C’était à la moitié du trajet de la vie ; Je me trouvais au fond d’un bois sans éclaircie, Comme le droit chemin était perdu pour moi.
C’était à la moitié du trajet de la vie ; Je me trouvais au fond d’un bois sans éclaircie, Comme le droit chemin était perdu pour moi.
La Divine Comédie, Dante, illustrée par Gustave Doré, 18901Comme les mots l’indiquent, le pas de côté est un pas qui se fait à côté, de côté. Il peut se faire dans l’ordre spatial, temporel, symbolique, dans la pensée, les sentiments ou encore le langage.
2Combien de pas n’effectuons-nous pas dans une journée, dans une vie ? Combien de pas de côté, laissons-nous de côté ?
3Le pas de côté est un pas qui s’écarte du tracé direct, une courbe qui remplace la ligne droite entre deux points, bref une bifurcation, une déviation. Choisi ou imposé, le pas de côté nous guette. Du pas au pas de côté, il n’y a qu’un pas. Imposé, le pas de côté me permet d’écarter un danger, d’enjamber un obstacle, de le contourner ; il est dès lors une nécessité pour retrouver le droit chemin. Les contes de notre enfance—le petit chaperon rouge entre autres— notre éducation, notre société nous enseignent, qu’il ne faut pas se détourner, sortir des sentiers battus, s’écarter du droit chemin : non les braves gens n’aiment pas que, l’on suive une autre route qu’eux.
4C’est pour cela que choisi, le pas de côté est alors un faux pas, il est en lui-même le danger, puisqu’il est cette fois l’écart, le détour volontairement commis pour effectuer une sortie de route, pour prendre la tangente, comme on dit, il est fuite, départ volontaire et assumé, affirmation d’une liberté et d’une prise de risques. Au sens moral, on retrouve cette ambiguïté : imposé à soi ou par des règles, le pas de côté est clairvoyance, lucidité, maîtrise de soi ; je vois le danger, je vois mes limites, je m’écarte, et je reviens dans le droit chemin. Voulu, désiré, il est orgueil, faute, il est : s’égarer, se fourvoyer, céder à la tentation, se perdre. Alors pas de côté, utile ou dangereux ? Liberté ou destinée ?
5Pour tenter d’attacher à ces mots un sens plus assuré entre ses connotations négatives et positives, j’aborderai quatre significations du pas de côté : son sens littéral, historique, symbolique et maçonnique. Le pas de côté pose au compagnon comme à l’homme profane la question de la liberté.
6Est-ce que le pas de côté me sauve ou m’anéantit ? Et surtout, étions-nous réellement à une croisée des chemins ?
Sens littéral
7Pas vient du latin passus : pas, enjambée — Il est un mouvement par lequel on porte un pied à une certaine distance de l’autre pour marcher. Il a pour synonyme : allure, étape, empreinte, passage étroit en montagne, seuil démarche, trace. Dans les mots croisés, il est en cinq lettres : l’écart.
8Pas de côté : slidestep, sens dans les sports de combat. C’est un placement du corps hors de l’axe d’attaque adverse par déplacement d’un ou deux appuis : il est un « décalage » ou un « débordement ».
9Le mot « pas » se retrouve dans de nombreuses expressions : faire le premier pas, un faux pas, franchir le pas. Si le pas semble être attaché au positif, renvoyant au mouvement, à la marche et à l’avancée : « un petit pas pour l’homme, un grand pas pour l’humanité », le pas de côté renvoie plutôt au négatif, c’est l’écart, la rupture, le déséquilibre, la faute.
Sens historique
10Historiquement, depuis l’Antiquité, les soldats marchent au pas. Végèce stratège romain, écrivait dans le De re militari : « une armée divisée et sans ordre s’expose toujours à de grands risques de la part de l’ennemi ».
11Dans l’armée, chaque unité a une manière de marcher au pas (entraînement, cérémonie, pas de l’oie), il est un mouvement qui permet la discipline et le collectif et des études prouveraient que le fait de marcher au pas amoindrirait la perception du risque. Ici, bien sûr tout pas de côté est banni. On retrouve également les pas rythmés dans la danse. La chorégraphie est l’art d’écrire des pas et des figures sur une musique donnée.
12En danse africaine, souvent pratiquée pieds nus, on trouve des pas glissés, des pas traînés, souvent en lien étroit vers la terre. La danse est toujours liberté, derrière la contrainte des pas, il y a toujours liberté totale du danseur. Contraint et réglé, le pas est source de rythme se tournant du côté de la discipline, ou de la création.
Sens poétique, littéraire, symbolique
L’égarement, l’errance
13La philosophie rationaliste tolère mal le pas de côté : on peut citer Descartes dans le Discours de la méthode pour qui le meilleur chemin est la ligne droite : « imitant en ceci les voyageurs, qui se trouvant égarés en quelque forêt, ne doivent pas errer en tournoyant, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, ni encore moins s’arrêter en une place, mais marcher toujours le plus droit qu’ils peuvent vers un même côté, et ne le changer point, car par ce moyen, s’ils ne vont justement où ils désirent, ils arriveront au moins à la fin quelque part, où vraisemblablement, ils seront mieux que dans le milieu d’une forêt ». Autrement dit perdus, ou condamnés à errer. Le pas de côté est égarement, errance.
14La meilleure représentation de cette errance par le pas de côté est peut-être le labyrinthe. Borges nous dit :«Insupportablement, je rêvais d’un labyrinthe net et exigu avec, au centre, une amphore que mes yeux voyaient, mais les détours étaient si compliqués et si déroutants que je savais que je mourrais avant de l’atteindre ». Avant de mourir, et sans entrer trop loin dans la symbolique très riche du labyrinthe, qui peut faire l’objet d’une planche, l’errance dans le labyrinthe est une recherche difficile et toujours la mise en échec d’un hypothétique chemin, un dépassement de soi dans les méandres pour trouver sa voie, une réflexion sur la liberté.
15Que ce soit pour le traverser, l’épreuve est alors unique (le dernier voyage de l’homme vers la mort, ou le passage vers l’au-delà), ou que ce soit pour atteindre son centre et pouvoir en ressortir, celui qui a réussi devient un initié. Il s’agit bien, en tout cas, de se perdre pour se trouver et le pas de côté n’en reste pas moins un pas, qui dans sa déviance porte la notion de possible, d’ouverture de plan, un autre regard, une échappée, un décentrement.
16Depardon, photographe des espaces, le dit bien dans Errances : « L’errance n’est ni le voyage ni la promenade, mais cette expérience du monde qui renvoie à une question essentielle : qu’est-ce que je fais là ? Pourquoi ici plutôt qu’ailleurs ? Comment vivre le plus longtemps possible dans le présent, c’est-à-dire être heureux ? Comment se regarder, s’accepter ? Qu’est-ce que je suis, qu’est-ce que je vaux, quel est mon regard ? » Oui, se détourner, c’est prendre le risque de se perdre, mais c’est aussi prendre le risque de se trouver, c’est prendre le risque de se heurter aux obstacles, aux autres, mais aussi à soi-même. Prendre le risque d’un nouveau regard pour une ancienne vision.
La vertu du déséquilibre : la beauté du détour, de la courbe
17L’homme se déplace dans « le jardin aux sentiers qui bifurquent », toujours Borges, romancier du détour s’il en est. En effet, l’apprentissage, la vie, le corps humain même, n’est pas une ligne droite.
La marche humaine ne tire-t-elle pas sa dynamique d’un continuel déséquilibre ? N’y aurait-il pas un risque d’une société supprimant toute forme de pas de côté, d’écart ou de détour ? N’est-ce pas l’équilibre qui est mortel ?
Michel Serres nous invite à ne pas avoir peur de nous perdre dans le Gaucher boiteux et loue les vertus de la sérendipité, c’est-à-dire : « ce cheminement sans plan (…), cette chasse quasi au hasard qui fait que l’on rencontre ce que l’on ne quête pas ».
19D’ailleurs, il demande : « connaissez-vous une seule invention qui ne soit pas de côté ?»
20Effectivement, l’on peut nommer nombreuses découvertes qui sont nées d’un détour, même si elles ne sont toutes pas révolutionnaires : la pomme de Newton, la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb, l’invention de la tarte des sœurs Tatin, celles du bubble-gum, de la pénicilline, des céréales du petit déjeuner, du Cellophane, du Velcro, de la bouillie bordelaise, et même de la photographie avec Daguerre. L’homme pense en empruntant des chemins de traverse, en pratiquant le pas de côté : « Je pense, donc je bifurque », dit Michel Serres. Une pensée boiteuse, gauche, déséquilibrée, bancale est bien plus riche qu’une pensée droite, rectiligne, raidie par les systèmes et les concepts. On retrouve dans la musique avec Erik Truffaz ce chemin de traverse : « L’idée que du chaos naît peu à peu une structure est très importante dans notre musique. On commence bien souvent par improviser dans le plus grand désordre et c’est de là que surgissent les formes ». Une musique qui naît du chaos et du mouvement permanent pour devenir celle de Truffaz, chaos et mouvement comme moyens de ne jamais se figer. Ce ne sont pas les artistes de tous poils qui le contrediront, la rupture est source de beauté. Alors, oui faisons l’éloge de la rupture, de la diagonale, de l’oblique, du détour, de la bifurcation, de la déviation, du pas de côté ! Refusons la rectitude, la ligne droite! Il est plaisant, il me plaît de penser avec Benjamin Pelletier (philosophe et diplômé de l’école de guerre économique) que « la force des vrais détours n’est pas d’éloigner, mais d’atteindre au but avec plus d’exactitude ».
Sens maçonnique
21En franc-maçonnerie, le pas de côté est le pas du compagnon, il se fait ainsi : les trois premiers pas à l’ordre du grade d’apprenti, suivi par un pas de côté. Puis, on se remet dans l’axe au grade de compagnon. Il y a en tout cinq pas (5 : chiffre du compagnon). Ce pas symbolise la liberté intimée au compagnon de voyager, d’aller voir ailleurs si vous y êtes, bref, un coup de pied aux fesses nous demandant de quitter l’axe et de dévier de la rectitude pourtant si nécessaire et louée quand nous étions apprentis.
22Comme l’Éternel dit à Abram : « Va-t’en de ton pays, de ta patrie, et de la maison de ton père, dans le pays que je te montrerai », on nous demande de foutre le camp…
23Que quittons-nous en marquant ce pas de côté ?
24Une forme d’enfance peut-être, en effet la période d’apprenti est marquée par le silence, l’observation, l’enthousiasme non dénué d’une certaine naïveté, la croyance, l’apprentissage. Le compagnon serait alors l’adolescent et tel un chien fou au départ qui va faire l’expérience de la certitude, de l’ennui, de l’orgueil, de la rébellion, d’une certaine forme de mépris même, à l’égard de ses initiateurs, de sa loge mère, l’expérience du « maintenant j’ai le droit de… » :
J’ai le droit de parler, j’ai le droit de voter, de m’en aller…mais…on n’est pas sérieux quand on a 17 ans…
26Le pas de côté est une invitation au voyage, puisque le compagnon a pour obligation de voyager au moins trois fois, comme le tour de France du compagnon opératif, il s’agit d’aller voir ailleurs, il paraît qu’il y est la vie… « Un voyage de 1000 lieues a commencé par un pas », dit un proverbe chinois. Et dès ce premier pas, je vois autre chose. Comme apprentissage de la diversité, le pas de côté nous fait passer de l’un de la loge mère au multiple. Parmi les paysages les plus mouvants, le voyage engage toujours une avancée, un mouvement de découverte, de dévoilement. Il n’est pas de voyage qui ne conduise à une certaine forme de connaissance de soi et de son environnement. Il est passage d’un monde à un autre.
27Dans l’Odyssée d’Homère, le voyage permet à Ulysse de connaître le monde et de le modifier, il quitte un monde plein, parfait, lieu de son exploit. Il part, il voyage, mais comme l’a montré Jean-Pierre Vernant, L’Odyssée raconte à la fois Ulysse et son retour, toujours guidé par le fait qu’il n’oublie pas de revenir.
Marcheurs sur le labyrinthe de Chartres © Daderot, Wikimedia
Marcheurs sur le labyrinthe de Chartres © Daderot, Wikimedia
28Au cours de son long périple, à chaque moment, l’oubli, l’effacement du souvenir de la patrie et du désir d’y faire retour, est ce qui représente le danger. Après sept années de tête-à-tête amoureux avec Calypso, Ulysse est face à un choix : l’immortalité ou la mémoire de ce qu’il a été, car s’il devient immortel, il meurt. Car avec lui, disparaît le retour et le texte, l’Odyssée qui raconte ce qui s’est passé. Ulysse est bien l’homme du long retour.
29De même, le compagnon revient, il était même tenu de revenir. Oui, il y avait bien un cinquième pas. J’avais la liberté de m’écarter de l’axe de l’apprenti, mais j’étais tenu de revenir dans l’axe. Dans mon pas de côté, je n’ai toujours marché que dans des pas toujours déjà tracés. Aurais-je été manipulée ?
30Ce serait oublier la confiance donnée et mes guides : l’étoile flamboyante et tous mes FF∴ et SS∴.
31Certes, le pas de côté aura été une rupture avec les siens, avec son espace et ses habitudes, un mouvement nécessaire, mais n’est-ce pas la définition de l’apprentissage ? C’est en tout cas la définition de Michel Serres : « apprendre c’est errer, prendre un nouveau chemin dont l’enfant ne connaît pas le but, accepter d’être séduit pour aller ailleurs, éviter le chemin facile, s’exposer à soi-même, respecter l’errance de chacun ». Apprendre la nécessité de se détourner de son nid, du cocon pour s’affranchir des pensées de son milieu originel.
32Il faut faire l’effort de s’engager sur des voies nouvelles et difficiles, d’emprunter des chemins détournés, pour savoir. Mais pour Serres ce parcours s’accomplit aussi en présence d’un guide. De cette expérience, je deviens tiers instruit : « tiers » (au sens de différent) et « instruit » (au sens d’informé).
- il faut accepter de devenir autre pour apprendre et grandir ;
- la pédagogie est triangulaire : elle met en présence : l’initié, l’initiateur, le savoir.
34« Partir, c’est se préparer à revenir différent, à découvrir et à admettre que votre monde n’est pas ce que vous pensiez ». Hervé Hamon
Conclusion
35Le pas a également pour synonyme : seuil, franchissement et oui, nous sommes toujours à des seuils, celui de l’inconnu, inconnu maçonnique du grade de maître, inconnu des pas qui restent à faire.
36« Les explorations de l’inconnu réclament une langue nouvelle » pour Rimbaud et en effet, je ne sais toujours ni lire ni écrire.
37Travailler sur le pas de côté interroge sur la nécessité douloureuse de faire des choix. Dans mon trajet, chaotique ou linéaire, qu’est-ce que je laisserai comme pas ?
38Quels pas de côté m’ont été imposés, quels sont ceux que j’ai effectués, ou pire quels sont ceux que je n’ai pas osé faire ? De quels pas de côtés, de chagrins, d’errances, d’erreurs, suis-je faite ? De quels bonheurs, de joies, de talents aussi ? Qu’ai-je fait de ma vie jusqu’à aujourd’hui ?
39Pour conclure, je terminerai par ces vers de Robert Frost :