Notes
-
[*]
Vannina Micheli-Rechtman, psychanalyste, psychiatre responsable d’une consultation sur les addictions alimentaires et sur les Cyberaddictions, docteur en philosophie.
-
[**]
Margherita Balzerani, chercheur et spécialiste des jeux vidéo, Palais de Tokyo site de création contemporain de Paris. http:// margheritabalzerani. blogspot. com/
- [1]
-
[2]
Voir V. Micheli-Rechtman, « Art et psychanalyse : le Pas-tout et la représentation de la féminité dans les arts visuels contemporains », La clinique lacanienne n° 11, 2007, p. 77-84.
-
[3]
Indiana Jones, de son vrai nom Henry Walden Jones, Jr., est un personnage de fiction créé par George Lucas et Steven Spielberg. Fortement inspiré des héros des films d’aventure de l’âge d’or du cinéma américain, il est le héros de trois films sortis pendant les années 1980 : Les aventuriers de l’arche perdue (1981), Indiana Jones et le temple maudit (1984) et Indiana Jones et la dernière Croisade (1989).
-
[4]
Pour en savoir plus sur la vie de Lara Croft et sur le jeu Tomb Raider : http:// www. tro-online. com/
-
[5]
M. Balzerani, « … et le jeu vidéo créa la femme. Lara Croft, une héroïne postmoderne. », Edit-La-Revue, Revue critique sur l’image contemporaine, décembre 2007. http:// www. edit-revue. com/
- [6]
-
[7]
La technique du bullet time fut inventée par Michel Gondry dans une publicité pour Smirnoff en 1997. La première utilisation au cinéma fut sans doute dans l’adaptation de la série télévisée Perdus dans l’espace (Lost in Space) de Stephen Hopkins (1998). De nombreux éléments graphiques ont été repris de Ghost in the Shell de Mamoru Oshii.
-
[8]
Pour en savoir plus sur la dernière version de Tomb Raider : http:// www. tro-online. com
-
[9]
« Avatar » (terme dérivé du sanscrit avatara, c’est-à-dire incarnation, retour) qui désigne la représentation numérique de celui qui se déplace dans une ambiance tridimensionnel. Il s’agit de « l’alter ego » du joueur. Pour en savoir plus : M. Balzerani, « Avatar of the world. Quelques exemples de réappropriation et de détournement de l’univers des jeux vidéo dans l’art contemporain », Actes d’ichim 2005, Paris, bnf, septembre 2005.
-
[10]
Pour en savoir plus sur les jeux d’arcades des années 1980 : http:// www. 1980-games. com/
-
[11]
Pour en savoir plus sur les jeux édités par Nintendo : http:// www. nintendo-europe. com
-
[12]
Angela Di Paolo, « Arte e rimediazione dell’arte nella prassi videoludica. il rpg e mrropg come sintesi dell’estetica del videogioco », Università La Sapienza, Rome, 2006.
- [13]
-
[14]
Un shoot them up, aussi écrit shoot ‘em up, littéralement « Mitraillez-les ! ». Le genre est présent dans le monde vidéoludique depuis plusieurs décennies : le premier Shoot’em up connu est Space Invaders.
-
[15]
A. Di Paolo, op. cit.
-
[16]
M. Balzerani, « Déjouer le jeu. Réappropriation et détournement de l’univers des jeux vidéo dans la création contemporaine », L’évolution psychiatrique 71, Éditions Elsevier, 2006, p. 559-571.
-
[17]
Voir V. Micheli-Rechtman, « L’anorexique et sa confrontation aux images contemporaines du féminin », Enfances & psy, 2004, n° 26.
-
[18]
J. Lacan, séminaire Le Sinthome, leçon du 13 janvier 1976.
1Lara Croft est une héroïne post-moderne, l’héroïne d’un jeu vidéo dont le succès est planétaire, adapté au cinéma sous le même titre Tomb Raider, et qui a fêté en 2007 son 10e anniversaire avec la sortie de Tomb Raider : Anniversary [1].
2Cette héroïne – incarnée à l’écran par une actrice dont le patronyme nous fait entendre immédiatement dans la langue française qu’elle est « jolie » – représente, pour certains adolescents, la beauté du corps féminin contemporain. Nous pourrions alors définir un nouveau « syndrome », le syndrome de Lara Croft, qui traduirait ce désir pour les adolescents de s’identifier à ce corps virtuel, puisqu’il est issu du jeu vidéo, c’est-à-dire, un corps étrange, surdimensionné, « siliconé », où les ajouts de formes artificielles sur certaines de ses parties (les lèvres, les seins, etc.) rendent nouvelle la question du corps. Cela nous interroge également sur la manière dont se représente aujourd’hui le corps féminin dans les arts visuels [2].
3Mais au préalable, il faudrait s’entendre sur la définition des mots : qu’est ce que le virtuel ?
4Étymologiquement, cela vient du latin virtualis signifiant « qui n’est qu’en puissance », donc le virtuel ne s’oppose pas au réel mais à l’actuel.
5À l’origine, il y a le virtuel : par exemple, avant sa conception, un enfant existe « virtuellement », c’est-à-dire « en puissance » pour ses futurs parents ; c’est l’actualisation de cette virtualité qui est au cœur du processus de devenir parent.
6Si les univers virtuels séduisent tant, notamment les jeux vidéo, c’est parce que chacun pense y trouver ce qu’il recherche : les adeptes de sensations fortes, d’excitations intenses, s’immergent dans des aventures trépidantes. Les passionnés de stratégies manipulent des figurines de pixels qui représentent différents aspects d’eux-mêmes ou de l’autre, ils jouent avec tous les registres de la projection, par exemple dans les jeux de guerres, plus ou moins réalistes. Les personnalités en souffrance narcissique pensent remédier à la question de l’estime de soi, en jouant à être les meilleurs. Enfin, ceux qui ont des difficultés à rencontrer l’autre, le font à travers une autre identité : ils jouent pour se rencontrer, nouer des liens et éventuellement les prolonger dans la vie réelle.
7Voici la présentation des aventures de Lara Croft : « Explorer des terres inconnues, découvrir des trésors inestimables, lutter contre le mal… voilà le quotidien de la superbe Lara Croft. Jusqu’au jour où son passé la rattrape. Car avant de disparaître, son père archéologue lui a dévoilé l’existence du Triangle sacré. Recherché activement par les Illuminati, une société secrète œuvrant pour la destruction de l’humanité, ce Triangle sacré permet de contrôler le temps et dominer le monde. Pour stopper les Illuminati, Lara n’a que 48 heures. Sa mission va l’entraîner du Cambodge à la Sibérie où elle va devoir affronter la plus terrible des épreuves… mais le danger, pour Lara, fait partie du jeu… »
8Elle part donc poursuivre le rêve de son père. Une de ses caractéristiques serait d’être « superbe » et « invincible », très armée et très compétente dans ce domaine. Rien ni personne ne l’arrête. Son corps est sa meilleure arme : le silicone donne-t-il plus de force et de pouvoir ? C’est une question actuelle eu égard à la frénésie contemporaine des injections multiples de silicone sur le corps féminin, mais déjà également sur le corps masculin.
Lara Croft, première héroïne de pixel
« On ne naît pas femme : on le devient. »
9Lara Croft est la première héroïne de pixel dans l’histoire des jeux vidéo à présenter une personnalité complexe, riche et indépendante. Conçu en 1996 par le studio de création britannique Core Design, filiale de l’Eidos Interactive, le jeu vidéo Tomb Raider met en scène une jeune femme archéologue : aventurière, sportive et sexy, et représente l’un des premiers jeux vidéo à montrer une héroïne féminine. Fruit d’un remarquable travail graphique, c’est un traditionnel jeu d’aventure/action qui présente des mondes virtuels explorables à travers un avatar femme, Lara Croft, qui permet au joueur d’expérimenter une nouvelle personnalité ainsi qu’un nouveau rôle social.
10Cette Indiana Jones [3] au féminine, à la personnalité indépendante et libérée, est née de l’imaginaire d’un homme : le designer Toby Gard.
11Fille de Lord Henshingly Croft, riche aristocrate anglais disparu lorsqu’elle avait 18 ans, Lara Croft est née le 14 février 1968 à Timmonshire en Grande-Bretagne. Cette jolie brune aux yeux marrons, mesurant 1,80 m pour 65 kg, présente des mensurations édifiantes – 90, 60, 90 – qui échappent à tout avatar traditionnel et précédemment conçu.
12Lara Croft est le premier avatar doué d’une carte d’identité officielle, d’un background, d’un lieu et d’une date de naissance. Son prénom de départ devait être Laura Cruz mais les développeurs ayant jugé que le nom ne faisait pas assez anglais, il a été ensuite changé en Lara. Même si « Croft » signifie littéralement en anglais « petite ferme », Lara Croft a grandi dans le milieu aristocratique.
13Diplômée en langues au Lichfield Collège et fille unique de Lord Henshinhgly et de Lady Angeline Croft, à la fin de ses études, à l’âge de 21 ans, elle semble déjà promise à un destin tout tracé, jusqu’au jour fatidique où son avion s’écrase au fin fond des montagnes himalayennes. Destinée à vivre dans un monde aristocrate, mais seule survivante de l’accident, elle doit apprendre à ne compter que sur elle-même pour survivre dans un environnement hostile.
14Cette expérience dramatique va entièrement bouleverser le cours de sa vie, et changer complètement le caractère de Lara, qui abandonne aussitôt le monde de la noblesse pour choisir une vie solitaire à la saveur anachorétique, mais pleine d’aventures et d’imprévus. Lara découvre qu’elle est faite pour parcourir le monde en solitaire.
15Un jour, son père parti au Cambodge disparaît, et, à 18 ans, Lara hérite de la fortune des Croft ainsi que de la passion de son père pour les fouilles archéologiques. Lara se consacre complètement à l’archéologie, à la fascination du mystère, jusqu’à gagner une certaine notoriété grâce à ses nombreuses publications sur les comptes-rendus de ses voyages. Collaboratrice du British Muséum de Londres, elle publie des articles et des essais jusqu’à diriger la revue pour les apprentis écrivains : The Croft Adventure Journal [4].
Lara Croft et la matrice vidéoludique
16Le développement du jeu Tomb Raider débuta en 1995, année importante dans le monde de l’informatique et du jeu vidéo : la sortie de la Playstation par Sony, puis de Windows 95, ainsi que l’apparition des premières cartes 3d (destinées à améliorer la qualité visuelle des jeux pc) laissaient entrevoir des possibilités de jeu encore inédites. Depuis sa conception, Tomb Raider mêle action, aventure, et réflexion. Doté d’un véritable scénario et d’un personnage avec des sentiments propres, une histoire et un passé, le concept du jeu est très simple. Dans un univers en trois dimensions, aussi proche que possible du réel, une héroïne virtuelle, Lara Croft, suivie par quatre caméras – une derrière, une devant, une sur le coté et une autre en hauteur – se déplace selon les indications du joueur. Le résultat est impressionnant, car les différents jeux de caméra qui se multiplient donnent l’impression de manipuler un véritable film interactif.
17L’idée d’intégrer une héroïne féminine revient au dessinateur Toby Gard, car selon lui, Lara Croft, jeune, sexy, et agile, présentait une personnalité susceptible d’intéresser aussi bien le public féminin que masculin. Lara Croft n’est pas qu’un simple personnage de jeu vidéo, elle est douée d’un passé et de vrais sentiments, elle peut courir, nager, grimper et sauter de plate-forme en plate-forme, dans un environnement 3d et en temps réel.
18Du premier au cinquième épisode, le jeu a beaucoup évolué, mais le moteur est resté le même.
19L’ambiance de Tomb Raider, est proche du scénario et des décors d’Indiana Jones : l’Égypte, la Grèce, l’Atlantide sont les destinations privilégiées de l’héroïne. L’utilisation du plan-séquence, les décors réalistes, les cinématiques en font un jeu d’un univers captivant [5].
20Dix ans après la bande dessinée italienne Martin Mystère, le détective de l’impossible [6], Lara Croft entraîne le joueur dans une quête de contrées perdues, d’où proviennent d’anciennes légendes, qu’elle va essayer d’élucider grâce à sa grande connaissance des écritures anciennes. Du Tombeau de Seth au Temple d’Horus, en passant par Le Palais de Cléopâtre, l’aventure est riche d’actions et de mystères à résoudre.
21Un autre aspect qui augmente la participation et l’immersion du joueur est sans doute la dimension auditive et la musique. La musique d’introduction de Tomb Raider change à chaque épisode, mais le thème principal reste le même et il rappelle vaguement le leitmotiv de la colonne sonore du film Mission (Roland Joffé, 1986), composée par Ennio Morricone.
22Le succès de Lara Croft est dû principalement à deux facteurs interdépendants : tout d’abord, il s’agit du premier jeu vidéo qui voit un produit techniquement novateur et destiné à influencer une grande partie de la production vidéoludique qui lui succédera, et, ensuite, Eidos Interactive a créé un personnage doué d’un important background.
23Ce jeu a été positivement accueilli et encensé par la presse spécialisée : pour les graphismes, la totale liberté confiée au joueur, le monde tridimensionnel dans lequel les aventures se développent, la caméra virtuelle pour visualiser le jeu, un équilibre entre la partie exploratrice, la solution des crimes et l’action pure.
24La dernière version du jeu, Tomb Raider : Anniversary, sortie en juin 2007, s’inspire d’un point de vue esthétique du film Matrix et de son emploi intensif d’une technique de tournage : le bullet time [7], effet de « caméra mobile » (technique réalisée par une série d’appareils photo disposés en cercle) autour d’un sujet en mouvement ralenti [8].
Lara Croft, premier avatar [9] femme ?
25Lara Croft fut la première héroïne de jeux vidéo à apparaître dans les magazines de mode. C’est le premier avatar sorti de l’univers du jeu vidéo pour se réincarner au cinéma, dans la publicité et dans notre environnement visuel en général. Ce même phénomène s’est produit par la suite avec d’autres héroïnes, pour la plupart issues de jeux de combats comme Dead or Alive, qui a eu une adaptation cinématographique en juillet 2007. Lara Croft est considérée par le grand public comme le premier personnage principal non masculin dans un jeu vidéo.
26Mais Tomb Raider n’est pas le premier jeu vidéo mettant en scène une héroïne, un avatar femme.
Mrs. Pacman
27Pendant les années 1980, quinze ans avant la belle archéologue, dans le célèbre jeu d’arcade, Pacman, créé par le concepteur Toru Iwatani pour l’entreprise japonaise Namco, existait déjà une héroïne : Mrs. Pacman. Le héros de Pacman doit dévorer toutes les pastilles disséminées dans un labyrinthe et cette boulimie est freinée par quatre fantômes. Le jeu Mrs. Pacman, sorti deux ans plus tard, prend la relève de son homologue masculin. Son charme et son originalité tiennent au fait que Mrs. Pacman est justement une jeune fille. Il s’agit de la première demoiselle dans l’histoire du jeu vidéo, et elle est présentée comme « The new femme fatale of the game world [10] ». Sa naissance répond à la volonté de Namco d’attirer également la gente féminine dans les salles de jeux vidéo.
Metroid et Samus Aran
28Le premier épisode de Metroid est sorti en 1986, édité par Nintendo [11], dix ans avant Tomb Raider. Malgré sa faible notoriété, ce jeu vidéo présentait déjà plusieurs nouveautés et il marquait le début de la série des avatars femmes dans l’histoire du jeu vidéo.
29Metroid met en scène pour la première fois la belle Samus Aran, recevant l’ordre d’annihiler les Metroid et Mother Brain sur la Planète Zebes. Engagée par la Confédération intergalactique, Samus doit agir seule, et détruire ces parasites qui, entre les mains des pirates de l’espace, représentent une grande menace pour le monde.
30Par sa conception originale, le jeu a su charmer un certain nombre de joueurs, bien que son succès commercial soit nettement inférieur à ceux des superproductions comme Super Mario Bros ou The Legend of Zelda. Samus Aran est certainement l’un des personnages les plus énigmatiques créés par Nintendo. Metroid présente un personnage entièrement contrôlé et géré par le joueur, et l’on apprend seulement à la fin du premier opus que sous cette imposante armure guerrière se cache, en fait, une belle et mystérieuse blonde, et la réaction générale de tous les joueurs est : « Whoa ! Samus is a woman ! ».
31Le personnage principal de Metroid est une femme, mais elle n’est pas conçue sur « l’imaginaire masculin », comme Lara Croft, mais sur des stéréotypes féminins plus contemporains, c’est-à-dire une femme indépendante et sexuellement active.
32Samus Aran cache sa féminité sous une lourde cuirasse spatiale (power suit), qui la rend immédiatement reconnaissable pour l’imaginaire collectif, et qui laisse peu de place à l’imagination du joueur, quant à la représentation de son corps.
33Il faut noter que quelques années plus tard, le protagoniste masculin du jeu Halo pour xbox édité par Microsoft Game Studios (2002), et Halo 2 (2004), appelé Master Chief, sera habillé avec la même cuirasse que celle de Samus Aran : est-ce un hommage, un clin d’œil, ou bien plutôt du plagiat ?
34Samus Aran est la porte-parole d’un mouvement d’émancipation féminine numérique, et montre que les femmes sont capables d’accomplir des entreprises mémorables et hautement performantes physiquement. Car souvent dans les scénarii de jeux vidéo, la place de la femme reste relayée au second plan par rapport au rôle du héros principal, comme, par exemple, celui qui sauve la « princesse » dans Super Mario ou Zelda. Samus Aran représente donc le message d’une révolte féminine.
35La protagoniste de Metroid est la plus importante « Vidéo Girl Héro » de l’histoire culturelle des vingt dernières années [12].
Lara Croft : une héroïne contemporaine entre voyeurisme et performance physique
36Le phénomène le plus étonnant des années 1990 dans l’histoire du jeu vidéo est sans doute Lara Croft. Important pour son rayonnement social, et doué d’une notoriété médiatique comparable seulement au jeu Résident Evil, Tomb Raider appartient à l’histoire sociale des années 1990.
37En 1996, dix ans après Samus Aran, émerge un autre personnage numérique important dans l’histoire des jeux vidéo : Lara Croft, jeune archéologue dynamique et athlétique.
38L’apparition cinématographie de Lara Croft marque son arrivée dans le monde réel et c’est peut être cette recherche de liens entre le monde réel et la réalité qui ajoute au secret de son succès.
39Depuis sa création, les mannequins Lara Wessel, Lucy Clarkson, Nell Mac Andrews, Rhona Mitra et Vanessa Demouy ont étés engagées pendant plusieurs années par Eidos Interactive, pour interpréter Lara Croft, en chair et en os, dans les festivals de jeux vidéo et dans les apparitions publiques.
40Lara Croft a réussi à acquérir une notoriété importante, médiatisée, jusqu’à devenir un vrai phénomène de mode. Cette large médiatisation arriva même jusqu’au domaine musical puisque son visage illustrera le vidéoclip de la chanson titre du film, Élévation, composée par le groupe irlandais u2 [13].
41Lara Croft est la première héroïne à avoir cassé les barrières de la presse spécialisée et le jeu a été vendu en 8 000 exemplaires en 1996. Les sites internet qui lui sont dédiés se multiplient, une bande dessinée a été produite et deux films ont déjà été tournés.
42Mais l’une des raisons principales du succès de Tomb Raider est liée au choix novateur du protagoniste : une femme.
43Tomb Raider présente pour la première fois un jeu dans lequel le gameplay, c’est-à-dire la dimension exploratrice et les énigmes, est dominant par rapport à l’idée du héros guerrier et invincible, qui avait occupé trop longtemps la place unique de protagoniste dans des jeux comme Doom, édité par Id Software en 1993. En n’altérant pas la composante belliciste du personnage, Lara Croft débuta son premier Tomb Raider armée de deux menaçantes mitraillettes, pour satisfaire l’aspect Shoot’em up [14] du jeu, le personnage est agile, acrobate et sportive, des aspects importants pendant les nombreuses collisions à feu. Lara Croft accomplit les performances corporelles les plus disparates : dans l’eau, sur des rochers, avec des sauts les plus souvent acrobatiques.
44Tomb Raider choisit d’introduire un avatar femme comme protagoniste de l’action, sans aucun doute un clone en 3d de Metroid de Gunpei Yokoi.
45Le protagoniste principal du jeu, exactement comme dix ans avant avec Samus Aran, doit respecter trois composantes fondamentales : exploration, combats, et solution des énigmes. Elle possède donc les trois caractéristiques fondamentales pour avoir une cohérence à l’intérieur du scénario du jeu : agilité, agressivité et intelligence.
46L’idée de donner au personnage une carte d’identité et une biographie est directement reprise de Metroid.
47Les développeurs du jeu ont ajouté à la structure sémantique de Metroid une maîtrise de la dimension graphique digne d’un vrai maquillage cosmétique pixellisé en 3d jamais vu auparavant, résultat de l’imaginaire érotique et sexuel masculin.
48Lara Croft satisfait les désirs visuels des joueurs, avec son physique de « porno dive » et ses vêtements, créés pour mettre en évidence ses formes de Vivid Girl, et solliciter les fantasmes érotiques du joueur.
49La grande différence entre Samus Aran et Lara Croft est certainement dans la vision de la femme. Si, dans le premier cas, elle est prioritaire, dans le deuxième cas, elle est complètement subordonnée au regard du joueur, qui dispose de l’avatar comme s’il s’agissait dune poupée japonaise digne de l’esthétique de l’artiste Takashi Murakami.
50Lara Croft incarne pleinement les valeurs de la société occidentale et postmoderne : le culte du corps, la perfection physique et performative, la détermination, l’indépendance, la recherche des émotions intenses, le refus de la vie sédentaire [15].
51Il s’agit d’un personnage dans lequel l’esthétique est dominante et prépondérante sur l’éthique. Lara Croft appartient sans doute à la mythologie moderne des Super héros, au monde idéal de la perfection, et, comme Superman, elle est soumise à un seul et unique destin : vaincre.
52Lara Croft est inhumaine, quasi « aliène » au monde réel, elle expose un corps proche de celui d’un cyborg doué de prothèses siliconées sans doute plus proche d’une réalité ajoutée, et digne d’une performance de l’artiste française Orlan [16]. Lara Croft représente l’objet rêvé par tous les joueurs, et elle représente et influence en même temps la société qui l’a créée.
53Tomb Raider sera une référence pour beaucoup de jeux vidéo par la suite, comme le significatif Metal Gear Solid 3 : Snake eater, un jeu d’infiltration créé par Hideo Kojima, édité et développé par Konami, sorti sur PlayStation 2 et sorti en 2005.
54Dans ce jeu vidéo, la figure de la femme est absolument centrale, et malgré que le protagoniste masculin soit représenté sous l’apparence d’un homme, et avec une allure extrêmement machiste, seules les femmes connaissent et détiennent les secrets de l’art de la guerre et les valeurs les plus cachées des arts martiaux. Les femmes dirigent l’histoire et le scénario.
Corps réel/corps virtuel
55La mise en scène de ce personnage de Lara Croft nous permet de questionner l’évolution du corps dans notre modernité. Qu’est-ce qui produit le fait qu’aujourd’hui le corps réel cherche à ressembler au corps virtuel, notamment à celui des jeux vidéo, et qu’il se transforme au point de se rendre méconnaissable, devenant le paradigme contemporain de la beauté du corps post-moderne ?
56Il est clair que les nouvelles technologies de l’information et de la communication bouleversent les bases des repères traditionnels.
57Les enfants sont aujourd’hui « enfants des médias », et une étude du ministère de la culture sur la consommation culturelle des français, réalisée en 2005, montre qu’internet et les jeux vidéo sont devenus le premier loisir devant la télévision. Il est probable que cela va attirer un nombre croissant de personnes.
58Alors, quelles sont les conséquences de ces nouveaux usages sur les sujets, sur la construction de leurs repères, de leurs identités, de leur personnalité ou de leur psychisme, et peut-on saisir s’il existe des dysfonctionnements ? Car certains en font un usage habituel comme un outil de plus, tandis que d’autres s’y précipitent et ne peuvent plus en sortir.
59Le monde virtuel introduit des transformations dans la perception que chacun a de soi-même et des autres. Le virtuel construit un simulacre du réel à l’aide d’images et de sons de synthèse ; il s’offre comme une quasi-réalité qu’on peut arpenter et vivre comme le monde réel : il n’est ni vrai, ni faux, il est autre.
60Les adolescents sont en général les premiers utilisateurs et consommateurs de ces nouvelles technologies, car il apparaît que l’espace psychique de l’adolescence et celui du virtuel semblent bien se recouvrir. En effet, l’adolescent souhaite se rapprocher de l’autre sexe, mais, en même temps, il en a peur ; il souhaite s’éloigner de ses parents, mais cela l’inquiète ; son corps change, il cherche à investir ce nouveau corps mais, en même temps, il cherche à devenir un pur esprit pour se dégager des contraintes du corps – un point que l’on trouve, par exemple, également dans l’anorexie [17].
61La notion de corps est l’objet de nombreuses élaborations. Pour la psychanalyse, la notion d’organisme ne peut suffire à rendre compte de ce que l’on appelle un corps, puisque la réalité, au sens freudien du terme, n’est autre qu’une construction. Lacan nous montre aussi qu’il faut adjoindre l’image à l’organisme pour introduire la question du corps en psychanalyse. Le corps ne devient un fait que d’être dit, constitué par le regard de l’autre, et l’organisme ne trouve sa cohésion que si l’individualité organique prend corps, et ceci ne se produit que par le fait du signifiant qui introduit le « un ».
62Quand Lacan, en 1975 [18], souligne que les pulsions ne sont que l’écho dans le corps du fait qu’il y a un dire, le corps est alors considéré comme notre seule consistance. Alors, Lara Croft nous renvoie-t-elle au discours de l’hystérique ?
63L’une des spécificités de la structure hystérique est de nous donner à voir ce qui se passe au niveau du corps. Nous le savons depuis Charcot et Freud, elle nous permet, en effet, la mise en évidence de la coupure, puisque c’est le corps qui apparaît dans le trou du discours de l’hystérique. La question du corps est dévoilée dans le discours de l’hystérique par ce que Freud a défini comme conversion hystérique. Le discours de l’hystérique serait alors un discours manquant où surgit entre les mailles du discours un morceau de corps marqué dès le départ par le réseau de coupure.
64Nous retrouvons donc notre interrogation de départ sur le corps contemporain, modifié, « siliconé », lequel serait, de ce fait, prisonnier d’une nouvelle forme de maquillage – en tant que marque sur le corps permettant un découpage sur le corps – qui se donne à voir et implique l’existence d’un œil désirant. Ce corps contemporain est donc réel et virtuel, il existe pour être vu, regardé. Ce passage à la vision est une médiation entre pulsion et discours, et nous interroge sur la place de l’image et du regard aujourd’hui.
Notes
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Vannina Micheli-Rechtman, psychanalyste, psychiatre responsable d’une consultation sur les addictions alimentaires et sur les Cyberaddictions, docteur en philosophie.
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Margherita Balzerani, chercheur et spécialiste des jeux vidéo, Palais de Tokyo site de création contemporain de Paris. http:// margheritabalzerani. blogspot. com/
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Voir V. Micheli-Rechtman, « Art et psychanalyse : le Pas-tout et la représentation de la féminité dans les arts visuels contemporains », La clinique lacanienne n° 11, 2007, p. 77-84.
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[3]
Indiana Jones, de son vrai nom Henry Walden Jones, Jr., est un personnage de fiction créé par George Lucas et Steven Spielberg. Fortement inspiré des héros des films d’aventure de l’âge d’or du cinéma américain, il est le héros de trois films sortis pendant les années 1980 : Les aventuriers de l’arche perdue (1981), Indiana Jones et le temple maudit (1984) et Indiana Jones et la dernière Croisade (1989).
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[4]
Pour en savoir plus sur la vie de Lara Croft et sur le jeu Tomb Raider : http:// www. tro-online. com/
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[5]
M. Balzerani, « … et le jeu vidéo créa la femme. Lara Croft, une héroïne postmoderne. », Edit-La-Revue, Revue critique sur l’image contemporaine, décembre 2007. http:// www. edit-revue. com/
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[7]
La technique du bullet time fut inventée par Michel Gondry dans une publicité pour Smirnoff en 1997. La première utilisation au cinéma fut sans doute dans l’adaptation de la série télévisée Perdus dans l’espace (Lost in Space) de Stephen Hopkins (1998). De nombreux éléments graphiques ont été repris de Ghost in the Shell de Mamoru Oshii.
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[8]
Pour en savoir plus sur la dernière version de Tomb Raider : http:// www. tro-online. com
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[9]
« Avatar » (terme dérivé du sanscrit avatara, c’est-à-dire incarnation, retour) qui désigne la représentation numérique de celui qui se déplace dans une ambiance tridimensionnel. Il s’agit de « l’alter ego » du joueur. Pour en savoir plus : M. Balzerani, « Avatar of the world. Quelques exemples de réappropriation et de détournement de l’univers des jeux vidéo dans l’art contemporain », Actes d’ichim 2005, Paris, bnf, septembre 2005.
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[10]
Pour en savoir plus sur les jeux d’arcades des années 1980 : http:// www. 1980-games. com/
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[11]
Pour en savoir plus sur les jeux édités par Nintendo : http:// www. nintendo-europe. com
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[12]
Angela Di Paolo, « Arte e rimediazione dell’arte nella prassi videoludica. il rpg e mrropg come sintesi dell’estetica del videogioco », Università La Sapienza, Rome, 2006.
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[14]
Un shoot them up, aussi écrit shoot ‘em up, littéralement « Mitraillez-les ! ». Le genre est présent dans le monde vidéoludique depuis plusieurs décennies : le premier Shoot’em up connu est Space Invaders.
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[15]
A. Di Paolo, op. cit.
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[16]
M. Balzerani, « Déjouer le jeu. Réappropriation et détournement de l’univers des jeux vidéo dans la création contemporaine », L’évolution psychiatrique 71, Éditions Elsevier, 2006, p. 559-571.
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[17]
Voir V. Micheli-Rechtman, « L’anorexique et sa confrontation aux images contemporaines du féminin », Enfances & psy, 2004, n° 26.
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[18]
J. Lacan, séminaire Le Sinthome, leçon du 13 janvier 1976.