Couverture de NRAS_056

Article de revue

Des enseignants face à leurs élèves-adolescents

Pages 117 à 126

1 Dans cet article, nous nous appuierons sur les résultats d’une étude réalisée courant 2009-2010 dans quatre collèges parisiens, sous forme d’une enquête permettant de croiser les points de vue des élèves-adolescents, de leurs parents et des professionnels internes et externes à l’institution scolaire. L’enquête portait sur des adolescents vivant des difficultés sociales et psychologiques, en risque de décrochage et de rupture scolaire.

2 L’environnement des adolescents retentit sur leur formation identitaire. En particulier les contextes sociaux dans lesquels ils grandissent, au premier chef l’école, agissent fortement sur leur construction adolescente. L’issue de ce temps de la métamorphose est très fortement influencée par les propositions de modèles identificatoires et les réponses apportées à leur questionnement que formule le discours dominant de la société d’aujourd’hui. Ainsi Serge Lesourd (2009) affirme : « Les adolescents pris dans un discours libéral d’auto-nomination témoignent donc plus de difficultés du lien social lui-même, que des difficultés personnelles. Ils sont la monstration des effets du discours dominant de l’organisation du lien social actuel sur la construction de la subjectivité. » En accord avec cet auteur, nous posons d’emblée que les fragilités des adolescents ne relèvent pas, dans les cas les plus courants, d’un registre psychopathologique. Ces fragilités sont au carrefour de différentes dimensions : des dimensions internes, comme leurs caractéristiques intrapsychiques qui se croisent avec des dimensions plus extérieures, comme des facteurs environnementaux du registre familial ou amical et scolaire. Plus précisément, sur cette toile de fond, un ensemble de questions nous accompagne constamment dans nos rencontres avec les adolescents, les parents et les professionnels auxquels ils ont à faire. Comment identifions-nous ce qui peut faire ressource pour eux, et où se situent les fragilités et souffrances de ces adolescents qui sont en même temps élèves ? Où se situent les ruptures dans leur processus de socialisation ? Quelles significations donnons-nous aux actes qu’ils posent au-delà de leur sens « manifeste » ? Comment se construisent des interprétations collectives qui réduisent parfois ces adolescents à leurs actes ? En quoi ces interprétations influencent-elles les politiques publiques en matière d’éducation, ainsi que les réponses et les pratiques des professionnels ? Quel travail serait possible et fécond sous forme préventive auprès des adolescents/élèves en risque de rupture ? Comment le collège peut-il rester un lieu de socialisation, de scolarité et de protection pour eux ? (Bordet, 2007) Dans quelles conditions peut-il répondre à certaines attentes de type scolaire et en même temps garantir le « faire grandir » de ces adolescents pour les conduire vers des processus d’autonomisation, tout en respectant leurs modalités de subjectivation propres ? Nous énonçons toutes ces questions pour indiquer que nos préoccupations sont fortes quant à la situation des adolescents qui se trouvent en risque de rupture aujourd’hui ainsi que notre engagement à ce qu’ils ne soient pas exclus avant d’avoir eu le temps de grandir. Pour autant, dans la place impartie pour ce court article, nous n’examinerons que quelques-unes d’entre elles ; nous nous centrerons sur quelques propositions s’attachant à montrer que pour les enseignants et les autres professionnels des dispositifs éducatifs qui les entourent, il est d’une grande importance qu’ils puissent reconnaître ces élèves comme des sujets-adolescents, avec toutes les spécificités liées à ce moment particulier de construction identitaire.

Le dispositif de l’étude

3 Le commanditaire de l’étude, lié à l’Éducation nationale, à la ville de Paris et à d’autres partenaires, sur laquelle nous nous appuyons pour l’écriture de cet article, était préoccupé par l’amplification des processus de décrochage et de rupture scolaire des adolescents dans des collèges parisiens. Soucieux de favoriser la réussite scolaire de tous les élèves, il souhaitait mieux comprendre la nature des difficultés de ces adolescents face à leur scolarité et pouvoir analyser les effets des réponses scolaires et éducatives apportées par les acteurs de l’Éducation nationale, ainsi que par les acteurs des quartiers intervenant sur la dynamique éducative des adolescents. Par rapport à cette commande, notre proposition d’engager un diagnostic dynamique et partagé conduit par quatre consultants et chercheurs d’orientation psychosociologique clinique a été retenue. En cohérence avec ses travaux antérieurs, le système intervenant (Joëlle Bordet, Benoît de Beacque, Bernard Champagne et Antoine Kattar) a construit un dispositif d’enquête permettant de croiser les points de vue des élèves adolescents, des parents, des professionnels internes et externes à l’Institution scolaire. Nous avons réalisé des entretiens collectifs, avec un grand souci de respecter la singularité de la parole adolescente. En effet, il nous a paru important que les entretiens puissent fonctionner d’une part comme source d’informations pour notre étude et d’autre part comme un véritable lieu de parole, « un lieu d’adresse, un lieu transférentiel où les adolescents pouvaient se parler en tant que sujets, parler à des adultes qui ne soient pas les figures tutélaires parentales ou enseignantes » (Gavarini, 2009). Pour accéder à une parole plus personnelle, nous avons aussi proposé des entretiens individuels. Dans ces deux types d’entretien, notre but était de favoriser l’émergence d’une parole créative et impliquée, pour « recueillir un matériel verbal, susceptible de véhiculer des associations d’idées, des émotions, des représentations » (Yelnik, 2006).

4 Au cours de la réalisation de l’étude, nous avons choisi de rendre compte régulièrement de nos analyses à des groupes de « référence », constitués de professionnels internes et externes dans chacun des collèges et au comité de pilotage composé de représentants des différentes institutions commanditaires de l’étude. Nos enjeux, dans notre mode d’intervention, sont de donner du sens aux difficultés éprouvées par tous les partenaires, en nous appuyant sur nos analyses du matériel recueilli, mais aussi, dans les temps de restitution, de pouvoir initier un travail d’élaboration avec eux sur ces difficultés.

Les caractéristiques des collèges

5 Les quatre collèges, qui constituent le terrain de l’étude, sont implantés dans des quartiers populaires où l’habitat social est très important, de 60 à 90 % du parc de logements. Les familles monoparentales sont souvent nombreuses (jusqu’à 46 % des familles pour 26 % sur l’ensemble parisien). La population issue de l’immigration y est majoritaire. Le chômage est important. Les revenus des familles sont le plus souvent faibles et fréquemment dépendants des revenus de substitution. Un nombre important d’élèves bénéficient de bourses (jusqu’à 60 %). Sur ces quartiers, un nombre important de communautés coexistent et entretiennent entre elles des relations souvent conflictuelles qui ont un effet sur la socialisation des adolescents (conflits de territoire). Ainsi, les professionnels décrivent parfois la vie sur le quartier des élèves et de leurs familles comme un véritable « enfer ». Ces représentations ne sont pas exemptes de stéréotypes, « ces images dans notre tête », selon

6 W. Lippmann (1922), « qui s’intercalent entre la réalité et la perception que nous avons, en provoquant une simplification ou une orientation sélective de nos perceptions et qui peuvent aboutir à des distorsions plus ou moins graves par rapport à la réalité objective » (Maisonneuve 2000). En effet, bien des acteurs de la communauté scolaire, enseignants, CPE, travaillant parfois depuis de nombreuses années dans les mêmes collèges, ne connaissent pas réellement le quartier dans lequel vivent leurs élèves. Ils ne l’explorent pas par eux-mêmes et ils se le représentent à partir des histoires qui se racontent et des événements de la vie quotidienne qui font parfois irruption à l’intérieur du collège. Ainsi nous constatons que connaissant, souvent, très peu la vie des élèves dans leur famille et leur quartier, les professionnels de la communauté éducative sont confrontés à une pluri-culturalité parfois difficile à supporter pour eux, leur faisant éprouver un « excès d’étrangeté ».

Soi-élève versus Soi-adolescent

7 Dans cette étude, l’analyse des entretiens – en particulier ceux réalisés avec les adolescents – montre que les collégiens se sentent le plus souvent considérés par les enseignants comme des « apprentis du savoir » plus que comme des adolescents, c’est-à-dire des sujets en transition identitaire. Dans cette période particulière que constitue l’adolescence, se télescopent ce qui est déjà là et ce qui est en train d’advenir : « On est des enfants, on aime bien prendre du temps, s’amuser, faire des trucs qu’on aime bien. C’est important le collège, mais on veut profiter de notre jeunesse. » Ces propos rejoignent ce que D.W. Winnicott percevait lorsqu’il écrivait : « Il n’existe qu’un remède à l’adolescence et un seul […] C’est le temps qui passe et les processus de maturation graduels qui aboutissent finalement à l’apparition de la personne adulte. » Ainsi, notre étude nous conduit à penser que les parties Soi-élève et Soi-adolescent de ces collégiens devraient pouvoir coexister aux yeux des professionnels qui les encadrent.

Être adolescent : une quête d’identité et de reconnaissance

8 Lors de nos rencontres avec les adolescents, l’aspiration à être reconnu comme adolescent s’exprime de façon récurrente dans leurs propos, comme le restituent les extraits suivants : « Faut comprendre qu’on est des adolescents de 15 ans, je ne sais pas, on a des pulsions, parfois on peut changer, je ne sais pas expliquer […] On n’est pas les mêmes personnes quand on est à l’école primaire et au collège. Ils veulent trop qu’on grandisse trop vite, qu’on devienne trop sérieux et mature. » « On veut profiter de faire des choses qu’on ne fera pas quand on aura 30 ans. Mais, Monsieur, vous n’allez pas balancer des pierres à 30 ans. Non ? » « Madame X (enseignante), je l’aime cette dame […] elle pense toujours qu’on est des enfants, qu’on a une jeunesse quand même. » Ces énoncés montrent que les adolescents ont conscience d’être en devenir, engagés dans un processus de maturation. La notion de processus exprime le caractère dynamique, évolutif et dialectique de l’identité d’un adolescent. Il ne la fige pas en la réduisant à une structure permanente et stable. En utilisant la notion de processus, on admet qu’il y a des moments où l’adolescent se fragilise pendant ce temps de ce que Philippe Gutton nomme « la création de soi », où il peut y avoir des risques de rupture. Ces moments pouvant déboucher sur des ruptures sont pour nous des symptômes et ne dessinent pas des traits identitaires figés de ces adolescents. Dire cela affirme notre refus de la stigmatisation de ces adolescents et c’est faire un choix épistémologique qui considère que la grande majorité de ces adolescents ne sont pas déviants, même s’ils posent des actes transgressifs. Leurs actes sont à entendre comme souffrance difficile à élaborer, donc à conflictualiser. Pour engager le travail avec les adolescents, nous nous appuyons sur la formulation proposée par Philippe Gutton : « L’adolescence est une création, précisément la création de soi, à partir du matériau en plein remaniement de l’infantile et du pubertaire, tous deux infiltrés de culturel. »

9 Dans son ouvrage Le génie adolescent, Philippe Gutton présente le processus intrapsychique qui habite l’adolescent comme « un acte de création » (Gutton, 2008), voire une « expérience de création », l’amenant à une création de sa personnalité. Selon lui, « le travail de création pubertaire bouleverse la donne de façon imprévisible et notamment le fonctionnement psychique assuré par le moi et le surmoi, l’idéal du moi ». L’expérience de l’adolescence active deux processus « qui permettent d’en ajuster la dialectique interne : la sublimation dont résulte l’originalité et l’idéalisation qui rend possible le partage ». La sublimation est « cet affect qui qualifie les liens interactifs existants entre le corps pubertaire, lequel renonce à ses satisfactions immédiates, et les expressions particulières, personnelles, que la psyché secrète grâce à l’énergie issue de ce renoncement ». Selon cet auteur, l’idéalisation, processus constitutif de l’expérience de création, « est proche de la sublimation par la similitude des situations dans lesquelles elle intervient ; en revanche, elle ne travaille pas sur la force pulsionnelle pour la dériver, mais sur l’objet même de la pulsion ». Ces deux processus, sublimation et idéalisation, interviennent lors de l’expérience adolescente, l’un du côté de l’originalité de cette création, l’autre dans la rencontre avec l’autre, pour contribuer à rendre cette « originalité partageable ».

10 Dans cette complexité créative « entrent en dialectique les idéaux issus du passé (infantile) qui jouent le rôle d’amorce de la sublimation pubertaire et les idéaux secrétés par la sublimation elle-même ». L’histoire infantile a auparavant fabriqué, au fil des premières années, des objets idéalisés, fondamentaux pour l’organisation psychique. Lorsque la puberté débute, ceux-ci se sont condensés et organisés pour constituer une instance particulière : « l’idéal du moi ou, mieux, l’idéal du sujet », « cette instance […] composée d’images de savoir, de savoir-faire, voire de théories qui s’alimentent les unes aux autres […] est constituée de représentations investies comme des modèles à réaliser ». L’adolescent se sent tiraillé par les idéaux parentaux, ceux qu’il rencontre en dehors de son groupe familial, ainsi que les idéaux qu’il fabrique à partir de ses propres interprétations de son environnement. Il tente de les unifier, en d’autres termes de les « introjecter ». D’où « une quête d’autoportrait », même incomplète, qui s’impose à lui.

11 Pourquoi se référer ici à la thèse avancée par Philippe Gutton ? Les recherches-actions que nous avons conduites à propos des adolescents, nous ont convaincu de la pertinence de cette hypothèse d’un processus de création adolescente ; ainsi que de son corollaire : le fait que ce processus peut être mis en difficulté par des « disqualifications » (Gutton, 2008) qui viennent le ralentir. Dans notre expérience professionnelle auprès des adolescents, nous avons pu repérer que, pour eux, se confrontent dans le même espace-temps le déclin de l’ancien monde (l’enfance) et le devenir potentiel d’un nouveau monde (adulte). Cette expérience nous convainc que c’est bien ce moment qu’il s’agit d’aider les adolescents à traverser, ce moment où ils ont l’impression que tout se défait. C’est en les soutenant dans ce passage qu’on peut espérer contribuer à ce qu’ils se déplacent « d’un soi établi à une nouvelle figure de soi-même », œuvrant ainsi à accompagner cette « expérience de création », au sens de Philippe Gutton.

12 Il est particulièrement important pour les professionnels travaillant avec des adolescents, d’autant plus dans la société d’aujourd’hui, de ne pas regarder l’adolescence comme un symptôme mais plutôt de considérer que ce moment est le signe que le sujet est aux prises avec une expérience créative, dans un monde instable.

13 Cela indique pour nous l’enjeu majeur qu’ont à relever les professionnels de l’institution scolaire et ceux qui interviennent dans le champ éducatif sur les quartiers : soutenir les adolescents à traverser ces moments où tout se défait et durant lesquels ils ont à opérer un déplacement « d’un soi établi à une nouvelle figure de soi-même ». Ce soutien est particulièrement important dans les quartiers où vivent les adolescents évoqués dans cet article et dans les collèges qu’ils fréquentent. En effet, la plupart de ces quartiers sont des espaces de relégation sociale et spatiale où se cumulent les difficultés (chômage, suroccupation des logements, délinquance, économie de survie et trafic, violence, repli communautariste parfois, etc.). Ces quartiers sont aujourd’hui régulièrement stigmatisés par le discours dominant et leurs habitants, tout particulièrement les adolescents, sont le plus souvent décrits comme dangereux. Des auteurs comme Joëlle Bordet et Jacqueline Costa-Lascoux l’ont écrit : dans ces conditions, les mécanismes de l’identification au stigmate et leurs effets sur la construction identitaire sont prégnants. Pour éviter, en reprenant le mot de Serge Lesourd, que les adolescents de ces quartiers ne deviennent la « monstration » du discours qui les désigne comme dangereux, il est déterminant de leur « ouvrir des portes » pour que leurs processus de sublimation et d’idéalisation puissent s’accrocher à des objets et à des perspectives suffisamment valorisantes et valorisées. Car, comme nous l’avons identifié, c’est dans cette construction du soi de l’adolescent que le collège doit jouer un rôle très important. Il doit aider l’adolescent pour apprendre et en partie pour construire des conditions suffisamment favorables à son avenir, à endosser le statut d’élève. En effet, pour les adolescents que nous avons rencontrés dans le cadre de l’étude, ce statut est souvent difficile à soutenir, car il les confronte plus souvent à l’échec qu’à la réussite.

Des adolescents en difficulté d’être élèves malgré leurs ressources

14 À partir de l’analyse de contenu des entretiens réalisés dans notre étude, nous avons retrouvé des difficultés que d’autres travaux ont pu identifier aussi et qui relèvent de différents registres :

15

  • Des difficultés d’apprentissage, relevant de problèmes liés à la concentration et à la mémorisation.
  • Des difficultés de comportement ou d’attitude face aux apprentissages. Elles peuvent être de deux ordres : celles liées à l’agitation, à l’excès d’excitation, en lien au débordement que Serge Boimare (1999) nomme « l’inconstance psychomotrice », qui se traduit par une instabilité quasi permanente. À l’inverse, mais référant aussi à ce registre, nous identifions des difficultés qui peuvent être rapportées à une forme d’inhibition et peuvent conduire jusqu’à l’endormissement, au repli sur soi quasi mutique. Lorsqu’elles s’avèrent durables, ces difficultés viennent fragiliser le devenir intellectuel des élèves/adolescents.
  • Des difficultés « psychologiques », souvent liées aux précédentes. Celles-ci relèvent souvent d’un seuil de tolérance à la frustration, insuffisant chez certains de ces adolescents, pour supporter la remise en cause provoquée par l’apprentissage. Car apprendre, c’est aussi mettre en doute ce qu’on sait. Quand les professionnels demandent aux adolescents d’être dans une situation d’apprentissage, ils les invitent à une aventure qui passe par un détour par eux-mêmes pour construire de nouveaux savoirs. Certains adolescents refusent cette aventure, cette confrontation à leurs limites provisoires dans l’effort pour apprendre. Leur impuissance les conduit à vouloir savoir sans apprendre ; selon la formule de Serge Boimare, « savoir oui, mais apprendre non ».
  • Des difficultés relevant de conflits psychiques en lien avec les itinéraires difficiles, parfois douloureux, de ces adolescents. Ces itinéraires peuvent générer une souffrance psychique reliée à des événements de leur histoire et/ou à leurs conditions d’existence actuelle. Nous souhaitons cependant souligner ici deux points : premièrement, l’épreuve du sentiment de fragilité est inévitable à l’adolescence. Elle est liée au considérable travail psychique de tout adolescent. Deuxièmement, les adolescents ne sont pas à identifier seulement à partir de leurs fragilités, de leurs difficultés, de leurs souffrances, mais aussi (et pour nous, surtout) à partir de leurs ressources.

16 Les adolescents de notre étude ne font pas exception, et sur la toile de fond évoquée précédemment on peut comprendre que, pour eux, l’ensemble des difficultés identifiées se cumulent. Pour autant, si on les écoute, on découvre des ressources tout à fait étonnantes, en attente d’être reconnues :

17

  • Des capacités de subjectivation, même si on peut ne pas être toujours d’accord avec leurs modalités. Il faut remarquer l’énergie qu’ils mettent au service de ce processus et la créativité qu’ils développent, ce faisant.
  • Leur lucidité. Par exemple, lors d’un de nos entretiens collectifs d’adolescents, nous évoquions le téléphone mobile, une adolescente dit : « Moi je dors avec mon téléphone et avec mon iPod à côté de ma tête, sinon je ne peux pas dormir ; ça sert à rien, ils sont éteints, mais ils sont à côté de ma tête quand je dors. Moi depuis qu’on m’a dit que le portable ça peut donner le cancer, j’ai quand même réfléchi. Mais finalement, pourquoi ils le fabriquent ? Moi je ne comprends jamais rien, ils disent que ce n’est pas bien, mais ils le fabriquent. » Ceci nous renvoie à la façon dont ces adolescents ont des capacités à interroger le monde qui les entoure.
  • Leur capacité à être des « ingénieurs de la débrouille » dans le quartier et dans leur famille, en faisant face à des situations très complexes et difficiles où ils jouent bien souvent des rôles d’adultes avant l’heure.

18 Par ailleurs, dans leurs propos, nous entendons que leur temporalité psychique est faite de régressions et de fulgurances de maturité, extrêmement déconcertantes. Or, cette temporalité psychique ne correspond pas à la temporalité des collèges et encore moins à celle de la classe. Des heurts sont inévitables entre ces temporalités et le risque de basculer dans la violence est grand quand le cadre imposé par la communauté éducative devient trop rigide. Ainsi, dans le cadre des classes, les élèves adolescents en difficulté scolaire expriment souvent la perception d’être bien davantage convoqués à la place et dans le rôle d’élèves où ils vivent fréquemment des échecs et de ne pas être entendus, pris en compte comme des adolescents en train de « grandir ». Cette situation complexe est difficile à soutenir pour les professionnels sollicités sur deux plans à la fois, par ces sujets élèves-adolescents, alors que leur fonction tendrait à ne leur faire rencontrer que la partie élève de ces sujets. Pour les enseignants, en particulier, cela implique un travail sur leur posture intérieure pour pouvoir assurer à la fois une fonction accueillante et contenante (au sens de Bion) de l’agir pulsionnel des élèves-adolescents et une position de fermeté pour tenir un cadre qui soit à même de construire un espace « suffisamment bon » pour la transmission des savoirs et l’expérience de l’apprentissage. Cette difficulté n’est pas nouvelle pour les enseignants qui ont, dans tous les cas, à rencontrer des sujets chez leurs élèves. Mais la spécificité de la construction identitaire adolescente, avec les caractéristiques particulières que nous avons tenté de mettre en lumière précédemment pour cette population spécifique, rend cette nécessité plus forte encore, sinon cruciale, pour les enseignants qui devraient être en mesure d’assumer la rencontre avec leurs élèves effectifs et non pas avec les élèves dont ils fantasment une représentation stéréotypée, ce qui signifie accepter de rencontrer le sujet-adolescent à l’intérieur de l’habit d’élève. La question qui consiste à se demander « comment créer un cadre où les élèves aient la possibilité de se sentir suffisamment en sécurité narcissique et reconnus dans leur sentiment d’exister, pour travailler collectivement dans un esprit de coopération authentique » (Blanchard-Laville, Kattar, 2008) est ainsi plus prégnante encore que dans toutes les autres situations pédagogiques. Pour nous, « ce cadre repose en partie sur l’instauration d’une enveloppe groupale filtrante mais non clôturante, qui délimite un espace de sécurité discret, mais avec un niveau d’excitation suffisant et stable pour soutenir la pensée ». Pour soutenir ce cadre instauré, l’enseignant doit y être arrimé de manière à pouvoir, le moment venu, résister aux attaques dont il risque d’être l’objet sans pour autant répondre à ces dernières par une contre-attaque. Un effort particulier est demandé à l’enseignant, celui qui consiste à prodiguer tous ses « soins » (Racamier, 2001) au cadre pour favoriser le rapport à la tâche. Ces considérations s’appuient sur les travaux menés par Claudine Blanchard-Laville (2001) sur la façon d’être de l’enseignant qui cherche à se relier à la fois aux élèves (sujets/adolescents) et au savoir, pour pouvoir relier les élèves eux-mêmes au savoir.

Faire tiers à plusieurs : la continuité éducative entre les collèges et le quartier

19 Assumer, sur un même temps, de « tenir » le cadre, transmettre les savoirs, être surface d’identification, remplir une fonction de tiers, confronte l’enseignant à une complexité et une ampleur de rôles, auxquels, dans la plupart des cas, sa formation le prépare insuffisamment. Nous ne pouvons développer dans le cadre de cet article les questions relatives à la formation des enseignants, mais elle nous paraît insuffisamment préparer les enseignants à la rencontre des élèves tels qu’ils sont, vivent, parlent, réagissent dans les quartiers. Elle ne permet pas non plus de recourir dans leurs enseignements aux méthodes et outils développés depuis près d’un siècle par les pédagogies actives. De même, nous pensons que les contraintes institutionnelles parfois très intériorisées par les enseignants – liées aux programmes, à la didactique des disciplines, à l’organisation scolaire presque exclusivement par classes – ne sont guère favorables à l’établissement d’une relation éducative avec les élèves/adolescents dont nous avons tenté de montrer les exigences et les complexités.

20 En revanche, nous voulons insister sur une dimension qui devient de plus en plus prégnante au regard du fait éducatif pris dans son ensemble. Aucun acteur institutionnel ne peut soutenir seul l’ensemble du processus éducatif et tout particulièrement dans les quartiers et collèges où vivent les adolescents qui sont au cœur de nos préoccupations. Enseigner ne peut s’effectuer en occultant une visée de socialisation et d’éducation. Cela implique à nos yeux des coopérations engageant les enseignants et d’autres partenaires internes et externes aux collèges.

21 Il est vrai que cette étude et bien d’autres travaux montrent que de plus en plus d’acteurs interviennent dans la scolarisation des élèves. De très nombreux dispositifs d’accompagnement à la scolarité se développent à l’intérieur et à l’extérieur des collèges. Ces dispositifs remplissent de multiples fonctions dont, parfois, quand les conditions sont requises, celle d’espace transitionnel (au sens de Winnicott). Ils permettent alors aux adolescents-élèves de « jouer » avec leurs doutes et réalisations. Le cadre est souple, mais fixe cependant des objectifs précis, évitant aux élèves adolescents de s’égarer. Ces autres dispositifs sont une alternative transitoire à la classe pour des élèves qui ne s’y insèrent plus. Ils opèrent souvent un déplacement des programmes scolaires vers des médiations éducatives et tentent de prendre en compte aussi bien la partie élève que la partie adolescente de ces collégiens. Ils remplissent une fonction contenante pour les élèves et cela soulage les enseignants qui réussissent mieux à « faire cours » en classe. Malgré leurs imperfections, ces dispositifs assurent des régulations et permettent à certains élèves-adolescents de « reprendre pied » avec leur scolarité. Pour autant, ces dispositifs demeurent davantage juxtaposés que liés les uns aux autres. Si notre étude nous conduit à formuler des propositions nouvelles, c’est à ce niveau-là qu’elles se situent. Ce serait d’imaginer comment faire pour lier ces dispositifs, entre eux d’une part, aux classes, d’autre part. Relier ensuite ces dispositifs internes au collège à ceux qui se développent sur les quartiers. Autrement dit, il s’agirait de penser les conditions d’une continuité éducative entre le dedans et le dehors du collège, afin que l’ensemble des professionnels fasse tiers pour soutenir les élèves dans leur scolarité et les aider à « s’inventer ».

Bibliographie

Bibliographie

  • BLANCHARD-LAVILLE (C.), Les enseignants entre plaisir et souffrance, PUF, Paris, 2001.
  • BLANCHARD-LAVILLE (C.), KATTAR (A.), « Invisibilité du travail psychique des formateurs : à qui sert le cadre dans un dispositif de formation », La revue de l’encadrement et de la formation des cadres de santé, n° 65, 2008.
  • BOIMARE (S.), L’enfant et la peur d’apprendre, Dunod, Paris, 1999.
  • BORDET (J.), CHAMPAGNE (B.), La prévention spécialisée et l’Institution scolaire, Rapport du CTPS, 2008. Voir site du ministère de la DGAS.
  • GAVARINI (L.), « Des groupes de parole avec les adolescents : à la recherche d’une parole autre », Cliopsy, n° 1, 2009, p. 51-68.
  • GIUST-DESPRAIRIES (F.), La figure de l’autre dans l’école républicaine, PUF, Paris, 2003.
  • GUTTON (Ph.), Le génie adolescent, Odile Jacob, Paris, 2008, p. 362-369.
  • GUTTON (Ph.), « Une paradoxalité exemplaire », Revue Adolescence, n° 68, Politique et adolescence, Le Bouscat, l’Esprit du temps, 2009, p. 263-268.
  • GUTTON (Ph.), « Originalité et bourgeoisie », Revue Adolescence, n° 59, Droit de cité, Le Bouscat, l’Esprit du temps, 2007, p. 19-26.
  • MAISONNEUVE (J.), Introduction à la psychosociologie, PUF, Paris, 2000, p. 202.
  • RACAMIER (P.-C.), L’esprit des soins, Le cadre, Les éditions du collège, Paris, 2001.
  • WINNICOTT (D.W.), Déprivation et délinquance, Payot, Paris, 1994, p. 174.
  • YELNIK (C.), Face au groupe-classe, L’Harmattan, Paris, 2006.

Mots-clés éditeurs : Création adolescente, Rupture scolaire, Soi-adolescent, Continuité éducative, Soi-élève

Mise en ligne 07/02/2015

https://doi.org/10.3917/nras.056.0117

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.175

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions