Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend
Une pratique de bavardage
1Pour commencer, une petite anecdote.
2Lorsqu’on m’a demandé d’écrire quelque chose sur la parole, face à ma timidité, le demandeur a remarqué que je ne devrais pas avoir de difficultés particulières. Faisant référence à mon ancienne formation, il a accompagné l’invitation d’une citation qui, selon lui, devrait me rappeler quelque chose de très connu : « Dis seulement une parole et je serai guéri. »
3L’indication, au début, a renouvelé un ancien agacement et m’a paru trompeuse. La correspondance en italien de cette expression, présente dans la liturgie catholique latine de la messe, est presque identique au français, à l’exception du dernier terme, qui sonne « sauvé », et non « guéri ». J’ai toujours été méfiant à cet égard, pour deux raisons : d’abord, parce que c’est comme si, pour continuer le rituel, tout dépendait du caprice d’un Autre et qu’il prononçait (ou non) une parole ; puis, et surtout, parce que le salut semble dépendre d’un dire (ou non) une parole exactement comme les quarante voleurs doivent dire « Sésame, ouvre-toi » pour accéder à la grotte où se cache le trésor. Il y a quelque chose de magique qui est lié au salut-guérison : et c’est quelque chose de faux.
4Peut-être cela pourrait-il déjà déclencher une simple réflexion sur la manière de comprendre (et de faire comprendre) la parole dans le champ de notre discipline psychanalytique. À savoir : il n’y a rien de magique. (Et l’on pourrait ajouter : « Si quelqu’un a des oreilles pour entendre, qu’il entende » !)
5Mais d’abord, en élargissant l’exploration, nous pouvons découvrir quelque chose d’intéressant, déjà pour le simple fait de ne pas s’arrêter à la formule magique du « Sésame, ouvre-toi » liturgique. Pour cela, il est nécessaire de fréquenter les textes qui sont les racines et les sources de notre réflexion. L’une d’elles est la Bible, qui reste une référence inépuisable de connaissance, précisément parce qu’en l’abordant, on écarte une approche selon la perspective de la foi, enchevêtrée dans les dynamiques bien connues de la névrose (peut-être obsessionnelle). Donc, là, on peut y trouver la référence originale de la formule ci-dessus, et précisément dans le Nouveau Testament, au verset 8 du chapitre 8 de l’Évangile de Matthieu. On dit d’un centurion romain qui, ayant un pàis (un enfant ou un serviteur, selon les traductions) sérieusement malade, demande à Jésus de le guérir. Bien conscient des problèmes qui pourraient survenir en demandant à un rabbi juif d’entrer dans la maison d’un étranger païen, d’ailleurs en vue, le centurion, pour signifier qu’il n’est pas nécessaire que Jésus se rende chez lui, dit : « Allà mónon eipè lógo », c’est-à-dire : « Mais dis seulement avec une parole » ; ce lógo n’est pas un accusatif, qui indiquerait le complément d’objet, mais c’est en fait un datif instrumental, et indique les moyens, l’instrument avec lequel une action est accomplie.
6Soit l’habitude bienvenue de se référer aux sources dans la langue d’origine ! On découvre ainsi qu’au moins ce texte (parmi tous les « Lève-toi et marche », « Sors ! » [du tombeau], « Réveille-toi » – qui, après coup, pourraient être compris à nouveau) nous offre la possibilité de se libérer de l’illusion de la magie et de se rendre compte que la parole éventuellement prononcée n’a pas de pouvoir magique en soi, elle n’a même pas d’efficacité thérapeutique magique, mais elle est l’expression d’un dire, d’un autre dire ou, mieux, d’un dire autre que la parole elle-même. Et cela ouvre toute la question d’entendre ce dire.
7L’étude de la manière non magique de comprendre la parole suivant l’un des nombreux volets thématiques de la source biblique serait, ici, certainement hors contexte. Cependant, en acceptant la simplification qui va avec ce fragile aperçu, certains éléments d’intérêt peuvent au moins être nommés : par exemple, le fait que, dans les textes initiaux de la Bible, l’intention de créer l’univers se réalise avec le support de la parole ; mais aussi qu’au peuple libéré d’Égypte, le libérateur offre une Loi donnée sous la forme de dix paroles dont l’usage, voire la présence même physique dans les tables, est de nature à permettre l’interprétation des événements de l’histoire et le maintien de l’identité du peuple ; ou encore que celui qui est appelé à renouer les fils d’une alliance souvent effilochée le fait à partir d’une parole intérieure perçue comme étrangère, autre que soi (c’est le phénomène de la prophétie). En approfondissant cette dernière suggestion, nous arrivons très loin, dans les territoires de la parole mystique qui, détachée du contexte strictement biblique et contournant les frontières de la psychose (et parfois même en allant au-delà de ces frontières), a été si bien examinée par le génie d’un Michel de Certeau qui nous dit, vers la fin de La fable mystique, qu’il faut passer par le mysticisme, non plus à la recherche du langage qu’il invente, mais du « corps » qui y parle. Un corps donc, et non une formule magique.
8Tout cela, avec beaucoup d’autres choses encore, vient du texte. La religion… marche sur d’autres sentiers ; il faudrait quand même lui reconnaître un effet sur le sujet, effet qu’il serait tout à étudier parce qu’il va bien au-delà de l’annonce d’une hétéronomie bienveillante, et que nous pouvons décrire comme la présupposition que la parole qui s’entend soit une bonne parole, une belle parole, une parole de salut : il faudrait consulter Job, en lui demandant ce qu’il pense d’une certaine perversion…
9Ces indices, même avec toute leur incomplétude et toute leur partialité, évoquent le champ très particulier dans lequel se situe la question qui nous occupe : quelles sont la valeur, la portée, la place occupée, la fonction de la parole ? Et non pas en théorie, mais dans notre pratique quotidienne, qui doit nécessairement tenir ensemble les découvertes que nous faisons dans les textes de Freud et de Lacan, une lecture claire du monde dans lequel nous vivons (dominé par la science) et l’écoute du sujet qui vient nous trouver !
10Une manière d’entendre la parole est de la considérer comme un corps vivant qui semble véhiculer une intentionnalité, qui semble transmettre, comme un geste peut le faire, une affection, qui, à son tour, ne pourra pas se dire intégralement, mais devra continuer à essayer de le faire, manipulant un dire inconnu avec le seul moyen qui convient pour le traduire : la parole. En cela, même les trébuchements du dit, ou le toussoter, sont liés au dire.
11En revanche, nous assistons dans notre contemporanéité à une perte drastique de consistance de la parole, qui, curieusement, s’accompagne de sa prolifération quantitative : beaucoup de mots (sic), aujourd’hui, pour ne rien dire. Une quantité qui semble avoir pour fonction d’aplatir, d’amincir, l’épaisseur, la variété, la multiplicité des nuances. Et cela dans tous les domaines : dans les relations familiales, dans les relations de travail, dans l’information, voire dans les amours, le tout vécu dans ces réceptacles de vide (vacuum) que sont nos téléphones portables. Le résultat, bien caché par le bruit assourdissant des mots vides, désormais ne peut être plus que la méfiance, qui s’accompagne d’une dévalorisation et aussi de la suspicion par rapport à une parole à entendre.
12Il m’est arrivé, par naïveté, ou par bêtise, d’offrir à quelqu’un qui se trouvait devant moi avec une demande d’analyse (ou avec une des formes sous lesquelles se cache souvent la demande) et qui demandait ce qui se passerait à partir de là, l’indication suivante : « Il s’agira d’une question de parole. » Je n’oublierai jamais le regard un peu gêné que j’ai rencontré, de quelqu’un qui croyait être devant un « sorcier du mot », en train de penser comment nous ramener immédiatement les pieds sur terre grâce à la prescription d’un médicament, ou à l’utilisation d’un cahier d’exercices comportementaux, ou peut-être avec une interprétation à utiliser immédiatement.
13Enfin, on peut vraiment affirmer (et il faut réaffirmer) qu’aujourd’hui, seulement, la psychanalyse permet à la parole du sujet de déplier toute son équivocité et d’exprimer sa stratification multiple ; c’est-à-dire qu’elle permet de soutenir la confrontation avec sa nature de moyen coercitif que le sujet doit utiliser pour se dire, en acceptant le prix fort de ne jamais pouvoir dire complètement, de ne pas faire disparaître l’inconnu autour duquel tourne la subjectivité même. Et il faut bien parler de confrontation, de prix, ou de poids, car la parole qui vient se dire (« mi-dire »), la parole qui parle le sujet (« ça parle ») n’est pas forcément eudémonique.
14Dans ce mouvement, entre compréhension et résistance, révélation et recherche infinie, le sujet peut vivre une vraie transformation, il devient humain, il est un sujet humain.