1924), Charles de Gaulle montrait qu’à l’origine de la défaite finale de l’Allemagne en 1918, un élément important réside dans les rivalités ayant opposé de nombreux généraux prussiens et autrichiens, certains allant jusqu’à préférer saboter les opérations conduites par un « collègue » afin de le priver d’une victoire ternissant leur propre aura.
50 La question de la collaboration et de l’entraide au sein des institutions s’avère dès lors un des facteurs cruciaux à prendre en compte dans le management de l’ASH, tout comme dans le management des actions militaires. Contrairement à une méthodologie couramment enseignée dans les écoles de management, et très fréquemment mise en pratique dans les grandes entreprises à but lucratif, la mise en concurrence des salariés est souvent plus contre-productive que productive?: l’individualisation des objectifs à atteindre se conjugue, remarquent à la fois Mintzberg et March, avec la mise en synergie des objectifs à atteindre par chacun des professionnels – tout le monde connaît les ravages que peuvent occasionner une guéguerre des enseignants spécialisés en Segpa, une mésentente des enseignants, éducateurs et personnels paramédicaux en institutions spécialisées. La question d’une construction de la coopération entre les acteurs constitue donc un axe important du travail managérial à effectuer aussi bien dans le secteur privé à but non lucratif qui préside aux destinées des établissements et services spécialisés, que dans le secteur public d’enseignement – Segpa, Erea…
51 C’est ce que vérifie la théorie mathématiques des jeux (en particulier dans les modèles élaborés par Jones Forbes Nash)?: la coopération, la collaboration produisent à l’intérieur des institutions de meilleurs résultats que les effets de compétition produits par la course aux primes de rendement.
52 Ainsi, dans le jeu du carrefour (deux automobilistes se retrouvent nez à nez, aucun n’a de droit de priorité légale, ils hésitent, ne pouvant passer tous les deux en même temps – mais a priori chacun voudrait passer le premier) vaut-il mieux qu’un des deux conducteurs fasse un signe de la main à l’autre, indiquant que sans y être forcé il cède le passage, plutôt que de tenter de passer en force, provoquant l’accident.
53 Ainsi encore, dans le jeu du partage (un joueur dispose d’une somme de 100 euros, dont il pourra conserver la partie qu’il ne cède pas à son partenaire?; il s’agit pour lui de proposer à ce partenaire une fraction de la somme considérée – si le partenaire accepte cette fraction le premier joueur peut conserver le reste de l’argent, si le partenaire n’accepte pas le premier joueur ne gagne rien). La théorie mathématique des jeux montre que contrairement à l’évidence, proposer un très faible montant au partenaire, en s’appuyant sur le fait qu’il devrait accepter, puisqu’il y gagne quelque chose, ne suffit pas. C’est autour de 40 % des 100 euros en jeu que le second joueur en général fait affaire, parce qu’il considère (à juste titre??) que les gains doivent être un minimum équilibrés.
Conclusion?: le management dans l’ASHsuppose une philosophie qualitative d’action
54 Finalement donc un bon principe de management dans l’ASH pourrait être élaboré à partir des méthodes prônées par l’éducation conductive d’András Pet??: conduire l’action en tenant compte des objectifs globaux de l’institution, de la section ou du service, mais aussi, et surtout, en veillant à la continuité et la complémentarité du travail des professionnels engagés.
55 Il importe, sans forcément pour autant que ces derniers aient tous la même conception de leur travail, que la relation entre leurs interventions s’avère pertinente – qu’ils puissent entendre et faire entendre aux usagers la cohérence de fonctionnements souhaitable. Cela suppose un management plutôt qualitatif [6] que quantitatif, plus réflexif que technique, plus philosophique que gestionnaire.
Notes
-
[1]
Je remercie bien sincèrement Brigitte Springer, qui a contribué à la documentation et à l’élaboration de plusieurs passages dans cette étude.
-
[2]
Henry Mintzberg, Le Management, voyage au centre des organisations, traduit de Henry Mintzberg, Mintzberg on Management. Inside Our Strange World of Organizations (The Free Press, New-York, 1989) par Jean-Michel Behar, Éditions d’organisation, Clamecy, 5e tirage, 2002, ch. 2 « La stratégie du potier ».
-
[3]
Pierre Morin et Éric Delavallée, Le manager à l’écoute du sociologue, Éditions d’Organisation, Paris, 2003.
-
[4]
Jean-René Loubat, Penser le management en action sociale et médico-sociale, Dunod, Paris, 2006.
-
[5]
Merci à Christelle Derelle qui avait attiré mon attention, il y a quelques années déjà, sur l’importance de cet auteur, pourtant complètement ignoré de la majorité des ouvrages consacrés au management.
-
[6]
Pour de plus amples détails sur la question qualitative, qui ne se résout pas, on l’a vu plus haut, dans les pratiques intrinsèquement contradictoires du management de la qualité, voir José Seknadjé-Askénazi, « Pour une approche qualitative de la fonction de direction », dans Diriger?: enjeux et démarches, ouvrage collectif, Jean-Marc Lesain-Delabarre dir., Éditions de l’INSHEA, Suresnes, 2005. Le lecteur pourra aussi feuilleter un roman savoureux sur le thème : Laurent Gounelle, Les dieux voyagent toujours incognito, Pocket, Paris, 2012.