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Article de revue

Soulages le réfractaire

Pages 135 à 167

Notes

  • [1]
    Entretien réalisé grâce à et avec Pierre Encrevé qui a participé à l’établissement du texte. Celui-ci a aussi été relu par l’artiste lui-même, qui nous aura montré, en acte, que, s’il « [se] méfie des mots », il ne les livre pas à la publication avant de les avoir passés au crible de son exigence, les pesant, les mesurant et les enchaînant en éditeur avisé, mais sans compter : l’accueil et l’ouverture à la conversation étaient infinis.
    Transcription : Christelle Auger, Anne Plouzennec et Lucile Troadec.
  • [2]
    Anagramme de Boronali, fameux peintre génois, auteur du Coucher de soleil sur l’Adriatique [Salon des indépendants, Paris, 1910]. L’auteur du canular, Roland Dorgelès, avait attaché un pinceau à la queue de Lolo, âne qui appartenait au propriétaire du Lapin agile, et obtenu, en la trempant dans des pots de peinture, le tableau abstrait qui devait en abuser plus d’un.
  • [3]
    [ndlr] Ce qui s’est produit quatre ans plus tard environ, c’est l’expérience inverse, où soudain Soulages perçut ce qu’il y avait d’abstrait dans un dessin de Rembrandt reproduit dans une revue scolaire : « C’est un lavis qui représente une femme à demi couchée en robe d’intérieur et un jour, j’avais laissé cette revue sur ma table, un cahier en avait recouvert une partie et cachait la tête de la femme ce qui fait que, brusquement, je me suis mis à aimer ce que je voyais beaucoup plus que le lavis tout entier. Il suffisait de cacher juste une petite partie de ce lavis et, brusquement, ce qui était les plis d’une robe n’était que des coups de brosse. Il y avait un rythme qui naissait, beaucoup plus apparent que lorsque ces coups de brosse étaient représentatifs d’un pli. Il y avait des clairs qui changeaient parce que la densité, le rythme des coups de brosse les modifiaient, et je trouvais cela très beau. » [Soulages P., « Entretien avec Pierre Encrevé », in Soulages, l’œuvre imprimé, Paris, bnf, 2003, p. 21-22.]
  • [4]
    [ndlr] Il s’agit de Peinture 117 x 165 cm, 18 Mars 2008, toile reproduite sur la couverture de ce numéro.
  • [5]
    Badiou A., « Pierre Soulages, un peintre affirmationniste ? », in Colloque Soulages, Centre Pompidou, 21-22 janvier 2010.

Conques : réinventer la clarté

1Pierre Soulages [montrant à ses invités des échantillons des verres] — Une exposition va s’ouvrir le 13 février à Montpellier, à propos des vitraux que j’ai faits à Conques. J’ai cherché pendant presque huit années, jusqu’à une surprise… Là, je ne savais pas ce que cela allait produire… [1]

2Jacques-Alain Miller — J’ai lu que vous aviez fait huit cents essais.

3Pierre Soulages — Parce que je cherchais quelque chose de précis, mais je ne savais pas exactement comment y parvenir, c’est pourquoi ça a été « la folie », cette foule d’essais ; je tenais à mettre en valeur la singularité de cette architecture du xiie siècle. On est surpris de voir le côté Nord très sombre, les fenêtres y sont plus basses, plus étroites que celles qui leur font face au Sud ! C’est une anomalie, alors que ce côté est déjà plus sombre, puisque, à quelques mètres, il y a un mur de soutènement. C’est tout à fait inexplicable à nos yeux actuels. Et lorsqu’on avance dans la nef on rencontre l’inverse : les baies du pignon Nord du transept ont une largeur double de celles qui leur font face au Sud. Par curiosité, j’ai demandé à mes amis médiévistes, Georges Duby et Jacques le Goff ce qu’ils en pensaient. Avec beaucoup de prudence et d’hésitations, ils m’ont dit que c’était probablement pour des raisons symboliques, le Nord côté de la mort, le Sud de la vie. Et le transept alors ? Duby m’a dit que c’était aussi là que se trouvait la tour-lanterne, la lumière qui vient d’en haut, là où la lumière s’équilibre, et c’est le lieu du sacrifice. Je n’ai pas voulu tenir compte de ces raisons, mais seulement de ce qui constitue l’identité de cet édifice. Je suis parti avec trois idées fortes : respecter la répartition de la lumière, mettre en évidence la verticalité de la nef opposée à la compacité du plan, troisièmement chercher une qualité de lumière respectant les couleurs des murs qui sont faits de pierres de trois couleurs différentes. Il y a un calcaire jaune, un grès tirant sur le rouge et un schiste bleuté. Il s’agissait de ne pas perturber ces couleurs.

4Pierre Encrevé — Les différences sont très frappantes, d’ailleurs.

5Pierre Soulages — J’ai pris ce bâtiment tel qu’il nous est parvenu, tel que nous l’aimons maintenant et je me suis dit : « Il ne faut pas que les fenêtres soient des trous. Il ne faut pas que l’on voie ce qui est derrière et il ne faut pas non plus qu’on le devine, ce qui serait encore plus ennuyeux. » C’est ce qui arrive avec le verre que l’on appelle « antique », qui est un verre soufflé, qui brouille un peu les formes, mais permet d’identifier des arbres, une maison, etc. Je voulais couper totalement avec l’extérieur ; concentrer le regard sur l’espace architectural. Quand on y entre, c’est une masse. Pour donner une idée précise, cela a cinquante-six mètres de longueur, seulement une fois et demie la largeur ; de plus, il y a des chapelles rayonnantes, et aussi deux chapelles bénédictines (dans l’alignement de la nef, sur les bras du transept). Ce qui rend l’ensemble encore plus compact.

6Pierre Encrevé — Et puis tu as une hauteur extraordinaire.

7Pierre Soulages — Les fenêtres, avec leurs ébrasements extrêmement profonds, les murs très épais en font un lieu protégé, défendu, mais, lorsqu’on avance, on découvre brusquement une nef étroite et la plus haute de l’art roman – un mètre de plus que la très grande église de pèlerinage Saint-Sernin de Toulouse – : et c’est alors la grâce. Voilà ce qui appartient à l’identité du lieu qu’il fallait servir. J’ai donc décidé : « Surtout, que les baies ne soient pas des trous dans les murs. Il faut que les vitraux continuent le mur, qu’ils soient – si j’y arrive – émetteurs de clarté ». « Émetteurs de clarté » ? Avec mon verre, la lumière entre par la face lisse extérieure, et avant d’en ressortir naturellement de l’autre côté, elle rencontre à l’intérieur même du verre, le granuleux, le dépoli de l’autre face. Ainsi, le verre devient émetteur de clarté. C’est l’effet que je recherchais.

8Nathalie Georges-Lambrichs — Vous l’avez inventé, ce verre !

9Pierre Soulages — Complètement. C’est là qu’est la folie. Je ne l’ai pas trouvé en France, ni en Italie, ni en Allemagne ; j’ai regardé les catalogues américains… Rien. Rien qui me paraissait correspondre. Alors j’ai décidé : « Tant pis. Je sais ce que je veux, je vais le faire. » Je ne savais pas où j’allais. Si je n’y étais pas arrivé, je… je me plantais.

10Pierre Encrevé — Dans la fabrication, là où tu es le plus intervenu, c’est dans la répartition des grains gros et petits, c’est pour cela qu’il y a une grande variation lumineuse.

Entre verre et pierre

11Pierre Soulages — Oui, entre autres points précis. En faisant les nombreux essais, en broyant le verre pour en faire des grains, je me suis aperçu qu’il se polluait. Vous savez qu’il y a du fer dans le verre, ce pourquoi il est verdâtre. Je ne voulais pas cela. Je voulais un verre absolument incolore, que l’on appelle « blanc » – ce mot de blanc m’agace, car on imagine cela comme pour les assiettes. Après tous ces essais, un jour, un verrier m’a dit : « Attention, avec ce que vous faites, vous allez dévitrifier, vous n’y êtes pas, mon ami. » Que voulait-il dire ? « Ce ne sera plus du verre, ce sera de la pierre. » C’est là que j’ai saisi ce que je voulais : faire coïncider ces deux états dans un même morceau de verre, l’état que l’on appelle semi-cristallisé – je ne dis pas « cristallisé », car sinon on penserait tout de suite à des cristaux, à des diamants, horreur ! –, et l’autre, « granuleux ». Je voulais de la pierre ; la pierre, ça coupe aussi le regard, n’est-ce pas ? Or le verre fond à 1400 °C. Je me suis aperçu qu’il devient gélatineux autour d’un peu moins de 1000 °C ; alors, si l’on a des grains, ils se collent les uns aux autres d’une manière définitive. J’avais trouvé : avec des petits grains d’un côté, il y aurait beaucoup d’interfaces opacifiantes ; avec des gros grains de l’autre côté, il y en aurait beaucoup moins. Dans le premier cas, la lumière passera difficilement, dans le second, elle passera plus facilement. Je ne voulais pas des surfaces uniformes, j’avais donc ma modulation et l’ensemble translucide sans transparence. Ensuite, j’ai fait déposer un des vitraux en place, ils avaient été réalisés dans les années quarante, un Moyen-âge modernisé.

12Pierre Encrevé — De l’art sulpicien…

13Pierre Soulages — J’ai donc fait poser un grand morceau de verre incolore à la place d’un de ces vitraux et là, stupéfaction : quand la lumière passe, elle est comme la lumière du jour – plutôt bleutée –, mais quand elle ne passe pas, il manque du bleu, et c’est un ton chaud qui se produit. Je rencontrai ainsi une variation partant du bleuté – la couleur de la lumière naturelle – et allant vers quelque chose de plus orangé, à savoir la complémentaire du bleu. Je me suis alors demandé : « Où est passé le bleu ? » Je suis sorti et, là encore, stupéfaction… ça a duré deux, trois minutes : on n’avait jamais vu cela, le bleu était dans le reflet, des vitraux visibles de l’extérieur. Partant d’une variation de ce verre incolore, je rencontrai le chromatisme.

14Pierre Encrevé — Parce que c’est la partie lisse qui produit le reflet ?

15Pierre Soulages — Oui. Là où la lumière passe moins, elle est freinée et un reflet se forme à l’extérieur, le reflet bleu de la lumière naturelle. Là où elle passe, de l’extérieur on voit le sombre de l’édifice, qui est à l’intérieur. Et là où elle ne passe pas, la partie lisse reflète la couleur de la lumière naturelle. Pendant deux minutes, je me suis dit : « Je suis dans l’erreur, c’est épouvantable, jamais cela n’a été fait. » Puis, la réflexion l’a emporté. « Qu’est-ce que je vois ? Ce n’est pas une couleur que j’ai introduite, que j’ai inventée, c’est la couleur de la lumière naturelle, la même que celle qu’il y a sur les pierres ; par conséquent, quelle que soit la lumière, ce sera toujours en harmonie, en accord, quand le soleil se couchera, quand il se lèvera, ou au milieu de la journée… »

Jamais je ne me perdrai, sauf…

16Jacques-Alain Miller — En harmonie ?

17Pierre Soulages — Cela appartiendra au même phénomène que celui que l’on a quand on regarde la couleur d’une pierre. Donc harmonie ou pas, cela marche ensemble. Je me suis dit que j’étais sur la bonne voie : cela n’avait jamais été fait, mais pourquoi pas ? J’ai donc conçu ces vitraux visibles des deux côtés…

18Jacques-Alain Miller — Il y a deux mots que vous avez employés et que je n’ai pas rencontrés dans vos écrits, ni dans vos interviews jusqu’à présent : celui d’harmonie…

19Pierre Soulages — Oh oui, harmonie, cela m’a échappé, mais ça ne correspond pas à ce que je voulais dire. Je voulais dire que cela allait ensemble, que c’était la même lumière qu’il y avait aussi sur les pierres, que c’était en accord… En peinture, il y a le ton sur ton, l’harmonie, ou l’accord – ce sont les complémentaires (rouge et vert par exemple).

20Jacques-Alain Miller — « Aller ensemble », cela existe pour vous, cela correspond mieux à votre idée que le mot d’harmonie qui est chargé de toute une histoire…

21Pierre Soulages — C’est pour cela que je dis que c’est un mot qui m’échappe, parce que, dans ce sens, avec harmonie on rentre dans des esthétiques qui ne sont pas les miennes.

22Jacques-Alain Miller — Ce qui correspond en revanche à votre conception, ou à votre sensibilité, c’est le « aller ensemble », aller avec le phénomène…

23Pierre Soulages — C’est ce que je voulais faire pour ce bâtiment tel qu’il nous est parvenu, je ne voulais pas lui apporter des choses personnelles qui puissent lui être étrangères.

24Jacques-Alain Miller — Vous le respectez ?

25Pierre Soulages — Oui, c’est bien la seule chose que je pouvais faire, puisqu’il a un pouvoir artistique et a eu une destination religieuse, ce qui n’est pas le cas de ma peinture, et plus que respecter, mettre en évidence, donner à voir. Pour donner à voir, il vaut mieux être dans la même ligne que s’y opposer – encore que, en s’opposant, on puisse aussi… mais je ne le souhaitais pas.

26Jacques-Alain Miller — Vous avez aussi parlé de « l’espace beau ». Or le mot de beauté est un mot qui est singulièrement absent, et de vos propos et de vos écrits, et de ceux de vos meilleurs exégètes, comme Pierre Encrevé.

27Pierre Encrevé — La beauté, c’est un mot que tu emploies quand même, quand tu cites ton poète favori, espagnol et mystique…

28Jacques Alain Miller — Jean de La Croix ?

29Pierre Soulages — Oui, pour le « jamais je ne me perdrai… » Ce que j’aime chez Jean de La Croix, c’est cette phrase…

30Jacques-Alain Miller — Que vous avez citée souvent et qui est reprise dans les écrits d’Encrevé : « Pour toute la beauté, jamais je ne me perdrai, sauf pour… »

31Pierre Soulages — « Jamais je ne me perdrai, sauf… » : c’est formidable ce sauf pour un mystique comme lui, « sauf pour un je-ne-sais-quoi qui s’atteint » – et non pas qui se rencontre – « d’aventure ». Oui, je me dis qu’il a tout compris de ce que je suis, de ce que je fais. Quand j’ai lu cela, je me suis dit : voilà comment cela marche chez moi aussi. Ce je-ne-sais-quoi que je n’appelle pas la beauté.

32Jacques-Alain Miller — En revanche, le mot récurrent qui rayonne dans ce que vous dites ou que l’on dit à votre propos, c’est celui de présence : présence, et aussi force, grandeur, intensité.

Le bison d’Altamira

33Pierre Soulages — Oui, présence et intensité sont les mots qui me sont proches, que j’ai vécus comme ça. Tout ce que je pense, tout ce que j’ai pu écrire ou dire dans les interviews que j’ai eues vient de mon expérience personnelle. Je n’avais pas appris l’histoire de l’art. À l’origine, tout ce que je connaissais était dans les pages illustrées du Petit Larousse de mon époque, ou dans ce qu’on nous racontait au lycée. Une seule chose m’avait impressionné : le bison d’Altamira. Quand on me racontait que l’art avait commencé avec l’art archaïque grec et que j’ai vu le bison d’Altamira – j’avais divisé 18 000 ans en cent quatre-vingt siècles – je me suis dit : « Vingt-six siècles et cent quatre-vingt ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire focalisée sur quatre ou cinq siècles ? Le Quattrocento ou, depuis vingt-six siècles, les archaïques grecs – la Bible, le bouddhisme – et maintenant on connaît des peintures d’il y a trois cent quarante siècles. » Ces moments d’origine m’ont paru importants et fondamentaux.

34Jacques-Alain Miller — Votre rapport avec cet enseignement scolaire, c’est l’idée que ces discours sont trompeurs, et vous vous êtes décalé par rapport à tout cela.

35Pierre Soulages — Savez-vous ce que j’ai fait à ce moment-là ? Je suis parti avec un archéologue local faire des fouilles de préhistoire. À cette occasion, mon nom est entré dans un musée, il y est toujours, avec une photo que je n’avais jamais vue et qui est reproduite dans le catalogue du Centre Pompidou, – grâce à une jeune femme qui l’a découverte dans les archives d’un archéologue –, où je suis devant un trou, un aven qu’on vient d’explorer dans un causse de l’Aveyron, avec un paysage qui ressemble à l’Australie [rires]…

36Jacques-Alain Miller — Cette méfiance à l’égard du langage et de ses tromperies…

37Pierre Soulages — C’est cette manière que l’on avait de nous focaliser sur quelque chose qui ne me paraissait pas essentiel. Penser au monde des origines me semblait plus important que de m’extasier sur le Quattrocento qui a commencé à rechercher l’illusion… Je me disais : « L’illusion, ce serait la réalité ? Ce serait mieux, beaucoup mieux, la recherche de l’illusion, celle de la profondeur et de la forme ? » Bien sûr, Giotto, Titien, Tintoret ont fait des choses magnifiques, mais ce n’est pas mon problème, mon désir est ailleurs.

38Jacques-Alain Miller — Le problème, c’est ?

39Pierre Soulages — C’est notre rapport au monde depuis que les hommes existent. Je trouve plus important de regarder tout ce qui s’est fait depuis Altamira. Pech-Merle était déjà accessible à ce moment-là. Puis j’ai vu arriver Lascaux, et Chauvet, maintenant – trois cent quarante siècles… Il faut s’habituer à compter en siècles quand on parle de ces choses-là, car cela remet tout à sa mesure.

40Jacques-Alain Miller — Vous avez été occupé, fasciné, par le préhistorique ?

41Pierre Soulages — Et par l’historique aussi. Ce qui m’intéresse, c’est ce que je ne connais pas. Quand je commence à travailler, je suis attentif à ce que je ne sais pas – si je fais ce que je sais, alors je répète – et aussi à la manière aléatoire dont les choses arrivent. Je me suis rendu compte très jeune de la frontière extrêmement floue qu’il y a entre le déterminé et l’aléatoire. C’est comme cela que je me suis mis à réfléchir à la peinture, en peignant.

L’instabilité lumineuse

42Jacques-Alain Miller — La place que vous donnez au non-savoir m’a frappé dans ce que j’ai lu de vous. Là, vous êtes tout à fait à l’opposé de la façon dont Aristote décrit le travail du producteur, celui qui fait, qui est supposé avoir la notion dans la tête et ensuite la réaliser. Vous dites comment votre art est un art sans projet.

43Pierre Soulages — Ah oui !

44Jacques-Alain Miller — Et ouvert à l’accident…

45Pierre Soulages — Oui. Une fois que l’on voit ce qu’on a fait, on s’aperçoit qu’il y a quand même quelque chose qui n’est pas complètement désorganisé, si bien qu’on pourrait dire qu’il y a eu un projet, mais après coup.

46Jacques-Alain Miller — C’est cela, c’est après coup. Et pour vous, l’œuvre est un organisme, une organisation ?

47Pierre Soulages — Oui. Une organisation. Comme ce que j’ai fait avec le reflet : c’est une organisation qui se fait et se défait, qui apparaît sans cesse organisée différemment. C’est ce que je trouve passionnant. J’aime fréquenter ces choses-là, car elles ouvrent continuellement sur des émotions, des pensées, des réactions différentes.

48Pascale Fari — Le reflet est un exemple de ce que vous évoquiez de la frontière floue entre le déterminé et l’aléatoire ?

49Pierre Soulages — Oui, parce que l’on peut croire, lorsque l’on voit une peinture, que tout cela est déterminé. Or je me suis aperçu de quelque chose de tout à fait autre, qui est accidentel. Pierre a raconté ce que j’appelle l’accident. Je me suis aperçu un jour que c’était la lumière qui venait, réfléchie par le tableau, vers moi. Alors je me suis dit : « Qu’est-ce qui se passe ? » L’espace du tableau n’est plus derrière, comme ils ont voulu le faire avec la perspective, s’il n’est pas sur la surface, comme le faisaient les Byzantins – que je préfère d’ailleurs à ceux qui ont suivi –, il est là, maintenant, devant la toile, puisque ce que je vois, c’est de la lumière qui vient du tableau vers moi. L’espace est devant, et moi je suis dedans, dans l’espace du tableau. C’est cela qui m’a intéressé et qui m’intéresse tellement que je continue dans cette voie. Quand j’ai rencontré cela – je n’ose pas dire cette voie, car quand je l’ai rencontrée, je ne savais pas que c’était une voie –, je ne savais pas si j’allais continuer dans ce sens. Puis je me suis aperçu que je continuais, et voilà trente ans que je continue, pour ce que j’y trouve encore. C’est une autre forme de peinture, je crois. On ne s’en est pas aperçu tout de suite.

50Jacques-Alain Miller — Vous dites que c’est une autre forme de peinture. C’est une pré-peinture ? Une post-peinture ?

51Pierre Soulages — Autre chose. C’est un autre regard, une autre manière de regarder, une autre manière de voir. Dans l’histoire de la peinture, et pour chaque artiste il en a été ainsi, quand les impressionnistes sont arrivés, on a dit : « C’est n’importe quoi ! » ou « C’est Aliboron [2] ! » ; puis, finalement, on s’est aperçu que, sans s’en rendre compte, on voyait les paysages comme ils les avaient vus. La peinture a toujours été inventée, depuis qu’elle existe.

52Pierre Encrevé — Il me semble, en voyant ton verre, que ce qu’il y a de commun entre Conques et l’outrenoir, c’est l’instabilité lumineuse…

53Pierre Soulages — Une variation continue. Quand je me suis aperçu, à Conques, que mes vitraux avaient une couleur et que la couleur de la lumière n’était pas la même, le matin, le midi et le soir, j’ai trouvé ça magnifique. Marquer l’écoulement du temps avec ce que l’on a créé, cela a une force, des pouvoirs que la stabilité complète n’aurait jamais eue.

54Jacques-Alain Miller — La force, c’est une valeur pour vous ?

55Pierre Soulages — La force, oui. Ce déclenchement d’une dynamique de l’imagination, de la sensibilité et de la pensée qui s’empare de nous.

La tache de goudron, et la neige

56Jacques-Alain Miller — Dans l’ouvrage que Pierre Encrevé vous a consacré, il rapporte un épisode où vous racontez votre fascination d’enfant pour une tache de goudron sur le mur. Vous aviez quel âge à ce moment-là ?

57Pierre Soulages — Je devais avoir douze ans. C’est plus tard qu’il y a eu cette aventure avec un dessin de Rembrandt [3], mais l’histoire de la tache est arrivée très tôt. J’aimais ce qu’elle était, je la regardais, très content. Une belle tache.

58Jacques-Alain Miller — Vous commencez par voir la tache de goudron, elle vous retient et ensuite vous hallucinez un coq, si je puis dire.

59Pierre Soulages — Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait d’ailleurs. J’ai vu l’image d’un coq, j’ai été déçu : un coq comme tous les coqs de basse-cour. Je pensais même qu’un mauvais plaisant s’était amusé à faire un coq. Or, quand j’ai descendu les escaliers, le coq avait disparu. Je suis remonté : le coq était là. Je me suis dit : « Ça ne va pas, j’ai mal regardé. » Je suis descendu à nouveau, j’ai pensé « non, c’est moi », et j’ai découvert quelque chose que je ne connaissais pas.

60Jacques-Alain Miller — Il y a un deuxième épisode aussi que vous contez assez souvent, qui est celui du paysage de neige.

61Pierre Soulages — Ce n’est pas moi qui le raconte, c’est la famille. On m’avait donné des couleurs et on ne comprenait pas pourquoi j’avais préféré tremper mon pinceau dans l’encrier. « Qu’est-ce que tu fais là mon petit Pierre ? » J’ai dit « De la neige » – et non pas « un paysage de neige », je ne savais pas ce qu’était un paysage.

62Nathalie Georges-Lambrichs — Il y avait du blanc ?

63Pierre Soulages — Il y avait de grands espaces de blanc. Quand vous mettez du noir sur le papier qui est gris, à côté, il devient plus clair, blanc. Vous mettez du noir sur une couleur sombre, elle est moins sombre. J’avais découvert ce phénomène-là, je l’ai employé sans savoir, et cela a fait rire la famille.

64Pierre Encrevé — J’ai demandé à Pierre de me conduire chez le seul témoin de cela resté en vie, sa cousine qui allait avoir cent ans, et elle m’a dit : « Oui, je me souviens bien, il faisait de la neige. »

65Pierre Soulages — Je lui ai dit : « Arrête de raconter cela, Marthe, je t’en prie. » Elle racontait l’histoire de la neige qu’ils avaient tellement racontée. Mais aussi une autre histoire, et je ne la connaissais pas. C’est lorsque mon père est mort. J’avais cinq ans. On m’a écarté de la maison, où était le corps de mon père, et je suis allé chez un oncle qui habitait la même ville.

Le père

66Jacques-Alain Miller — De quoi est mort votre père ?

67Pierre Soulages — D’un cancer du pancréas. Mon père fabriquait des voitures à chevaux, pas des charrettes, des voitures avec quatre ou deux roues. Il avait une petite entreprise artisanale, une forge, et des charrons. Lui-même était capable de forger ou de charronner. C’est tout ce que je sais. J’avais cinq ans quand il est mort, alors je ne sais pas grand-chose. On m’a donc écarté de la maison, et chez cet oncle, j’étais très bien, très heureux, bien soigné. Ma cousine devait avoir vingt et un, vingt-deux ans et elle s’occupait de moi. Le petit garçon que j’étais s’y trouvait beaucoup mieux qu’à la maison. Puis, au bout de quinze jours, ma mère est venue me chercher. Même enfant, ma mère m’a toujours parlé comme à une grande personne, elle m’expliquait, elle ne m’a jamais dit : « Tu fais ceci, tu fais cela… » Elle m’a dit : « Cela fait mainte -nant quinze jours que tu es chez ton oncle, il faut penser à rentrer à la maison. » Ma cousine raconte que je lui aurais répondu : « Comment maman, cela fait cinq ans que je vis avec toi, et tu ne peux pas accepter que je passe plus de quinze jours avec mon oncle ? » [Rires.] Cette cousine répétait : « Pierre n’était pas un enfant comme les autres. » Qu’est-ce que cela veut dire, qu’un enfant est comme un autre ? Aucun n’est semblable.

68Jacques-Alain Miller — Le souvenir que vous gardez de cet épisode, ce n’est pas la douleur d’avoir perdu votre père, c’est plutôt la satisfaction d’être resté avec votre oncle et de pouvoir y rester.

69Pierre Soulages — Oui.

70Pierre Encrevé — C’était une maison où il y avait de l’eau chaude, alors que chez tes parents on se lavait à l’eau froide.

71Pierre Soulages — C’est vrai, et j’avais des goûters formidables, de la confiture autant que j’en voulais… Tout ce que je pouvais aimer. Non, la mort de mon père, ça m’a affecté, mais…

72Jacques-Alain Miller — Cela n’a pas réveillé des émotions – vous employez le mot émotion concernant l’effet de votre peinture pour ce que vous recherchez – mais la mort de votre père, non.

73Pierre Soulages — Je me souviens que peu de temps avant sa mort, j’avais bricolé quelque chose qui me plaisait. [À Pierre Encrevé] Je t’avais raconté l’histoire du violon ? J’avais saisi qu’en tendant une corde et en la pinçant, cela faisait un son, j’en mettais plusieurs, et je m’amusais. On m’avait dit de montrer cela à papa, c’est ce que j’avais fait, au moment où il allait se coucher, il avait regardé d’un air dédaigneux. Tout le monde admirait cela, lui non.

74Jacques-Alain Miller — Vous gardez le souvenir du dédain de votre père.

75Pierre Encrevé — Sur ce point-là. Tu te rappelles au contraire son admiration quand tu t’étais sauvé…

76Pierre Soulages — Oui. Je me suis évadé deux fois de l’école. La première fois quand j’avais cinq ans et la seconde, quand j’en avais dix-huit. La première fois, c’était parce que j’étais puni : on m’avait agenouillé sur une règle pendant que mes camarades jouaient dans la cour, j’entendais leurs cris joyeux et moi, j’étais seul dans la classe. Je n’ai pas pu supporter cela ; j’ai pris ma pèlerine, mon béret basque et je suis parti. Je me suis échappé du pensionnat Saint-Joseph à Rodez, j’ai traversé la ville, je suis arrivé à la maison. J’ai dit en pleurnichant que la maîtresse m’avait battu – c’était vrai, je devais sûrement être insupportable –, puni et que j’étais parti. Ma mère a demandé : « Elle t’a laissé partir ? — Oui », ai-je répondu. Elle est allée chercher mon père, qui était ravi. Il m’a pris sur son genou très gentiment, et on m’a fait un goûter formidable, parce que c’était l’après-midi. J’étais content comme tout. Soudain, on frappe à la porte, quelqu’un dit : « Ce doit être la maîtresse. » Je tremblais. « Ne t’inquiète pas », dit mon père, et il m’a rassuré. J’entendais la maîtresse dire à ma mère : « Avez-vous vu le petit Pierre ? » Ma mère a répondu : « Mais mademoiselle, c’est à vous que je devrais poser cette question, c’est à vous que je l’avais confié, mais ne vous inquiétez pas, il est ici. » [Rires.]

77Jacques-Alain Miller — Vous avez développé, assez jeune, une grande puissance d’auto-affirmation. [Rires.]

78Pierre Soulages — La seconde fois, j’avais été présenté un peu malgré moi au concours de l’École nationale supérieure des Beaux-Arts, et j’avais été admis, mais j’ai refusé d’y entrer. Je ne voulais absolument pas y aller, ce n’était pas du tout mon idée. Mon idée était de gagner ma vie comme professeur de dessin pour pouvoir faire de la peinture, puisque j’ai toujours eu envie de faire de la peinture.

79Jacques-Alain Miller — Quand cette envie de faire de la peinture a-t-elle pris forme ?

80Pierre Soulages — La décision ? Je devais avoir douze, treize ans.

81Jacques-Alain Miller — À l’époque de la tache de goudron.

82Pierre Soulages — Un peu après. Lors d’une visite scolaire, j’ai été très emballé par l’espace architectural de Conques, la lumière, la manière dont tout cela s’organisait. C’était d’une beauté…

83Jacques-Alain Miller — Une beauté.

84Pierre Soulages — Oui, je ne vois pas d’autre mot commode. Cela produisait en moi une telle exaltation que je me suis dit : « Il y a une seule chose importante dans la vie, c’est l’art. J’aime faire de la peinture, je serai peintre. » Je me suis bien gardé d’en parler.

85Jacques-Alain Miller — Vous faisiez déjà de la peinture ?

86Pierre Soulages — Appeler de la peinture ce que je faisais, c’est beaucoup dire. J’aimais faire des choses sur du papier avec un pinceau, surtout les arbres l’hiver.

Tropismes

87Jacques-Alain Miller — C’est toujours le grand exemple que vous prenez, l’arbre.

88Pierre Soulages — Oui, sans feuilles.

89Nathalie Georges-Lambrichs — Vous dites : « C’est comme une écriture, les branches d’arbre. »

90Pierre Soulages — Oui. Pourquoi celui-là plutôt qu’un autre ? En analysant la chose, je m’étais aperçu que ce qui était bien dans ces formes, c’est qu’elles portaient en elles des choses plus complexes. Les arbres ont toujours – je ne savais pas que cela s’appelait ainsi – un tropisme vers la lumière. Les branches se dirigent là où il faut pour avoir de la lumière. Et puis, un chêne ne pousse pas comme un peuplier. Un peuplier, c’est droit. Un chêne est plus noueux et s’étale. Un peuplier monte. Tous les arbres ont leur essence, mais ils sont aussi très transformés par le lieu où ils se trouvent, par l’endroit où ils ont poussé. Les vents dominants, cela m’intéresse beaucoup : pourquoi tous les arbres sont, dans une région, penchés du même côté ? Dans les formes, on lisait le vent, on lisait cet élan, cette poussée vers la lumière, on lisait que cela n’était pas un peuplier, mais plutôt un chêne. Cela me plaisait beaucoup, c’était riche. J’aimais bien les arbres, mais sans leurs feuilles, car avec les feuilles, c’est autre chose. Je vous en parle comme je pourrais parler de peintures abstraites, graphiques.

91Jacques-Alain Miller — Au fond, dès le début, votre pratique est extrêmement ascétique. Vous vous privez de toutes les blandices, les flatteries qu’offrent à l’œil beaucoup de peintres…

92Pierre Soulages — Mais non, c’est d’une richesse formidable ; on ne s’en rend pas compte, mais pour moi, ce n’est pas une limitation du tout.

93Jacques-Alain Miller — Pour plus d’intensité, vous vous êtes dépouillé vous-même, comme l’arbre de ses feuilles, de beaucoup des tentations qu’on offre à l’œil.

94Pierre Soulages — Vous en parlez comme d’un rejet, mais pour moi, c’est le contraire : c’est l’élection de certaines choses, à tel point que les autres ne comptent plus.

95Jacques-Alain Miller — C’est ça. Tout à fait d’accord.

96Pierre Soulages — Quand on m’a dit que ma passion était exclusive, c’était clair.

97Pierre Encrevé — Tu dis parfois que, devant la peinture, tu vis plus intensément. C’est l’intensité de ta propre vie qui est en cause…

98Pierre Soulages — Quand j’aime peindre, c’est cela, oui ; j’ai l’impression d’être là, d’être vivant.

99Nathalie Georges-Lambrichs — Vivant, mais pas représenté. Au contraire, quand vous vous trouvez devant une image, quand vous voyez un coq dans une tache, vous êtes dérangé.

100Pierre Soulages — Cela m’a dérangé, car c’était un appauvrissement. C’était un coq, si l’on veut, mais regardez vraiment un coq, un poulet ou n’importe quoi : ce n’est pas fixe. Or c’était une image figée, plus que cela même, une espèce de schéma, qui ne me plaisait pas. La tache devenait quelque chose de pas vivant : un coq, comme on tue le coq. Ma tache, elle, était intéressante, il y avait tout : la coulure, la pesanteur, la viscosité, une grande surface calme…

101Nathalie Georges-Lambrichs — Devant vos tableaux, il y a la lumière, mais on est évidé, la représentation de soi est vaporisée…

102Pierre Soulages — Tout le monde ne regarde pas le tableau de la même façon. Pour chacun, le champ mental que cela atteint, les sens que cela développe, sont différents.

Sans mots et sans images

103Jacques-Alain Miller — Par rapport à l’intensité que vous trouvez dans la présence de l’œuvre, le langage vous paraît pauvre. Il y a donc pour vous un élément d’illusion, de tromperie et de pauvreté dans le langage, dans la signification, par rapport à la densité, à la profondeur…

104Pierre Soulages — Et à la multiplicité…

105Jacques-Alain Miller — La multiplicité et la vie d’une œuvre tacite. Au fond, vous placez votre œuvre hors langage.

106Pierre Soulages — On peut dire cela ; parce que, quand on en parle, on la limite, on l’appauvrit.

107Pierre Encrevé — Tu as clairement dit que ce que tu cherches, ce qui t’intéresse, c’est « ce qui est au-delà des mots ».

108Pascale Fari — Comme si les mots étaient toujours un enfermement, puisque vous insistez beaucoup sur l’enfermement.

109Pierre Soulages — Oui, une limitation. D’ailleurs, souvent on est obligé d’en mettre trois ou quatre à la fois… La vérité fuit comme de l’eau entre les doigts – qui sont les mots.

110Jacques-Alain Miller — Vous dites que vous ressentez notre époque comme bavarde, sourde et saturée d’images. Vous, vous faites une peinture sans image et, en tout cas, dans votre peinture, vous mettez le langage et l’image du même côté.

111Vous faites face, comme vos tableaux. Vous dites que vous voulez toujours que l’on voie vos tableaux de face, pas de côté…

En noir

112Pierre Soulages — Et pas en fuite, pas vus de côté, c’est la perspective qui crée dans ces cas-là une ligne de fuite. Alors des tableaux en fuite, cela me déplaît. Je préfère qu’ils ne fuient pas.

113Jacques-Alain Miller — J’ai appris que le peintre Franz Kline, qui vous avait croisé en 1957 à New York – j’ai appris cela en lisant l’ouvrage de P. Encrevé – s’était retourné vers ses amis en vous croisant et avait dit : « Il a de la chance, lui. Il ressemble à sa peinture. » Ne pas se dérober, faire face à tous ces bavards qui viennent vous faire parler… ; en cela, vous ressemblez à votre peinture.

114Pierre Soulages — Je réponds aux questions, sans crainte, avec maladresse.

115Jacques-Alain Miller — Vous vous habillez toujours en noir ?

116Pierre Soulages — Ah oui, cela agaçait ma mère, mais quand j’ai été libre – vers seize, dix-sept ans, j’ai pu choisir mes vêtements.

117Jacques-Alain Miller — Dès que vous avez choisi vos vêtements, vous vous êtes habillé en noir ? C’est proprement incroyable !

118Pierre Soulages — Dans les années cinquante, on disait que j’étais existentialiste, puisqu’ils s’habillaient en noir aussi. C’est passé, puis c’est devenu à la mode… Beaucoup de gens sont habillés en noir aujourd’hui. Je ne sais pas pourquoi d’ailleurs. Cela n’a pas du tout le même intérêt que dans la peinture, mais j’aime bien cette couleur, oui.

119Pierre Encrevé — De temps en temps, tu es en bleu, ou en blanc, l’été…

120Pierre Soulages — En bleu, en gris… J’ai même eu des costumes en tweed que tu ne m’as pas connus, faits par de grands tailleurs ! [Rires.]

L’espoir d’en vivre

121Jacques-Alain Miller — À quel moment vous vous êtes dit qu’avec votre lot, votre petit lot de rencontres, de préférences, d’émotions, d’enthousiasmes qui étaient les vôtres – je dis petit lot parce que c’est comme cela pour tout le monde – vous alliez faire une œuvre et vous affirmer avec cette œuvre ? Que vous alliez créer ?

122Pierre Soulages — J’ai commencé très tôt. C’est pour être peintre que j’ai commencé à vouloir être professeur de dessin, car je m’étais dit que dix-huit heures de cours par semaine, les vacances que l’on connaît, ce serait très bien. J’espérais vivre de ma peinture. Je n’en étais pas tellement sûr, et je n’avais surtout pas envie de faire de la peinture pour vivre, d’être obligé d’en passer par les singeries que l’on fait pour que les gens achètent. Cela, pas question. Alors j’avais trouvé professeur de dessin, c’était une sorte de ruse.

123Jacques-Alain Miller — Mais est-ce avec l’architecture que vous vous êtes dit : « Je serai peintre »… ?

124Pierre Soulages — À Conques, oui, c’est drôle, même si la lumière comptait aussi : la peinture m’intéressait déjà et j’ai préféré continuer dans la voie dans laquelle je me trouvais. Après-guerre, nous sommes arrivés à Courbevoie dans un deux pièces meublé. Je peignais là. On avait une chambre dans laquelle on faisait la cuisine. C’étaient des années difficiles : 1946, 1947. Puis, très vite, ma peinture a été remarquée, à cause de ses particularités d’ailleurs ; ce qui fait que, attirant l’attention, j’ai aussi eu un tout petit peu l’espoir d’en vivre.

125Jacques-Alain Miller — À ce moment-là, vous viviez comment ?

126Pierre Soulages — On a vendu tout ce qu’on pouvait vendre et on vivait pauvrement. C’était juste après la guerre. Je recevais des tickets de pain de la part de ma mère. À Rodez, ils ne manquaient pas de pain. Le père de ma femme nous envoyait trente litres de vin par mois, un petit fût qu’on ne buvait pas, on l’échangeait avec le boucher pour de la viande. À un moment, Picabia m’a trouvé des leçons de maths, ce qui l’amusait beaucoup ; c’était vraiment une escroquerie. J’ai donné des leçons de maths à l’école de la rue de la Douane à des garçons et des filles qui étaient plus forts que moi… C’était le hasard, nous vivions de ces petits machins ridicules. Quand j’ai commencé à être remarqué, j’ai vendu une toile. Je me suis dit : « Tu vas en vendre d’autres. » J’en ai vendu une deuxième… Alors, j’ai emprunté un peu d’argent pour avoir un atelier rue Schoelcher, dans une maison où Simone de Beauvoir est venue habiter peu après. Il faut dire aussi que ma femme a toujours cru en moi.

Colette

127Jacques-Alain Miller — Elle joue un grand rôle dans votre vie…

128Pierre Soulages — Oui. Vous savez, dans les moments de doute – « Qu’est ce que je vais devenir ? », « Comment va-t-on vivre ? », etc. – ma femme était là, elle me disait toujours : « Ne t’inquiète pas. Tu verras, tu arriveras à tout ce que tu veux… » Ma femme, je l’ai rencontrée à l’école des Beaux-Arts de Montpellier, où j’étais allé par accident aussi. Colette était aussi à l’école des Beaux-Arts. Je ne savais pas qui était cette personne qui arrivait là, en cours d’année, après une longue absence. Moi, je suis arrivé à Montpellier le 13 février 1941, le jour où Pétain et Franco s’y étaient donné rendez-vous. Cela a été un choc pour moi, je peux vous assurer, j’avais été prêt à m’engager dans les Brigades internationales, et si j’avais eu un an de plus, j’y allais.

129Pierre Encrevé — Tu arrives à Montpellier pour reprendre le professorat de dessin. Par rapport au moment où tu décides d’y aller, il faut préciser qu’il y a d’abord eu le problème de la guerre : tu es mobilisé, démobilisé, puis ce sont les chantiers de jeunesse jusqu’en janvier 1941.

130Pierre Soulages — J’arrive en février ; et en avril, je crois, une petite jeune fille, très frêle, très fragile, arrive. On me dit que cette fille a été absente parce qu’elle a eu la typhoïde ; elle n’a plus de cheveux… Elle a vu que je ne dessinais pas comme les autres. Je sais que mes dessins ne ressemblaient pas aux autres, c’est sûr. D’ailleurs, tous les camarades me l’avaient dit.

131Jacques-Alain Miller — Comment était-il, votre dessin ?

132Pierre Soulages — Celui que j’étais en train de faire quand elle m’a vu, c’était Le discophore de Naucydès, celui qui est debout, avec un disque à la main. Je fais une paren -thèse : l’école des Beaux-Arts de Montpellier, pour moi, cela a été encore un autre recul. Le directeur de l’école avait décidé de faire faire à un élève un exposé sur la sculpture que l’on dessinait, qui était un moulage de plâtre. Mais il y a deux discoboles : celui de Myron, qui est de l’époque archaïque, et celui de Naucydès, de l’époque classique. L’élève a fait un exposé, non pas sur Naucydès, mais sur Myron. Le directeur de l’époque écoutait attentivement l’exposé qui parlait des caractères archaïques de la sculpture… et il arrivait à les découvrir, il montrait ces caractères archaïques sur une sculpture classique [rires]. C’était stupéfiant. J’étais horrifié. C’était une manière d’abrutir. Pour apprendre à ne pas voir, c’est un bon truc en tout cas… Donc, elle arrive, elle regarde un peu… un bon dessin, fait de dos, car un plâtre blanc, ce n’est pas très amusant. Je préfère le voir en plus sombre : je me mets de dos, à contre-jour. C’était une grande surface grise, presque noire, unie, mais il y avait, à jour frisant, la main qui tenait le disque, et le profil perdu, que je dessinais tous deux avec la plus extrême précision. Deux détails, donc, et tout le reste, un grand gris, soigneusement dessiné quand même, avec un contour, qui allait d’un bout à l’autre. Évidemment, c’était très différent de ce que faisaient les camarades : placés de face, ils faisaient le dessin qu’on peut imaginer.

133Jacques-Alain Miller — Vous aviez intensifié deux détails…

134Pierre Soulages — J’avais choisi quelque chose qui m’intéressait. J’ai toujours fait cela : quand je faisais des dessins, je choisissais toujours quelque chose, et puis le reste, j’essayais de le voir simplement. La partie intéressante de ce que je voyais, vu de cet endroit-là, c’était la main et c’était le visage. Et puis, c’était surtout l’avantage de pouvoir faire un gris – un noir au fond – qui allait du haut en bas du papier.

135Pierre Encrevé — Il faut croire qu’il y a des gens auprès de toi qui avaient remarqué la différence puisque, cinquante ans plus tard, on a voulu mettre sur le marché ces dessins de l’École des Beaux-Arts, qui appartiennent évidemment à la ville de Montpellier, puisque c’est une école municipale. Quelqu’un avait été les rechercher et a voulu les vendre.

Réfractaire

136Pierre Soulages — J’avais donc refusé d’entrer à l’école des Beaux-Arts à Paris. La mobilisation, la défaite, la démobilisation, les chantiers de jeunesse, la fin des chantiers de jeunesse… enfin, je rentre chez moi. On me dit : « Maintenant que tu es libéré de tes obligations militaires, qu’est-ce que tu vas faire ? Tu vas faire médecine, tu avais de bonnes notes en physique-chimie, fais de la médecine. » Au moment où j’avais voulu être prof de dessin, ma sœur m’avait dit en se moquant : « Pourquoi pas être prof de gym ? Tu joues au rugby, tu es costaud, tu serais très bien pour la gymnastique. » Ma mère, qui avait beaucoup de bon sens, a dit : « Non, écoutez, il a fait son service militaire, maintenant, il est majeur. » J’avais trouvé un journal où l’on lisait que l’école des Beaux-Arts de Montpellier était habilitée à préparer au professorat de dessin. J’ai couru… C’est comme cela que je suis arrivé le 13 février, à Montpellier : Pétain y rencontrait Franco, etc. Si j’avais eu de l’argent, j’aurais quitté cette ville, car voir toute cette masse de gens qui criaient : « Vive Pétain ! » devant la préfecture, m’avait paru suffisant pour ne pas rester là. Le lendemain, je me suis consolé au musée Fabre et j’ai vu Zurbarán, Campana, une descente de croix absolument magnifique. J’ai vu Courbet, Delacroix. J’ai vu Le mariage mystique de sainte Catherine de Véronèse, un manteau, un brocart magnifique. Je me suis dit : « Voilà les choses importantes. Le reste passera. Quoi qu’il arrive, c’est cela qui compte. » À ce moment-là, j’ai aimé Montpellier. Alors là, à l’école des Beaux-Arts, une jeune personne arrive et s’installe à côté de moi. Et rien, pas un mot. Trois jours, quatre jours après, je la vois devant la porte en train de dire à deux ou trois imbéciles que Picasso, ce n’était pas de la peinture métèque, mais un grand dessinateur. Vous vous rendez compte de la mentalité de cette époque ! Je lui ai dit : « Ne faites pas de prosélytisme. Vous ne gagnerez jamais avec ces gens-là. Moi, je vais au musée Fabre. Venez. » Elle m’a répondu : « Oui. » Nous sommes partis au musée Fabre, où je lui ai montré tout ce que j’aimais. On ne s’est plus quittés. Un an après, on s’est mariés. Il fallait se marier : les familles…

137Pierre Encrevé — Quinze jours après, les Allemands envahissent la « zone libre », débarquent à Montpellier et tu te caches parce que tu as l’âge du s.t.o.

138Pierre Soulages — Pas question que j’aille travailler en Allemagne. Avec de faux papiers, je deviens viticulteur. Il n’y avait jamais eu de viticulteur dans ma famille !

139Nathalie Georges-Lambrichs — Il y a un mot qui vous est imposé d’une façon assez horrible, mais je trouve qu’il vous va bien, enfin je ne sais pas si vous serez d’accord : réfractaire.

140Pierre Soulages — Oui. On disait insoumis, mais c’était réfractaire. Et un jour, dans les vignes, où vraiment il n’y avait personne, une silhouette vient vers moi. Je savais que le voisin était le romancier Joseph Delteil, j’avais lu un de ses romans, Choléra, un roman que j’aime toujours. À l’époque de sa publication, il y avait dans les journaux beaucoup de publicités contre la calvitie. Drieu La Rochelle, vers 1930, avait écrit, dans des pages littéraires : « Chauves, lisez Joseph Delteil, vos cheveux repousseront. » [Rires.] Cet homme-là, je le vois au loin. Je pense : « Ça doit être lui. » Je lui dis qui je suis, mais je n’ai pas dit le mot « réfractaire » ; j’ai dit « insoumis ».

141Jacques-Alain Miller — Et il vous dit : « Le noir et le blanc, vous prenez la peinture par les cornes, c’est-à-dire par la magie »…

142Pierre Soulages — Voilà, vous savez tout… et puis après, Paris.

Une scansion majeure

143Jacques-Alain Miller — Comme épisodes de votre vie, j’avais retenu la tache de goudron, la neige, et puis la nuit de janvier 1979, qui est ponctuée dans le livre de P. Encrevé. Il en donne un premier récit que vous lui faites, et un second, recueilli par Pierre Daix. On a donc un moment qui décide des dernières trente années de votre production. C’est donc une scansion majeure.

144Pierre Soulages — C’est sûrement le plus singulier, ce que j’ai fait depuis ce jour-là.

145Jacques-Alain Miller — Vous pataugez, vous vous engluez, dites-vous, dans un travail ininterrompu, pendant quatre heures, avec le noir…

146Pierre Encrevé — Cela se passe ici même.

147Jacques-Alain Miller — Cela se passe dans cet atelier. [Lisant] « Je me suis senti épuisé, tout en me demandant quelle passion m’habitait pour me livrer si intensément à ce qui venait sur ma toile et me dérangeait […] Le lendemain, quand je l’ai montré à Colette, avec sa réaction, j’ai compris que c’était vraiment… »

148Pierre Soulages — Cela ne s’est pas passé ainsi. Qui dit cela ?

149Jacques-Alain Miller — Ah ! C’est Daix. Ce qui m’a frappé, c’est qu’il fallait montrer cela à Colette. Alors, si ce n’est pas cela, tant pis.

150Pierre Soulages — Non. Derrière, j’ai un lit où je peux dormir. Je dormais là.

151Pierre Encrevé — Tu peins beaucoup la nuit, il faut dire.

152Pierre Soulages — Le matin, je n’avais rien pour déjeuner. Je téléphone à Colette et je lui dis : « Envoie-moi quelqu’un. » Quelqu’un nous aidait à ce moment-là, on n’était plus à l’époque où on était sans un sou, mais c’est elle qui est venue m’apporter un petit-déjeuner. Elle me dit : « Qu’est-ce que tu as fait, hier ? Tu as travaillé ? — Oui. — Je peux voir ce que tu as fait ? » Comme toujours, elle me le demande, même à Sète. Je ne peux pas dire que je veux « montrer à Colette », ce n’est pas vrai. C’est Daix qui a traduit ainsi. Je lui dis : « Oui, tu peux aller voir. » Elle a été un peu longue à revenir. Elle est revenue et elle me dit : « Ce que je viens de voir, personne n’a jamais fait une chose pareille. Je n’ai jamais vu ça. C’est incroyable ce que tu fais en ce moment. » Voilà exactement ce qui s’est passé. Dans cet ordre-là. Elle m’a demandé si elle pouvait voir ; je lui ai répondu : « Oui. » Quelquefois, je lui dis : « Non » ; quelquefois, je n’ai pas envie de montrer ; cela m’est personnel, cela me regarde. À Sète, c’est pareil, pour que personne n’entre, – et cela plaît beaucoup – je mets un signe devant la porte…

153Nathalie Georges-Lambrichs — Avec des ficelles.

154Pierre Soulages — [Riant] Oui, un gros caillou avec une ficelle autour qui montre que ce n’est pas n’importe quel caillou. Il peut arriver aussi que, bien que Colette ait vu des toiles, qu’elle les ait trouvées bien, je les détruise, ou bien que j’en expose qu’elle n’aimait pas, et qu’elle apprécie ensuite…

155Pierre Encrevé — En septembre 2008, par exemple, nous avions tous aimé l’ensemble de toiles que tu avais faites dans l’été, je t’ai demandé de les apporter à Paris pour qu’on les montre au Centre Pompidou ; mais quand tu es rentré, en novembre, tu les avais brûlées…

156Pierre Soulages — [Riant] Oui, parce que j’avais accepté dans un moment de faiblesse… Début 1979, quand la toile était au mur, un jeune peintre est venu me voir, Lambilliote, je crois, et il a dit : « Ce que c’est chouette ! » Il est parti et il y en a un autre qui est venu, et puis un autre, et puis quelqu’un de Beaubourg, c’était Daniel Abadie. L’un des conservateurs de Beaubourg m’a proposé de faire une exposition rétrospective. J’ai refusé une rétrospective, mais, sur leur insistance, j’ai accepté une exposition avec seulement quelques exemples des dix années précédentes seulement.

157Jacques-Alain Miller — Vous diriez que vous avez changé de manière, comme Picasso en a changé à plusieurs reprises ?

158Pierre Encrevé — Depuis 1979, tu n’as pas cessé d’innover, mais on peut dire que tu es resté quand même dans…

159Jacques-Alain Miller — Dans l’exploration de l’outrenoir.

160Pierre SoulagesOutrenoir, c’est un mot que j’ai inventé pour une raison précise : parce que noir et lumière, ce sont des définitions optiques.

161Jacques-Alain Miller — Cela avait l’air d’une illusion optique. Et vous n’aimez pas les illusions.

162Pierre Soulages — Ce n’est pas optique, ce que je fais. Cela passe par les yeux comme tout le reste, mais cela correspond à quelque chose qui va beaucoup plus loin que l’optique. J’utilise une expression, que j’ai trouvée, je ne sais pas bien où ni comment, qui est champ mental.

163Pierre Encrevé — On trouve champ mental ailleurs mais, en tout cas, outrenoir, sans trait d’union, est un néologisme.

164Pierre SoulagesOutrenoir, pour désigner un autre pays.

165Jacques-Alain Miller — Vous creusez cet outrenoir depuis trente ans. Vous essayez de lui faire rendre quelque chose qui…

166Pierre Soulages — Oui, c’est toujours autre chose. Ce moyen m’est naturel, maintenant. Je ne cherche pas à changer de peinture.

167Jacques-Alain Miller — Comme le peuplier qui pousse d’une certaine façon et le chêne qui pousse d’une autre, c’est naturel.

La lumière : contraste et réflexion

168Pierre Soulages — Parfois, il m’arrive de revenir au noir et au blanc et d’utiliser la lumière comme contraste. Ma peinture repose sur la lumière, née, soit du contraste, soit de sa réflexion, mais pas sur n’importe quoi : venant de cette couleur qui est la plus grande absence de lumière, par définition, le noir.

169Pascale Fari — C’est cela. Vous dites que vous avez été le premier à utiliser le reflet, alors que jusque-là, dans la peinture, le reflet avait toujours été considéré comme un parasite.

170Pierre Soulages — Exactement. Ce n’est pas un parasite. Je le recherche. Quand il n’y a pas de reflet, cela ne va pas. Je m’arrange pour qu’il y en ait, j’ai besoin de tout ce qu’il porte en lui d’aventure. Ce qui importe c’est le reflet venant du noir souvent lié à son absence, le vrai noir. J’ai souvent dit que le noir est la couleur d’origine de la peinture. Chauvet, trois cent quarante siècles ; Lascaux, cent soixante, centre quatrevingt ; Pech-Merle… Les endroits les plus obscurs de la terre, le noir absolu des grottes, c’est là qu’ils ont peint, avec du noir, et pas avec du blanc, alors qu’il eût été beaucoup plus simple de ramasser n’importe lequel de ces bouts de craie qu’on trouve partout et de travailler avec. Mais non, ils broyaient péniblement, longuement, du noir, du charbon et ils le crachotaient… Ils travaillaient comme cela, ils le mettaient dans la bouche et ils le projetaient sur la paroi…

171Jacques-Alain Miller — Cette peinture, qui vise ou qui produit de la présence, est environnée d’absence : l’absence de couleur et l’absence de mot, l’absence de titre, l’absence de signification, l’absence de sens.

172Pierre Soulages — Le refus.

173Jacques-Alain Miller — Pour intensifier la présence, il faut annuler complètement, et l’univers des couleurs, et l’univers du discours.

174Pierre Soulages — L’univers de la communication.

175Jacques-Alain Miller — Ensuite, il y a le donner à voir, l’exposer, le montrer, permettre qu’on le voie ou refuser qu’on le voie.

Absens

176Pierre Soulages — Il y a une chose que je ne m’explique pas, que des gens pleurent devant cette peinture.

177Pierre Encrevé — J’ai aussi été témoin de ce que des gens pleurent dans tes expositions. Beaucoup de gens t’écrivent qu’ils ont pleuré. C’est une chose étrange, en effet.

178Pierre Soulages — Oui, pourquoi ? Parce qu’ils se retrouvent seuls en face d’eux-mêmes ?

179Jacques-Alain Miller — C’est un appareil à renvoyer chacun à sa solitude.

180Pierre Soulages — Ce n’est pas un miroir !

181Jacques-Alain Miller — Au contraire, le miroir vous donne la compagnie de vous-même, tandis que là, cela renvoie chacun à sa propre absence, peut-être, ou au poids de sa présence contingente dans le monde.

182Pierre Soulages — C’est qu’ils y trouvent quelque chose de troublant, certainement.

183Pierre Encrevé — J’ai vu des visiteurs se mettre à pleurer, surtout en arrivant dans la dernière salle au centre Pompidou, surtout quand il y a peu de monde. Je pense à cette jeune fille qui venait pleurer chaque vendredi plusieurs semaines durant… Et cet inconnu qui t’a écrit hier…

184Pierre Soulages — Il écrit : « Monsieur, Vous avez encore fait pleurer ma femme. Elle est allée voir deux fois votre exposition. À chaque fois, elle a pleuré ».

185Nathalie Georges-Lambrichs — À Marie-Hélène Encrevé, qui vous interviewait pour L’Âne au moment de Conques, vous parlez de l’étrange bonheur que vous donne la résolution de la contradiction entre intérieur et extérieur avec ces « vitraux à double face ».

186Pierre Soulages — Oui, c’était en 1994 et c’est toujours vrai. Mes idées et mes textes ont évolué, certains datent de 1948. Le premier, il fallait le faire : c’était en Allemagne, pour la première exposition d’art abstrait après le nazisme. À ce moment-là, j’ai écrit des choses qui marquaient bien que je n’étais pas un expressionniste. Cela n’a pas empêché qu’on me classe parmi les expressionnistes en Amérique. J’ai eu beau dire que ce n’était pas cela, rien n’y faisait. Mais ce que j’écrivais là, c’est ce que je pense toujours : « La peinture est une organisation sur laquelle viennent se faire et se défaire les sens qu’on lui prête. » Je l’écrirais aujourd’hui de la même manière.

187Pierre Encrevé — Mais ces sens qui se font et se défont sur une peinture, n’est-ce pas quand même plus vrai de la première partie de ta peinture que de la seconde ? Je ne suis pas sûr que la projection de sens soit très forte sur les outrenoirs. Sur les toiles d’avant, oui, les regardeurs font souvent des interprétations en termes d’image. Devant 14 mai 68, par exemple, on entendait beaucoup dire : « Ce sont les boucliers des crs… » Est-ce que cela reste vrai de l’outrenoir ?

188Pierre Soulages — Je ne sais pas…

189Pierre Encrevé — Devant les outrenoirs, on percevait surtout beaucoup de silence et d’émotion.

190Jacques-Alain Miller — Là, le canal à significations est obstrué. Les images vous projettent des choses, telles par exemple les images du test de Rorschach : la tache de goudron, où parfois le coq apparaît, pourrait en être une ébauche, le point de départ. Mais au fur et à mesure que vous avancez, que vous créez, on dirait que cela se bouche. On a maintenant une présence pleine et entière qui s’affirme. Déjà avant, cela ne renvoyait à rien, mais on pouvait jouer à ce que cela renvoie, tandis que là, on est renvoyé à son propre désastre, si je puis dire. On pourrait imaginer de trembler devant vos toiles. Mais pour vous, c’est quelque chose qui vit. Alors que ce soit quelque chose qui bouge, c’est sensible, là, sur la toile que nous avons devant nous. Elle bouge, mais…

191Pierre Soulages — Tout à l’heure, on la voyait mieux, parce qu’il y avait de la lumière… La meilleure manière d’éclairer la peinture, c’est la lumière naturelle.

Quelque chose qui vit

192Jacques-Alain Miller — Il me semble que c’est très particulier à vous, comme spectateur de votre peinture, de ressentir qu’elle vit. On pourrait la trouver minérale, trouver qu’il y a des effets de dynamique dus à la lumière, mais dire qu’il y a là de la vie, ce n’est pas le mot qui s’évoque immédiatement pour le commun des mortels. Or, pour vous, c’est quelque chose qui vit. Vous dites aussi d’un tableau qu’il « fonctionne ».

193[Installation d’une toile. Pierre Soulages installe un diffuseur de lumière avec son assistant, Dan Mc Enroe.]

194Pierre Soulages — Oui, c’est-à-dire qu’il n’est pas rien pour celui qui le regarde.

195Nathalie Georges-Lambrichs — Vous ne direz jamais ce qui fait que vous brûlez un tableau, d’un coup ? Vous ne pouvez pas le dire. Tout à coup, ce jugement qui tombe. Non ! Cela ne peut pas se dire, c’est un acte.

196Jacques-Alain Miller — Vous avez une notion du réussi et du raté que vous ne pouvez pas communiquer.

197Pierre Soulages — Non.

198Jacques-Alain Miller — Vous expliquez à quel moment vous vous arrêtez [lisant] : « quelque chose qui me paraît vivre d’une vie mystérieuse, difficile à cerner, mais qui est là et du moment où ce que j’obtiens est quelque chose qui vit, du moins à mes yeux, je m’arrête ».

199Pierre Encrevé — Sur la toile de gauche, tu as deux noirs, un noir mat et un noir brillant.

200Pierre Soulages — Un noir qui réfléchit et un noir qui absorbe : la lumière et son absence.

201Pierre Encrevé — Ces deux toiles sont quand même extraordinairement différentes. Sur l’une, tu as deux grands aplats, l’un qui est lumineux et l’autre qui ne l’est pas du tout. Sur l’autre [4], au contraire, on a une multiplicité, tout est fragmenté, la lumière elle-même est fragmentée.

202Pierre Soulages — Oui, mais si tu regardes comment cela se passe, celle-là vit d’une manière intéressante, parce qu’il y a des endroits où une lumière apparaît quand tu es devant elle ; ce que cela développe en toi est tout à fait autre que ce que cela pourrait développer dans un autre éclairage.

203Pierre Encrevé — Bien sûr. On a donc devant nous tes deux côtés, ton côté de chez Swann et ton côté de Méséglise…

204Pierre Soulages — Celle-là est plus affirmative que ne l’est l’autre.

205Pierre Encrevé — On pourrait dire que celle-là est légèrement plus statique, celle-ci est un peu plus dynamique.

206Pierre Soulages — Cela fonctionne, cela marche. Et cela s’inverse avec le point de vue ou le changement de lumière.

Implacable ?

207Jacques-Alain Miller — Comme j’ai vu que vous faisiez référence, à propos du musée Fabre, à votre rencontre avec la Descente de croix de Campana, j’ai voulu revoir l’image ; vous dites que les deux Zurbarán dont vous parlez – le docteur Lacan avait parlé de l’un d’eux, « Sainte Agathe » – sont placés de part et d’autre et qu’ils mettent en valeur, en définitive, le Campana.

208Pierre Soulages — En 1942, ils étaient accrochés de cette manière-là, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui.

209Jacques-Alain Miller — Vous dites – je vous cite à vous-même – que ce qui vous avait happé dans cette toile, c’est « la part implacable, irréversible, de l’événement présenté ». Cette toile m’évoque la toile que nous avons sous les yeux…

210Pierre Soulages — Campana renvoyait à une descente de croix. C’était un homme qu’on déclouait, alors que là, il n’y a rien de semblable.

211Jacques-Alain Miller — Vous dites que c’était cet élément-là, l’élément implacable et irréversible de l’événement.

212Pierre Soulages — Quand on regarde une peinture qui renvoie à quelque chose de précis comme une scène telle qu’une descente de croix…

213Jacques-Alain Miller — Il y a un ailleurs, on est donc déporté ailleurs, et l’on perd la présence pleine qui est là quand il n’y a pas de renvoi, si j’ai bien compris. Il y a cet élément, l’événement création, irréversible et implacable. Alors irréversible, c’est une affaire de temps ; implacable, c’est autre chose. Il y a quelque chose chez vous, il me semble, dans la mesure où vous ressemblez à votre peinture, que je trouve implacable.

214Nathalie Georges-Lambrichs — Qu’est-ce que cela veut dire pour vous ?

215Pierre Soulages — Sans pitié… Mais il y a un élément affectif là-dedans : qui ne peut s’apaiser, ni s’infléchir, irréfutable.

216Jacques-Alain Miller — Vous soustrayez à l’être humain toutes ses illusions, y compris ses illusions d’optique. Vous lui soustrayez tout le discours, tout ce qui permet à tout le monde de vivre… L’œuvre, vous l’avez faite dans la joie, ou dans la difficulté, mais dans la vie, dans le combat et dans l’effort. Après, ce que vous avez produit, en effet, laisse le spectateur absolument démuni. Votre audace, c’est de dire que votre peinture – vous dites cela en 1948 – est une « humanisation du monde ». Pourtant, on peut vous voir comme une sorte de « déshumanisateur »… Alors, il n’y a peut-être rien de plus humain que cela, c’est possible.

217Pierre Encrevé — Il y a tout de même quelque chose de pacifiant qui est donné à voir, qui est la lumière. La lumière est donnée, et la lumière redresse le regardeur, c’est vrai pour moi en tout cas.

218Jacques-Alain Miller — Mais il y a un élément qui est…

219Nathalie Georges-Lambrichs — Outre-humain.

220Pierre Soulages — Il n’empêche que tout le monde sait bien que c’est un homme qui a fait cela.

221Pierre Encrevé — La toile n’est pas un calme bloc chu d’un désastre obscur, c’est le travail d’un homme offert à d’autres hommes.

222Jacques-Alain Miller — On voit bien que ce n’est pas naturel, que c’est un faire, une œuvre, pas un artefact. Peut-être les gens pleurent-ils parce que vous leur volez toute leur humanité. Comme producteur, vous êtes pleinement l’artiste, et le spectateur est, lui, par votre opération, peut-être, dépouillé de tout.

223Pierre Soulages — Ce que vous dites là m’intéresse beaucoup parce que cela paraît être une explication possible de ce désarroi. Peut-être. La dame dont je parlais tout à l’heure m’écrit qu’elle n’ose pas me rencontrer.

224Pierre Encrevé — C’est une émotion extrêmement forte. Elle semble heureuse, elle, de pleurer. Cela peut être des larmes pascaliennes, des larmes de joie.

225Jacques-Alain Miller — Depuis la tache de goudron jusqu’à l’outrenoir, il y a chez vous un ne pas varier, ne pas lâcher. Vous avez fait ce que nous appelons de bonnes rencontres, Madame Soulages, Joseph Delteil, Picabia, mais on a le sentiment que l’on ne vous fera pas varier, que vous êtes habité, ou tendu. Vous n’allez pas offrir au monde des couleurs, des aliments à l’imaginaire, des images qui flattent l’œil, des anecdotes, des résurrections. Vous vous imposez comme ça, sans rien céder, sans rien lâcher. Le noir, ce n’est pas encore suffisant, il faut encore forcer le noir un peu plus loin, jusqu’à une sorte d’aspiration.

Une éthique de la peinture

226Jacques-Alain Miller — Ce qui m’a aussi beaucoup frappé, c’est que vous rejetez le mot d’esthétique. Vous parlez bien plus des correspondants éthiques implicites à l’esthétique. Lacan avait écrit un livre, un Séminaire, qui s’appelait L’éthique de la psychanalyse. Je trouve que votre peinture, c’est un peu l’éthique de la peinture. Si l’on vous prend comme référence, les autres, tous les autres peintres apparaissent avoir fait des concessions.

227Pierre Soulages — Non, ils ont seulement fait une autre peinture. Je crois que chacun d’eux a fait une peinture différente de son voisin.

228Jacques-Alain Miller — Ce n’est pas tout à fait exact, il y a des codes, vous dites « les impressionnistes ».

229Pierre Soulages — Justement : dans les impressionnistes, quel rapport y a-t-il entre Manet et Pissarro ?

230Pierre Encrevé — Il n’en reste pas moins que l’on ressent tous une singularité de ce que tu as fait. Pour revenir à la question de Jacques-Alain Miller sur la dimension éthique, il t’est arrivé de parler d’éthique à propos du travail des bâtisseurs de Conques, ou pour le mur Nord, tout à fait nu, de la cathédrale de Rodez. Il y avait pour toi des correspondances éthiques, dans le dénuement, dans le refus d’ornementation, que l’on peut retrouver dans ta peinture.

231Pierre Soulages — Bien sûr.

232Jacques-Alain Miller — Si l’on peut intéresser et captiver le monde avec des noirs, tout ce que les autres ajoutent apparaît inessentiel. Quoi que vous disiez, vous, Soulages Pierre, votre production constitue en elle-même une critique de l’ensemble de l’histoire de la peinture. Picasso est un jongleur, un faiseur, il vous en met plein la vue. Votre peinture, elle, n’en met pas plein la vue. Elle se prive pour intensifier l’élément de présence, elle se prive énormément de ce qui a été exploité dans l’histoire de la peinture.

Le propre du noir

233Pierre Soulages — Elle élude passionnément la couleur, et le noir – qui n’est pas une couleur quand on la regarde comme cela – est le réceptacle qui renvoie la lumière de toutes les couleurs. C’est le propre du noir. Du noir que j’emploie tel que je l’emploie. C’est le renvoi de toutes les couleurs de la lumière.

234Jacques-Alain Miller — Vous avez inventé un verre. Vous avez inventé un noir.

235Pierre Soulages — Ce n’est plus un noir.

236Jacques-Alain Miller — Vous avez inventé quelque chose qui part du noir.

237Pierre Soulages — Oui, quelque chose qui existait déjà, depuis toujours, car ce n’est pas moi qui l’ai inventé réellement. J’ai décidé de m’en servir, et il se trouve que je m’en suis servi. Mais c’est une chose qui existe ; peut-être ne le voyez-vous pas aussi bien que je l’ai vu, c’est tout. Rendez-vous compte de la phénoménale quantité de variations qu’il peut y avoir dans la lumière. La lumière réfléchie par le noir. Pourquoi d’ailleurs parle-t-on du noir ? Pourquoi ne parlerait-on pas des vitraux que j’ai faits à Conques ? Quand j’allais faire les vitraux à Conques, il y a des tas de gens qui ont écrit : « Quelle catastrophe ! Ils sont fous : choisir celui-là, il va faire des vitraux noirs. »

238Jacques-Alain Miller — Ce qui saisit tout le monde, c’est que vous misez tout sur l’exploration de l’outrenoir.

239Pierre Soulages — Il y a là une telle quantité de possibilités insoupçonnées, c’est extrêmement vaste…

240Jacques-Alain Miller — C’est une terra incognita ?

241Pierre Soulages — Mais vaste, aussi vaste que la lumière. Qu’y a-t-il de plus vaste que les différentes couleurs de la lumière ? Une couleur, qu’est-ce que cela veut dire, qu’est-ce que c’est ? C’est une longueur d’onde particulière de la lumière. Une longueur d’onde est définie, et elle peut l’être pour toutes les couleurs, de même que pour la lumière naturelle. Là, elles y sont toutes, puisque c’est la réflexion de la lumière elle-même.

242Jacques-Alain Miller [désignant une toile] — Ce n’est pas un peu sophiste de dire que là toutes les couleurs sont présentes ?

243Pierre Soulages — Si vous dites cela, c’est que vous avez le noir dans la tête, pas devant les yeux !

244Pierre Encrevé — La toile outrenoire peut accueillir toutes les couleurs. Devant la mer à Sète, elle est bleue, ou verte quand elle reflète le feuillage, ou dorée…

245Nathalie Georges-Lambrichs — C’est le dispositif qui crée cela.

246Pierre Soulages — Moi aussi, je le sais que je peins avec le même pot de noir, mais si ce n’était que cela !

247Pierre Encrevé — C’est pour cela que j’ai parlé de « peinture monopigmentaire à polyvalence chromatique ».

248Pierre Soulages — Si l’on s’intéresse à la couleur, tu as raison, mes toiles changent sans arrêt de couleur. Les vitraux de Conques qui sont totalement incolores changent de couleur tout le temps. C’est une chose que je n’avais pas prévue, d’ailleurs.

249Pierre Encrevé — Peut-être que c’est cela qui trouble chez Soulages, le fait qu’avec un seul pigment, c’est toute la lumière qui nous est offerte.

250Jacques-Alain Miller — D’accord. Avec le Un, le multiple nous est donné.

251Pascale Fari — Le Un étant supposé être l’absence de lumière, le noir. D’une certaine manière, vous créez la chose lumière au lieu de son absence même.

252Pierre Encrevé — Effectivement, le noir est celui qui absorbe le maximum de ces longueurs d’ondes dont Pierre parlait tout à l’heure.

253Pierre Soulages — Je m’intéresse à la lumière et surtout à cette chose troublante : la lumière qui vient de la couleur qui est, par définition et même en réalité, la plus grande absence de lumière de toutes les couleurs qui existent, le noir. Que toutes les couleurs puissent venir de là, que la lumière soit ainsi révélée, cela m’intéresse, mais ce n’est pas le but. Ce qui importe c’est comment cela s’organise, et comment cela change, et nous avec.

254Nathalie Georges-Lambrichs — C’est votre création. Jacques-Alain Miller — Cela vient après votre choix du noir, après coup.

Pas le deuil

255Pierre Soulages — Tout à fait. Mais c’est grâce à cela que j’ai continué.

256Pierre Encrevé — La première fois, c’est de l’après-coup, la deuxième fois, c’est déjà un peu de l’avant-coup. Je pense à cette nuit de janvier que tu as souvent racontée, ce combat avec l’ange…

257Jacques-Alain Miller — Il y a vraiment eu une coupure en janvier, en 1979 ? Comme il y a eu le deuil de votre père à cinq ans, où tout le monde était en noir ?

258Pierre Encrevé — Pour juger de la coupure, tu sais, il suffit de regarder la peinture avant et après janvier 1979.

259Pierre Soulages — Le deuil, cela n’a pas compté pour moi. Cela a compté pour les femmes qui étaient autour de moi, mais déjà, même à cette époque, le noir, ce n’était pas le deuil pour moi. C’est une couleur puissante le noir, très forte, on peut en faire l’expérience tout le temps. Même à l’époque, je me souviens que je disais : « Ceux qui s’habillent en noir, ce sont aussi bien les curés que les officiels ou les gens qui vont à la fête en smoking – le noir, couleur de fête. » La robe de bure, la robe noire d’une religieuse bénédictine, c’est l’austérité. À côté de cela, la robe noire de bal de l’impératrice Sissi, que j’ai vue, est une robe de fête. Le noir, c’est ce qu’on veut. D’ailleurs, à l’époque où je ne connaissais pas tout cela, déjà, ma mère me disait : « Tu t’habilles en noir, tu portes déjà mon deuil ? » Mais je répondais : « Tu n’y es pas, tu t’imagines que le noir c’est le deuil, mais c’est aussi l’anarchie, et ce qu’il y a de plus comique, c’est que c’est aussi bien la couleur du costume des officiels » – et je lui sortais tout ce que je viens de vous dire.

260Toutes les symboliques des couleurs sont des choses réversibles. Ainsi, pour moi, c’est l’inverse du deuil, le noir : c’est la vie. Je ne peux pas dire quand cela m’est venu, mais cela n’a jamais été associé aux symboliques élémentaires courantes dans notre société.

261Pierre Encrevé — Lorsque Pierre est enfant et qu’il se sert déjà du noir sur ses cahiers d’écolier, c’est pour donner de l’éclat au blanc. Le noir chez lui vient exalter le blanc. Comme aujourd’hui le noir et la lumière, depuis l’enfance jusqu’en 1979, le noir et le blanc sont inséparables pour lui.

262Pierre Soulages — C’était du contraste.

263Jacques-Alain Miller — Ou la force du contraste. Vous avez plus cherché la présence et la puissance que la beauté.

264Pierre Soulages — La présence, oui. La beauté, je ne sais pas ce que c’est. Le je ne sais quoi, oui, il y a quelque chose là en tout cas qui me remuait et qui continue à me remuer. J’aime quand il n’y a pas de chemin. No hay camino, hay que caminar. « C’est quand il n’y a plus de chemin que commence le chemin ».

L’Autre de Pierre Soulages

265Jacques-Alain Miller — Votre dialogue est avec la matière. Votre Autre, c’est la matière.

266Pierre Soulages — Matière qu’il faut appeler lumière, qu’il faut appeler…

267Jacques-Alain Miller — Matérialité ?

268Pierre Soulages — Matérialité, c’est quelque chose de très complexe, qui peut être la transparence, l’opacité, la matité, le brillant, qui peut être tout ce qui se passe sur l’état de surface. C’est un ensemble de choses, la matière vient de là, bien sûr. La vraie matière, c’est la lumière. Le noir, c’est le pot, et à partir de là, c’est la lumière. D’ailleurs, ce qui est intéressant, c’est de savoir comment on travaille. Quand je travaille le noir, je travaille sur un support qui est noir, un subjectile préparé en noir. C’est très curieux, aujourd’hui, tous les peintres travaillent sur des toiles blanches. Poussin travaillait sur des toiles ocre, Goya sur des toiles grises.

269Nathalie Georges-Lambrichs — Rembrandt aussi peignait sur des toiles sombres.

270Pierre Soulages — Rouges, ocre rouge, c’était fréquent, le gris, aussi. C’est ce qu’on appelle les dessous en peinture. Je m’amusais beaucoup avec cela, avec pas mal de jeunes artistes qui parlaient des mélanges, à l’époque de la peinture à l’huile – maintenant les choses ont changé, avec l’acrylique, il y a d’autres problèmes. Quand vous mélangez de l’huile avec de l’essence de térébenthine, vous sous-entendez une architecture. La grande différence entre la peinture vénitienne et la peinture hollandaise, c’est une question d’éclairage.

271La peinture hollandaise, si vous la mettez face à une fenêtre, vous ne voyez rien dedans. Vous voyez la fenêtre, ou vous-même, cela devient comme un miroir, mais par contre, si la peinture est placée de telle sorte que les rayons reçus soient réfléchis ailleurs que là où vous vous trouvez, alors c’est absolument magnifique. La peinture vénitienne est plus mate. Les dessous de la peinture hollandaise sont très colorés et travaillés, avec en surface des glacis, c’est-à-dire des couleurs transparentes, ce qui fait que la lumière traverse la couche des glacis, elle est réfléchie par la couche qui est derrière, renvoyée, transformée par le glacis. C’est une particularité de la peinture hollandaise.

272La peinture vénitienne, ce n’est pas cela du tout. Ils travaillent sur des gris, ils font des camaïeux et puis ils travaillent avec de la couleur par-dessus, pas sur des couleurs violentes. C’est leur couleur qui arrive après. C’est semi-mat, ce qu’ils font. C’est plus satiné si vous voulez, ce n’est pas brillant.

273Mais à Venise, il y a des palais où la lumière est de tous les côtés, alors qu’en Hollande, ce sont des fenêtres très directives. C’est une manière de montrer quels effets considérables peut engendrer une chose aussi apparemment simplette, à savoir la quantité de térébenthine que l’on met dans l’huile. Je rencontre cela sans arrêt. Surtout avec les peintures que je fais maintenant. Par exemple, Beaubourg est un désastre pour la lumière. Toutes les sources sont ponctuelles. Il n’y a aucun diffuseur.

274Pierre Encrevé — Parce qu’il n’y a pas de plafond, c’est pour cela que l’on a mis un plafond dans la salle noire.

275Pierre Soulages — Oui, mais un plafond noir, pour couper tout. La salle noire, c’est mon choix. La première fois, c’était un moment comique d’ailleurs : le musée de Münster en Allemagne, m’avait acheté un grand tableau. Ils me disent : « D’habitude, quand on achète un grand tableau, il s’agit de le montrer au public parce que c’est une dépense pour la ville. Il y a une salle réservée à cet égard, qui fait partie du circuit du musée. Dans cette salle, il n’y a rien, uniquement le tableau que l’on vient d’acheter. Tous les gens passent par là, le voient. On va l’accrocher là, comment voulez-vous qu’on l’accroche ? » J’ai dit : « Première chose, où sont les portes, de la salle ? — Elles sont le long d’un mur. — Donc pas sur ce mur-là : en face. — C’est ce que nous faisons d’habitude. Alors où voulez-vous qu’on l’accroche ? — Au milieu. Je voudrais quand même, étant donné ce que je fais, qu’on sente que c’est une chose. » J’ai toujours dit que la peinture était une chose. Alain Badiou l’a remarqué et il a fait tout un discours sur le rapport entre chose et objet [5]. Je leur dis qu’on va donc détacher la peinture du fond. « Mais comment cela ? — Eh bien, ou sur des câbles, ou sur des potences ! Le plus simple. — Le plus simple ce sera des câbles. De quelle couleur voulez-vous les murs ? — Peignez-les en noir. — Oui d’accord, mais les murs ? [Rires.] — Le plafond et le sol aussi, et les deux murs des côtés aussi. — Ah bon ! Les deux murs des côtés aussi ? — Oui, oui, noir. — Bon très bien, et comment l’éclaire-t-on ? — Vous ne l’éclairez pas. — On ne l’éclaire pas ! — Non, vous ne l’éclairez pas, mais je ne vous ai pas dit de peindre en noir le mur le long duquel on passe, celui-là, laissez-le clair. Laissez-le blanc et éclairez ce mur seulement. » C’était un essai, une tentative, mais je savais que cela devait marcher. C’était très bien, tellement bien que les gens qui passaient là disaient : « Bien sûr, ce n’est pas le noir, c’est la lumière. » Ils avaient compris que je ne travaillais pas avec le noir, que ce n’était pas du noir dont il était question. Ce dont il est question quand on voit ces peintures, c’est la lumière. Cela était évident. Trois mois après Tomas LLorens – un grand conservateur de musée espagnol, il a fondé l’ivam à Valencia, l’Institut valencien d’art moderne, il a aussi été le directeur de la fondation Thyssen à Madrid – me dit : « Voilà, on vous a donné le prix Julio Gonzales. » Je n’ai jamais concouru pour un prix, aucun, mais j’en ai eu, et j’ai toujours accepté. Mais il a ajouté : « Il y a un ennui, c’est qu’à chaque fois que l’on donne ce prix-là, il faut aussi qu’il y ait une exposition. Je sais que c’est difficile pour vous, parce que toutes vos toiles sont en promenade, ou appartiennent à d’autres. Mais j’ai vu dans votre catalogue raisonné qu’il y avait sept toiles que vous ne voulez pas séparer et que vous avez conservées. » En effet, je n’ai jamais voulu les vendre ; j’ai voulu garder ensemble ces sept toiles que j’ai faites d’une manière qui est tellement inhabituelle chez moi. C’est inhabituel, car la deuxième se déduit de la troisième, la troisième de la deuxième, etc. Cela s’est arrêté à sept.

276Jacques-Alain Miller — Une série au sens propre.

277Pierre Soulages — C’est un ensemble. « Vous me prêtez cela, me dit-il. J’ai une idée, si vous trouvez cela ridicule, dites-le moi. J’avais l’intention de les montrer dans une salle de l’ivam, mais dans une salle absolument noire, le plafond noir aussi. » Il m’a entendu sourire au téléphone : « Vous trouvez cela ridicule. — Pas du tout, je l’ai déjà fait. — Comment ? Vous l’avez déjà fait ! » Je lui ai raconté l’expérience de Munster. Il l’ignorait, il avait eu la même idée. Alors Pacquement passe à l’ivam, voit cette exposition et me dit : « On pourrait très bien mettre une salle comme cela dans le parcours du musée. — Oui, une salle initiatique. Les gens passeront et, à partir de là, ils s’apercevront qu’il faut changer de regard, qu’il faut quand même penser à ce que l’on voit, à ce que l’on a devant les yeux, et non pas à ce que l’on pourrait imaginer, à ce que l’on a dans la tête, quand on arrive devant du noir. »

278Pierre Encrevé — Pierre, cela fait deux heures et demie que nous parlons…

279Pierre Soulages — Il y a beaucoup d’autres choses à dire, vous savez. Mais il ne faut pas trop s’attacher aux mots que j’emploie.

280Nathalie Georges-Lambrichs — Mais qui connaît tout à fait le sens des mots qu’il emploie ?

281Pierre Soulages — Je le sais depuis longtemps… Je me suis toujours méfié des mots. Et j’ai toujours été intéressé de voir ce que les poètes en faisaient. Ils sont obligés d’introduire le rythme, d’introduire un tas d’autres choses pour créer cette espèce d’objet que l’on appelle le poème.

282Pierre Encrevé, linguiste, n’avait pas vingt ans lorsqu’il a rencontré la peinture de Soulages, puis Soulages lui-même. Il a suivi et ponctué de nombreux livres le développement de cette œuvre qu’il admire absolument, et en a aussi établi le catalogue raisonné, disponible en un volume aux éditions du Seuil pour la période 1946-2006, in progress. Il a rendu possible cette rencontre entre Pierre Soulages et Jacques-Alain Miller, pour le bonheur de La Cause freudienne et de ses lecteurs. Qu’il trouve ici l’expression de notre gratitude. [ndlr]

Notes

  • [1]
    Entretien réalisé grâce à et avec Pierre Encrevé qui a participé à l’établissement du texte. Celui-ci a aussi été relu par l’artiste lui-même, qui nous aura montré, en acte, que, s’il « [se] méfie des mots », il ne les livre pas à la publication avant de les avoir passés au crible de son exigence, les pesant, les mesurant et les enchaînant en éditeur avisé, mais sans compter : l’accueil et l’ouverture à la conversation étaient infinis.
    Transcription : Christelle Auger, Anne Plouzennec et Lucile Troadec.
  • [2]
    Anagramme de Boronali, fameux peintre génois, auteur du Coucher de soleil sur l’Adriatique [Salon des indépendants, Paris, 1910]. L’auteur du canular, Roland Dorgelès, avait attaché un pinceau à la queue de Lolo, âne qui appartenait au propriétaire du Lapin agile, et obtenu, en la trempant dans des pots de peinture, le tableau abstrait qui devait en abuser plus d’un.
  • [3]
    [ndlr] Ce qui s’est produit quatre ans plus tard environ, c’est l’expérience inverse, où soudain Soulages perçut ce qu’il y avait d’abstrait dans un dessin de Rembrandt reproduit dans une revue scolaire : « C’est un lavis qui représente une femme à demi couchée en robe d’intérieur et un jour, j’avais laissé cette revue sur ma table, un cahier en avait recouvert une partie et cachait la tête de la femme ce qui fait que, brusquement, je me suis mis à aimer ce que je voyais beaucoup plus que le lavis tout entier. Il suffisait de cacher juste une petite partie de ce lavis et, brusquement, ce qui était les plis d’une robe n’était que des coups de brosse. Il y avait un rythme qui naissait, beaucoup plus apparent que lorsque ces coups de brosse étaient représentatifs d’un pli. Il y avait des clairs qui changeaient parce que la densité, le rythme des coups de brosse les modifiaient, et je trouvais cela très beau. » [Soulages P., « Entretien avec Pierre Encrevé », in Soulages, l’œuvre imprimé, Paris, bnf, 2003, p. 21-22.]
  • [4]
    [ndlr] Il s’agit de Peinture 117 x 165 cm, 18 Mars 2008, toile reproduite sur la couverture de ce numéro.
  • [5]
    Badiou A., « Pierre Soulages, un peintre affirmationniste ? », in Colloque Soulages, Centre Pompidou, 21-22 janvier 2010.
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