Notes
-
[1]
Le paradigme perdu : la nature humaine, 1973, Paris, Seuil, coll. « Points », p. 124.
-
[2]
Ce modèle dit Imaginaire linguistique, déjà exposé dans notre précédent article, a été inauguré par Anne-Marie Houdebine dans les années 1980, mais surtout dans le livre éponyme, 2002, Paris, L’Harmattan. Il est défini comme l’ensemble des représentations linguistiques des sujets parlants.
-
[3]
Cf. Claude Hagège, 1982, La structure des langues, Paris, puf, coll. « Que sais-je ? », p. 118.
-
[4]
Cf. Hillairet, 1964, Dictionnaire historique des rues de Paris, Paris, Éd. de Minuit, 10e éd., t. 1, p. 40.
-
[5]
Le Monde, jeudi 12 mars 2009, p. 3.
-
[6]
Westwego (recueil de poèmes, 1922), cité dans Paris des surréalistes, 1972, Paris, Seghers, coll. « L’archipel », p. 16.
-
[7]
Voir Doré Ogrizek, 1949, Paris tel qu’on l’aime, Odé, Préface de Jean Cocteau, p. 109.
-
[8]
Voir Paris des rêves, 1950, 75 photographies d’Isis Bidermanas, Textes autographes, Lausanne, Éd. Clairefontaine, p. 155.
-
[9]
Dictionnaire historique des rues de Paris, T. 1, Introduction, p. 11.
-
[10]
Voir google http://www.paris.fr/portail/Parcs
-
[11]
Cité dans Paris des Rêves, p. 54.
-
[12]
Cité dans Paris des Rêves, p. 12.
-
[13]
Paris d’autrefois, 1957, Genève-Paris-New York, Skira, p. 9.
-
[14]
Cf. M. Lecolle, « Toponymes en jeu : diversité et mixage des emplois métonymiques de toponymes », p. 4 et 7 ; et « Personnifications et métonymie dans la presse écrite », p. 6.
-
[15]
Respectivement : Le Monde, 29-30 juin 2008, p. 6 ; 18 juin 2008, p. 12 ; La Tribune, 30 septembre 2008, p. 27.
-
[16]
Le Monde, 30 septembre 2008, p. 24.
-
[17]
In Paris des rêves, p. 74.
-
[18]
Les Fleurs du Mal, c III, Le crépuscule du matin.
-
[19]
Pierre Courthion, op. cit. en note 13, p. 59-61.
-
[20]
L’homme de paroles, 1985, Paris, Fayard, p. 90.
-
[21]
Un épigramme courait à l’époque : Pour augmenter son numéraire/Et raccourcir notre horizon/La Ferme a jugé nécessaire/De mettre Paris en prison, cité par Hillairet, op. cit., t. 1, p. 29.
-
[22]
Respectivement : in Paris des rêves, p. 76 ; p. 86.
-
[23]
Successivement : S.-B., Port-Royal, 1848, t. 3, L 3 Pascal, p. 173 ; V.H., Les voix intérieures, 1835, III, La fille aux yeux d’or, p. 1050 ; G.F., Correspondance (1869-1870), T 6,1870, p. 144 ; C.P., Ève, 1913, p. 945 ; P.M., Londres, 1933, partie 1, p. 2 ; M.B., La modification, 1957, 1re partie, III, p. 77 ; C.G., « Lutèce, ville fantôme », Le Monde des livres, 29 août 2009.
-
[24]
C.M., cité in Courthion, op. cit., p. 31 ; V.H., Les Quatre Vents de l’esprit, 1881, III, Le livre lyrique, La destinée, p. 1353 ; V.H. op. cit., II, Le livre dramatique-La femme-Les deux trouvailles de Gallus, II, Esca, acte II, p. 1256 ; D.A., cité in Paris des rêves, p. 80 ; R.Q., Le dimanche de la vie, 1952, XIV, p. 168 par ex. ; R., Chanson de 1974.
-
[25]
C’est ce que Marie Treps nomme plaisamment les « petits arrangements avec l’histoire » (cf. op. cit. en note 57).
-
[26]
Cours de linguistique générale, 1916, Lausanne & Paris, Payot, p. 126.
-
[27]
Merceron, 2006, La vieille Carcas de Carcassonne, Florilège de l’humour et de l’imaginaire des noms de lieux en France, Paris, Seuil, p. 27.
-
[28]
Michel Leiris, La révolution surréaliste, n° 3, p. 7.
-
[29]
François Caradec & Jean-Robert Masson, dir., Guide de Paris mystérieux, 1985, Paris, éd. Tchou, Coll. « Les Guides » p. 396.
-
[30]
Voir note précédente, p. 396.
-
[31]
C.M. Grivaud, Antiquités gauloises et romaines recueillies dans les jardins du Palais du Sénat, Paris, 1807, cité dans Guide du Paris mystérieux, p. 243.
-
[32]
Hoffbauer, op. cit., chap. « L’hôtel de Nesle, le Pré aux clercs », p. 2.
-
[33]
Cf. Robert Barroux, Statue et légende d’Isis à Saint-Germain-des-Prés, in Le Moyen Âge, 1959, n° 3.
-
[34]
Caradec & Masson, op. cit., p. 328.
-
[35]
Statistique monumentale de Paris, 1861-1875.
-
[36]
Cf. Dominique Poulbot, communication « Paris et le patrimoine révolutionnaire », Cycle de conférences Paris-capitale, jeudi 19 mars 2009, Campus des Cordeliers, Paris. Ajoutons que l’Égyptomanie française et parisienne en particulier s’est encore illustrée récemment par une légende selon laquelle la momie de Cléopâtre reposerait, après moultes péripéties, au cœur de Paris, dans les jardins de l’ancienne Bibliothèque nationale, rue Vivienne (cf. Libé-Soir du 13 octobre 1945, information circulant toujours sur Internet, cf. Blog « Cléopâtre aurait été enterrée à Paris », http://www.fanopabo.com/?post/2007/08/01/201).
-
[37]
Cité in Paris des rêves, p. 154.
-
[38]
Notons que déjà « les poètes du Moyen Âge et de la Renaissance “rébuffaient” (décomposaient et resémantisaient » (Merceron, op. cit., p. 678).
-
[39]
Cf. Jacques E. Merceron, op. cit., p. 28, 550-551 ; cf. aussi Stéphane Gendron, L’origine des noms de lieux en France, Essai de toponymie, 2003, Paris, Errance, p. 18-19 ; Jurgis Baltrušaitis, 1985, La quête d’Isis, Essai sur la légende d’un mythe, Paris ; Henri Gaidoz et Paul Sébillot, 1884, Blason populaire de la France, Paris, Léopold Cerf, p. 37 ; P. Meyer, Romania, IX, p. 38 ; et plus anciennement Charles Estienne, Guide des chemins de France, 1553, 3e éd. 1936, Bonnerot, II, p. 37 ; Gilles Corrozer, Antiquitez, histoires et singularitez de Paris, ville capitale du royaume de France, Paris, 1530.
-
[40]
Titulaire de la Chaire « Religion, Institution et Société de la Rome Antique » du Collège de France, communication personnelle du 18 janvier 2010.
-
[41]
Cf. Grandes Chroniques de France, 1493 ; René Alleau, dir., 1964, Guide de la France mystérieuse, Paris, Tchou, coll. « Les guides », p. 669 ; Merceron, op. cit., p. 64.
-
[42]
Cf. Merceron, op. cit., p. 550, 64.
-
[43]
Alleau, 1964, op. cit., p. 668-669., cité dans Merceron. Précisons que le « plâtre de Paris » a connu par la suite et jusqu’à nos jours une renommée mondiale.
-
[44]
Les Martyrs ou le Triomphe de la religion chrétienne, 1810, L. 9, p. 59.
-
[45]
La tête contre les Murs, 1949, VII, p. 92.
-
[46]
L’Année terrible, 1872, Mai, III, Paris incendié, p. 406 ; Les Misérables, 1862, 5e partie, Jean Valjean, L. 2, p. 993.
-
[47]
Cf. Paris des rêves, p. 62.
-
[48]
Titulaire de la chaire « Antiquités nationales » du Collège de France ; art. cité en note 23.
-
[49]
Voir Antide Viand, dir., 2008, Nanterre et les Parisii, éd. Somogy.
-
[50]
Cité par Merceron, op. cit., p. 425-426, et par Caradec & Masson, op. cit. en note 27, p. 243-244.
-
[51]
Voir Ernest Nègre, Toponymie générale de la France, Ètymologie de 35 000 noms de lieu, 1990-1991, Genève, Droz, 3 vol. ; Louis Deroy & Marianne Mulon, 1992, Dictionnaire des noms de lieu, Paris, Le Robert.
-
[52]
Voir Jean Le Masle, Discours de l’origine des Gaulois, ensemble des Angevins et des Manceaux, 1575.
-
[53]
Cf. Nègre, op. cit., vol. 1, p. 155 ; Deroy & Mulon, op. cit., p. 368.
-
[54]
Cf. André Martinet, 1986, Des steppes aux océans, L’indo-européen et les « Indo-Européens », Paris, Payot, p. 68, 94.
-
[55]
Cf ; Bullet, Dictionnaire celtique, t. 1, p. 60 et 165. cf. Aussi Hoffbauer (cf. note 47), p. 12, qui cite à l’appui aussi le bas-breton far et fard « charge d’un navire », ainsi que la forme baris trouvée chez Hérodote, renvoyant à « bateau de marchandises du Nil ». Il rappelle en outre que « l’emblème le plus ancien de Lutèce, conservé depuis l’Antiquité, est un bateau qu’on voit sculpté à la base des voûtes du palais romain dit des Thermes et construit sur la rive gauche de la Seine ».
-
[56]
Cf. Hoffbauer, op. cit., chap. « Hôtel de Ville », p. 5 ; Caradec & Masson, op. cit., p. 439-440. Pierre Kjellberg, 1967, op. cit. Cf. aussi Émile Rivière, Un nouveau menhir parisien. Ses vicissitudes et sa destruction au xie siècle, in Comptes Rendus de l’Association française pour l’avancement des sciences, Congrès de Nîmes. L’auteur précise que ce nom fut attribué ensuite à l’Ostel de Coussy et la Tour Quarrée environnants ; et E. Robertot, 12 mars 1912, in Le Journal, ajoute que les amis de Villon s’adonnaient en ces lieux à d’énormes charivaris.
-
[57]
Dictionnaire historique des rues de Paris, 1964, Paris, éd. de Minuit, 10e éd., t. I et II ; et Évocation du vieux Paris, 1952, Paris, éd. de Minuit, 677 p. Une source imposante est également Hoffbauer, 1885, Paris à travers les âges du xiiiesiècle à 1885, Paris, Firmin Didot, t. 1-2. Le matériau de cette section leur est essentiellement redevable.
-
[58]
Marie Treps, 1999, Calembourdes, Paris, Seuil, coll. « Point Virgule », p. 23 et 21.
-
[59]
Cité par Marie-José Reichler-Béguelin, 1995, « Saussure et l’étymologie populaire », in Michel Arrivé & Claudine Normand, dir., Saussure aujourd’hui, Colloque de Cerisy, Paris, Linx, p. 130-131.
-
[60]
Pierre Kjellberg, 1967, Le Guide du Marais, Paris, La Bibliothèque des Arts, p. 64.
-
[61]
Voir Caradec & Masson, op. cit., p. 708, qui cite F. Lot.
-
[62]
Voir Abbé Lebeuf, Histoire de la ville et de tout le diocèse de Paris, 1864, Paris ; Caradec & Masson, op. cit., p. 705.
-
[63]
D’où l’expression au diable Vauvert/au diable vert « [envoyer les gêneurs] au diable, aussi loin que possible ».
-
[64]
Cf. Kjellberg, op. cit., p. 60.
-
[65]
Cf. Claude Hagège, op. cit., p. 120.
-
[66]
Hoffbauer, op. cit., chap. « Châtelet », p. 43, s’arrête sur « ce nom fort bizarre qui, en 1658, était orthographié en majuscule R.TROV AQVIDVRE (pouvant s’interpréter comme « rue qui a un trou [bouche d’égout] qui continue à subsister » et dont l’une des variantes est, selon l’auteur : Qui-mi-trouva-si-dure.
-
[67]
Gilles Corrozet, 1586, Les antiquités de Paris, cité dans Paris mystérieux, p. 114.
-
[68]
Les sources principales relatives à la tour Eiffel, au Champ-de-Mars et aux Folies sont : Ogrizek, op. cit., p. 331-333, 340, 355-356 ; Courthion, Paris des Temps Nouveaux, 1957, Genève-New York, Skira, p. 44, 112.
-
[69]
Cité par Marie Treps, op. cit., p. 128.
-
[70]
Cours, cité par Reichler-Béguelin, op. cit., p. 133.
-
[71]
Voir Hoffbauer, op. cit., chap. « Le Louvre », p. 4.
-
[72]
Voir Marie Treps, op. cit., p. 128.
-
[73]
Voir Introduction à notre section : Réanalyse historique des rues de Paris.
-
[74]
Un débat oppose les linguistes : Hagège est l’un des partisans de cette hypothèse, notoirement combattue par Salikoko Mufwene, qui considère que ces traits appartiennent à toutes les langues, mais à des degrés très variables (cf. ma Discussion sur son livre The Ecology of Language Evolution, dans La Linguistique, 2007/2, n° 43).
-
[75]
Le Monde des Livres, 30 octobre 2009, « Un admirable éclat de conscience », p. 7.
Introduction
1La problématique des représentations s’inscrit dans un ensemble plus large qui est celui des imaginaires. Or, depuis quelques décennies, ce concept bénéficie d’un intérêt accru au sein de la communauté scientifique. L’épistémologue Edgar Morin, spécialiste des études interdisciplinaires, révèle sa place cruciale, « le déferlement de l’imaginaire » apparaissant comme un phénomène concomitant avec l’apparition de l’homme [1]. Dans ce regain d’attention, la linguistique a pris toute sa part avec la proposition d’un modèle [2]. La toponymie étant un domaine peu exploré sous cet angle, nous avons tenté une première approche portant sur le nom de Paris, intitulée « Imaginaires toponymiques : créations pan-européennes autour de Paris », parue dans le précédent numéro (La Linguistique, 2009/2). Si cette enquête balayait largement le continent, la seconde et présente approche focalise toute la lumière sur la créativité des principaux intéressés : les locuteurs parisiens.
2La cité mythique n’est pas exaltée comme individu par nos seuls voisins Européens. Ses habitants eux-mêmes, par un remarquable processus d’appropriation qui, de longue date, passe par l’anthropomorphisme, personnifient la Ville. Ils ont en outre forgé au cours des siècles diverses mythologies des origines, dont les traces en langue sont les jeux sur le toponyme et les fausses étymologies. Les constituants de l’entité Paris, eux aussi, font l’objet d’un incessant travail, émanant des sujets parlants, de représentation (re-présentation), nomination et re-nomination. C’est ainsi que l’odonymie, plus précisément l’étude historique du nom des rues de Paris, révèle un univers foisonnant. En outre, certains lieux et monuments, notamment la figure emblématique de la capitale, sont source d’une singulière créativité. C’est par le biais de la remotivation du signe – luttant contre l’antagonique arbitraire du signe – que se canalisent et se fixent durablement les imaginaires parisiens dans la langue commune. Cette remotivation s’exprime ici par 3 procédés ou structures : la métaphore accompagnée de la métonymie, la réanalyse, et le figement analytique.
3Nous aborderons ainsi successivement : 1) Anthropomorphisme sur la Ville, a) La métaphore organiciste, b) La métaphore et la métonymie comportementales, c) La métaphore féminisante ; 2) Mythologies parisiennes et vraies/fausses étymologies sur le toponyme, a) Le mythe égyptien, b) Le mythe grec, c) Le mythe romain, d) Le mythe gaulois ; 3) Réanalyse historique des rues de Paris ; 4) Rues-syntagmes et rues-propositions : figements analytiques ; 5) Métaphore, métonymie et réanalyse sur les emblèmes de Paris.
Anthropomorphisme sur la ville
4Selon Littré, la personnification est ce qui fait « d’un être inanimé ou d’une abstraction un personnage réel ». L’anthropomorphisme est certes un phénomène linguistique assez répandu à travers les langues, l’ego servant bien souvent, par projection analogique, d’étalon à la catégorisation et à la nomination. De sorte que la terminologie du corps se recycle et se fige à diverses fins. Une illustration en est l’« anthropologie casuelle », telle qu’elle apparaît dans de multiples langues d’Afrique et d’Océanie où les marques de cas « devant », « derrière », « dans », « sur », « sous », etc., viennent des noms « face », « dos », « ventre », « tête », « pied », etc. [3] Citons ici des exemples français : composés nominaux, du type. fr. pied de table, tête de file, bras/front de mer, dos-d’âne, cul-de-sac, bouche de métro, nombril du monde, cheveux d’ange, aile de château, œil du cyclone, queue de la comète ; composés verbaux du type piquer du nez, atterrir sur le ventre (pour un avion), faire un coude (en plomberie) ; composés prépositionnels, tels que au pied de (la montagne), à la tête de (l’armée), au dos (du feuillet) ; figements comme les murs ont des oreilles, etc. Or, la particularité des toponymes est qu’ils ne sont pas réduits à être de simples noms de lieux employés en fonction locative, mais deviennent, en fonctions sujet et objet notamment, des agents et des patients comme n’importe quels noms. À ce titre, ils sont également candidats à la personnification.
5Dans le cas de Paris, capitale hautement célébrée depuis des siècles, l’expressivité pour en discourir passe par l’individuation, marque d’appropriation, de familiarité, voire d’intimité avec le lieu. Cette individuation a été portée à un paroxysme dans la littérature surréaliste, où prend corps une véritable unité individu-espace, personne-ville, Paris occupant une place privilégiée. La métaphore anthropomorphique se fait tour à tour organiciste, comportementale et féminisante. Elle se déploie à travers composés et figements, et diverses stéréotypies comme proverbes, adages, devises et autres devinettes, forgés par les locuteurs et trouvés sous la plume des écrivains.
La métaphore organiciste
6La ville présente ainsi une anatomie : non seulement elle est dotée d’organes et de flux sanguin, mais elle porte aussi d’infimes stigmates humains.
7Si le cœur de Paris s’est plusieurs fois déplacé, la métaphore, elle, semble immuable. Le figement renvoie selon les cas au centre historique : l’île St Louis et l’île de la Cité, au centre géographique : le Palais-Royal, ou encore le Châtelet. Mais il qualifie aussi de façon moins réaliste du point de vue organique ce qui, il y a plus de 100 ans, était encore la périphérie de la ville et que les générations de 1830 désignaient pourtant ainsi, i.e. : les Grands Boulevards et le carrefour Richelieu-Drouot, dits également centre nerveux, sensible de la capitale. Que ce soit dans la langue quotidienne ou la langue littéraire, passée ou présente, on en trouve de multiples attestations : L’île de la Cité était, dès le xiie siècle qualifiée de tête, cœur et moelle de Paris par l’écrivain Gui de Bazoches [4]. Je ne connais aucune autre grande ville où le cœur est à ce point détaché de ses membres, s’exprime pour sa part, en un raccourci meurtrier, l’un des dix architectes retenus pour le très actuel projet architectural du « Grand Paris » [5] ; Quand on aime ce fleuve où coule tout le sang de Paris, dit pour sa part Philippe Soupault [6], La Seine bat ainsi qu’une artère qui porte un sang vert à l’île qui pourrait être son cœur dit encore, de manière très descriptive le poète Henri Calet [7]. Tandis que, par un retournement de la formule, le passionnel Aragon déclare : « Arrachez-moi le cœur vous y verrez Paris » [8]. Les grandes artères de Paris renvoient à ses avenues et boulevards centraux, et la Seine fait figure de grande artère de la navigation fluviale.
8Le ventre de Paris, popularisé par Zola qui en a fait un volet de la fresque des Rougont-Macquart, n’a pas eu la grâce de l’immortalité mais a néanmoins traversé neuf siècles avant d’aboutir au Trou des Halles. Ce marché central du 1er arrondissement, remontant au xiie siècle, a profondément marqué la mémoire collective des Parisiens. Agrandi au xiiie, reconstruit au xvie, augmenté par la halle au Blé puis par le marché des Innocents au xviiie, amplifié encore par 10 pavillons au xixe, et par deux autres au xxe, il avait fini par s’imposer sur près de quatre hectares, en devenant « Marché d’intérêt national ». Entre sa destruction sur ce lieu historique en 1971 (et son transfert hors les murs, à Rungis) et la création in situ du Forum des Halles en 1979, l’éventration, cette dantesque excavation, fut aussi longue et douloureuse pour ses habitants que fertile en désignations. Un autre leitmotiv ostinato de l’éventration est celui relatif aux grands travaux du Baron Haussmann à travers la capitale. Le témoignage de l’historiographe Jacques Hillairet est, à ce titre, révélateur : « Napoléon III (…) éventra la capitale d’une façon spectaculaire, secondé dans cette œuvre par son préfet Haussmann ». Et, poursuit-il dans la métaphore anthropomorphique : Enfin, mutilation suprême, la vieille Cité, berceau de Paris, disparut pour faire place à de volumineuses constructions compactes [9].
9Mais Paris respire toujours puisque les poumons (verts) de Paris demeurent, grâce surtout à ses deux bois historiques, de dimension sensiblement égale, de l’Ouest et de l’Est de la capitale : le Bois de Boulogne et le Bois de Vincennes, apocopés Le Bois l’un et l’autre en français parisien (le contexte seul permettant de les distinguer). Par extension, mais en s’éloignant du réalisme organique, on use de la métaphore pour d’autres parcs tels que les Buttes-Chaumont ou Montsouris. Quand la respiration devient difficile, Paris étouffe et Paris suffoque. Ainsi : À l’aube du Second Empire, Paris étouffe, malade d’avoir trop vite grandi [10]. Et plus récemment, Paris suffoque-t-il ? est une chronique vidéo de Touche pas à ma planète (25 mars 2008). Dans notre précédent article, n’évoquions-nous pas le mot de Gogol devenu proverbial : Quand Paris prend du tabac, toute la France éternue ?
10En outre, l’apparence extérieure de la capitale fait l’objet de cette projection. Car la cité que Montaigne aimait tendrement jusqu’à ses verrues et à ses taches a connu, quelques siècles plus tard, le désamour des Parisiens encore romantiques à l’avènement de la tour Eiffel, dite alors « tache sur le visage de Paris ». C’est que la ville a en effet une tête, un visage, une face, voire une gueule, ainsi qu’une taille ou une ceinture. Pour le commun des habitants, Paris a mille visages, Paris est défiguré ou Paris perd la tête ; pour Robert Giraud, « Paris aux cent mille faces sera toujours Paris » [11], Valéry Larbaud intitule Rues et visages de Paris l’un de ses ouvrages illustrés (1926, Paris), tandis que pour Pierre Emmanuel, « il faut entrer par cette gueule dans la cité [Paris] » [12]. Plusieurs fois murée, cernée ou ceinturée au cours de l’histoire, la capitale est encore familière de l’expression La petite ceinture pour la désignation des Boulevards des Maréchaux ou La grande ceinture pour celle des Périphériques. Pour Pierre Courthion, cette taille, cette ceinture (…) n’a pas toujours été de même embonpoint. Elle se serre ou se desserre suivant les modes et les époques, tantôt dans un corset, tantôt à l’air libre [13]. La métaphore des membres, comme celle évoquée au § 1 de cette section, ou dans les expressions démembrer Paris, le démembrement de Paris, se rencontrent pour Paris dans son ensemble, à côté de celle, animale et péjorative de ville tentaculaire ; elle a cours aussi pour ses constituants (ex. bras de Seine, et tout ce qui a trait encore à la tour Eiffel, développé en section 5).
11Une telle représentation de la capitale a culminé, dans l’histoire assez récente, en un quasi-manifeste : les questionnaires sur Paris de l’époque surréaliste ont agi comme des révélateurs d’un réseau d’images. La célèbre enquête du 12 mars 1933 en particulier comportait un questionnaire en 37 points, qui associaient quatre dimensions : espace, temps, couleurs et anatomie : les parties de Paris et les parties du corps humain notamment. Chez Aragon, on peut même parler d’une véritable physiologie de Paris.
La métaphore et la métonymie comportementales
12On ne s’engagera pas dans les multiples débats relatifs à la distinction peu tranchée entre métonymie et synecdoque, et à leur typologie, en choisissant de considérer la seconde comme une sous-rubrique de la première. Globalement, on retiendra que la métonymie consiste à « remplacer », par association, un terme par un autre qui lui est lié par un rapport logique (ex. lieu/un élément du lieu, matériel ou immatériel, concret ou abstrait : Paris/le gouvernement français, la capitale de la mode, l’institution sportive du psg) ; et que, pour qu’une métonymie soit une synecdoque, il faut qu’un des éléments « échangé » soit inclus dans l’autre (ex. lieu/occupant du lieu : Paris/ses habitants). Ceci étant posé, un nombre non négligeable de cas échappe à cette distinction (équivocité inhérente, dépendante du contexte et de son interprétation). De plus, par « remplacement » et « échange », on dénomme de manière réductrice un fait complexe qui outrepasse la commutation. La métonymie est en effet un procédé stylistique, parfois lexicalisé (figé par l’usage récurrent), permettant la condensation et la polyréférentialité [14]. Économique dans sa formulation, il est prodigue en sens puisqu’il joue volontairement sur l’ambiguïté.
13Pour revenir directement à notre sujet, la représentation de l’entité Paris passe par la construction d’un être pensant, ressentant et agissant (personnification par métaphore), où un élément de cette entité peut alors se trouver privilégié (métonymie). La presse a recours massivement à ce procédé. Soit la capitale est prise métonymiquement pour « gouvernement français », « pouvoir exécutif », lui-même objet d’une métaphore personnifiante, qui est mise en évidence par le choix du prédicat verbal ou nominal (dans ce cas, toute la chaîne syntagmatique est affectée). Ainsi, Paris s’est démené pour faire mentir les soupçons d’arrogance ; Paris statue sur le sort d’un réfugié tchétchène réclamé par Moscou ; Paris vise le marché nucléaire indien (…) Paris voit peut-être venir le temps des moissons [15]. Soit Paris est pris métonymiquement pour « institution » ou sa variante « capitale française/européenne/mondiale », et se double d’une métaphore personnifiante comme on l’a vu plus haut. Ainsi, Énergie radicale à Paris (…) Paris donne la parole à une centaine de couturiers de toutes nationalités [16].
14Des mots proverbiaux sont attribués, à tort ou à raison, à quelques grands hommes du passé : Paris comprend tout, pardonne tout, même le ridicule de vivre en philosophe (Empereur Julien, ive siècle ; nb Lutèce semble avoir été réactualisée au passage par la patine populaire). Là, Paris est la synecdoque de « ses habitants », comme dans la plupart des exemples suivants. Toutefois, bon nombre d’énoncés demeurent dans l’ambiguïté : synecdoque ou non, le fait est indécidable. Les proverbes et dictons en titre font florès, relayés par les chansons devenues populaires : Il est cinq heures, Paris s’éveille (Jacques Dutronc) ; Bastille se réveille/Paris, Paris sommeille (Nikko’s Music, Villes Grises). Un cas typique d’indétermination du référent est le Paris de cette célèbre chanson : Et Paris qui bat la mesure/Paris qui mesure notre émoi (Jacques Brel, La valse à mille temps). Seul le sentiment du locuteur révélera si, outre la synecdoque de « ses habitants », il est fait allusion aussi à la présence matérielle de la ville, au prestige et à l’aura de la cité, au pouvoir de la capitale, etc.
15Chez les poètes et écrivains, ces représentations sont privilégiées. En témoignent les célèbres vers de Paul Éluard : Paris a froid Paris a faim/Paris ne mange plus de marrons dans la rue/Paris a mis de vieux vêtements de vieille [17] ; ou la vision baudelairienne de Paris comme vieillard laborieux : Et le sombre Paris, en se frottant les yeux/Empoignait ses outils, vieillard laborieux [18] ; Oui, poursuivait-il au Salon de 1848 des écoles et des ouvriers (dans Curiosités esthétiques), c’est l’outil dans la main que je vois Paris, prêt à opérer un miracle, à éveiller dans les choses, en les touchant, des émotions cachées. En témoignent aussi « les Crieries de Paris du xiiie siècle de Guillaume de la Villeneuve en passant par François Ier, au règne duquel remonte la suite des cris qui semblent accompagner la célèbre symphonie de Janequin : Volez ouïr chansonnette/De tous les cris de Paris ? » [19]. Ces fameux cris de Paris inspirent, au xviiie siècle, recueils, gravures, comédies de rues et autres chansons. Ils évoquent tout ce que Ravel, dans sa perception musicale, nommait les violons de Paris, renvoyant aux cris des vendeurs et marchands ambulants, aux murmures, clameurs, modulations, vie rythmée de la ville (et que Valéry, pour sa part, qualifiait de délicieux fouillis). C’est par son iconicité presque musicale (on dit traditionnellement « allitération » ou « virelangue », Hagège l’appelle « fourchelangue » [20]) que cette phrase de Victor Hugo a fait fortune : Le mur murant Paris rend Paris murmurant, en allusion aux plaintes des Parisiens contre le mur des Fermiers Généraux érigé sous Louis XVI étranglant Paris, ou le mettant en prison [21]. On quitte la synecdoque pour retrouver la métaphore personnifiante dans les deux derniers exemples : Paris me parle à mon oreille (Jacques Mercanton) ; Paris dit la Seine de sa voix royale/Paris dit le réverbère de sa voix de tête/Paris annonce les maisons sous l’arche/Paris clame la rumeur qui envahit le ciel (Georges-Emmanuel Clancier) [22]. Seul le dernier vers peut, à la limite, être interprété comme synecdoque (= les Parisiens clament).
La métaphore féminisante
16On a maintes fois évoqué cette sorte de familiarité amoureuse que Paris a suscitée à travers le monde et a fortiori dans la cité elle-même. La ville aimée, et quelquefois détestée, est le plus souvent représentée au féminin. Le fait est d’autant plus remarquable qu’il vient à l’encontre d’un conditionnement du genre grammatical sur l’imaginaire de la ville, du type France mère-patrie ou Rossija matiushka zemlja (litt. « Russie petite mère (la) terre ») : Paris est, de longue date, masculin lorsqu’il est transféré dans la classe des noms communs. Un petit Paris, le Grand Paris en sont d’usuelles illustrations tout comme les proverbes du type : Paris ne s’est pas fait en un jour (en contraste avec Rome ne s’est pas faite en un jour) qui sont légion. On a déjà vu plus haut le sombre Paris de Baudelaire, et l’on pourrait encore citer Hugo dans Les Misérables : Paris serait bien fâché de n’avoir pas une guillotine, etc. Ceci étant, l’attraction du genre féminin de ville et cité a dû compter dans cette inversion.
17En amont, on peut présumer que le genre féminin de Lutèce a pu aussi avoir un impact sur cette représentation : la grande Lutèce (Sainte-Beuve) ; Lutèce, si petite au temps de tes Césars (Hugo) ; sous les murs de cette bonne Lutèce (Flaubert) ; Et la jeune Lutèce était le vieux Paris (Péguy) ; Londres est né de l’eau si Lutèce est née de la boue (Paul Morand) ; le seul vestige important de sa « chère Lutèce » (Michel Butor) ; et tout récemment : On retrouve bien sûr des vestiges de la Lutèce romaine (…) Où diable se trouve la « Lutèce gauloise » ? (Christian Goudineau) [23].
18Dans cette projection entrent vraisemblablement en jeu le vieux substrat mythique sur Paris (dont le plus célèbre repose sur une divinité féminine, comme on le verra plus loin), l’image d’Épinal de la Parisienne (développé dans notre précédent article), la vision d’une métropole internationale aux spécialités contradictoires – caractéristiques du cliché féminin –, la réputation de Paris comme capitale du luxe, de l’élégance et de la mode, ainsi que la propension séculaire des artistes à exalter, par le biais de l’image féminine, la beauté de cette cité. Un élément vient en outre renforcer ce rapport au féminin : l’usage d’une série de surnoms ou sobriquets, préférentiellement appliqués en français au sexe féminin, pour l’appellation de la ville. À ce degré, une telle marque de proximité affective et d’intimité est un phénomène assez rare.
19Représentation certes largement partagée que cette métaphore de la femme pour renvoyer à Lutèce et à Paris, mais poètes et chansonniers en usent généreusement depuis au moins la Renaissance. Déjà, Clément Marot aimait Paris comme on aime une femme : Paris, tu m’as faict maintz alarmes/Jusqu’à me poursuivre à la mort. Deux siècles plus tard, c’est Hugo : De ce que la folle Lutèce/Va, fort décolletée, au bal ; et Paris la bonne ville est très méchante au fond. Mais Molière entre-temps avait pour sa part dénigré la capitale dans le même esprit : Reprenez votre Paris :/J’aime mieux ma mie, au gué !/J’aime mieux ma mie (chanson dite par Alceste dans Le Misanthrope, acte I, sc. 2, relevée à d’autres fins dans notre précédent article). Au siècle dernier, citons parmi d’autres Dominique Aury : Minuit : Paris met ses bijoux. Pour ce qui touche aux surnoms de Paris, relevons Raymond Queneau et son personnage nommé miss Pantruche ; et Renaud qui intitule une de ses chansons Amoureux de Paname [24].
Mythologies parisiennes et vraies/fausses étymologies sur le toponyme
20Comme on l’évoquait en introduisant notre précédent article, certaines cités notoires ont donné naissance à des mythes de portée universelle. Il en est ainsi de Paris dont les mythes fondateurs et ceux qui subliment son identité donnent à voir les imaginaires historiques, géographiques et linguistiques qui les sous-tendent. Comme bon nombre de mythes, ceux-ci apparaissent plus comme une recherche de racines que comme une véritable tentative d’explication. Elles s’expriment en symboles complexes qui font appel à l’imagination non rationnelle, à une imagerie nourrie de rêves et d’obsessions, eux-mêmes plus ou moins greffés sur un terreau historique [25]. Après une quête des archétypes de la ville mis en mots à travers l’Europe, il n’est pas vain de sonder ces mythologies forgées et entretenues au cours des siècles par ses habitants, et plus largement par les Français. Car aux sources les plus lointaines de la tradition occidentale – le principe cratylique –, le nomen possédait une efficacité quasi magique : il était non seulement la qualification d’une chose, mais la chose elle-même. On peut penser que dans le cas des noms propres, ce principe du Nomen est omen (« Le nom a valeur de destin ») est particulièrement prégnant. Jusque dans sa modernité, la cité se trouve investie de significations magiques, qui se cristallisent sur certains signaux et s’inscrivent en langue, cette inscription conférant en quelque sorte un réalisme à la magie.
21Saussure lui-même considérait l’étymologie populaire comme un phénomène fondamental et normal de la langue et de la conscience des sujets parlants : « La langue ne peut pas procéder comme le grammairien, elle est à un autre point de vue et les mêmes éléments ne lui sont pas donnés, elle fait ce qui par le grammairien est considéré comme des erreurs mais qui n’en sont pas, car il n’y a de sanctionné par la langue que ce qui est immédiatement reconnu par elle » [26]. Le phénomène, le plus souvent inconscient en réalité, est justement défini comme « la réinterprétation inconsciente d’un mot par attraction paronymique avec un autre mot dont il n’est en fait nullement dérivé sur le plan de l’étymologie scientifique et historique (diachronique) » [27]. Dans le cas des poètes en revanche, le phénomène s’avère conscient : « En disséquant les mots que nous aimons, sans nous soucier de suivre ni l’étymologie, ni la signification admise, nous découvrons leurs vertus les plus cachées et les ramifications secrètes qui se propagent à travers tout le langage, canalisées par les associations de sons, de formes et d’idées. Alors le langage se transforme en oracle et nous avons là (si ténu qu’il soit) un fil pour nous guider, dans la Babel de notre esprit » [28].
22La mythologie des origines parisiennes se fait tour à tour égyptienne, grecque, romaine et celtique (gauloise), les quatre coexistant au fil du temps et se trouvant toujours réactualisées à la faveur d’un événement ponctuel ou d’un contexte particulier.
Le mythe égyptien
23Il est incontestable que le culte d’Isis fut pratiqué à Paris, même si toute trace de la déesse égyptienne est perdue. Le fait est attesté entre autres par Jacob Spon, du Breul et Dom Martin [29]. Une statue d’Isis au Musée de Bologne porte une inscription sur son socle Fluctuat nec mergitur : la devise même de Paris [30]. Selon certaines sources [31], ce culte isiaque remonte déjà à Lutèce, où un temple considérable aurait été consacré à la déesse à Issy, près de Paris. On situe également la présence d’une grande statue à son effigie à l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, (on l’appelait aussi « l’idole saint Germain ») qui semble-t-il aurait été brisée en 1514 ; en outre, la déesse aurait été adorée à l’emplacement de la basilique Saint-Vincent et Sainte-Croix [32], ainsi qu’en un lieu appelé Lucotèce face à Montmartre [33]. Il est attribué de surcroît au Baron Haussmann – déjà réputé par ses détracteurs « baron profanateur » pour avoir éventré la capitale – une « iconoclastie isisophobe » pour avoir en l’occurrence supprimé l’effigie de la déesse des armes de Paris par le décret du 24 novembre 1853 [34]. L’histoire non seulement écrite mais gravée a répandu cet imaginaire de Paris cité égyptienne et, à ce titre, première cité du monde, comme en témoigne le catalogue d’Alexandre Lenoir [35], grand défenseur de l’idée de Renaissance au sens absolu [36]. Parmi les écrivains surréalistes, sensibles aux symboles complexes, significations magiques et réalités mutantes traversant la ville, et qui ont donc particulièrement contribué à entretenir, voire à former les mythes de Paris, citons André Breton : Izis seul sait encore faire des yeux de cristal ? La coque du Pont-Neuf ferme l’eau de mémoire [37]. C’est dans une semblable veine qu’ont pu apparaître les réanalyses onomastiques de type pseudo-étymologique de Paris. Dits encore « mots analogiques » ou plaisamment « étymojolies » [38], ils ressortissent plus généralement de la remotivation du signe. Comme en témoigne la fausse étymologie de Par-Is, tiré d’un mot grec et latin par « pareil, semblable » et d’un pseudo-mot égyptien ou grec Is, le totut signifiant « pareil à Is/Isis/Ysis » (Paris est pareille à Isis) et par extension « près d’Is » (Paris se trouve à côté du temple d’Isis, i.e. à Issy) [39]. Selon l’historien John Scheid : « Il est clair, en tout cas admis par tous les historiens, que ce sont là de pures spéculations qui ne sont fondées ni sur l’étymologie, ni sur un lieu particulier entre Isis et Paris ou les Parisii. On peut imaginer qu’il y a eu des autels, une chapelle et peut-être même un temple d’Isis à Lutèce, mais il n’y en a aucune trace. Et cela ne prouverait de toute façon rien puisque cette déesse se trouve sous l’Empire romain dans toutes les cités. C’est donc en tant que spéculation astucieuse mais gratuite que la donnée est intéressante » [40].
Le mythe grec
24Tout aussi fantasmatique est le mythe de l’origine grecque de Paris, fondé sur trois fausses étymologies.
25Soit Par-Is, vu précédemment, dont le sens par extension « pareille à Is » renvoie non plus à la déesse Isis, mais à une ville grecque imaginaire nommée Isos (grec) ou Isia (latin). Soit la fondation de notre capitale est attribuée au Troyen Pâris [41]. D’où la formule latine : Isie quasi par. Ce processus de resémantisation s’ancre dans un contexte de « manie éponymisatrice » [42] en vogue dans toute l’Europe durant des siècles. Il s’appuie en outre sur une connotation analogique, notre capitale tout comme le héros troyen étant célèbres pour leur beauté. Et de fait, jusqu’au xvie siècle, avait cours une mode de l’origine troyenne de Paris, et plus largement de la France et des Français. Jusqu’à ce que ce mythe s’essouffle et soit remplacé par celui des Gaulois. Une pseudo-étymologie grecque vient à la rescousse de cette origine supposée : Parision serait l’une des formes anciennes de Paris (ve siècle).
Le mythe romain
26Cette fois, le mythe se greffe sur une réalité historique, puisque l’archéologie a dévoilé les vestiges de la Lutèce romaine « celle du tout début de l’ère chrétienne, mais rien ou presque d’antérieur », précise Christian Goudineau (« Lutèce ville fantôme », Le Monde des livres, 29 août 2009, p. 19). Ce qui crée une brèche pour l’imaginaire, et celui-ci se cristallise sur l’étymologie de Lutèce. Cette dénomination prévaut jusqu’au ive siècle jusqu’à ce que celle de Paris peu à peu la supplante. La source canonique est le latin L?t?ti?,ae (cf. César, De bello gallico, 6, 3 : Concilium Lutetiam Parisiorum transfert, Ier siècle av. J.-C.) forme dérivée de l?t?us, a, um « de boue, de limon », l?t?sus, a, um « boueux, bourbeux », renvoyant au marais dans lequel s’est édifiée la cité. Mais une telle origine « boueuse » n’étant pas enchanteresse, surtout pour les humanistes de la Renaissance, de nobles et poétiques substituts lui ont été attribués. La blancheur lui seyant mieux, on a fait valoir une pseudo-étymologie grecque (encore) leukos, « blanche » dont on a glosé qu’elle renvoyait au gypse (pierre à plâtre) recueilli dans les carrières alentour [43]. Rabelais s’en est saisi dans Pantagruel pour la détourner avec dérision : l’alme, inclite et célèbre [ville] que l’on vocite Lutèce (…) Paris, laquelle auparavant on appeloyt Leucèce, comme dit Strabo (…). C’est-à-dire en grec Blanchette, pour les blanches cuisses dudict lieu. (chap. 6). Chateaubriand l’a adopté par association sur un mode plus romantique, celui du « ruinisme » (ou poésie des ruines) : J’eus quelque peine à découvrir le village que je cherchois et qui porte le nom de Lutèce, c’est-à-dire, la belle pierre ou la belle colonne [44]. On pourrait en citer de multiples autres, comme celles retrouvées par Hervé Bazin [45] : luth (d’après Villon), ou lux « lumière », pseudo-source de l’appellation prestigieuse de Paris Ville Lumière. Il n’est pas exclu qu’un même auteur entretienne parallèlement deux légendes issues de deux étymologies, l’une fausse, l’autre vraie, tel Hugo : Lutèce agonisa, maison de Lumière ; et il contient aussi Lutèce, la ville de boue [46]. Les inscriptions latines de l’époque romaine évoquant la cité ou ses habitants étant rarissimes sous son propre sol, restait à combler cette lacune par une empreinte latine de l’épopée gallo-romaine sur les noms de rues ou de secteurs de la capitale. La fameuse vieille pierre sculptée de Paris, dédicace d’un autel élevé, sous Tibère, à Jupiter : tib. caesare / avg iovi optvm / maxsvmo …am/ navtae parisiaci/ pvblice posierv/ nt « Sous Tibère-César-Auguste, les bateliers parisiens ont publiquement élevé cet autel à Jupiter, très bon, très grand » est précieuse pour le Parisien. Mais le Quartier Latin (à tort évocateur de l’époque romaine chez nombre de Parisiens car l’appellation vient de ce que la Montagne Ste Geneviève parlait latin jusqu’à la Révolution), la rue des Arènes, d’Alésia, le passage Gergovie, l’ancien Palais des Thermes (de Cluny, ruine antique la plus importante de Paris), etc. viennent compenser cette rareté, et réactivent l’imaginaire. Citons André Breton : Aussi bien ici qu’ailleurs. En bas comme en haut claire-voie passage de Gergovie [47]. En revanche, les Parisiens d’aujourd’hui seraient en peine de voir sous la butte Montmartre un obscur Mons Martis renvoyant à un temple dédié à Mars, car cet ancien imaginaire semble tari.
Le mythe gaulois
27C’est un fait, « on ne retrouve presque rien de gaulois à Paris, dit Goudineau [48] (…). Un petit chef-lieu gaulois de l’âge de fer, niché dans ce qu’on devine être l’île de la Cité. La modestie des origines est émouvante », poursuit-il. Ce qui laisse place non seulement à diverses hypothèses historiques telles que celle, hardie – d’aucuns diront scandaleuse – situant à Nanterre (Nemetodurum) et non à Paris (Lutetia) la capitale des Parisii [49], mais aussi aux mythes fondateurs structurant l’imaginaire commun. Hormis la légende dorée de nos fameux ancêtres, de fausses étymologies, forgées tant sur Lutèce que sur Paris, s’entrelacent avec des étymologies possibles quoique hypothétiques, le tout nourrissant divers récits. La première, fantaisiste, fait dériver Lutèce de l’anthroponyme Lucus, personnage supposé issu d’une lointaine lignée biblique : Dis, l’un des fils de Japhet (ou Jephté), lui-même fils de Noé, serait venu s’installer en Gaule, et son 17e descendant (ou le 8e selon d’autres sources), un dénommé Lucus aurait fondé, environ neuf siècles après le Déluge, sa propre capitale Lucotetia/Lucototia/Luchetia/Locotitia [50] (cf. Ptolémée, iie siècle ap. J.-C. ; Strabon, 58 av. J.-C. – 25 ap. J.-C. ; Empereur Julien, 356 ap. J.-C. ; Childebert en 558), forme gauloise supposée à l’origine de Lutetia, si l’on se réfère aux termes de lucotios et lucoticnos gravés sur des monnaies gauloises. On a tenté en outre de reconstruire une forme celtique luco et plus précisément gauloise luta « marais », le suffixe -tecia restant obscur, pour retrouver, par d’autres chemins, le limon originel [51]. La seconde pseudo-étymologie procède de la « manie éponymisatrice » évoquée plus haut. En effet, au xvie siècle, certaines sources [52] faisaient de Paris non plus un héros troyen mais un roi gaulois, dont le fils s’appelait Leman, éponyme du lac. À cela s’ajoute plus sérieusement la forme gauloise Parisios du latin Parisii, renvoyant d’abord à un peuple gaulois avant de remplacer Lutecia, chef-lieu de ce peuple. Selon certaines sources, le gaulois Parisios référerait soit à « actifs, artisans », dérivé de par- « faire », que l’on trouve en gallois ; soit à « sédentaires », comme en témoigne l’irlandais moderne cuirim « j’occupe », issu d’une racine indo-européenne signifiant « occuper, habiter » [53]. Le passage du kw au p étant un changement phonétique parfaitement régulier : ex. la racine de « cheval » epo- dans les anthroponymes gaulois devenant ech-, issu de ek-, en irlandais [54]. Selon d’autres sources, le celte par/bar « bateau » serait la source de Parisii et ferait le lien avec la puissante association des bateliers parisiens, les Nautae Parisiaci cités à la section précédente [55]. L’absence de traces gauloises écrites in situ est à peine compensée par les quelques rares désignations gauloises ou celtiques relatives à certains segments de Paris : rue Vercingétorix, et rue Camulogène (nom d’un autre chef Gaulois tué en défendant Lutèce) ont encore un pouvoir évocateur aux yeux des Parisiens. En revanche, peu d’entre eux voient encore sous la rue de Bièvre (ou la rivière éponyme se jetant dans la Seine au niveau du Pont d’Austerlitz), le celtique befar « castor », passé par le latin beveria (la rivière des castors) ou se souviennent que la Montagne Sainte-Geneviève s’appelait autrefois Mons Lucotecius. Moins encore se remémorent-ils l’ancienne appellation populaire (vers les xe-xie siècles) de Pet-au-Diable/Pe-au-Deable, appliquée, à l’origine, à un monolithe colossal d’origine inconnue et disparu (en 1451), derrière l’actuel Hôtel de Ville, et interprété comme menhir, pierre druidique dans les imaginaires de l’époque [56].
Réanalyse historique des rues de Paris
28La remotivation du toponyme Paris trouve sa prolongation dans l’odonymie. Comme on pouvait l’attendre, la dénomination historique des quelques 5 000 rues de la capitale bénéficie d’une importante et fiable documentation, la principale étant redevable au patient anagraphe Jacques Hillairet dont l’œuvre constitue une mine [57].
29Ces appellations ont, à l’origine et pendant des siècles, non seulement été laissées à l’initiative des habitants, mais, aucune plaque ne les gravant, la transmission orale en constituait la garante. Grâce à leur mention et consignation par de multiples auteurs, leur trace a pu survivre. Ce n’est qu’à partir du xviie siècle que des appellations officielles ont été fixées pour certaines d’entre elles, et du xviiie (1728) que des plaques sont apparues, sur des supports de plus en plus solides. Précisons que l’usage de cette dénomination se fondait globalement sur six repères : un lieu traversé (un bourg, un clos, etc.) ; un notable local ; le voisinage d’un édifice ; un ensemble de métiers ; une particularité (une structure, une petite construction etc.) ; une enseigne (cas le plus fréquent).
30C’est donc dans la diachronie, des premières traces jusqu’à la fixation de l’usage, que réside le gisement essentiel des imaginaires parisiens. L’incessant travail de réanalyse opéré par les citadins sur les noms de leurs rues, avenues, boulevards, passages, impasses, cul-de-sac, ruelles, sentiers, places, cours, villas, cités, hameaux, quais, ponts, pointes, allées, carrefours, ronds-points, squares et autres voies révèle la toile de fond tantôt historique et anecdotique, tantôt légendaire et fantasmatique, qui se déploie sur un registre tour à tour tragique, comique, sarcastique, poétique et incongru. Elle procède par déconstruction et reconstruction au moyen de l’analogie phonique et/ou sémantique. Procédé même qu’utilisent consciemment les poètes et praticiens du calembour, inconsciemment et intensément les enfants avant que la norme n’ait inhibé cette propension à lutter contre l’arbitraire du signe, et plus ou moins inconsciemment les usagers ordinaires, par « refus du sens figé », pour reprendre la formule de Marie Treps [58]. « Ces parades à l’ignorance, ajoute-t-elle, non seulement participent à l’évolution de la langue, comme le suggère Proust, mais sont traditionnellement “sources d’un comique linguistique qui devient facilement un jeu que n’a pas manqué d’exploiter la malice populaire quand ce n’est pas la littérature” (Pierre Guiraud) ». Ainsi, pour conjurer le « bruit » de la langue, la fuite du sens et le brouillage des images, la réanalyse est là pour réactiver, créer, ordonner. Sans nul doute, le phénomène ressortit du principe général que les physiciens (et à leur suite les philosophes) nomment « néguentropie » (tendance au retour à l’ordre) luttant contre l’entropie (tendance au désordre, au chaos).
31Dans la réanalyse (l’auteur n’use pas de ce terme récent), Saussure distingue : 1) des faits d’étymologie populaire latents (changement d’interprétation d’un mot sans changement de forme) ; 2) des faits « tombant dans les mots anciens déjà connus » ; 3) des faits aboutissants à un changement de forme créant un mot nouveau » [59]. Notre corpus odonymique, pour sa part, répond majoritairement aux deux dernières rubriques. On relève 4 cas de figure : a) des noms propres se métamorphosent en noms communs ; b) des noms communs en noms propres ; c) des noms communs en nouveaux noms communs ; d) des noms propres en nouveaux noms propres.
Noms propres réanalysés en noms communs
32Remotiver un nom propre en le rapprochant d’un nom commun moins opaque est une mnémotechnie répandue. Un cas notoirement métamorphosé est celui de la rue Gilles-Queux [=Gilles le cuisinier] du xiiie s, devenue successivement, parfois conjointement : Gui-le-Queux/Villequeux/Gui-le-Preux/Gui-le-Comte/Gilles-cœur/Gît-le-Cœur. On a évoqué plus haut, à propos du mythe gaulois, le monolythe de Pet-au-Diable, désignant aussi une rue adjacente : ce nom lui-même était la réanalyse de Pétau Diable (nom et surnom d’un habitant à la méchanceté célèbre). Citons encore : rue d’Osterische (d’Autriche) transformée en Autruche, puis en Oratoire ; rue Payen (Jean Payen) devenue Payenne puis Païenne, en passant par Guyenne, Payelle, et Parelle ; rue André-sur-l’eau devenue du Grenier-sur-l’eau (par le biais d’un notable nommé Garnier ayant résidé là) ; rue Popée, passée Pompée, Poupée, des Deux-Portes, et Percée ; rue Chardeporc (nom d’un bourgeois, objet de calembour) devenue Col-de-Bacon (bacon signifiant « porc » en ancien français), Courbaton, puis Coup-de-bâton ; rue Vieille Doucet devenue Vide-gousset après quelques larcins ; Cour Ferri-de-Paris (en latin Porprisia Ferrici dicti Paris), devenue rue Confrérie-de-Paris ; rue Saint-Maur devenue rue des morts (aujourd’hui Eugène-Varlin, mais il existe une nouvelle rue Saint-Maur) ; rue Maldestor, passée Maudestour, Maudétour, Mondétor, Mondétour ; rue de l’Arondal-en-Laas, devenue de l’Hérondale, de L’Hirondelle et de la Rondelle ; rue Triperet (de Jehan-Trippelet) dénommée aussi Triplet, Tripette et Tripotte ; rue Quirassis devenue Quiracie et Qui-Rassis. Ce qui ne manquera pas de rappeler au Parisien le terme de chiraquie forgé il y a peu pour désigner le quartier de l’Hôtel de Ville (du temps de la mairie de Chirac). Avec oscillation durable entre nom propre et nom commun, relevons : rue Charaoui (anthroponyme) mutée en Champron, Champrose, Champrosy, Champrousiers, Champ-Rousiers, Champ-Flori, et Champourri ; ou rue Théronienne (anthroponyme) passée Pirouet-en-Tiroye, Pierret, Petonnet, Perrouet, Thirouanne, Tironne, Tironnet, Pirouette-en-Thérouanne, et Pirouette. Avec réduplication ou binôme euphonique : rue Thibault (habitant d’un bourg traversé) devenue Tibout puis Beautibourg, Bourre-Tiboud, et Bourg-Tibourg. Par antiphrase : rue Mauconseil (nom d’un seigneur) devenue Bon-conseil. Par inversion et réactivation de la source première : rue Troussevache (anthroponyme) devenue de la Vache-Troussée. Bien qu’il ne s’agisse plus d’une rue mais d’un cabaret à l’enseigne célèbre, citons dans le même esprit Le Lapin à Gilles devenu Le Lapin Agile par jeu sur la segmentation. Quant à la rue Michel-le-Comte, elle avait inspiré le calembour populaire : ça fait la rue Michel « ça fait le compte » [60].
33Certains cas demeurent obscurs : on attribue par exemple à la rue de la Tombe-Issoire une ancienne rue de la Tombe-Isoré, associée à la légende du géant Isoré (sa tombe était géante), lu Isore par un érudit du xvie siècle [61], d’où Issoire, et interprété par l’abbé Lebeuf au xixe siècle comme un nom collectif : tombissoire « assemblage de tombes » [62]. Sous la fameuse place du Tertre, on ne sait s’il faut voir tertre « sommet de la butte », ou Dutertre, le receveur des biens de l’Abbaye, ou encore le sergent à cheval du Châtelet de Paris, à moins qu’il ne s’agisse des deux… Réanalyse qui serait à rapprocher du récent slogan Touche pas à mon Martre, s’élevant contre la place du Tertre défigurée, et évoquant d’une part les grands calicots rouges des anciens Montmartrois du siècle dernier déjà désireux de conserver l’esprit des lieux : Touche plus à Montmartre, et d’autre part le slogan actuel : Touche pas à mon pote.
Noms communs réanalysés en noms propres
34Le rapprochement inverse de celui évoqué plus haut obéit à d’autres critères, trois en l’occurrence.
35Soit un tabou – ou sa version atténuée, l’évitement par préjugé ou bienséance – l’a occulté, et un nom propre homophone plus « respectable » vient combler le manque. Ce sont les cas majoritaires et les plus savoureux, tels que : Cour-aux-Vilains se drape sous Courtauvillain ; quai Mal-Acquest (= Mal-acquis [par Marie de Médicis], nom d’un port voisin) s’efface sous quai Malaquais (avec création de binôme euphonique) ; rue du Fer, devient d’Enfer jusqu’à 1879 (en référence à la Barrière d’Enfer percée en 1784 dans le très impopulaire Mur des Fermiers Généraux), puis Denfert-Rochereau (en passant par rue Vauvert, en référence au Diable Vauvert qui, dit-on, hantait un château proche, du côté de Gentilly) [63] ; rue des Rats se rehausse en rue d’Arras ; le cul-de-sac de l’Égout se purifie en Impasse Martini ; comme la rue Merderet/Merderée en Mérodée et Verderet ; quant à l’impasse Putigneux, elle n’est autre que le confixe (ou mot-valise) pute + teigneux moins présentables. Pour ce qui est de l’association sémantique cette fois, citons l’ancien nom de la rue Tire-Vit, puis Tire-Boudin dû encore aux filles publiques qui l’habitaient, métamorphosé (1809) en celui, prestigieux, de la reine de France et d’Écosse Marie Stuart (1542-1587), qui passant dans cette rue dont elle demanda le nom, en reçut un déformé. La rue Saint-Sauveur voisine vient sans doute en rédemption de ce quartier licencieux depuis l’époque où Jean-sans-Peur y résidait (à l’Hôtel de Bourgogne).
36Soit le nom commun d’origine est tombé en désuétude ou ne fait plus sens et un nom propre homophone plus évocateur lui est substitué. C’est le cas de la rue Sac-à-lie, (due aux marchands du xiiie siècle, fournisseurs de ces sacs contenant de la lie de vin, séchée et calcinée) devenue un siècle après Sacalie ou Saqualie, et trois siècles plus tard Zacharie jusqu’en 1929.
37Soit un anthroponyme – qui n’est plus seulement le notable local – vient remplacer un nom commun descriptif, mais au référent déjà lointain et oublié. Cette tendance dans la dénomination des rues s’accentue au cours des siècles, au détriment des cinq autres repères prévalant jadis, jusqu’à constituer aujourd’hui la règle. En témoignent ces exemples : impasse des Grandes Carrières devenue rue Eugène Carrière ; rue du Chemin de Croix passée à Eugène Delacroix ; rue des Gouttes d’Or passée à rue Philidor ; rue du Pont Livaut passée à Pouliveau, puis à Poliveau.
Noms communs réanalysés en nouveaux noms communs
38Là encore, le basculement d’un substantif à l’autre ressortit des deux premiers critères précédents auxquels s’ajoutent deux autres.
39Le Moyen Âge et la Renaissance n’hésitant pas, on l’a vu, à être crûment descriptifs des mœurs et pratiques locales, des noms de rues aux accents rabelaisiens fourmillaient, vite tabouisés par les successeurs. De sorte que l’on peut retracer, non sans humour involontaire, le profil historique de certains secteurs. Ainsi, la rue du Pélican est devenue au xive siècle du Poil-(au-)Con, en raison de ses bouticles à peschié « boutiques à péché », mais, nettoyée à la fin du xviiie en rue Purgée et en Barrière-des-Sergents, grâce au poste de police installé à cet effet, a retrouvé en 1806 son nom d’oiseau : rue du Pélican ; de même, la rue de Pute-y-muse « la putain qui y flâne » dite encore Pute-y-musse (« la putain qui s’y cache ») s’est poétisée en rue du Petit-Musc en passant par Petit-Musse et Petit-Muce. Dans l’évitement encore, mais sur un registre différent, citons la rue de la Mortellerie (nom dérivé de mortelliers « maçons, gâcheurs de mortier »), faussement réanalysée en Mortelle-rie ; mais, après l’épidémie de choléra de 1832, cette appellation paraissant trop funeste aux riverains, on lui substitua la plus souriante rue de l’Hôtel-de-Ville [64]. Sans doute doit-on rattacher à cette catégorie aussi la rue Sans Chief, qui devient plus sage en rue Sensée/Censée/Sentier, puis Censier.
40Lorsqu’une forme devient muette aux oreilles des Parisiens, elle change : c’est ce qui s’est produit avec l’ancienne rue aux Oues, en référence aux « oies » qui y étaient rôties et vendues sur un petit marché au xiiie siècle ; mais deux siècles plus tard, le marché disparu et la phonétique modifiée, on lui préfère la rue aux Ours (même cas de figure attesté à Rouen), dont le référent, peu réaliste, a du moins le mérite de la nouveauté évocatrice. Toujours selon l’évolution, essentielle et structurante, du moins connu/motivé vers le plus connu/motivé, citons le nom de l’île Male-Querelle, aujourd’hui disparue et jadis terrain de duellistes, mais plus guère compris et devenu Maquerelle ; celui de Bouc-du-Monde, provenant d’une enseigne un peu opaque et passé à Bout-du-Monde, plus parlant ; rue du Trou-à-Sable réactivée, avec la progression de l’urbanisation, en des Trois Sabres ; rue de l’Arbrissel devenu de l’Arbre-Sec en passant par de l’Arbrisseau ; rue des Jeux-Neufs devenue des Jeûneurs (en référence à une statue surnommée Le grand Jeûneur, dont une mazarinade glose : Mil ans sans manger et sans boire). La motivation du changement est parfois explicitée : chemin du Val-Larroneux, nom issu de Vallis ad ranas « le vallon aux grenouilles » est réinterprété comme « chemin de la vallée aux voleurs » (larron, « voleur », du lat. latron, -onis) en raison d’une circonstance tout à fait apte à illustrer le proverbe L’occasion fait le larron ; ce cas entrant dans la catégorie 1 définie par Saussure (cf. introduction de cette section).
41Le changement est parfois induit par une erreur de segmentation : rue de l’Attacherie devient ainsi de la Tacherie.
42Quelquefois encore, tout un paradigme est décliné au travers du changement, dans lequel l’homophonie joue toujours son rôle : la rue Brisepain en est un exemple typique, devenue successivement Machepain, Tranchepain, Planchepain et Taillepain.
Nom propre réanalysé en nouveau nom propre
43Même lorsqu’il s’agit purement de noms propres, la direction évolutive fondamentale du moins connu/motivé vers le plus connu/motivé prévaut. La ruelle Jehan-Bigues a ainsi pris la forme de rue Jean-Vingne, Jean-Vigne, Jean-des-Vignes, Jean-Gilles, avec cette oscillation vers le nom commun déjà rencontrée dans la première sous-section. La rue Quiquetonne est devenue Tiquetonne plus euphonique en français. On change de motivation à travers les siècles, par exemple de la religieuse à la géologique, comme dans la petite rue Saint-Denis (en référence à l’abbaye éponyme, bien distincte de l’actuelle rue Saint-Denis), devenue chaussée Saint-Denis, et qui passe en 1868 à son nom actuel rue du Mont-Cenis, en raison de sa forte pente : autrefois c’était un vieux chemin très abrupt, nommé chemin de la Procession, permettant aux moines de l’abbaye Saint-Denis d’accéder à la butte Montmartre par son versant nord pour se rendre à l’abbaye de Montmartre. Par ailleurs, le nom propre étant moins mémorisable que le nom commun, il est sujet à de multiples variations phoniques et orthographiques : la rue Frépaut, se modèle tour à tour en Frapault, Fripaux, Frépaux, avant d’être rebaptisée Phelipot, Philippot et Phélipeaux. De même, la rue Augustin-le-Faucheur se réactualise en Anquetin, Anquetil, Huguetin, Hennequint et s’abrège en Otin.
Rues-syntagmes et rues-propositions : figements analytiques
44Il peut sembler contradictoire de juxtaposer « figement » et « analytique », le figement étant précisément ce qui n’est pas analysé. Sauf à considérer la diachronie : ce qui faisait l’objet d’une analyse se fige dans le temps. L’imaginaire des Parisiens se déploie encore à travers tous les noms de rues qui racontent une histoire, une chronique sous la forme soit de syntagmes, soit d’énoncés – propositions et phrases – pouvant se ranger sous certaines thématiques et dans des structures types.
Rues-syntagmes
45Le thème naturel (parfois surnaturel) et atmosphérique, toujours poétique (du moins aux yeux de nos contemporains), se manifeste à travers, par exemple, la rue de la-Porte-du-Point-du-Jour, du Cherche-Midi, du Temps-Perdu, du Petit-Paradis, du Bout-du-Monde, des Gouttes-d’Or, ou la rue Ménilmontant, anciennement Mesnil-du-Mauvais-Temps.
46Poétique aussi est le thème animalier, qui trouve son expression dans : la rue de l’Asne-Rayé, du Pas-de-la-Mule, de la-Brèche-aux-Loups, du Renard-Saint-Sauveur, passage du Pont-aux-Biches, rue de la-Butte-aux-Cailles, du Champ-de-l’Alouette, du Coq-Héron, Pierre-à-Poisson, Agnès-aux-Truies, de la-Fosse-aux-Chiens.
47Le décor est planté à l’aide de certaines particularités géologiques, structurelles ou architecturales : rue de la-Grande-Carrière, de la-Grande-Chaumière ; la rue du Petit-Pont, de la-Pierre-Levée, de la-Croix-Blanche, du Crucifix-Maquereau, de l’Arche-Popin, de l’Egoût-Couvert, du Parc-Royal, ou la rue Vieille-du-Temple. Quelquefois, la précision se fait finement analytique : rue latérale-au-Chemin-de-fer-de-Ceinture ; voie de l’Abreuvoir-Evesque-au-lonc-de-la-rivière-de-Saine ; rue d’Outre-la-Porte-Neuve ; Saint-Côme-du-milieu-des-Fossés.
48Mais c’est le descriptif humain, groupes ou individus, qui a la faveur : sentier de la-Coupe des Terres-au-Curé, rue du Roi-de-Sicile, de la-Grange-aux-Belles, du Pont-au-Meunier, de la-Porte-aux-Peintres, de la-Vieille-Juiverie, Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, de la-Barrière-des-Sergents, des Mauvais-Garçons, pointe du Vert-Galant ; avec sa part de mystère et d’incongru : rue de la-Femme-sans-Teste, cul-de-sac sans-Chef, ruelle sans-Chef-Dite-des-Etuves ; rue aux Moines-de-Joie-en-Val ; des Petits-Souliers-de-Basane ; avec des noms de personnes accompagnés de leurs statuts, métiers ou caractéristiques, parfois insolites : rue Augustin-le-Faucheur, Jean-de-l’Epée, Thibault-aux-Dés, Royale-dite-le-Harpeur, Saint-Julien-le-Pauvre, cul-de-sac Sainte-Catherine-d’Enfer.
49Certains épisodes dramatiques sont figés à travers des rues-énoncés : comme en témoigne la récente place des Martyrs-Juifs-du-Vélodrôme-d’Hiver. Ou de sinistres pratiques au cœur de la ville, indisposant les habitants : l’ancienne rue de la-Tuerie-Dite-de-la-Follye-de-l’Escorcherie-Régnier. Quand il ne s’agit pas de célèbres et sanglants épisodes de l’histoire de France : Place du Trône-Renversé (aujourd’hui Place de la-Nation).
50Les chroniques et faits-divers (préférentiellement négatifs) ne semblent pas moins représentés : ruelle Coupe-Gorge / Coupe-Gueule ; passage des quatre-voleurs ; rue de l’Echaudé-au-Marais ; le « Boulevard du Crime », surnom historique donné à une portion du boulevard du Temple ; rue de la-Grande-Truanderie ; rue du-Grand-Hurleur ; du Petit-Hurleur ; cul-de-sac des Grands-Pleurs ; Descente-de-la-Vallée-de-Misère ; ou autre rue Vide-Gousset ou Trousse-Nonnain.
51En ce qui concerne la structuration de ces énoncés, il s’agit de syntagmes nominaux, majoritairement de type : nom + nom (Crucifix-Maquereau, Coq-Héron) ; nom + adjectif /adjectif + nom (Pierre-Levée, Petit-Paradis), verbe + nom (devenus des composés nominaux : Coupe-Gorge, Cherche-Midi) ; nom + article + nom (Augustin-le-Faucheur) ; nom + préposition (+ article amalgamé ou non) + nom (Brèche-aux-loups, Roi-de-Sicile, Pirouet-en-Tiroye, Femme-sans-Teste, Brodeval-derrière-les-Incurables ; préposition + article + nom (Dessous-des-Berges, Outre-la-Porte-Neuve). Exceptionnellement, d’autres classes peuvent intervenir, comme les interjections, du type : nom + préposition (+ article amalgamé) + interjection substantivée (ruelle du Ha ! Ha ! ; devenue impasse Guéménée). Quant aux expansions constituées par les longs énoncés analytiques cités plus haut, leur structuration est plus fluctuante, et donc moins canalisable en schèmes.
Rues-Propositions
52Un cran de plus est franchi dans le récit nourrissant l’imaginaire des Parisiens avec les rues-propositions et les rues-phrases. Ces rues qui décrivent et fixent, à la façon d’un arrêt sur image, un épisode historique ou un espace géographique, en un énoncé partiel ou complet avec prédicat verbal, ouvrent la voie à des projections et représentations plus précises. L’analycité et la motivation y sont repérables par les faits de « fractionnement quasi cinétique des étapes du procès », et de « paraphrases descriptives de procès » [65].
53Les très anciennes rues décrivant presque photographiquement un espace urbain sont construites sur quelques schèmes. Avec le relatif qui : ruelle Qui-Va-au-But ; chemin Qui-Mène-à-la-Chapelle ; rue Qui-Va-au-Crucifix ; Qui-Va-selon-la-Rivière ; rue Qui-Conduit-du-Monastère-des-Pères-Minimes-à-la-Maison-de-la-Seigneurie-de-Passy ; chemin Qui-Va-de-la-Madeleine-à-Saint-Père. Les anciens odonymes parisiens en latin étaient de même type : vicus Tortuosus-qui-Est-ad-Oppositis-Palatii-Termanum. Avec les relatifs lequel/laquelle (+ préposition par) : ruelle Par-Laquelle-on-Va-à-l’Église-et-y-Aboutissant ; Par-Laquelle-on-Entre-et- Sort-du-Quai-et-Jardin-de-l’Hôtel-Saint-Denis ; chemin Par-Lequel-on-Va-de-Paris-au-Ponceau-de-Challeau. Avec le relatif où : ruelle Par-Où-l’on-Va-au-Collège-des-Bons-Enfants ; chemin Par-Où-l’on-Va-des-Tuileries-à-l’Abruvier-de-l’Évesque. Le relatif peut commuter avec le participe présent tendant : chemin Tendant-de-Paris-à-Saint-Cloud ; Tendant-de-la-Montagne-de-Belleville-aux-Moulins-et-Terres-de-la-Butte-Chaumont. Bien entendu, toutes ces anciennes appellations périphrastiques sont les vestiges d’une cité aux proportions encore modestes. Et les représentations qu’elles suscitent semblent aussi oniriques pour les Parisiens d’aujourd’hui qu’elles étaient pragmatiques pour ceux d’hier.
54Toutes les autres rues-propositions racontent des fragments de la vie parisienne ayant retenu l’attention des citadins de l’époque, venant se mouler dans des structures types. De loin les plus fréquentes sont les relatives, avec qui : rue Bertrand-Qui-Dort ; rue Trop-Va-Qui-Dure [66] ; du-Chat-Qui-Pêche ; du-Renard-Qui-Prêche/Pêche ; de-la-Truie-qui-File ; du-Puits-Qui-Parle. Mais aussi avec où et en laquelle : rue Où-Dieu-Fut-Bouilli/Boulu et ses variantes : rue Où-Fut-Bouilli-le-Saint-Sacrement et En-Laquelle-le-Corps-de-Notre-Seigneur-Fut-Bouilli. Cette rue au nom insolite, datant du xve siècle, mérite que l’on s’y arrête car elle a frappé les esprits et interrogé les historiens. Il réfère à l’une de ces affaires de profanation d’hostie de sinistre mémoire dont le Moyen Âge fut friand. Selon un chroniqueur du xvie siècle [67], elle prend place sous Philippe le Bel en 1290, à l’époque de Pâques, dans l’ancienne rue des Jardins (actuelle rue des Archives), et met en scène un juif nommé Jonathas, prêteur sur gage, qui après moultes péripéties, aurait ébouillanté une hostie. Laquelle se serait transformée en sang, d’où Jésus-Christ serait apparu. Après que Jonathas fut brûlé vif en place de Grève, que les Chrétiens créanciers s’en soient réjouis, une « Maison des Miracles » fut installée à son domicile, transformée plus tard en chapelle expiatoire. Cette affaire fit grand bruit à l’étranger, et jusqu’au siècle dernier, l’église commémorait annuellement l’événement en la Chapelle de l’école de la rue des Archives, et en l’église Saint-Jean-Saint-François. Cet épisode relaté, et pour revenir aux divers autres schèmes, de rues-propositions et de rues-phrases, citons : verbe + nom, comme rue Gît-le-Cœur ; nom + verbe + nom, comme cul-de-sac Rollin-Prend-Gage ; nom + adverbe + verbe, ex. Pute-y-Muse. Dans une écrasante majorité, il s’agit de noms anciens, mais quelques-uns sont récents, tel le Square des-Écrivains-Combattants-Morts-pour-la-France. Il reste que ces paroles fixées, résumés descriptifs témoignant de représentations historiques, ont acquis avec le temps une certaine forme d’opacité ouvrant la brèche à de nouvelles représentations.
Métaphores, métonymies et réanalyses sur les emblèmes de paris
55Les expressions figées, souvent métaphoriques et occasionnellement personnifiantes, se cristallisent sur le monument emblématique de la capitale depuis plus d’un siècle [68]. Si la tour Eiffel est intégrée depuis des décennies dans le paysage mental des Parisiens puisqu’elle est devenue la dame de fer pour le citadin moyen, la Tour Cifelle pour l’amateur de calembours [69], et la Vénus de fer et d’azur pour quelque poète, il n’en fut pas de même à son apparition, tant sont vives, dans la capitale, les querelles d’architecture. Elle fut à l’origine stigmatisée par un reste de tradition romantique comme : monstrueux tas de ferraille, noire et gigantesque cheminée d’usine, et dans les années 1930 comme : tour vertigineusement ridicule, pyramide évidée, échelles géantes pour araignées, gigantesque épée dardée vers le ciel, colonne vertébrale de gratte-ciel, squelette de fer, pareille à un grand écart, tache sur le visage de Paris. Par ailleurs, on a vu plus haut que la Seine était assimilée au flux sanguin de la capitale (sang de Paris, artère, grande artère), et on pourrait citer aussi le Champ de Mars, qualifié de Gros Caillou (origine obscure), parmi bien d’autres cas.
56Certains éléments parisiens, quant à eux, font l’objet de réanalyse, et Saussure en fournit lui-même un exemple : « Trocadéro à Paris est appelé dans une partie de la population parisienne trois cadéros (Je vais aux trois cadéros), peut-être à cause de son architecture particulière (deux Tours mauresques et une partie centrale qui a aussi la forme d’une tour) » [70]. Le Louvre subissait jadis le même sort. Sa forme d’origine saxonne leowar/lower « château, camp fortifié », passée à lovar, lover, luver, luvre et enfin louvre « pour les gens du Parisis » (1198), fut aussi pendant des siècles (xii-xive siècle) dénommée Lupara, forme pseudo-latine pour « louve » [71]. Sans prétendre à l’exhaustivité, on citera aussi le Parc Montsouris, quelquefois déconstruit en Moque-Souris au siècle dernier, pour une raison non élucidée ; et les calembours la Causerie-des-Lilas, et le Quartier-Lapin [72], Mais le cas de folie(s)/ Folie(s) est plus complexe car il relève d’une réanalyse de type à la fois 1 et 2 distingués par Saussure « changement d’interprétation d’un mot sans changement de forme » et faits « tombant dans les mots anciens déjà connus » [73], ainsi que d’une métonymie. En effet, une folie « se dit de certaines maisons de plaisance auxquelles on adjoint le nom de celui qui les a fait construire ou du lieu dans lequel elles sont situées ; on y attache d’ordinaire l’idée qu’elles sont construites d’une manière bizarre ou qu’elles ont coûté beaucoup d’argent » (Littré). Il en est ainsi de la Folie de Chartres au Parc Monceau (xixe siècle), riche petit palais, et des folies de la Villette au Parc éponyme (fin xxe siècle), étranges pavillons rouges. Mais ce sens des 3 derniers siècles n’est autre qu’une réanalyse de l’ancien feuillue(s)/Feuillue(s), et des plus anciens feuillie, feuillée (du latin foliatus « folié, feuillu », et non pas de fol « fou », ayant donné en anc. français folage et folor). Il réfère par métonymie à de petites constructions au sein de parcs, sentiers ou massifs d’arbres. En témoignent des textes médiévaux : foleia quae erat ante domum ; domum foleyae ; folia Johannis Morelli (Littré). Si une légère évolution diachronique de la forme est perceptible puisque folia- passe à feuill-, c’est sans aucun doute par attraction homonymique que l’on en revient à folie. Au passage, la nouvelle acception du terme a intégré un trait sémantique additionnel : « extravagance architecturale ».
Conclusion
57Au terme de cette recherche, motivation et analycité apparaissent comme les traits essentiels par lesquels se canalisent en langue les imaginaires parisiens. Ce que d’aucuns relèvent comme traits constitutifs des créoles et pidgins [74], est ici caractéristique d’une frange circonscrite et expressive du français. Le procédé de la métaphore, accompagné de la métonymie, occupe le terrain presque à égalité avec la structure ou le procédé de la réanalyse, tandis que, dans une moindre mesure, celui du figement analytique vient les compléter.
58Si ces phénomènes sont paradoxalement dynamiques, malgré leur fixation au sein de la langue commune, c’est par la réactualisation permanente des interprétations. Une véritable dialectique s’instaure à travers la diachronie entre clarté et opacité, motivation et arbitraire, nouveauté et usure, occasionnant un remaniement incessant des représentations, qui, bien entendu, déposent leur riche empreinte linguistique.
59Qu’il s’agisse de l’exploration paneuropéenne, ou strictement parisienne de ces imaginaires à travers le temps, un fait saillant les unit : le jeu virtuose sur le signifiant et le signifié émanant des locuteurs, jeu de métamorphoses et des contraires, accompagné de connotations en cascades. Dynamique de remotivation du signe en affinité certaine avec la langue poétique, ce qui nous permet de conclure avec l’écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau sur « la toute-puissance de l’imaginaire, de ce paradigme qui possède notre esprit et qui conditionne tout ce que nous pouvons percevoir de la réalité » [75].
Notes
-
[1]
Le paradigme perdu : la nature humaine, 1973, Paris, Seuil, coll. « Points », p. 124.
-
[2]
Ce modèle dit Imaginaire linguistique, déjà exposé dans notre précédent article, a été inauguré par Anne-Marie Houdebine dans les années 1980, mais surtout dans le livre éponyme, 2002, Paris, L’Harmattan. Il est défini comme l’ensemble des représentations linguistiques des sujets parlants.
-
[3]
Cf. Claude Hagège, 1982, La structure des langues, Paris, puf, coll. « Que sais-je ? », p. 118.
-
[4]
Cf. Hillairet, 1964, Dictionnaire historique des rues de Paris, Paris, Éd. de Minuit, 10e éd., t. 1, p. 40.
-
[5]
Le Monde, jeudi 12 mars 2009, p. 3.
-
[6]
Westwego (recueil de poèmes, 1922), cité dans Paris des surréalistes, 1972, Paris, Seghers, coll. « L’archipel », p. 16.
-
[7]
Voir Doré Ogrizek, 1949, Paris tel qu’on l’aime, Odé, Préface de Jean Cocteau, p. 109.
-
[8]
Voir Paris des rêves, 1950, 75 photographies d’Isis Bidermanas, Textes autographes, Lausanne, Éd. Clairefontaine, p. 155.
-
[9]
Dictionnaire historique des rues de Paris, T. 1, Introduction, p. 11.
-
[10]
Voir google http://www.paris.fr/portail/Parcs
-
[11]
Cité dans Paris des Rêves, p. 54.
-
[12]
Cité dans Paris des Rêves, p. 12.
-
[13]
Paris d’autrefois, 1957, Genève-Paris-New York, Skira, p. 9.
-
[14]
Cf. M. Lecolle, « Toponymes en jeu : diversité et mixage des emplois métonymiques de toponymes », p. 4 et 7 ; et « Personnifications et métonymie dans la presse écrite », p. 6.
-
[15]
Respectivement : Le Monde, 29-30 juin 2008, p. 6 ; 18 juin 2008, p. 12 ; La Tribune, 30 septembre 2008, p. 27.
-
[16]
Le Monde, 30 septembre 2008, p. 24.
-
[17]
In Paris des rêves, p. 74.
-
[18]
Les Fleurs du Mal, c III, Le crépuscule du matin.
-
[19]
Pierre Courthion, op. cit. en note 13, p. 59-61.
-
[20]
L’homme de paroles, 1985, Paris, Fayard, p. 90.
-
[21]
Un épigramme courait à l’époque : Pour augmenter son numéraire/Et raccourcir notre horizon/La Ferme a jugé nécessaire/De mettre Paris en prison, cité par Hillairet, op. cit., t. 1, p. 29.
-
[22]
Respectivement : in Paris des rêves, p. 76 ; p. 86.
-
[23]
Successivement : S.-B., Port-Royal, 1848, t. 3, L 3 Pascal, p. 173 ; V.H., Les voix intérieures, 1835, III, La fille aux yeux d’or, p. 1050 ; G.F., Correspondance (1869-1870), T 6,1870, p. 144 ; C.P., Ève, 1913, p. 945 ; P.M., Londres, 1933, partie 1, p. 2 ; M.B., La modification, 1957, 1re partie, III, p. 77 ; C.G., « Lutèce, ville fantôme », Le Monde des livres, 29 août 2009.
-
[24]
C.M., cité in Courthion, op. cit., p. 31 ; V.H., Les Quatre Vents de l’esprit, 1881, III, Le livre lyrique, La destinée, p. 1353 ; V.H. op. cit., II, Le livre dramatique-La femme-Les deux trouvailles de Gallus, II, Esca, acte II, p. 1256 ; D.A., cité in Paris des rêves, p. 80 ; R.Q., Le dimanche de la vie, 1952, XIV, p. 168 par ex. ; R., Chanson de 1974.
-
[25]
C’est ce que Marie Treps nomme plaisamment les « petits arrangements avec l’histoire » (cf. op. cit. en note 57).
-
[26]
Cours de linguistique générale, 1916, Lausanne & Paris, Payot, p. 126.
-
[27]
Merceron, 2006, La vieille Carcas de Carcassonne, Florilège de l’humour et de l’imaginaire des noms de lieux en France, Paris, Seuil, p. 27.
-
[28]
Michel Leiris, La révolution surréaliste, n° 3, p. 7.
-
[29]
François Caradec & Jean-Robert Masson, dir., Guide de Paris mystérieux, 1985, Paris, éd. Tchou, Coll. « Les Guides » p. 396.
-
[30]
Voir note précédente, p. 396.
-
[31]
C.M. Grivaud, Antiquités gauloises et romaines recueillies dans les jardins du Palais du Sénat, Paris, 1807, cité dans Guide du Paris mystérieux, p. 243.
-
[32]
Hoffbauer, op. cit., chap. « L’hôtel de Nesle, le Pré aux clercs », p. 2.
-
[33]
Cf. Robert Barroux, Statue et légende d’Isis à Saint-Germain-des-Prés, in Le Moyen Âge, 1959, n° 3.
-
[34]
Caradec & Masson, op. cit., p. 328.
-
[35]
Statistique monumentale de Paris, 1861-1875.
-
[36]
Cf. Dominique Poulbot, communication « Paris et le patrimoine révolutionnaire », Cycle de conférences Paris-capitale, jeudi 19 mars 2009, Campus des Cordeliers, Paris. Ajoutons que l’Égyptomanie française et parisienne en particulier s’est encore illustrée récemment par une légende selon laquelle la momie de Cléopâtre reposerait, après moultes péripéties, au cœur de Paris, dans les jardins de l’ancienne Bibliothèque nationale, rue Vivienne (cf. Libé-Soir du 13 octobre 1945, information circulant toujours sur Internet, cf. Blog « Cléopâtre aurait été enterrée à Paris », http://www.fanopabo.com/?post/2007/08/01/201).
-
[37]
Cité in Paris des rêves, p. 154.
-
[38]
Notons que déjà « les poètes du Moyen Âge et de la Renaissance “rébuffaient” (décomposaient et resémantisaient » (Merceron, op. cit., p. 678).
-
[39]
Cf. Jacques E. Merceron, op. cit., p. 28, 550-551 ; cf. aussi Stéphane Gendron, L’origine des noms de lieux en France, Essai de toponymie, 2003, Paris, Errance, p. 18-19 ; Jurgis Baltrušaitis, 1985, La quête d’Isis, Essai sur la légende d’un mythe, Paris ; Henri Gaidoz et Paul Sébillot, 1884, Blason populaire de la France, Paris, Léopold Cerf, p. 37 ; P. Meyer, Romania, IX, p. 38 ; et plus anciennement Charles Estienne, Guide des chemins de France, 1553, 3e éd. 1936, Bonnerot, II, p. 37 ; Gilles Corrozer, Antiquitez, histoires et singularitez de Paris, ville capitale du royaume de France, Paris, 1530.
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[40]
Titulaire de la Chaire « Religion, Institution et Société de la Rome Antique » du Collège de France, communication personnelle du 18 janvier 2010.
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[41]
Cf. Grandes Chroniques de France, 1493 ; René Alleau, dir., 1964, Guide de la France mystérieuse, Paris, Tchou, coll. « Les guides », p. 669 ; Merceron, op. cit., p. 64.
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[42]
Cf. Merceron, op. cit., p. 550, 64.
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[43]
Alleau, 1964, op. cit., p. 668-669., cité dans Merceron. Précisons que le « plâtre de Paris » a connu par la suite et jusqu’à nos jours une renommée mondiale.
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[44]
Les Martyrs ou le Triomphe de la religion chrétienne, 1810, L. 9, p. 59.
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[45]
La tête contre les Murs, 1949, VII, p. 92.
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[46]
L’Année terrible, 1872, Mai, III, Paris incendié, p. 406 ; Les Misérables, 1862, 5e partie, Jean Valjean, L. 2, p. 993.
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[47]
Cf. Paris des rêves, p. 62.
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[48]
Titulaire de la chaire « Antiquités nationales » du Collège de France ; art. cité en note 23.
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[49]
Voir Antide Viand, dir., 2008, Nanterre et les Parisii, éd. Somogy.
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[50]
Cité par Merceron, op. cit., p. 425-426, et par Caradec & Masson, op. cit. en note 27, p. 243-244.
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[51]
Voir Ernest Nègre, Toponymie générale de la France, Ètymologie de 35 000 noms de lieu, 1990-1991, Genève, Droz, 3 vol. ; Louis Deroy & Marianne Mulon, 1992, Dictionnaire des noms de lieu, Paris, Le Robert.
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[52]
Voir Jean Le Masle, Discours de l’origine des Gaulois, ensemble des Angevins et des Manceaux, 1575.
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[53]
Cf. Nègre, op. cit., vol. 1, p. 155 ; Deroy & Mulon, op. cit., p. 368.
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[54]
Cf. André Martinet, 1986, Des steppes aux océans, L’indo-européen et les « Indo-Européens », Paris, Payot, p. 68, 94.
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[55]
Cf ; Bullet, Dictionnaire celtique, t. 1, p. 60 et 165. cf. Aussi Hoffbauer (cf. note 47), p. 12, qui cite à l’appui aussi le bas-breton far et fard « charge d’un navire », ainsi que la forme baris trouvée chez Hérodote, renvoyant à « bateau de marchandises du Nil ». Il rappelle en outre que « l’emblème le plus ancien de Lutèce, conservé depuis l’Antiquité, est un bateau qu’on voit sculpté à la base des voûtes du palais romain dit des Thermes et construit sur la rive gauche de la Seine ».
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[56]
Cf. Hoffbauer, op. cit., chap. « Hôtel de Ville », p. 5 ; Caradec & Masson, op. cit., p. 439-440. Pierre Kjellberg, 1967, op. cit. Cf. aussi Émile Rivière, Un nouveau menhir parisien. Ses vicissitudes et sa destruction au xie siècle, in Comptes Rendus de l’Association française pour l’avancement des sciences, Congrès de Nîmes. L’auteur précise que ce nom fut attribué ensuite à l’Ostel de Coussy et la Tour Quarrée environnants ; et E. Robertot, 12 mars 1912, in Le Journal, ajoute que les amis de Villon s’adonnaient en ces lieux à d’énormes charivaris.
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[57]
Dictionnaire historique des rues de Paris, 1964, Paris, éd. de Minuit, 10e éd., t. I et II ; et Évocation du vieux Paris, 1952, Paris, éd. de Minuit, 677 p. Une source imposante est également Hoffbauer, 1885, Paris à travers les âges du xiiiesiècle à 1885, Paris, Firmin Didot, t. 1-2. Le matériau de cette section leur est essentiellement redevable.
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[58]
Marie Treps, 1999, Calembourdes, Paris, Seuil, coll. « Point Virgule », p. 23 et 21.
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[59]
Cité par Marie-José Reichler-Béguelin, 1995, « Saussure et l’étymologie populaire », in Michel Arrivé & Claudine Normand, dir., Saussure aujourd’hui, Colloque de Cerisy, Paris, Linx, p. 130-131.
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[60]
Pierre Kjellberg, 1967, Le Guide du Marais, Paris, La Bibliothèque des Arts, p. 64.
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[61]
Voir Caradec & Masson, op. cit., p. 708, qui cite F. Lot.
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[62]
Voir Abbé Lebeuf, Histoire de la ville et de tout le diocèse de Paris, 1864, Paris ; Caradec & Masson, op. cit., p. 705.
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[63]
D’où l’expression au diable Vauvert/au diable vert « [envoyer les gêneurs] au diable, aussi loin que possible ».
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[64]
Cf. Kjellberg, op. cit., p. 60.
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[65]
Cf. Claude Hagège, op. cit., p. 120.
-
[66]
Hoffbauer, op. cit., chap. « Châtelet », p. 43, s’arrête sur « ce nom fort bizarre qui, en 1658, était orthographié en majuscule R.TROV AQVIDVRE (pouvant s’interpréter comme « rue qui a un trou [bouche d’égout] qui continue à subsister » et dont l’une des variantes est, selon l’auteur : Qui-mi-trouva-si-dure.
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[67]
Gilles Corrozet, 1586, Les antiquités de Paris, cité dans Paris mystérieux, p. 114.
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[68]
Les sources principales relatives à la tour Eiffel, au Champ-de-Mars et aux Folies sont : Ogrizek, op. cit., p. 331-333, 340, 355-356 ; Courthion, Paris des Temps Nouveaux, 1957, Genève-New York, Skira, p. 44, 112.
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[69]
Cité par Marie Treps, op. cit., p. 128.
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[70]
Cours, cité par Reichler-Béguelin, op. cit., p. 133.
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[71]
Voir Hoffbauer, op. cit., chap. « Le Louvre », p. 4.
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[72]
Voir Marie Treps, op. cit., p. 128.
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[73]
Voir Introduction à notre section : Réanalyse historique des rues de Paris.
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[74]
Un débat oppose les linguistes : Hagège est l’un des partisans de cette hypothèse, notoirement combattue par Salikoko Mufwene, qui considère que ces traits appartiennent à toutes les langues, mais à des degrés très variables (cf. ma Discussion sur son livre The Ecology of Language Evolution, dans La Linguistique, 2007/2, n° 43).
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[75]
Le Monde des Livres, 30 octobre 2009, « Un admirable éclat de conscience », p. 7.