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Article de revue

L'agir dans la cure analytique

Pages 91 à 100

Notes

  • [1]
    S. Freud, « La thérapie analytique », dans OCF XIV, Paris, Puf, 2000, p. 468.
  • [2]
    J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre (1968?1969), Paris, Le Seuil, 2006.
  • [3]
    L. de Urtubey, Si l’analyste passe à l’acte, Paris, Puf, 2006.
  • [4]
    S. Freud, « La thérapie analytique », op. cit., p. 471.
  • [5]
    M. Lauret, Les accidents du transfert-de Freud à Lacan, Paris, Éd. Champ social, 2006 ; voir également « Victime au lieu même du soin : la Transgression », Journal International de victimologie, tome 6, n° 4, 2008.
  • [6]
    O. Kernberg, Les voies de la psyché, Paris, Dunod, 1994.
  • [7]
    J. Laplanche, Nouveaux fondements de la psychanalyse, Paris, Puf, 1987.
  • [8]
    J. Gammill, La position dépressive au service de la vie, Paris, In Press, 2007.
  • [9]
    Sabina Spielrein entre Freud et Jung, Paris, Aubier, 2004.
  • [10]
    W. Godley, « Saving Masud Khan », London Review of Books, n° 23(4), 2001.
  • [11]
    C.-M. François-Poncet, M. Coppel-Batsch, Séminaire sur l’éthique, Paris, SPP, 2007-2008.
  • [12]
    G. O. Gabbard, E. Lester, Boundaries and Bundary Violations in Psychoanalysis, Londres, Basic Books, 1995.
  • [13]
    J. Lacan, Le Séminaire, Livre X, L’angoisse (1962-1963), Paris, Le Seuil, 2004, p. 70.
  • [14]
    S. Freud, Leçons d’introduction à la psychanalyse, XXVIII, G.W.X, p. 407.
  • [15]
    S. Freud, « Observations sur l’amour de transfert », dans La technique psychanalytique, Paris, Puf (1re éd. 1953), 2005, p. 129.
  • [16]
    Ibid., p. 130.
  • [17]
    J. Lacan, « L’analyste et son deuil », dans Le Séminaire, Livre VIII, Le transfert (1960-1961), Paris, Le Seuil, 1991, p. 451.
  • [18]
    G., Pommier Le dénouement d’une analyse, Paris, Éd. Champs Flammarion, 1996, p. 217.
  • [19]
    R. Stoller, La perversion. Forme érotique de la haine (1978), Paris, Éd. Payot et rivage, 2007, p. 10.
  • [20]
    J. Lacan, « Passage à l’acte et acting-out », dans L’angoisse, op. cit.
  • [21]
    K. Abraham, Œuvres complètes, t. I, (1907-1914), Paris, Éd. Payot et Rivages, 2000, p. 31.
  • [22]
    J.-B. Pontalis, « Non, deux fois non », dans Perdre de vue, Paris, Gallimard, 1988.
  • [23]
    R. Gori, Logique des passions, Paris, Denoël, 2002.
  • [24]
    J. Lacan, « Passage à l’acte et acting-out », dans L’angoisse, op. cit., p. 122.

1 La cure analytique, dit Freud dans « La thérapie analytique [1] », impose au médecin comme au malade un lourd travail employé d’abord à vaincre les résistances en vue d’un « surmontement » permettant de dégager la nature du conflit, le refoulement et de l’enlever comme un acte chirurgical. Levée du refoulement que Lacan a portée plus loin dans ses conséquences avec la notion de mutation de jouissance et de création de formes de plus de jouir compensatoires [2]. En psychanalyse, nous travaillons sur le transfert lui-même, dit encore Freud, en dissolvant ce qui s’y oppose et en mettant au point l’instrument avec lequel nous voulons intervenir. Dans le traitement analytique, le transfert est lui-même objet de traitement et doit être décomposé dans toutes ses formes de manifestations. Cela ne se passe pas forcément sans résistances ou taches aveugles au service du refoulement du côté de l’analysant, mais quelquefois aussi du côté de l’analyste. Ce sur quoi va porter cet article.

2 La règle première fondamentale de la cure analytique est que l’analyse est une cure de parole, énoncée et écoutée, sans qu’aucun agir n’intervienne. Les limites de la situation analytique sont fixées par le cadre. Or cette situation idéale peut s’émailler dans certaines circonstances d’agirs, soit de la part de l’analysant soit de celle de l’analyste. Moments de résistances de la part de l’analysant, soit par tentatives d’attaques du cadre, retards répétés, absences, voire acting-outs ou véritables passages à l’acte. Moments d’agir de l’analyste lorsqu’il se laisse aller à abandonner son rôle de gardien du cadre, en prolongeant la séance, en réduisant ses honoraires ou en s’engageant dans un dévoilement personnel ; toutes les situations où un contre-transfert, insuffisamment analysé, peut pousser à chercher à faire plaisir et fuir le transfert négatif au moyen de gratifications. Moments de relâchement progressif du cadre détériorant peu à peu le processus analytique, enferrant l’analysant dans la boucle d’une demande insatiable. Dépassement des limites qui peut concerner autant le cadre que l’interprétation, lors de modifications du ton de la voix, incompréhension par projections personnelles ou non-respect du rythme psychique du patient. Ces différentes formes d’agir ont été étudiées par Louise de Urtubey [3] (membre de la SPP et lectrice de l’International Journal of Psychoanalysis) : que ce soit l’acte manqué proche du symptôme maintenant ainsi la libido du névrosé, l’énaction, le passage à l’acte avec dépassement des limites et le passage à l’acte transgressif sexuel, véritable ennemi de la cure à caractère destructif. « Le transfert devient donc le champ de bataille sur lequel doivent se concentrer toutes les forces en lutte les unes contre les autres », dit Freud [4].

3 Je vais m’intéresser dans cet article, à la suite d’un travail déjà publié [5], à cette situation d’impasse particulière de la cure que constitue l’agir transgressif sexuel. Il s’agit d’un arrêt de la cure, de ce travail de découverte à deux du couple analysant-analyste de l’inconscient, dans ce « métier impossible », comme disait Freud. La découverte de l’inconscient ne peut se poursuivre du fait de l’irruption de l’agir en place de remémoration, c’est un moment de répétition élargie de la part de l’analysant dans sa demande de séduction œdipienne, c’est un moment de répétition de la part de l’analyste qui ne peut dépasser un point aveugle de sa propre analyse autrement qu’en agissant le fantasme et en prenant possession du corps du patient dans une « dérive pulsionnelle réalisée [6] ». Moment de fracture, voire de destruction du travail analytique jusque-là accompli, plongeant alors le patient dans une véritable confusion du manifeste et du latent, entraînant des moments de déréalisation avec des doutes concernant la perception de la réalité. Cet agir, plus déstructurant que les fantasmes, crée un véritable traumatisme dans l’analyse, équivalent à un traumatisme infantile, c’est la thèse de Louise de Urtubey. La cure analytique « rouvre » la sexualité infantile du patient, rappelait Laplanche [7], qui vit inconsciemment l’analyste comme son père et/ou sa mère. Le passage à l’acte sexuel entre un psychanalyste et son patient constitue une transgression que l’on peut entendre et élargir à toutes les situations thérapeute/patient ; où l’un est en position, du fait de son savoir, d’apporter des soins psychiques à un autre mis en position de patient. Il s’agit de certaines situations entendues dans notre clinique, faisant, il est vrai exception, mais témoignant d’un effet de dérive du protocole analytique, quand le désir d’analyste ne remplit plus sa fonction de faire barrière à la jouissance. C’est un sujet qui se heurte souvent aux effets de contre-écoute dans la profession, un impossible à entendre au service d’une « contre-vérité psychique [8] ». Ce qui se dit peut être irrecevable, en réveillant trop d’angoisses inconscientes. L’impasse dans la cure se situe pour cet analysant dans cet arrêt traumatique du travail psychique effectué, travail qui sera à reprendre avec un nouvel analyste, une fois dépassée la méfiance du patient à l’égard du nouvel analyste, et la méfiance a priori du nouvel analyste envers le patient, face à la réalité des faits, risquant de laisser ce patient seul des années sans pouvoir parler et élaborer ces traumatismes. Freud n’a toutefois jamais affirmé que les traumatismes infligés par l’analyste équivaillent à ceux de l’enfance, conclusion à laquelle les travaux de Louise de Urtubey conduisent.

4 Certains cas sont connus et ont été étudiés dans l’histoire de la psychanalyse : Jung et Sabina Spielrein ; Ferenczi et Gizella Pàlos. Les fondateurs ont certainement ignoré la gravité du passage à l’acte œdipien, attitude transmise d’une génération à l’autre sans véritable réflexion approfondie sur ce sujet. Jung appelait Sabina son « cas d’apprentissage [9] », dans une passion débutée en 1904 à l’hôpital Burghölzli de Zurich où elle était hospitalisée et suivie en cure par lui. Passion que Jung tentera de juguler cinq ans plus tard en rejetant et abandonnant Sabina, avec sollicitation de l’aide de sa mère, lorsque Sabina tentera d’agir son désir d’enfant du père avec lui dans un véritable acting-out, avoir un enfant imaginaire, fruit de son amour transférentiel, nommé Siegfried. L’histoire de Sabina Spielrein n’a pu être reconstituée qu’à la suite de la découverte d’un carton rempli de lettres et de journaux intimes dans les caves du Palais Wilson à Genève en 1977. Lieu où elle avait travaillé avant de repartir en Russie d’où elle a été déportée et assassinée avec ses filles par les nazis. Ces archives sauvées ont pu faire l’objet d’un travail par le jungien italien A. Carotenuto, puis d’un livre écrit par Michel Guibal et Jacques Nobécourt en 2004, d’une pièce de théâtre, Parole et guérison, en 2009 et d’une production cinématographique, Dangerous Method, en 2012. D’autres cas ont récemment émergé en Europe sous forme de scandales, tel celui de Masud Khan à Londres. Psychanalyste reconnu à son époque, aux nombreux écrits et à la notoriété établie, mais multirécidiviste dans les passages à l’acte sexuels avec ses patientes, signant le clivage de sa personnalité. Le scandale a éclaté après sa mort, à la parution de l’article d’un de ses analysants, Wynne Godley en 2001 [10], suivi de plusieurs plaintes. Cet article a donné lieu à de nombreux débats, amenant au grand jour la question de la violation des limites à la British Psychoanalytical Society. Masud Khan avait été analysé par Winnicott, son troisième analyste, dès 1951. Le contre-transfert de Winnicott a peut-être contribué à l’échec du traitement. Il n’hésitait pas, par exemple, à demander à Masud Khan d’effectuer son secrétariat et de corriger ses articles, alors que ce dernier était encore en cure avec lui et à prendre aussi sa femme en analyse en intervertissant les rendez-vous. Il est intéressant de relever que les transgressions de Masud Khan vont débuter juste après la mort de Winnicott en 1971 [11]. Le dossier de la RFP (2003, tome 3) a porté sur les transgressions qu’il a commises.

5 Les États-Unis n’ont pas été en reste sur cette question avec les travaux de Gabbard et Lester, réunis dans l’ouvrage Boundaries and Boundary, Violations in Psychoanalysis[12], écrit après l’étude de soixante-dix cas de transgression des limites. C’est un travail effectué sur les limites : celle entre le patient et son analyste dans le cadre de la cure, celle entre le moi et l’inconscient refoulé chez le patient et chez l’analyste. Toute une réflexion apparaît sur les processus qui précèdent le passage à l’acte sexuel. Processus décrits comme l’érosion progressive des limites non sexuelles dans le cadre de la cure.

6 L’instrument du psychanalyste, c’est le plan de la vérité. Lacan le dit bien sur la question de cette expérience : « Il faut que nous y conservions la possibilité d’un certain fil qui nous garantisse tout au moins que nous ne trichons pas avec ce qui est notre instrument même, c’est-à-dire le plan de la vérité [13]. » Or la psychanalyse, à partir de cette double question de la vérité et de la parole, n’est pas une pratique sans risques. Il y a une dangerosité du transfert, remarquait Freud, qui peut s’avérer « un moyen dangereux entre les mains d’un analyste non consciencieux [14] », dans les Leçons d’introduction à la psychanalyse. Le transfert s’impose pour lui comme une dernière création de la maladie, permettant le déplacement (l’étymologie du mot transfert est transferre, porter au-delà, synonyme de transport) des produits psychiques morbides dans un mouvement qui permettra la mise à jour de la cause de l’impasse subjective, le refoulé. Ce transfert est à la fois le levier de guérison de la névrose, mais aussi son obstacle. L’irruption de la passion signant la résistance, le transfert devient alors l’instrument de la résistance. L’analyste ne doit pas perdre de vue, comme le rappelle Freud, que tout ce qui entrave la continuation du traitement peut être une manifestation de la résistance. Il serait facile, dit Freud, de s’appuyer sur la morale courante pour déclarer que l’analyste ne doit jamais, « au grand jamais », agréer la tendresse qu’on lui offre, ni y répondre, mais toute la responsabilité pèse sur le médecin seul, ajoute Freud, qui doit se poser en « champion » du renoncement et de la pureté pour laisser ouverte la poursuite de l’analyste. « Il est interdit à l’analyste de céder [15] », insiste-t-il. L’irruption de la passion dans le moment le plus fécond de la cure peut, dans certains cas où les conseils de Freud sont oubliés, ne pas se produire sans dégâts pour les deux protagonistes engagés dans cette singulière expérience, le couple analyste-analysant en prise aux mouvements psychiques tumultueux de la cure.

7 La question du transfert concerne donc la question de la vérité, dans ce laboratoire des passions humaines qu’est la psychanalyse, et les seuls obstacles vraiment sérieux ne se rencontrent que dans son maniement. On manie l’explosif des pulsions et des émois psychiques les plus dangereux, remarquait Freud dans son article « Observations sur l’amour de transfert [16] ». Le sujet saisi de passion est dépossédé de lui-même, le risque est celui de ne plus être. L’analyste, muni de sa boussole analytique, doit maintenir le cap, quelle que soit la météo psychique, celui de faire advenir du sujet. Le but de l’analyse est d’éliminer définitivement la névrose, dit Freud. Le désir de l’analyste est une question centrale, Lacan l’a placé comme pivot du transfert. Et dans la position qu’il doit occuper : « Il s’agit de ce qui est au cœur de la réponse que l’analyste doit donner pour satisfaire au pouvoir du transfert [17]. » L’activité de l’analyste est une activité d’écoute. Elle doit se faire complice du désir et de l’angoisse, en désérotisant l’analysant qui en est porteur, pour l’aider à advenir autre, dans une création transférentielle à deux. La psychanalyse libère le désir du sujet pris dans les mailles de ses fantasmes infantiles, lui permettant de s’actualiser dans le présent, par le biais de la parole. L’acte véritable de la psychanalyse est porté par ce désir. La psychanalyse est donc un acte de liberté, de liberté subjective. Elle ne doit pas être un acte d’aliénation. Or c’est ce qui se passe quand il y a accident, accident dans cette rencontre de deux désirs, où l’un va se retrouver en position d’objet du désir de l’autre : le désir du sujet en analyse pris dans le désir de l’analyste en tant qu’homme et non plus en tant qu’analyste. Un analysant qui va se faire l’objet a de l’analyste, objet anal de l’Autre avec tout ce qui peut s’y associer, au lieu d’aller le prendre dans l’Autre. C’est l’effet d’un contresens pulsion/désir, ouvrant à la confusion entre vie et mort, entre la jouissance et la joie.

8 Dans les travaux de Gabbard et Lester sur la typologie des analystes transgresseurs, il ressort que les trois quarts vont se constituer en transgresseurs isolés, analystes qualifiés par eux en « Mal d’amour », lovesikness. Analystes hommes, en milieu de vie, usés par des difficultés personnelles, les frustrations et les charges du métier, vulnérables narcissiquement et qui vont mettre en scène des fantasmes de sauvetage, de copulation thérapeutique, dans lesquels la composante sadique est clivée ou refoulée. Des cas d’abus de la part d’analystes femmes existent aussi mais semblent plus rares. Le passage à l’acte sexuel peut aussi constituer un mode de défense maniaque devant un deuil non élaboré. Le patient peut être réduit au statut d’objet de gratification, voire de chose. L’impasse peut également venir de la fin d’analyse de l’analyste, ce moment qui nécessite la construction du fantasme ainsi que son interprétation. Moment qui place le futur analyste devant un choix inévitable dont l’option est imprévisible : soit s’identifier au désir qui le cause, l’analyse est terminée et il peut devenir analyste à son tour, soit s’identifier à l’Autre du discours, lieu d’adresse de toute parole et non son déchet. Il peut, dans ce cas, prendre « la position de pouvoir de celui qui sait ce que détermine le désir [18] ». Ce choix de s’identifier à l’Autre du discours peut trouver son origine dans l’horreur de la castration, au moment où, dès l’interprétation, l’Autre maternel s’efface. S’identifier à cet Autre permet de maintenir cette figure malgré tout. Il s’agit d’un sérieux écueil sur lequel vient buter l’analyse. Ce qui peut pousser un analyste à utiliser cette place dans le transfert peut se dérouler totalement à son insu.

9 Pour Robert Stoller, la perversion résulte d’une interaction essentielle entre hostilité et désir sexuel [19]. Un désir de faire du mal, une forme érotique de la haine, déshumanisant les objets sexuels. Le pervers remet en scène dans sa sexualité un traumatisme sexuel réel subi dans son enfance, qui a menacé précisément le sexe (l’anatomie) ou l’identité sexuelle (masculin ou féminin) et qu’il tente d’effacer en le transformant en orgasme, en victoire dans le présent. L’acte pervers oblitère le passé. Le patient victime n’est pas non plus forcément étranger à ce dérapage. Les travaux de Gabbard et Lester ont montré l’importance de la composante dépressive chez les personnes abusées avec des idées suicidaires importantes. Patients présentant souvent un passé infantile d’histoires incestueuses, pour qui soins et sexualité sont inextricables, La confusion des langues de Ferenczi, où le fantasme de sauvetage se mêle au scénario incestueux. Patients plus facilement du côté de l’acting-out, ce quelque chose qui, dans la conduite du sujet, se montre. Cet accent démonstratif, son orientation vers l’Autre doit être relevé, dit Lacan [20]. L’acting-out est la monstration de ce désir inconnu, articulé à cet objet appelé cause du désir ; monstration tellement visible qu’elle en est invisible, montrant sa cause, ce reste, a, la « livre de chair ». C’est le trait que l’on retrouve toujours dans l’acting-out, qui est un symptôme. Les travaux de Louise de Urtubey ont montré l’importance de la composante masochiste chez ces patients. Comme le disait Karl Abraham, dans les abus sexuels chez l’enfant, le traumatisme va être vécu selon « l’intention de l’inconscient [21] ». Quoi qu’il en soit, le patient vient en analyse pour être écouté, entendu et compris et non pour être entraîné dans une mise en agir de ses fantasmes incestueux. Il s’agit pour moi, dans ces cas de passage à l’acte sexuel, d’inceste psychique. Terme avancé par J.-B. Pontalis dans un article sur la réaction thérapeutique négative [22] et que je pose pour ces cas-là. La parole plonge alors du côté du réel, dans une jonction R-I, rejetant la fonction symbolique de l’écoute analytique.

10 La perversion se situe là, quand le désir d’analyste ne remplit plus sa fonction de faire barrière à la jouissance, créant une confusion. Perversion, ou plutôt Verwerfung, quand cette déroutante découverte de l’inconscient plonge les deux protagonistes dans la confusion du grand Autre et du petit a (l’objet cause du désir), bloquant l’opération analytique. Blocage par la réapparition dans le réel de ce qui est refusé dans l’ordre symbolique, la Verwerfung, que ce soit chez l’analyste ou l’analysant qui y est ainsi entraîné. Ce type d’analyste transgresseur se fait « l’objet en trop » du patient dans une position érotomane chez les deux protagonistes. Maintenir une passion dans la cure comme fétiche est une volonté d’ignorer l’emprise captivante de l’Autre maternel. Passage qui se manifeste dans certaines fins de cures, remarque Roland Gori [23] dans Logique des passions. L’hypothèse de Ferenczi sur le traumatisme, concept qu’il a approfondi, est qu’il témoigne de l’inévitable d’une séduction liée à un objet en trop, qui marque de son empreinte quantitative la constitution de l’objet interne. Ce type d’analyste qui s’abaisse, comme le disait Freud, « au dessous » du niveau de l’analyse, attaque les ressorts du transfert et pervertit l’apport majeur de Lacan, l’apport du registre du grand Autre, du symbolique, dans la construction du sujet humain.

11 Thomas S. Szasz dit aussi, dans les années 1960, que le concept de transfert contient en germes les éléments de sa propre destruction, mais aussi celui de la destruction de la psychanalyse. Ce risque n’est pas à négliger. Il nous dit également : « Ni la professionnalisation, ni l’élévation des standards, ni les analyses didactiques poussées jusqu’au forçage, ne peuvent nous protéger contre ce danger. » Ce danger n’est pas à méconnaître ni à dénier. La question reste ouverte. Je reprendrai les termes de Paul Denis : l’éthique, c’est la méthode. La méthode de l’analyse, selon lui, c’est le cadre plus l’interprétation. Il faut rester humble devant la méthode. Chaque analyste doit rester vigilant sur les effets de contre-transfert. Winnicott sous-estimait l’importance du père et de la sexualité, il n’a analysé ni l’homosexualité ni le masochisme de Masud Khan et a entretenu une relation de séduction mutuelle. Wynne Godley en a fait les frais, séduit par son analyste. Une immense destructivité est à l’œuvre dans ces cas hors limites et trangressifs. La mise en jeu des pulsions de destruction mobilisées dans ce type de cure, dans la rencontre de deux désirs est extrême. Pulsion de mort, à entendre selon Lacan comme repère d’ordre dans la chaîne signifiante des deux protagonistes, dont l’intersection signifiante peut faire ravage. Il ne faut pas laisser de côté, dans cette complexe et déroutante découverte de l’inconscient, que le transfert, comme moment de fermeture, peut signer comment quelque chose du sujet, que ce soit chez l’analyste ou l’analysant, peut être « par derrière aimanté, aimanté à un degré profond de dissociation, de schize [24] ».

12 Ce qui peut protéger contre la transgression, c’est de ne pas rester analyste seul. L’échange entre confrères, dans le contrôle, peut permettre de mettre au jour des points aveugles du contre-transfert qu’il s’agit de comprendre et de dénouer. Si la lumière ne se fait pas sur un point de fixation resté obscur, le fantasme va être agi à nouveau, suivant le principe de répétition, utilisant les ressorts de la pulsion de mort. Ce qui peut protéger, c’est la parole. Mettre en place dans les différentes institutions des lieux de réflexion sur l’éthique, ce « jugement sur notre action », comme le disait Lacan, dans une éthique de la psychanalyse moderne construite pour lui sur un principe issu de l’inhumanité d’Antigone, ne pas céder sur son désir. Une éthique de la psychanalyse non au service des biens mais au service de l’expérience tragique de la vie. Inventer, toujours inventer, pour une psychanalyse en mouvement. L’exigence déontologique et le serment d’Hippocrate que nous avons prêté : « Je passerai ma vie et j’exercerai mon art dans la pureté et le respect des lois » nous pousse à l’inventivité scientifique et institutionnelle. Tâche nécessaire, dans laquelle savoir reconnaître les dangers du transfert et les risques du métier nous permet de continuer à œuvrer avec humilité à une pratique éthique de la psychanalyse.

Notes

  • [1]
    S. Freud, « La thérapie analytique », dans OCF XIV, Paris, Puf, 2000, p. 468.
  • [2]
    J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre (1968?1969), Paris, Le Seuil, 2006.
  • [3]
    L. de Urtubey, Si l’analyste passe à l’acte, Paris, Puf, 2006.
  • [4]
    S. Freud, « La thérapie analytique », op. cit., p. 471.
  • [5]
    M. Lauret, Les accidents du transfert-de Freud à Lacan, Paris, Éd. Champ social, 2006 ; voir également « Victime au lieu même du soin : la Transgression », Journal International de victimologie, tome 6, n° 4, 2008.
  • [6]
    O. Kernberg, Les voies de la psyché, Paris, Dunod, 1994.
  • [7]
    J. Laplanche, Nouveaux fondements de la psychanalyse, Paris, Puf, 1987.
  • [8]
    J. Gammill, La position dépressive au service de la vie, Paris, In Press, 2007.
  • [9]
    Sabina Spielrein entre Freud et Jung, Paris, Aubier, 2004.
  • [10]
    W. Godley, « Saving Masud Khan », London Review of Books, n° 23(4), 2001.
  • [11]
    C.-M. François-Poncet, M. Coppel-Batsch, Séminaire sur l’éthique, Paris, SPP, 2007-2008.
  • [12]
    G. O. Gabbard, E. Lester, Boundaries and Bundary Violations in Psychoanalysis, Londres, Basic Books, 1995.
  • [13]
    J. Lacan, Le Séminaire, Livre X, L’angoisse (1962-1963), Paris, Le Seuil, 2004, p. 70.
  • [14]
    S. Freud, Leçons d’introduction à la psychanalyse, XXVIII, G.W.X, p. 407.
  • [15]
    S. Freud, « Observations sur l’amour de transfert », dans La technique psychanalytique, Paris, Puf (1re éd. 1953), 2005, p. 129.
  • [16]
    Ibid., p. 130.
  • [17]
    J. Lacan, « L’analyste et son deuil », dans Le Séminaire, Livre VIII, Le transfert (1960-1961), Paris, Le Seuil, 1991, p. 451.
  • [18]
    G., Pommier Le dénouement d’une analyse, Paris, Éd. Champs Flammarion, 1996, p. 217.
  • [19]
    R. Stoller, La perversion. Forme érotique de la haine (1978), Paris, Éd. Payot et rivage, 2007, p. 10.
  • [20]
    J. Lacan, « Passage à l’acte et acting-out », dans L’angoisse, op. cit.
  • [21]
    K. Abraham, Œuvres complètes, t. I, (1907-1914), Paris, Éd. Payot et Rivages, 2000, p. 31.
  • [22]
    J.-B. Pontalis, « Non, deux fois non », dans Perdre de vue, Paris, Gallimard, 1988.
  • [23]
    R. Gori, Logique des passions, Paris, Denoël, 2002.
  • [24]
    J. Lacan, « Passage à l’acte et acting-out », dans L’angoisse, op. cit., p. 122.
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