Couverture de GEO_1569

Article de revue

L’insaisissable fantasme de la « couleur idéale »

Pages 16 à 19

1 La lumière produit la couleur quelle que soit la physionomie des corps qu’elle rencontre, mais l’attribution d’une couleur à un corps est le résultat d’une perception mélangée, à la fois bio-neurologique (réception de cette lumière par la rétine dans un environnement donné) et subjective. C’est cette perception de la couleur de la peau qui est à l’origine d’une géographie très paradoxale, qui va faire qu’une peau sera perçue comme claire à un endroit et trop sombre à un autre, et que l’on va chercher à avoir une couleur de peau d‘un type ou d’un autre.

Planche tirée de l’ouvrage de Paul Broca, Instructions générales pour les recherches anthropologiques à faire sur le vivant, Paris, Masson, 1879

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Planche tirée de l’ouvrage de Paul Broca, Instructions générales pour les recherches anthropologiques à faire sur le vivant, Paris, Masson, 1879

2 Le vocabulaire des couleurs de la peau reflète donc bien plus la hiérarchie sociale des couleurs perçues qu’une réalité anthropologique stable. Même si pour la physique le noir n’est pas vraiment une couleur, mais plutôt une absence de couleur, la couleur de peau « noire » a servi et sert encore à désigner ou discriminer nettement les êtres humains entre eux. Et même si le noir de la peau est dû à la mélanine sécrétée par l’organisme pour résister au soleil, son interprétation va beaucoup plus loin selon les époques et les cultures.

« Bronzé, basané, coloré ? »

3 Dire « c’est une personne de couleur » pour désigner une personne à la peau noire, obéit à une logique basée sur les différences culturelles qui peuvent outrer le jugement jusqu’au racisme. « Basané », l’étranger est désigné comme un « bronzé ». Mais le touriste bronzé, (« sun tanned » en anglais), ne l’est jamais suffisamment pour être confondu avec l’immigré, ce qui indique à quel point le bronzage est un marqueur identitaire qui va au rebours de la stigmatisation de l’étranger issu des « sud ».

4 Le souci constant d’entretenir son bronzage, et de n’être ni trop blanc ni trop noir dénote la recherche d’un certain équilibre esthétique très lié aux populations « blanches ». Cependant, les sociétés des pays riches, davantage métissées, accueillent une certaine forme de multiculturalisme, et le blanc n’y est plus du tout perçu comme « colonial ». Le bronzage mêle les corps sans les confondre, et l’hiver débronze les peaux. Mais justement, la saison compte aussi : on doit rentrer du ski avec la fatidique marque de bronzage sur le visage, signe à la fois du beau temps en montagne – donc de vacances réussies –, et signe de distinction sociale implicite mais très nette.

Affiche de l’exposition coloniale internationale de 1931 mettant en scène les figures conventionnelles des peuples colonisés sous l’égide de la « plus gande France »

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Affiche de l’exposition coloniale internationale de 1931 mettant en scène les figures conventionnelles des peuples colonisés sous l’égide de la « plus gande France »

D.R.

5 Il existe ainsi un tourisme solaire, entre mer (souvent Méditerranée) et montagne, qui permet de rester bronzé toute l’année, et un commerce du bronzage. Ces pratiques traduisent un certain niveau économique autant qu’un processus de discrimination géographique qui fonctionne dans les deux sens : c’est illustré par la récente vague de migrants dont la couleur de la peau reste un prétexte de stigmatisation très présent.

Géographie du fantasme mondial de la « couleur idéale »

6 La peau « blanche » semble exercer un attrait symbolique mondial par son innocence, sa candeur et sa virginité supposées, même si certaines populations noires (notamment dans les Caraïbes) associent encore le blanc au deuil, à la maladie ou à la mort. Les théories racistes qui accordaient la suprématie aux races blanches permettent d’expliquer pour partie cette géopolitique de la couleur de peau. Toutefois, depuis les années 1920, la peau bronzée est quant à elle censée être plus désirable. Le bronzage évoque les loisirs et un certain exotisme et associé à une chaleur colorée, lointain souvenir de la théorie des climats qui attribuait un tempérament « ardent » aux populations des latitudes torrides. C’est encore ce qu’a traduit la mythologie coloniale de la femme ou de l’homme noir, dont la sexualité était réputée « sauvage ». La peau noire sert donc d’horizon esthétique à la « négritude solaire ». Cela étant dit, personne ne veut devenir vraiment noir : seulement veut-on être noir de soleil, comme si un racisme latent maintenait la peau blanche dans une métamorphose colorée qui doit rester temporaire et modérée.

Un exemple d’affiche vantant les mérite d’un beau bronzage

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Un exemple d’affiche vantant les mérite d’un beau bronzage

Sans date (probablement les années 1950).
D.R.

7 Bronzer est donc un souci des peaux blanches, vivant sous des climats tempérés, pour qui le soleil est un plaisir pour la peau et non un problème ou un danger. Plus que la durée, c’est l’intensité de la chaleur ressentie qui compte, car c’est bien pour cela qu’on va chercher le soleil dans des endroits lointains.

8 Il y a donc un bronzage « post-colonial » qui accentue les différences entre classes sociales, en rapport avec des escapades au soleil plutôt courtes. On l’obtient dans des endroits où la peau pigmentée des autochtones doit contraster avec celle des blancs qui viennent prendre le soleil. Et où, souvent, plus la peau est foncée, plus elle trahit la pauvreté, comme en d’autres époques, la pâleur du teint était tout à fait aristocratique chez nous et le bronzage considéré comme un défaut de paysanne. Le meilleur exemple actuel vient des populations asiatiques, chinoises notamment, qui prennent un soin méticuleux à éviter de bronzer. Norme et contre-norme….

9 Bronzer sans soleil peut s’effectuer depuis peu par une brumisation de solution qui colore la peau sans avoir à s’exposer au soleil. Cette coloration de la peau donne l’apparence du bronzage. Le bronzage sans UV par brumisation appelé aussi « tanning » ne s’est véritablement installé en France que depuis 2003. Que ce soit pour les hommes ou les femmes, le besoin de séduire est présent au quotidien. Dans cette logique, avoir une bonne mine et un teint hâlé ou doré constituent aujourd’hui des signes forts de bonne santé et de bien-être. C’est une injonction forte.

10 En revanche, en Afrique… noire, sub-saharienne, la décoloration volontaire de la peau à l’aide de l’hydroquinone est devenue un véritable fléau. Découverte par hasard aux États-Unis dans les années 1960 par des ouvriers noirs qui utilisaient ce produit pour décolorer des tissus, cette pratique de la décoloration, ou dépigmentation, obéit à une logique de distinction sociale, comme si l’on voulait échapper à sa condition en changeant presque littéralement de peau. Le fait que cette découverte provienne des USA n’est pas anodine. Les pays concernés prennent lentement conscience du problème, car cette dépigmentation engendre de graves problèmes de santé.

Une solution radicale trouvée par les Chinois pour éviter tout bronzage intempestif, le Face kini

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Une solution radicale trouvée par les Chinois pour éviter tout bronzage intempestif, le Face kini

Ici, présentation de la collection 2017, inspirée de motifs de porcelaine traditionnelle. D.R.

11 En somme, la couleur idéale de la peau reflète aussi bien des héritages anciens que des pratiques liées à la mondialisation de modèles pour la plupart européens, mais pas seulement. Affaire de perception sociale avant tout, la couleur de la peau n’en a pas moins sa propre géographie, très changeante et liée à des effets de mode, mais aussi à des préjugés sur « soi » et « les autres ».

Bibliographie

Pour aller plus loin

  • Bernard Andrieu, Bronzage. Une petite histoire du Soleil et de la peau, Paris, Éd. Cnrs, 2008.
  • Bernard Andrieu, Gilles Boetsch (eds.), Corps du monde. Un atlas des cultures corporelles, Paris, Armand Colin, 2013.
  • Gilles Boetsch, Pascal Blanchard, Dominique Chevé, eds., Corps et couleurs, Paris, Éd. CNRS, 2008.

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