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Article de revue

Le passage adolescent

Pages 59 à 70

Notes

  • [1]
    S. Freud, « La féminité » (1933), dans Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard folio/essais, p. 158.
  • [2]
    J. Lacan, Le Séminaire, Livre V, Le désir et son interprétation (1958-1959), inédit.
  • [3]
    S. Freud, « Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique entre les sexe » (1925), dans La vie sexuelle, Paris, Puf, 1969, p. 127.
  • [4]
    S. Freud, « La disparition du complexe d’Œdipe », dans La vie sexuelle, op. cit., p. 121.
  • [5]
    Cf. l’intitulé de l’article « La disparition du complexe d’Œdipe ».
  • [6]
    J. Lacan, Le séminaire, Livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant (1970-1971), Paris, Le Seuil, 2008, p. 66, séance 4, 17 février 1971.
  • [7]
    D’où les assertions lacaniennes connues : la jouissance Autre, La (barré) femme, il n’y a pas de signifiant pour le sexe de la femme, et ce qui en découle : l’absence de rapport sexuel.
  • [8]
    Cf. S. Freud, « Contributions à la psychologie de la vie amoureuse » (1910), chapitre 1. Un type particulier de choix d’objet chez l’homme, et chapitre 2. Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse, dans La vie sexuelle, Paris, Puf, 1969.
  • [9]
    Il est remarquable d’observer la « rechute » d’Ali lorsqu’il va en boîte avec Stéphanie lors de sa première sortie appareillée (elle redevient une femme comme les autres). Il part alors avec une fille rencontrée au hasard de la soirée, devant Stéphanie inquiète.
  • [10]
    Cf. Lacan, Le Séminaire, Livre VI, Le désir et son interprétation (1958-1959).
  • [11]
    Une femme ayant un enfant non désiré peut s’en occuper sous le mode d’un enfant délaissé : déjà pendant la grossesse, comme une poule qui ne couverait plus son œuf (embryon isolé) ; et après, comme un enfant en place d’enfant mort. C’est celui-ci qu’il est allé chercher, à travers la réalité de la situation qu’il vivait, et à qui il a pu redonner vie – l’ouvrant alors à l’autre.

1 L’adolescence est un temps évolutif nécessaire qui répond à une logique. Cette logique trouve son développement naturel dans un début, défini par la puberté, et un achèvement, la sortie de l’adolescence. C’est ainsi que l’on peut parler de « passage adolescent » – au sens double du mot : passage chronologique (début, fin) et passage logique.

2 La « concordance des temps » entre le logique et le chronologique est habituelle. Mais il se peut qu’un décalage s’inscrive, alors au détriment du temps logique. Celui-ci souffre de n’avoir pas pu se déployer suffisamment dans ce qui est habituellement dévolu au temps chronologique de l’adolescence. Cette « souffrance logique » déborde ainsi sur le monde de l’adulte, ce qui suscite une clinique singulière qui fait observer chez des adultes jeunes des conduites classiquement rapportées aux temps (chronologiques) adolescents. Nous pensons là aux agirs, aux inhibitions, notamment sexuelles, aux appétences toxicophyliques et/ou addictives…

3 Chacune de ces catégories symptomatiques passe par une modalité de comportement – qu’il soit actif ou négatif, de retrait (tel, par exemple, l’anorexie mentale). L’agir est, de fait, un recours naturel à l’adolescent. Il relève du principe même de ce qui fait la nouveauté pubertaire, comme nous allons le voir.

La nouveauté pubertaire

4 Nous qualifions l’avènement de la nouveauté pubertaire comme rencontre du Féminin, ou de l’Autre sexe. Nous écrivons Féminin et Autre avec une lettre majuscule pour signifier d’emblée une singularité de cette nouveauté : qu’elle n’a pas d’équivalence dans ce qui s’est mis en place dans l’infantile, soit le phallique (le symbolique) – c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’inscription possible dans ce référentiel infantile de la nouveauté pubertaire.

5 En suivant Freud à la lettre, en effet, l’enfance se caractérise par l’existence d’un seul sexe et par les aléas de l’acceptation, dans le temps du défilé œdipien, d’une alternative à ce sexe unique – incarnée par le sexe de la fille. Cette alternative mise en place dans l’infantile ne correspond cependant pas à la rencontre du Féminin, telle que révélée au temps pubertaire – et que Freud caractérisait par le déplacement de la zone érogène du clitoris au vagin chez la fille, et ses échos pour les sujets des deux sexes.

6 L’acceptation de la différence des sexes, telle que mise en place dans l’infantile, ne recoupe donc pas celle qui résultera du temps pubertaire comme avènement d’un Autre sexe. Nous allons développer ces points, en reprenant le mouvement évolutif décrit par Freud de l’enfant depuis sa naissance.

7 La « petite fille est un petit homme [1] », souligne-t-il (même zone érogène – le clitoris, assimilé au pénis déjà pour avoir la même origine embryologique – et même objet sexuel – la mère). C’est à la phase œdipienne que les choses changent : le petit garçon accepte la radicalité de la menace de la castration en prenant la mesure de la réalité de cet autre sexe – qui jusqu’alors n’avait comme consistance que d’être un sexe de garçon, soit en devenir (ça va pousser), soit au passé fautif (on lui a coupé). Toutes les théories sexuelles infantiles tirent de ce mouvement leur principe. Cette acceptation est concomitante à la référence au père en tant que garant de cet ordre nouveau – reprenant l’événement de la mise à mort du père de la horde primitive, phylogénétiquement inscrit chez l’enfant selon Freud, et correspondant à ce que Lacan a décrit sous les modes de la métaphore paternelle et de l’identification aux insignes du père garant de l’installation d’un Idéal du Moi pour l’enfant [2].

8 Chez la fille, le mouvement est différent de celui du garçon (elle accepte tout de suite d’avoir un autre sexe que celui du garçon [3]) et, en même temps, similaire quant à la démarche d’acceptation de l’existence d’un autre sexe – elle met également longtemps à généraliser à l’ensemble des femmes, sa mère en dernier, l’existence de son propre sexe [4].

9 Les effets de ces cheminements (fille, garçon) ne sont pas identiques. Le titre de l’article de Freud « Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique entre les sexes » en dit assez long par lui-même. L’entrée et la sortie de l’Œdipe chez le garçon et la fille sont, de fait, très différentes (opposées en fait). La différence, sur le plan du caractère et du rapport au monde de l’un et l’autre, en sera la conséquence. Il résulte de leur conformation anatomique de départ que : « l’anatomie est donc bien le destin », comme Freud l’avance dans « Disparition du complexe d’Œdipe » (1923).

10 Mais, également, il en résulte que si une différence des sexes s’inscrit à ce moment du déclin de l’Œdipe (sous le mode radical du garçon [5], ou plus étalé et incertain chez la fille), elle relève d’une consistance purement de principe, soit formelle. C’est la Loi du père qui vient trancher dans cet imaginaire enfantin – les théories sexuelles infantiles – et établir une différence entre les sexes. Le fondement de cette différence n’a donc pas de support ou d’inscription dans le soma.

11 Toute la singularité de la phase de latence se préfigure dans cette observation : interrogé sur ses amis de classe, un garçon de classe primaire exprime immédiatement qu’ils sont sympas et… garçons – les filles étant considérées comme différentes, lointaines, incomprises, séparées de fait.

12 Ce n’est qu’à la puberté qu’apparaît « autre chose », provoqué par la maturation physiologique du corps, et correspondant à l’investissement d’une nouvelle zone érogène féminine jusqu’alors en sommeil. Cette nouveauté est présente chez les individus de sexe féminin, mais elle n’est pas sans écho à ce qui fait nouveauté chez le garçon – pour qui l’érection et l’éjaculation indiquent explicitement le dévoilement de la nouveauté pubertaire : la pénétration dans un organe érogène nouvellement présent. Elle est de nature physiologique (pulsionnelle).

13 Ce Féminin a pour singularité, contrairement à tout ce qui s’est passé dans l’enfance, de ne pas trouver d’équivalent ou d’inscription dans le symbolique. Il n’y a, de fait, pas de forme à ce qui apparaît dans cette nouveauté et ainsi pas matière à une symbolisation (cf. l’aphorisme de Lacan : il n’y a pas de signifiant pour le sexe de la femme [6]). Cette nouveauté ne peut donc que rester au niveau d’un réel (réel pubertaire), sans nouage avec un imaginaire et/ou un symbole.

14 Les conséquences de cette nouveauté de nature physiologique se déclinent sur deux plans, logiques cette fois : d’une part, à l’accès à une jouissance Autre (avec un grand A), car échappant à la normativation (au bornage) phallique, et donc à ce qui faisait référence dans l’infantile [7] – la jouissance phallique ; d’autre part, à la nécessité, pour le sujet, de lui donner une consistance afin de pouvoir pacifier l’effraction de ce réel pubertaire au sein du monde normé de l’infantile. Puisqu’il n’y a pas de mise à disposition d’un signifiant pouvant en recouvrir l’effet, force est de faire appel (à défaut du monde intérieur) à la réalité dans la quête d’une trouvaille, d’un objet venant potentiellement faire voile et recouvrement du réel pubertaire.

15 L’appétence à l’agir des adolescents (dont nous parlions dans l’introduction de ce texte) trouve son ressort ici.

16 Ces deux versants que nous venons de décrire – découverte de la jouissance Autre et nécessité de son recouvrement par un objet de la réalité – viennent qualifier pour nous les deux temps logiques du passage adolescent, de son amorce pubertaire (qui est de nature pulsionnelle) jusqu’à son achèvement dans le devenir adulte.

17 Les aléas de ces temps logiques sont, inéluctablement, sources de troubles psychopathologiques – qui viennent recouvrir toute la clinique adolescente. L’ensemble des décompensations psychotiques de l’adolescence témoigne de l’ébranlement de la structure suscité par cette rencontre que rien ne venait préfigurer dans l’infantile. Les produits addictifs pour les autres structures (perverses et névrotiques) : drogue, Internet, rien de l’anorexique, passages à l’acte du délinquant, produits de consommation… correspondent à des substituts de la trouvaille de l’autre de l’Autre sexe – seule solution socialement jouable, en écho avec la promesse œdipienne.

18 Mais, là encore, dans ce registre – rencontre de l’Autre sexe –, des écueils sont possibles : lorsque l’autre est du même sexe ; ou lorsqu’il est rabattu du côté de l’objet de consommation. La rencontre de l’altérité vraie, dans ce type de choix de l’autre de l’Autre sexe, échoue alors et ramène cet autre du côté de l’objet addictif, du produit toxicomaniaque auprès duquel tout engagement vrai est en impasse. Il s’agit d’une fausse trouvaille.

Cas clinique

19 Nous proposons de développer ces différents points à partir d’un matériel clinique. La source (inhabituelle) est celle d’un film, démonstrative des questions que nous avons rencontrées. Le passage adolescent, nous le répétons, se définit par ses deux pôles : celui, inaugural, de la puberté (passage de l’infantile au juvénile, temps premier du mouvement adolescent, appelé temps pubertaire, de nature pulsionnelle) ; puis celui de l’entrée dans l’âge adulte.

20 Il s’agit du cas clinique d’Ali, héros du dernier film de jacques Audiard intitulé De rouille et d’os – film présenté au festival de Cannes en mai 2012.

Le passage adolescent d’Ali

21 Ali, homme jeune (Matthias Schoenaerts), père de Sam, enfant âgé de 5 ans, part du Nord de la France pour rejoindre sa sœur habitant à Antibes, dans le Sud.

22 Très vite, on perçoit le caractère précaire de la situation d’Ali. Il connaît à peine son fils, dont l’on comprend qu’il a été jusqu’alors sous la garde de sa mère toxicomane, emprisonnée depuis peu pour avoir utilisé son fils dans un trafic de drogue. Ali est sans argent et amis. Tous deux voyagent comme ils le peuvent, dormant à l’extérieur et mangeant les restes des autres. Ali vole pour survivre.

23 Sa relation à son fils est minimaliste, rude et sans attention particulière à l’égard du jeune âge de son enfant. On se rendra compte que ce mode de relation est celui qu’il partage avec toute autre personne.

24 La demeure de sa sœur est spacieuse mais sans confort, ensoleillée et avec un air de pauvreté. On comprend que cette dernière travaille comme caissière dans une grande surface – d’où vient une partie de l’alimentation de la maison, rebus des biens de consommation ne pouvant plus être présentés en rayon (date de péremption dépassée). L’accueil est rustre : l’arrivée d’Ali et de son fils relève plus d’une nécessité de vie que d’une invitation de la part de sa sœur et son beau-frère.

25 Rapidement, trois traits majeurs ressortent de sa personnalité : il travaille comme videur dans une boîte de nuit, et la bagarre ne l’effraie pas ; il fréquente les femmes sur le mode de relations ponctuelles, avec relations sexuelles uniques et sauvages ; il a une relation avec son fils brutale, sans attention ou écoute.

26 Un soir, une bagarre se déclenche dans son lieu de travail. Il intervient pour séparer les protagonistes et protéger Stéphanie, une jeune femme ensanglantée et enivrée (Marion Cotillard). Il lui propose de conduire son véhicule pour la raccompagner chez elle. Il lui laissera son numéro de téléphone.

27 Stéphanie est dresseuse d’orques au Marineland. Un accident survient lors d’un spectacle. Elle se retrouve blessée, hospitalisée. Son réveil est brutal : elle réalise qu’elle est amputée des deux jambes au niveau des genoux.

28 Sortie de l’hôpital et de sa rééducation, elle se retrouve seule, suicidaire, réfugiée chez elle. Elle appelle Ali, qui vient tout de suite la voir. Il n’est pas particulièrement choqué par son handicap, et il l’entraîne à sortir de chez elle, et à se baigner… Elle revit au contact d’Ali, qui vient la voir régulièrement. Un jour, elle lui parle de sa solitude sexuelle. Il lui propose, en termes entiers, de vérifier que « ça » marche toujours. Elle, pudique et retenue, se retrouve avec Ali sans égard, mais d’un naturel désarmant. Ils se revoient régulièrement.

29 Pour fêter l’appareillage de ses deux moignons (elle marche de nouveau), ils vont en boîte de nuit. Il part avec une autre fille qu’il a rencontrée dans la soirée. Elle s’en émeut, et tente de lui faire remarquer le lendemain l’incohérence de sa conduite, en soulignant : « Tu as pu faire preuve de délicatesse… ». Il ne comprend pas.

30 Tandis que son fils lui est hostile (il l’a blessé une fois en le rudoyant), que Stéphanie lui fait part de son incompréhension, il déclenche, sans le vouloir, le renvoi de sa sœur de son lieu de travail (espionnée par les caméras qu’il a participé à poser). Cette dernière l’agresse à son retour. Ali, acculé, part, sans dire où il va, laissant son enfant, n’informant pas Stéphanie. Sa sœur et cette dernière sont consternées…

31 On retrouve quelques mois plus tard Ali dans un gymnase du Nord de la France où il s’entraîne activement pour des combats professionnels. Son beau-frère lui amène un jour Sam (on en déduit qu’il a renoué des liens avec sa sœur). Il s’inquiète auprès de lui du sort de Stéphanie.

32 Sam part avec son père, qui lui consacre sa journée. Tout se passe bien, avec de la tendresse entre tous les deux, quand, sur un lac gelé, Sam tombe dans l’eau glacée.

33 Ali, réalisant ce qui se passe, devient fou de douleur, et se précipite pour le rechercher. À travers la glace, où Sam a été emporté, il voit son fils inerte. Il tente de briser la glace. La glace se teinte du sang qui gicle de ses mains nues blessées.

34 Il arrive à le sortir néanmoins, alerte les secours. Après trois heures de coma, Sam revient à lui, sans séquelles. Stéphanie, alertée, appelle Ali. Elle lui demande des nouvelles de Sam, et lui précise qu’elle le rappellera pour prendre des nouvelles de ce dernier (elle ne veut pas l’importuner). Il est pris d’émotion, lui demande de ne pas raccrocher… L’image disparaît, et on l’entend lui souffler un « Je t’aime ».

35 On retrouve, quelque temps plus tard, Ali, accompagné de Stéphanie et Sam. Il vient de gagner un grand match de boxe, et il gagne bien sa vie. L’harmonie est là entre tous les trois. Sam regarde avec amour les mains de son père qui lui ont fait gagner ce match – et qui l’ont sauvé.

Analyses

36 Notre hypothèse est que ce film relate les deux temps logiques du passage adolescent pour Ali, jusqu’à son état de maturité. Il illustre les effets de la rencontre, pour un homme, de la jouissance Autre dans ses deux phases – qui nous paraissent recouper le principe du mouvement adolescent : la première, celle de sa révélation ; la deuxième, celle de son recouvrement.

37 La première, pour Ali, sera vécue à l’âge adulte (témoignant de la résistance qu’il éprouvait à cette nouveauté pubertaire). La deuxième aura pour corollaire son aptitude à pouvoir entrer en relation avec une femme en tant qu’homme, et à un fils en tant que père.

38 Ses premières relations aux femmes, telles que montrées dans le film, sont du registre d’objets de consommation plutôt qu’objet cause du désir (objet petit a dans l’algèbre lacanien). Elles sont des objets addictifs, à consommer en dehors de toute rencontre vraie au sens de ce qui suppose un engagement envers un autre.

39 Le film retrace le passage d’Ali de l’un à l’autre des deux statuts de la femme : de l’objet addictif (souvent compensé par un objet idéalisé [8]), à la rencontre de l’altérité vraie. À la fin du film, en effet, grâce à l’action aidante de Stéphanie, il peut accéder à cette rencontre – soulignée par un artifice filmographique particulièrement délicat en l’occurrence : alors que les scènes de rapport sexuel ne font pas l’objet de pudeur particulière (elles sont filmées telles quelles), celle où il peut dire, pour la première fois (et la seule fois dans le film) : « Je t’aime », est précédée par une disparition de l’image, qui s’éteint. Un voile pudique vient surligner cette parole, nouvelle pour lui, marquant le passage d’une fin d’adolescence non faite jusqu’alors à un statut d’homme adulte. La pudeur s’applique sur la parole – plutôt que sur les images (ébats sexuels). Elle s’efface devant un mouvement non filmable – passage –, soit l’intimité du recouvrement de la jouissance Autre.

40 Deux scènes viennent inscrire, à nos yeux, ce passage. Toutes deux se déroulent dans l’eau : celle avec les orques et l’accident dramatique qui en résulte ; et celle avec Sam, piégé par la glace. Dans ces deux scènes, la caméra est placée au fond de l’eau, nous montrant par en dessous, dans la première, Stéphanie noyée, sans connaissance, perdant son sang, et, dans la deuxième, Sam coincé sous la glace, inerte, pris par le froid. Deux scènes où la mort est présentifiée, deux scènes d’étouffement, deux scènes de retour à l’imaginaire intra-utérin.

41 La première nous paraît significative par le fait qu’elle vient sceller le sort de Stéphanie qui devient une femme amputée. Ce statut n’est pas sans importance pour Ali. Une femme se présentant comme « pas-toute » devant lui l’ouvre à un statut nouveau de la femme – condition probable à ce qu’il puisse nouer un lien différent avec elle. Doublement amputée, elle n’est plus la femme nantie de tous ses attributs (imaginaires et phalliques) qui renvoient Ali à une menace – mais une femme manquante, vulnérable et dépendante. C’est la condition nécessaire pour que cet homme noue autre chose dans la relation à une femme – que Stéphanie repère finement par ce qu’elle appelle sa « délicatesse ». Cette autre chose est l’effet de la rencontre de la jouissance Autre pour Ali – auprès de laquelle il se défendait jusqu’alors. Ce temps logique correspond au premier que nous décrivions précédemment dans l’acceptation du mouvement pubertaire [9].

42 La seconde est tout autant significative. Il s’agit de celle où son enfant, jusqu’alors maltraité et délaissé, devient sa chair, et où se réveille en Ali un instinct proprement paternel. Le fait qu’il lui faille briser la glace, à la force de ses poings nus, pour sauver son fils vient métaphoriser – outre la puissance dont il peut faire preuve – l’altérité qu’il lui reconnaît, et sa volonté de l’inscrire comme reconnu et assumé. La traversé qui s’est opérée concomitamment en lui est celle du miroir – qui ne lui renvoyait jusqu’alors de l’autre que lui-même (dans une capture narcissique, impasse à toute altérité vraie). Mais aussi, celle du fantasme (fin de l’analyse pour Lacan) – de son fantasme dont on peut déduire ainsi la thématique : fantasme d’un enfant mort, présent chez toute mère n’ayant pas désiré sa grossesse, et qui fixe son enfant dans son refus d’une inscription possible dans la chaîne signifiante [10], et à la vindicte d’un surmoi archaïque maternel [11] – obturant une évolution possible.

43 La rencontre de l’autre, en termes d’altérité, s’ouvre pour Ali. Le deuxième temps logique du passage adolescent y trouve son mouvement. Il peut accepter l’autre en tant qu’Autre sexe, c’est-à-dire en tant que venant recouvrir et pacifier la nouveauté pubertaire, et l’inscrire dans le monde adulte – ce qui, de fait, s’illustre dans le film par la venue de Stéphanie dans la vie d’Ali.

44 Ce double passage – la révélation de la jouissance Autre, puis son recouvrement – est nécessaire à l’accession d’Ali à un autre statut, un nouveau rapport au monde qui inclut une relation possible à une femme. Celui-ci est congruent au fait, pour lui, de pouvoir devenir père – c’est-à-dire de donner une place autre à son enfant, autre que celle d’un reflet de lui-même (narcissisme), inscrivant dans cette béance d’avec lui-même le possible du désir. L’accession à la Femme – et la sortie de l’usage chosifié de la femme –, et à son enfant en tant que père est concomitante. Elle est la résultante de la prise en compte d’une altérité en soi, initiée par la découverte de la jouissance Autre.

Actualité du thème

45 Il est peut-être intéressant de resituer le thème développé dans ce film dans le moment historique de notre société. Si l’on considère une production artistique comme significative de son époque, et exerçant un effet de loupe sur une question « au travail » dans notre société – au sens de ce qui fait histoire dans la Culture (dans son acceptation freudienne) – qu’en est-il ici ?

46 Le changement de statut du père dans notre civilisation a subi un mouvement évolutif que Durkheim décrivait comme la « contraction de l’espace familial ». D’une société où la communauté familiale était centrée par des biens communs (famille « communiste » dans l’acceptation durkheimienne, c’est-à-dire très élargie par rapport à nos critères actuels) l’évolution s’est faite vers la famille patriarcale (le père, personne centrale d’un ensemble de sujets en lien avec lui sur plusieurs générations), puis vers la famille conjugale – celle en place actuellement.

47 Cette restriction du champ de la famille n’est pas sans conséquence sur l’évolution du rapport entre l’homme et la femme. Si l’espace familial est celui du couple parental et de ses enfants – devant quitter un jour les parents –, les liens relationnels entre les deux parents deviennent centraux. Ce sont eux qui donnent consistance à leur famille et, conséquemment, s’il arrivait que leurs sentiments s’estompent, ou disparaissent, la famille n’aurait plus de raison d’être.

48 L’évolution des mœurs actuelles (marquée par des divorces de plus en plus nombreux) et du droit (facilitation des procédures de divorce sur un plan juridique) en est l’expression.

49 Mais si la relation homme-femme devient le centre vivant d’un couple, la définition des places de chacun et leur articulation prennent un caractère inédit. Et cela d’autant plus que nos sociétés n’offrent plus, comme auparavant, de repères extérieurs venant donner au couple des appuis normatifs à l’établissement d’un équilibre relationnel entre les hommes et les femmes – relégation de la religion (tout au moins dans notre société), dilution des liens intergénérationnels, revendications de mouvements militants de plus en plus puissants (homosexuels, féminisme…). La critique de la mondialisation, du monde libéral – et de la perte concomitante de ce qui assurait le fondement d’une société avec ses repères internes – en est probablement l’expression secondaire.

50 Une des conséquences de ce mouvement évolutif est l’exhortation faite à chacun de trouver par lui-même des repères qui viendraient définir ce qu’il en serait de la position d’un homme pour une femme, et d’une femme pour un homme. Cet appel au monde interne, comme ressource, n’est pas sans aléa. Car il revient à convoquer, de façon cruciale, ce qui a pu structurer chacun des protagonistes de ce couple – notamment en termes de positions sexuelles subjectives du côté femme ou du côté homme –, soit la façon qu’ont eu leurs propres parents de gérer ce rapport homme-femme dans les périodes infantile et pubertaire du sujet.

51 Ce mouvement évolutif de notre société – évolution de la famille vers le couple conjugal, pertes des repères extérieurs à ce qui venait donner sa place à chacun, appel, en conséquence, aux ressources internes propres – s’inscrit dans un mouvement qu’il nous faut repérer et inclure dans nos approches psychopathologiques des patients qui viennent nous voir. Il est à rapporter à l’évolution de la place du père – en tant qu’elle est remise en cause progressivement et inéluctablement depuis la naissance de notre civilisation : depuis la place du père tout-puissant (celle mythique de père de la horde primitive), à celle de ses représentants secondaires (telle la royauté), au père actuel, en quête d’identité.

52 Or, paradoxe singulier, le père est, comme on l’a vu, déterminant dans l’ajustement des uns et des autres à la différence des sexes dans la période œdipienne – et donc aux possibilités de ses enfants de venir occuper une place qui serait compatible à une vie de couple future, avec les nécessités de positionnement subjectif qu’elle requiert.

53 Ce film nous a intéressé par la réponse qu’il apporte à ce paradoxe que nous venons de décrire. Cet homme a pu faire un chemin de positionnement subjectif – à partir d’un point de départ incertain – qui lui a permis de rejoindre une place articulable à celle d’une femme en tant qu’homme, et celle d’un enfant en tant que père. Il lui a fallu passer par la découverte de la jouissance Autre, dont la condition de déclenchement n’était autre qu’une femme pas-toute (« coupée »), une femme dont le handicap excluait toute position subjective phallicisée pour lui.

54 Ce dernier point devient-il, ainsi, la condition nécessaire à offrir à un enfant l’ajustement de ses positions subjectives à même de lui permettre d’assumer ses rôles sociaux et personnels futurs ? Ainsi, l’évolution de la place du père vers ce qui pourrait dessiner son atténuation – en attendant sa disparition – s’avèrerait-elle, au bout du compte, contenir ce qui en assurerait son renforcement.

Notes

  • [1]
    S. Freud, « La féminité » (1933), dans Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard folio/essais, p. 158.
  • [2]
    J. Lacan, Le Séminaire, Livre V, Le désir et son interprétation (1958-1959), inédit.
  • [3]
    S. Freud, « Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique entre les sexe » (1925), dans La vie sexuelle, Paris, Puf, 1969, p. 127.
  • [4]
    S. Freud, « La disparition du complexe d’Œdipe », dans La vie sexuelle, op. cit., p. 121.
  • [5]
    Cf. l’intitulé de l’article « La disparition du complexe d’Œdipe ».
  • [6]
    J. Lacan, Le séminaire, Livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant (1970-1971), Paris, Le Seuil, 2008, p. 66, séance 4, 17 février 1971.
  • [7]
    D’où les assertions lacaniennes connues : la jouissance Autre, La (barré) femme, il n’y a pas de signifiant pour le sexe de la femme, et ce qui en découle : l’absence de rapport sexuel.
  • [8]
    Cf. S. Freud, « Contributions à la psychologie de la vie amoureuse » (1910), chapitre 1. Un type particulier de choix d’objet chez l’homme, et chapitre 2. Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse, dans La vie sexuelle, Paris, Puf, 1969.
  • [9]
    Il est remarquable d’observer la « rechute » d’Ali lorsqu’il va en boîte avec Stéphanie lors de sa première sortie appareillée (elle redevient une femme comme les autres). Il part alors avec une fille rencontrée au hasard de la soirée, devant Stéphanie inquiète.
  • [10]
    Cf. Lacan, Le Séminaire, Livre VI, Le désir et son interprétation (1958-1959).
  • [11]
    Une femme ayant un enfant non désiré peut s’en occuper sous le mode d’un enfant délaissé : déjà pendant la grossesse, comme une poule qui ne couverait plus son œuf (embryon isolé) ; et après, comme un enfant en place d’enfant mort. C’est celui-ci qu’il est allé chercher, à travers la réalité de la situation qu’il vivait, et à qui il a pu redonner vie – l’ouvrant alors à l’autre.
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