Couverture de LCDD_072

Article de revue

Le temps introuvable

Pages 185 à 201

Notes

  • [*]
    Etienne Klein est physicien au CEA, directeur du laboratoire de recherche sur les sciences de la matière (LARSIM). Il a publié notamment Les Tactiques de Chronos (Flammarion 2004), Le Facteur temps ne sonne jamais deux fois (Flammarion, 2007, coll. « Champs », 2009), Galilée et les Indiens. Allons-nous liquider la science ? (Flammarion, coll. « Le Café Voltaire », 2008).
    Entretien mené par Giorgia Tischini, Nathalie Georges, Philippe Hellebois et Vincent Moreau.
  • [1]
    Galileo Galilée, L’Essayeur, 1623, trad. C. Chauviré, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Annales littéraires de l’université de Besançon », 1980, t. I, p. 232.
  • [2]
    En 1911, le physicien Paul Langevin a popularisé l’une des conséquences étonnantes de la théorie de la relativité. Considérons deux frères jumeaux âgés de vingt ans. L’un d’eux part explorer le cosmos à bord d’une fusée. Il effectue un aller-retour, à la vitesse constante de 297000 km/s (99 % de la vitesse de la lumière) vers une planète située à vingt années-lumière. À son retour, le jumeau voyageur lit sur sa propre montre qu’il est parti six ans, alors que son frère resté sur terre a vieilli de quarante ans. Le jumeau sédentaire est donc devenu plus âgé que son frère, phénomène qu’on interprète couramment – mais à tort – en disant que le temps s’est écoulé pour l’un plus rapidement que pour l’autre.
  • [3]
    Descartes, Septièmes Objections aux Méditations, § 2, A.T. VII, Garnier-Flammarion, t. II, p. 654.
  • [4]
    Dans cet article constamment rediscuté depuis sa publication, J. M. E. McTaggart (1866-1925) prétend démontrer, uniquement à partir d’arguments logiques, la non-existence du temps : selon lui, notre perception du temps est une pure illusion, et le temps lui-même une pure idéalité. Voir J. M. E. McTaggart, « The unreality of time », Mind, n° 17, 1908, repris et modifié dans son livre The Nature of Existence, t. II, Cambridge, Cambridge University Press, 1927, p. 33.

1La Cause Freudienne – Nous sommes heureux de vous accueillir à l’École où vous êtes venu, il y a longtemps, nous parler de la physique, puisque c’est votre formation fondamentale. Les nombreuses facettes de votre activité sont détaillées sur internet, nous nous centrerons donc aujourd’hui sur le philosophe des sciences que vous êtes et l’intérêt que vous portez au temps. Votre livre intitulé Le facteur temps ne sonne jamais deux fois, épuisé, va bientôt reparaître, ce qui est un paradoxe supplémentaire...

2Etienne Klein – Toute personne de formation scientifique (ingénieur, physicien, chimiste…) qui veut aborder la question du temps doit surmonter un premier piège, installé en lui par une longue pratique des équations : il sera insidieusement porté à croire que toutes les questions philosophiques qu’on a pu se poser à propos du temps sont résolues par le fait même qu’il a été mathématisé. Dans l’inconscient du scientifique, le temps, c’est le paramètre t, un point c’est tout. Or, cette réduction laisse déjà de côté, comme si elle ne se posait pas, la question du moteur du temps : qu’est-ce qui est à l’origine de son écoulement apparent ? Le temps lui-même ? L’univers ? Nous ? En outre, cette représentation du temps par un point glissant le long d’un axe concentre et aiguise presque tous les problèmes philosophiques posés par le passage du temps. En particulier, elle ne précise pas de quelle façon l’axe du temps est temporellement parcouru : le paramètre t se déplace-t-il pas à pas le long d’un axe existant « de toute éternité », ou ne survient-il que « sur fond d’abîme » ? Cette représentation ne dit rien non plus du statut du passé et de l’avenir, ni de leur concaténation au présent : si le cours du temps est une juxtaposition d’instants isolés et figés, qui se succèdent à la façon des clichés sur une bande cinématographique, doit-on supposer que ces points sont déjà donnés, qu’ils sont comme alignés sur une droite déjà existante, de même que les clichés du cinématographe préexistent au déroulement du film ?

3LCfC’est votre métaphore du lit et de la rivière ?

4EK – Exactement. Il se trouve que ces questionnements se retrouvent dans les recherches les plus fondamentales aujourd’hui menées en physique théorique. Est-ce que le temps s’écoule de lui-même dans l’espace-temps, qui serait en quelque sorte le « lit » du temps, ou est-ce notre conscience, et elle seule, qui crée l’impression que nous avons que le temps s’écoule ? Voilà encore une question qui n’est pas tranchée par le seul fait que le temps se trouve décrit par une variable mathématique. Mais les scientifiques ne sont pas les seuls à rencontrer des pièges. Les philosophes risquent quant à eux d’imaginer que la question du temps peut être résolue à partir seulement d’une axiomatique logique ou d’un système philosophique, celui de Kant, de Husserl ou de Heidegger, sans tenir compte de ce que nous ont appris les sciences expérimentales. Il est après tout possible qu’un système philosophe dise le dernier mot du temps, mais avant de le proclamer, il faut avoir pris soin de vérifier qu’il n’est pas en complète contradiction avec ce que la relativité d’Einstein (pour ne citer qu’elle) nous a appris d’essentiel. Le travail qui m’a beaucoup occupé a été d’essayer de faire connaître aux philosophes les découvertes les plus remarquables de la physique, celles qui correspondent à ce que Maurice Merleau-Ponty appelait des « découvertes philosophiques négatives ». Il ne s’agit pas de dire que la physique va contester ou coloniser la philosophie, mais simplement noter qu’elle peut éclairer, voire contraindre, l’ensemble des réponses philosophiques qu’on peut apporter à des questions philosophiques. Par exemple, plutôt que de considérer qu’il y a Kant d’un côté et Einstein de l’autre, essayons de voir si la théorie de la relativité a ou non des points de connexité avec la thèse de Kant. Si oui, y a-t-il contradiction ou accord partiel ? Dans le second cas, est-il possible d’adapter Kant à Einstein au prix de modifications qui ne remettent pas en cause l’essentiel d’un système philosophique bâti, pour ce qui est du temps et de l’espace, sur la physique newtonienne ? Nous sommes à une période où il est intéressant et fécond de faire ce travail de comparaison, de mise en confrontation. Dans la représentation que les physiciens se font du temps, il y a quelque chose qui « fonctionne » de façon impressionnante, et qui donc nous dit des choses du réel. J’ai bien dit « des choses du réel » et non pas « le réel ». Il serait en effet difficile d’expliquer d’où vient que les théories physiques, telles la physique quantique ou la théorie de la relativité, « marchent » si bien si elles ne disaient absolument rien de vrai. Comment pourraient-elles permettre de faire des prédictions aussi merveilleusement précises si elles n’étaient pas d’assez bonnes représentations de ce qui est (ce serait trop dire cependant que d’en déduire qu’elles ne peuvent dès lors qu’être vraies). En la matière, le miracle – l’heureuse coïncidence – est très peu plausible. Mieux vaut donc expliquer le succès prédictif des théories physiques (je parle de celles qui n’ont jamais été démenties par l’expérience) en supposant qu’elles parlent du réel, et qu’elles arrivent à se référer, plus ou moins bien, à cette réalité-là.

5LCfC’est la question que vous avez posée dans votre livre Galilée et les Indiens où vous dites justement que la loi est inscrite soit dans la nature soit dans l’être humain. Est-ce que l’être humain doit comprendre la loi de la nature ou bien à l’inverse, cette loi est-elle inscrite en lui et se projette-t-elle sur la nature ?

6EK – Oui, Galilée est effectivement celui qui, le premier, proclame que la nature, la « vraie », est écrite « en langue mathématique, et [que] ses caractères sont les triangles, les cercles et autres figures géométriques, sans lesquelles il est humainement impossible d’en comprendre un seul mot, sans lesquelles on erre vraiment dans un labyrinthe obscur » [1]. Cette déclaration est l’acte (proto) fondateur de la science moderne. Elle a donné à la physique toute son efficacité, devenue si spectaculaire au xxe siècle. Mais il faut s’arrêter un instant sur un mot pivot, l’adverbe « humainement ». Que signifie-t-il ici ? Soit on considère que le langage mathématique est celui de la nature même, de sorte que le scientifique devra nécessairement apprendre ce langage (qui n’est pas le sien) pour la comprendre. Dans ce cas, l’expérience n’est qu’une opération passive, un simple travail de sténographie : le physicien entre en contact avec les phénomènes naturels en parlant le même langage qu’eux. Soit, à l’inverse, on juge que ce langage est d’abord et surtout celui de l’homme, et qu’en conséquence c’est dans ce langage-là que devront être préalablement traduits les phénomènes naturels pour lui devenir intelligibles. Dans ce second cas, l’expérience devient une opération active, et même une élaboration d’un type très spécial : on doit formater préalablement le registre et la forme des données que la nature nous livre de telle sorte que celles-ci s’adaptent à notre propre grille de lecture. L’expérience cesse alors d’être une simple sténographie du réel pour devenir une opération dirigée, construite, un dispositif coercitif qui oblige la nature à exhiber des nombres, à produire des « phrases », selon un vocabulaire et une grammaire qui ne sont pas les siens.

7LCfLe réel semble parler en langage mathématique ?

8EK – Oui, il semble, mais sans qu’on puisse dire si c’est lui qui parle ou si c’est nous qui le faisons parler. C’est vraiment en relisant Galilée et certains de ses précurseurs que je me suis rendu compte à quel point Galilée, en disant que la nature parle comme un livre de mathématiques, fait une hypothèse révolutionnaire et, en fait, complètement folle. Aller dire que les mathématiques sont la structure même du monde alors que nous ne les voyons directement nulle part ! Il n’existe pas de triangle parfait visible autour de nous. Le monde empirique, divers, pluriel, changeant, semble être en contradiction avec le monde figé des mathématiques. Associer ces deux mondes, c’est un acte d’une audace incroyable, décisif. On l’appelle d’ailleurs la « coupure galiléenne ». À ce propos, je vous recommande la lecture du dernier livre de François Julien qui vient d’être publié sous le titre L’invention de l’idéal et le destin de l’Europe. Il revient sur cette coupure, cette idée que l’idéal fédère l’empirique, et montre que c’est cette idée, lointainement héritée de Platon, qui a séparé l’Europe des autres civilisations. Galilée a d’ailleurs été jusqu’à énoncer des lois physiques qui sont, en apparence, contraires aux observations. Songez au principe d’inertie, que nous avons tous appris à l’école : « un corps qui n’est soumis à aucune force a un mouvement rectiligne et uniforme », c’est-à-dire qu’il se déplace indéfiniment à vitesse constante. Mais personne n’a jamais vu un tel mouvement inertiel. Nous ne voyons que des mouvements qui s’amortissent plus ou moins rapidement. Mais Galilée arrive et explique qu’on peut rendre compte de l’amortissement (observé) du mouvement des corps à partir de l’idéal d’un mouvement (inobservé) qui ne s’amortit pas. Il découvre « l’inconscient » du monde physique, si vous me permettez l’expression. Finalement, il y a deux possibilités de contact avec le réel : le contact rugueux, direct, qui bute sur les choses, les jauge, les dote de diverses propriétés qui paraissent évidentes, mais n’en tire souvent rien d’autre que le sentiment de leur présence ; et le contact « en miroir », qui, par un jeu de correspondance entre le visible et l’invisible, remplace la présence des choses par les connaissances que nous avons su en construire, autrement dit par leur mise en concepts. C’est cette deuxième sorte de contact, consistant à doubler la matière par autre chose que son apparence première, que pratique la physique, depuis Galilée. Celle-ci vise à proposer de la matière une représentation opératoire mais plus abstraite qui permet de mieux comprendre la réalité étudiée et d’agir sur elle.

9Pourquoi ? Parce qu’il ne suffit pas de contempler passivement le monde si l’on veut découvrir ses lois : il faut en analyser activement les composantes afin de repérer les relations éclairantes qui relient certaines d’entre elles. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est ce travail de réflexion, d’éliminations des données inutiles et, par conséquent, d’abstraction, qui nous permet de mettre à jour une logique de l’expérience et des choses, donc d’en saisir le fonctionnement. Ainsi, quand il formule la première loi de physique mathématique sur la chute des corps, le même Galilée fit-il abstraction de toutes les caractéristiques particulières des objets (forme, matériaux, poids) et de la résistance de l’air pour réduire le problème à la relation entre le temps de chute, l’accélération en un lieu, et la vitesse acquise par le mobile. Ce détour par le formalisme, qui concentre l’attention sur un petit nombre de paramètres dont les relations peuvent s’exprimer par le biais d’équations, évite la rencontre directe avec la matière, mais c’est pour mieux en pénétrer les mystères.

10La matière est, en somme, invitée à « aller se faire voir ailleurs » puis, au retour d’une vaste « galipette » combinant mesures, expériences et équations, à se révéler telle qu’elle est vraiment.

11Par son geste, Galilée a inventé à la fois la physique mathématique et la physique expérimentale, les deux en même temps. C’est cette invention qui, historiquement, a ensuite distingué l’Europe des autres civilisations.

12LCfQu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser au temps ?

13EK – Il y a quinze ans, j’utilisais en tant que physicien le paramètre t dans des équations compliquées. À l’époque, je faisais de la physique des particules, qui utilise une théorie-cadre fort abstraite, la « théorie quantique des champs » (c’est une théorie qui, en mariant la physique quantique et la relativité restreinte, permet de décrire des objets à la fois très petits et très rapides). J’étais comme tout le monde, je pensais que le temps, c’était t, sans trop me poser de questions sur sa nature, son origine, son moteur, la relation que nous avons avec lui. Jusqu’au jour où un médecin peu compétent ou un peu trop zélé m’a diagnostiqué une tumeur dans la gorge et m’a annoncé ma mort prochaine. Me sentant par ailleurs en pleine forme, je ne l’ai pas vraiment cru, mais j’ai quand même envisagé la chose possible et me suis mis à écrire un livre, mon premier livre, pendant les deux mois qui ont suivi, avant d’envisager de me faire opérer. Ce livre, intitulé Conversations avec le Sphinx, portait sur les paradoxes en physique. La suite de l’histoire s’est bien passée : j’ai été opéré avec succès, je ne suis pas mort et mon livre a été publié. Mais après coup, je me suis rendu compte que pendant ces deux mois très particuliers d’un point de vue existentiel, mon rapport au temps avait été complètement transformé : je percevais le présent d’une façon beaucoup plus intense, je vivais selon une sorte de diététique épurée et attentive de l’instant qui passe, sélectionnant avec une rigueur implacable ce que je souhaitais vraiment vivre. Et c’est ainsi que m’est venue l’idée d’interroger le lien que pouvait avoir le paramètre t de la physique avec notre façon de vivre le temps, ou de le dire…

14LCfEt depuis, vous n’avez plus cessé d’écrire ?

15EK – Non, mais c’est là que j’ai vraiment commencé. Et ce premier livre a signé le début d’une seconde vie. Pour avancer sur cette question du temps, j’ai créé avec mon ami Marc Lachièze-Rey, qui est astrophysicien, un groupe de travail que nous avons appelé Chronos. Ce groupe rassemblait des scientifiques, des philosophes, des psychanalystes, des historiens, qui ont travaillé ensemble pendant trois ans, autour de questions comme : d’où vient que nous attribuons au temps les propriétés des phénomènes que nous voyons se dérouler dans le temps ? Pourquoi disons-nous qu’il existe un temps de ceci et de cela, un temps biologique, un temps géologique, un temps psychologique ? Comment connecter la prolifération fulgurante des temporalités avec le fait que pour la physique, le temps est autonome par rapport aux phénomènes ? Il nous est vite apparu qu’un travail critique des usages du mot temps serait des plus utiles, car faute d’avoir suffisamment adapté la terminologie relative au temps, on se trouve condamné à énoncer des propositions qui, par l’effet de l’habitude, finissent par sembler définitivement évidentes, alors qu’en réalité elles ne sont ni claires ni nécessairement vraies.

16Veut-on un exemple ? Il suffit de nous écouter parler. Constatant que nos agendas sont saturés, que l’industrie produit de plus en plus de marchandises en de moins en moins de temps, que la cinétose collective nous transforme en Turbo-Bécassines et en Cyber-Gédéons, nous nous exclamons, comme à bout de souffle : « le temps passe de plus en plus vite ! » Comme si le temps s’identifiait avec notre emploi du temps et n’avait rien d’autre à faire que d’épouser le rythme de nos activités. Comme si, surtout, la notion de vitesse lui était à l’évidence applicable. Mais pareille invocation d’une vitesse d’écoulement qu’aurait le temps est-elle seulement pertinente ? Nullement, puisqu’une vitesse est une dérivée par rapport… au temps. Parler d’une vitesse du temps n’a donc guère de sens, puisque cela supposerait de pouvoir exprimer la variation du rythme du temps par rapport à lui-même. En dépit de cette aporie, certaines vieilles formulations, patinées par les ans et toutes gorgées de référence à la vitesse du temps, semblent avoir la vie dure : quand il s’agit d’expliquer certaines conséquences de la théorie de la relativité restreinte (par exemple le célébrissime paradoxe des jumeaux de Langevin [2]), on n’hésite guère à dire que « pour tel observateur, le temps passe plus vite que pour tel autre en mouvement par rapport au premier », comme s’il n’existait qu’un seul temps, le même pour tous, dont seule la vitesse d’écoulement varierait d’un observateur à l’autre. Mais ce n’est pas exactement ce que dit la théorie de la relativité.

17Pour elle, chaque observateur est doté d’un « temps propre » qui, comme son nom l’indique, lui est propre. Dans ce cadre, changer de référentiel, c’est-à-dire passer du point de vue d’un observateur à celui d’un autre observateur, ce n’est ni diminuer ni augmenter la vitesse d’un temps unique qui serait commun aux deux, mais tout bonnement passer d’un temps propre particulier à un autre temps propre, radicalement distinct du précédent, et sans que l’on puisse dire que l’un s’écoule plus rapidement que l’autre. En relativité, ce qui est universel, ce n’est plus le temps lui-même, mais le fait que tout observateur en possède un qui lui est propre.

18On voit sur cet exemple que nos discours sur le temps ne se sont guère adaptés à ce que nous avons appris sur le temps. Ils sont pratiquement demeurés les mêmes que ceux d’avant Galilée, comme s’ils avaient sédimenté. Cette fixité de la langue commune distille jour après jour un prêt-à-penser paresseux et autoritaire, alimente une doxa imparable. Elle induit même une sorte d’ensorcellement de la pensée : le langage a beau ne rien dire de précis sur le temps, cela ne l’empêche nullement d’être éloquent. Il dicte implicitement comment il faut le concevoir, l’analyser, le comprendre. En l’occurrence, manières de dire et façons de penser s’imbriquent, fusionnent, coagulent. Ainsi s’élabore comme une métaphysique du langage quotidien qui, peut-être, dévoie notre esprit.

19LCfDans un de ses séminaires, Lacan réduit la question du temps chronologique à un semblant…

20EK – Je ne suis pas sûr de bien comprendre, mais il me semble que cette phrase peut nous inciter à réinterroger une première évidence, celle qui nous fait proclamer, sans la moindre hésitation, que « le temps passe », au motif que c’est la notion de passage qui caractériserait le mieux la dynamique même du temps. Comme s’il y avait effectivement quelque être propre qui soit sujet à « passer ». Mais est-il vrai que « le temps passe » ? On peut penser que le temps est effectivement une circulation qui oblige chaque événement advenant à appartenir tour à tour à l’avenir, au présent et au passé, qu’il est en somme ce qui fait passer toute chose. Mais de là à dire que c’est le temps lui-même qui passe, il y a un pas que le langage courant nous incite à franchir trop facilement. En effet, la succession des trois moments du temps (le futur, le présent et le passé) n’implique nullement qu’on puisse dire que le temps se succède à lui-même, qu’il soit un pur transit. Eux passent, c’est certain, mais lui ? Si l’on considère que le temps est ce par quoi chaque instant présent cède la place à un autre instant présent, et que, ce faisant, il modifie le passé en le complétant et l’avenir en s’en retirant, c’est justement du fait de sa présence constante que les choses ne cessent de passer. Mais alors, ne devrait-on pas plutôt dire que c’est la réalité tout entière qui « passe », et non le temps lui-même, qui ne cesse jamais d’être là à faire passer la réalité ?

21Ainsi, presqu’au mépris du sens des mots, et à rebours de ce que nous pensons du temps lorsque nous n’y pensons pas vraiment, nous devons envisager, à l’intérieur de l’écoulement temporel lui-même, la présence d’un principe actif qui demeure et ne change pas. En somme, d’un temps qui échappe au devenir, alors même que nous avons tendance à confondre ces deux notions… Un jour, l’un de mes étudiants m’a posé une question très profonde : pourquoi, dans les équations de la physique, le paramètre t ne dépend-il pas de lui-même ? Pourquoi la façon d’être du temps ne change-t-elle pas au cours du temps ? Le temps est effectivement homogène, au sens où les lois physiques sont les mêmes à tous les instants du temps : si je fais tomber cette bouteille, elle tombera de la même façon que si j’avais fait l’opération il y a dix mille ans. En ce sens, le temps, par le fait qu’il échappe au devenir, peut être considéré comme le support de l’invariance des lois physiques, qui sont aujourd’hui les mêmes que dans l’univers primordial.

22LCfpourtant, l’univers lui-même a évolué ?

23EK : Oui, bien sûr, l’univers d’aujourd’hui ne ressemble guère à l’univers primordial, qui était beaucoup plus chaud et beaucoup plus dense. Mais en réalité, ce sont les conditions physiques qui ont changé depuis lors, non les lois. En tous ses points d’espace-temps, l’univers a conservé la mémoire de ce qu’il a été ainsi que la possibilité d’y rejouer le scénario de ses premiers instants. Ainsi, lorsque des physiciens provoquent de très violentes collisions de particules dans des accélérateurs de haute énergie, ils obtiennent des indications sur ce que fut le passé très lointain de l’univers. En effet, ils créent – ou plutôt recréent – dans un tout petit volume et pendant une durée très brève les conditions physiques extrêmes qui étaient celles de l’univers primordial (très haute température et très grande densité d’énergie). De ces chocs sortent de très nombreuses particules qui proviennent de la matérialisation de l’énergie des particules incidentes. La plupart de ces particules n’existent plus dans l’univers : trop fugaces, elles se sont rapidement transformées en d’autres particules plus légères et plus stables qui constituent la matière d’aujourd’hui. Mais l’univers n’en a pas moins intimement conservé la possibilité de faire réapparaître en son sein, selon des lois physiques invariables, ces objets qu’il ne contient plus.

24LCfC’est Jurassic park !

25EK – En un sens, oui. Avec l’argent des contribuables, on offre à l’univers une petite cure de jouvence.

26LCfUn physicien qui a envie de raconter tout cela, c’est rare…

27EK – Pas tant que cela, mais on ne peut pas dire que les physiciens soient aujourd’hui les gens qu’on écoute le plus…

28LCfParce que les gens, au fond doivent savoir ça ? C’est ça l’idée ?

29EK – Oui, je pense qu’il y a en physique de belles idées, de beaux résultats, des concepts puissants, qui méritent d’être connus de tous. Car la véritable valeur du savoir, sa saveur essentielle, ne tient pas qu’aux applications pratiques qu’il rend possibles. Le détroit découvert en 1520 par Magellan n’est jamais devenu la grande route commerciale entre l’Europe et l’Orient, entre l’Atlantique et le Pacifique, que le navigateur portugais avait imaginée. Cela retire-t-il quelque chose à la valeur de sa découverte ? Évidemment non. Stefan Zweig concluait d’ailleurs par ces mots sa biographie de l’explorateur : « Ce n’est jamais l’utilité d’une action qui en fait sa valeur morale. Seul enrichit l’humanité, d’une façon durable, celui qui en accroît les connaissances et en renforce la conscience créatrice. » Cette réflexion ne s’applique-t-elle pas aussi aux explorations d’ordre intellectuel ?

30LCfCe désir spécial de faire savoir ce qu’il en est et qui vous oblige de parler, ce n’est pas ce qui anime le physicien « classique » ?

31EK – Le but légitime de nombreux physiciens est de faire avancer la physique. Le mien est plutôt de clarifier les concepts de la physique, pour rendre son enseignement possiblement plus riche, et plus vivant.

32LCfVous avez rencontré une butée, non pas en ne comprenant pas, mais en devant transmettre ce que vous aviez compris ?

33EK – Il y a des gens qui disent que « la science, c’est du chinois ». La science, c’est effectivement du chinois, notamment la physique théorique, toute bardée d’absconses équations. Il y a deux façons de réagir à ce constat. La première, c’est de penser, au motif que, comme l’a écrit Lacan (vous me direz où), « tout le monde n’a pas le bonheur de parler chinois dans sa propre langue », que la science n’est réservée qu’à ceux qui la parlent déjà, qu’elle serait donc un vaste corpus intraduisible car d’essence trop singulière. La seconde façon de réagir consiste à dire, au contraire, qu’on ne doit pas sacraliser cette impossibilité de l’acte de traduire : la science demeure partageable, mais cela exige un effort d’un type très particulier, une opération rigoureuse de traduction qui la projette hors d’elle-même. Car la science n’est pas d’emblée dans le langage, de sorte que si l’on veut la transformer en mots, en livres par exemple, il faut effectuer un saut. Ce saut n’est pas qu’un simple déplacement, c’est aussi une transformation. Il y a plusieurs manières de l’effectuer, comme pour la traversée d’une rivière : si vous ne pouvez pas la franchir à gué, vous la traversez à la nage, en bateau ou en pédalo. Personnellement, je pense que s’agissant de la science, c’est l’écriture qui est le meilleur moyen de transport, car l’écriture est une activité qui demeure très proche de la pensée. Je dirais même plus : écrire la science ne peut se faire que si, dans le même mouvement, on la pense. Car c’est précisément dans l’espace qui sépare le calcul du langage que trouve à se déployer la pensée scientifique. La tâche est rude, mais pas impossible.

34LCfVotre manière de faire avec l’entropie est impressionnante…

35EK – L’entropie est une grandeur souvent considérée comme mystérieuse. Mais il me semble qu’elle s’éclaire lorsqu’on la définit comme la capacité d’un système à subir des transformations spontanées : plus grande est la valeur de l’entropie, plus faible est la capacité du système à se transformer. Le second principe de la thermodynamique précise que l’entropie d’un système fermé ne peut qu’augmenter au cours du temps. Cela signifie qu’en évoluant il perd nécessairement de sa capacité à évoluer davantage. Un système fermé tend naturellement vers un état d’entropie maximale, dans lequel toute transformation spontanée lui deviendra impossible. Prenons un exemple : l’entropie totale d’un morceau de sucre et d’une tasse de café non sucré étant inférieure à l’entropie d’une tasse de café sucré, un morceau de sucre lâché dans une tasse de café n’a d’autre choix que de s’y dissoudre. Ce phénomène est irréversible : le morceau de sucre qui se dissout au fond de la tasse de café ne reprendra jamais sa forme parallélépipédique, ni sa blancheur, et le café ne retrouvera jamais son amertume naturelle. Ainsi exprimé, le deuxième principe de la thermodynamique s’accorde avec le fait que les phénomènes physiques semblent avoir une direction fermement établie.

36Une seconde façon de définir l’entropie consiste à dire qu’elle mesure la qualité de l’énergie disponible au sein du système. L’énergie se conserve et ne fait donc que se transformer. Mais au cours de ses transformations, elle se dégrade et devient de moins en moins utilisable. Une énergie de bonne qualité est une énergie ordonnée, à faible entropie. Celle de la chute d’eau, par exemple, qui, dans un mouvement d’ensemble descendant, peut entraîner la rotation d’une turbine. Au bas de la chute, les molécules d’eau ont perdu l’ordonnancement vertical, dû à la pesanteur, qu’elles avaient lors de la chute. Leur énergie a perdu de sa qualité : elle n’est plus aussi facilement utilisable. La croissance de l’entropie est donc associée à l’irréversibilité des phénomènes physiques, qu’on appelle la « flèche du temps », et qui vient se superposer à l’irréversibilité du temps même, qu’on appelle le « cours du temps ». Ces deux concepts, souvent assimilés l’un à l’autre, disent en réalité deux choses différentes : le cours du temps est ce qui empêche qu’on puisse retrouver dans le futur un instant qu’on a rencontré dans le passé ; la flèche est ce qui empêche un système physique de retrouver dans le futur un état qu’il a connu dans le passé.

37LCfUn thème revient souvent dans vos ouvrages : le temps n’est jamais ce qu’on en dit, il échappe aux mathématiques, au langage. Vous le posez d’une façon qui n’est pas très éloignée de la nôtre quand nous évoquons l’inconscient comme une vérité échappant au temps, éternisée. On peut la cerner, mais non la dire entièrement.

38EK – Effectivement. Le temps est peut-être ce qui ne peut pas se dire et que nous ne cessons pas de vouloir dire en recourant à des métaphores. Mais la question de sa nature demeure mystérieuse. Est-il une structure abstraite dans laquelle les événements sont insérés, autrement dit une réalité en soi, précédant en droit tout événement possible, ou bien est-il constitué par l’enchaînement même des événements ? En d’autres termes, est-il légitime de le distinguer de la succession concrète des événements ? Ces questions se posent à nouveau avec force à tous ceux qui tentent d’unifier les formalismes de la physique quantique et de la relativité générale. Ce qui est étonnant, c’est qu’elles avaient déjà été au cœur d’une controverse fameuse, au début du xviiie siècle, entre Samuel Clarke, ce disciple de Newton qui croyait à la réalité substantielle du temps, et Leibniz, pour qui ni le temps ni l’espace n’avaient d’existence réelle en dehors des objets qu’ils permettent de relier. Si l’espace et le temps sont des substances particulières, cela signifie qu’ils peuvent exister même si rien d’autre qu’eux n’existe. Ils sont alors une scène, une arène accueillant l’ensemble des entités physiques. Ils existent par eux-mêmes, préalablement aux objets, de sorte qu’on peut dire que ceux-ci se meuvent en leur sein. Mais si, au contraire, l’espace est de nature relationnelle, alors il faut considérer que le monde est d’abord constitué d’objets physiques, sans qu’on puisse prétendre aussitôt que ceux-ci sont dans l’espace. Selon Leibniz, ni l’espace ni le temps ne les précèdent. Ils ne se suffisent plus à eux-mêmes. Simple tissu de relations entre les choses, ils ne sont plus l’arrière-plan des phénomènes, ce que les physiciens d’aujourd’hui appellent le background. Ils n’apparaissent plus que secondairement aux objets, pour exprimer les relations de contiguïté et de succession qu’ils entretiennent les uns avec les autres.

39LCfOn peut donc dire que pour la physique, l’espace-temps est « déjà là », qu’il est une grandeur primitive ?

40EK – Oui, pour la plupart des formalismes qui sont aujourd’hui opérationnels : mécanique classique, physique quantique, relativité restreinte. Mais c’est moins clair pour la relativité générale. Et quand on essaie d’unifier la physique quantique et la relativité générale, on doit choisir son point de départ : soit on part de l’hypothèse que l’espace-temps est une structure émergente, qui dérive d’autre chose qu’elle-même, soit on considère qu’il est déjà là, donné a priori, avec éventuellement plus de quatre dimensions.

41LCfC’est la fameuse théorie des cordes ?

42EK – Oui, exactement. Mais il faut bien reconnaître que cette théorie, qui envisage six dimensions d’espace-temps supplémentaires, n’a pas encore complètement abouti. Elle est encore à l’ébauche, de sorte qu’on ne peut pas garantir qu’elle soit la bonne piste. La question de savoir si l’espace-temps est ou non de nature substantielle n’est donc pas tranchée. Mais cette question est d’une brûlante actualité : tous les physiciens s’accordent à dire que le problème de l’unification de la relativité générale et de la physique quantique se trouve résumé dans l’alternative : le temps accueille-t-il les événements ou en émane-t-il ? La solution de ce problème nous apporterait une meilleure compréhension de la nature même du temps, de son statut ontologique, et surtout de son lien aux événements, notamment à la causalité.

43LCfQu’est-ce à dire ?

44EK – Depuis Newton, le principe de causalité joue un rôle structurant dans les théories physiques. Il ne se définit plus en disant que « tout événement est l’effet d’une cause qui le précède », car la notion de cause a quasiment disparu du vocabulaire des physiciens, à cause notamment de la physique quantique. Il vient simplement garantir que ce qui a eu lieu a eu lieu, et qu’on ne peut donc pas défaire le passé. Ce principe fondamental se décline dans les différents formalismes de la physique : il s’adapte à chacun d’eux, y prend une forme qui dépend de la façon dont les événements et les phénomènes sont représentés. Le point important est que ses conséquences sont toujours contraignantes. Elles s’expriment sous la forme d’interdictions ou de prédictions, qui peuvent et doivent être confrontées à l’expérience. Celles-ci dépendent de façon cruciale de la théorie qu’on considère. En physique newtonienne, la causalité implique que le temps est linéaire et non cyclique (ce qui suffit à assurer qu’un effet ne peut pas rétroagir sur sa propre cause). En relativité restreinte, elle interdit qu’une particule puisse se propager plus vite que la lumière dans le vide (ce qui suffit à exclure les voyages dans le passé). En physique des particules, elle a permis de prédire l’existence des antiparticules, qui ont été effectivement détectées par la suite. Ces diverses déclinaisons et implications du principe de causalité sont spectaculaires, et très claires. Si claires même, qu’elles tendent à masquer une difficulté conceptuelle redoutable. En effet, la notion de causalité ne peut être pensée, ni même définie, indépendamment des événements qui viennent l’incarner. De là une certaine ambiguïté de son lien avec le cours du temps : si celui-ci est contraint par le principe de causalité, cela signifie qu’il est indirectement « contaminé » par les phénomènes causalement reliés qui se déroulent en son sein. En d’autres termes, et malgré la distinction établie entre cours du temps et phénomènes temporels, on s’aperçoit que le principe de causalité vient (partiellement) les ré-amalgamer.

45LCfLacan notait que justement la causalité n’est pas un déterminisme et que l’efficience d’une cause se constate après coup. C’est l’effet qui valide la cause et cela implique que tout ne pouvait être déjà là au moment de l’événement.

46EK – Quand une femme accouche, on peut dire que c’est parce qu’elle était enceinte depuis neuf mois. Mais on peut aussi dire qu’elle accouche précisément parce qu’elle est en train d’accoucher, que l’accouchement est l’effet d’une cause non pas ancienne, mais actuelle… Cela rejoint ce que je disais tout à l’heure à propos de la causalité en physique : de fil en aiguille, l’idée de cause s’est effacée au sein des théories, au profit de celle de loi physique, ou s’est résorbée dans la dynamique même des systèmes. La cause n’est plus un événement, mais l’expression d’un ordre chronologique, d’un ordonnancement temporel des phénomènes.

47LCfPeut-on parler d’une causalité absolue ?

48EK – Absolue, peut-être pas. Je dirais simplement que le principe de causalité est sans doute le principe le plus profond de la physique. En s’appuyant sur lui, certains travaux théoriques tentent de « secondariser » l’espace-temps en montrant que ce qui le structure en profondeur, ce sont des relations causales entre événements.

49Ce principe ne fait finalement qu’exprimer une sorte de vérité de La Palice : on ne peut modifier les événements passés. N’est-ce pas lui qui fonde l’histoire en tant que discipline (le passé est connaissable parce qu’il ne peut pas être changé), et peut-être aussi la psychanalyse ?

50LCfHum !

51EK – Bien sûr, on peut modifier la lecture que l’on fait du passé, ce qu’on en pense, le sens qu’on lui donne, au point que notre vision du passé n’est jamais figée. Mais on ne peut pas changer le passé lui-même.

52LCfÉcrivons n’importe quel mot sur la ligne du temps et on verra que le sens des premières lettres n’apparaîtra qu’ensuite, au fur et à mesure, après coup.

53EK – Certes, mais cela ne modifiera nullement l’ordre des lettres que vous avez écrites, car lui est indépendant du sens ultérieur que vous donnerez au mot.

54LCfD’accord, mais qu’est-ce que le passé sans ses significations ?

55EK – Une suite de faits.

56LCfCe n’est pas facile à prouver !

57EK – Et bien si… Ce serait long à expliquer (je le fais dans mon livre Les Tactiques de Chronos), mais l’existence de l’antimatière est la preuve matérielle (ou plutôt « antimatérielle ») qu’il existe dans l’univers quelque chose au sein duquel on ne peut pas se déplacer librement et qui est précisément le temps. En somme, le temps se donne à nous par une impossibilité : nous ne pouvons pas choisir l’instant que nous occupons sur l’axe du temps, et nous ne pouvons donc pas réoccuper un instant déjà passé.

58LCfPrenons le cas du traumatisme. Nous sommes toujours mal à l’aise avec les pratiques de prévention parce qu’il est impossible de savoir si un événement prendra la valeur d’un traumatisme. On ne le saura qu’après coup par ses effets.

59EK – Certainement. La relecture d’un événement passé modifie en général sa signification, son importance, sa portée, mais elle ne change pas les faits qui se sont produits.

60LCfOn parle de deux niveaux différents. Je crois que vous parlez plutôt de l’événement comme tel c’est-à-dire que le fait que le livre tombe par terre ce qui est tout à fait une lecture scientifique mais après, évidemment, nous dans une lecture plutôt psychanalytique on se pose la question : comment nous allons interpréter ce fait-là et ses conséquences. Cela dit, l’idée qu’il y des événements hors langage est formidable mais il n’y a alors personne pour le savoir.

61EK – Et pourtant, au cours du xxe siècle, grâce au perfectionnement, pour toutes les échelles de durée, des méthodes de datation, les scientifiques ont pu établir que l’univers a un âge voisin de 13 ,7 milliards d’années, que la formation de la Terre a eu lieu il y a 4,45 milliards d’années, que la vie y est apparue il y a 3,5 milliards d’années et que l’apparition de l’homme ne remonte, elle, qu’à 2 petits millions d’années. Que nous disent brutalement ces nombres ? Que des objets plus anciens que toute forme de vie sur Terre ont bel et bien existé dans le passé de l’univers ; que des événements innombrables se sont enchaînés, dont aucune conscience humaine n’a pu être le témoin ; que l’humanité, espèce en définitive toute récente, et même toute neuve en comparaison des autres espèces vivantes, n’a pas été contemporaine de tout ce que l’univers a connu ou traversé. Et qu’il s’en faut de beaucoup : 2 millions d’années contre 14 milliards, soit un rapport de 1 à 7 000 ! Des événements tels que l’apparition du soleil se sont produits bien avant l’apparition de la conscience ou du langage… Dès lors, si l’on considère que les événements du passé sont affaire de langage, il faut pouvoir répondre à la question suivante, en forme de défi : de quoi les astrophysiciens, les géologues ou les paléontologues parlent-ils exactement lorsqu’ils discutent de l’âge de l’univers, de la date de formation de la Terre, de celle du surgissement d’une espèce antérieure à l’homme, ou encore de l’apparition de l’homme lui-même ? Comment définir le sens d’un énoncé scientifique portant sur une donnée du monde posée comme antérieure à l’émergence de la pensée, et même de la vie – c’est-à-dire posée comme antérieure à toute forme humaine de rapport au monde ? Il me semble que penser les sciences expérimentales implique de penser aussi leur capacité à connaître les propriétés d’un temps au sein duquel le vivant, dont l’homme, est passé de la non-présence à la présence.

62LCfMais la perception du passage du temps mobilise bien notre conscience ?

63EK – En effet, saisir le passage du temps, c’est procéder à une lecture à la fois analytique et intégrative de la suite des instants : un ensemble de points, au départ sans corrélation, s’organise en une ligne continue, devient un continuum temporel. C’est cette capacité intégrative de la conscience qui nous permet d’imaginer qu’existe un « cours du temps ». D’ailleurs, lorsqu’elle vient à faire défaut, on se retrouve dans la situation du malheureux père Bourdin évoqué par Descartes : « J’ai connu quelqu’un qui en s’endormant avait entendu, un jour, sonner quatre heures, et avait fait ainsi le compte : une, une, une, une ; et devant l’absurdité de sa conception, il s’était mis à crier : “Voilà l’horloge qui est folle : elle a compté quatre fois une heure [3] !” » Ce monsieur croyait que, ayant sonné quatre heures, l’horloge avait sonné quatre fois une heure : chaque nouvelle sonnerie de l’horloge lui paraissait la répétition de la sonnerie précédente et n’apportait à ses oreilles aucune information supplémentaire.

64La perception du temps comme un passage, imbriquant le futur, le présent et le passé, nécessite donc bel et bien une double opération de la pensée : il faut non seulement distinguer le présent, seul existant, et exclure le passé et le futur, mais aussi – en même temps – appréhender à la fois l’instant présent, l’instant passé et l’instant futur, les penser dans leur appartenance à une même série ; il n’y a pas un instant, puis un autre ; il y en a un, puis un deuxième, puis un troisième. Ce qui suppose que le premier et le deuxième n’existent plus lorsqu’est présent le troisième, mais que quelque chose d’eux demeure qui permet de penser les trois instants comme appartenant à un même tout. L’intervention d’une conscience « intégrante » semble donc nécessaire à la conceptualisation d’un cours du temps qui soit continu et homogène.

65LCfEt dans ce cours du temps, le présent n’occupe-t-il pas une position à part ?

66EK – En effet, au sein de la ligne du temps, le présent occupe, pour nous, une place singulière. Il nous apparaît même unique, radicalement différent de tous les autres instants, puisqu’il est celui où nous sommes… présents. Un instant n’est d’ailleurs qualifié de présent qu’en référence à nous : la seule chose qui le distingue a priori de ses congénères est que cet instant-là accueille notre présence. Pourtant, sur la ligne qui représente le temps physique, c’est un instant singulièrement… banal : rien ne semble le distinguer des instants qui le précèdent ni de ceux qui le suivent, si ce n’est que nous le déclarons présent. De prime abord, la mathématisation du temps semble donc banaliser le présent en lui ôtant toute spécificité par rapport aux autres instants : par définition, tout instant du temps est, a été ou sera présent. Une question se pose donc : par quoi l’instant présent, physiquement si quelconque, devient-il, pour nous, si singulier ? Sa particularité vient-elle de nous ou lui est-elle intrinsèque ? En d’autres termes, existe-t-il un présent du monde, ou ce que nous appelons le présent ne fait-il que marquer notre présence au monde ?

67LCfComment trancher cette question ?

68EK – Elle est d’autant plus délicate à trancher que nous disposons de deux expériences distinctes du temps. Que trouvons-nous, en effet, dans notre langage courant pour dire le temps ? D’une part, des expressions telles que « avant », « après », « pendant », d’autre part, des expressions comme « présent », « passé », « futur ». Les premières n’expriment que des relations (d’antériorité, de postériorité, de simultanéité) entre des événements ; les secondes sont des attributs temporels qui font intervenir un instant privilégié, l’instant présent, celui qui existe maintenant. Relations et attributs temporels constituent ainsi le squelette intelligible de tous nos discours sur le temps. Les relations strictement chronologiques, celles d’antériorité, de postériorité et de simultanéité entre événements, sont objectives et indépendantes de nous. Elles ne changent pas à mesure que le temps passe : il demeurera toujours vrai que Newton est né avant Einstein. Tandis que les attributs temporels changent avec le présent qui change, le même événement étant tour à tour futur, présent, passé : de ce qui se passe aujourd’hui, nous dirons demain que cela s’est passé hier, alors que ce qui se passe avant ne pourra jamais s’être passé après. Peut-on réduire les attributs temporels aux seules relations chronologiques ? Cette question a divisé les philosophes, surtout depuis la publication en 1908 d’un article célèbre de J. M. E. McTaggart [4], dont l’enjeu peut-être résumé ainsi : phénoménologiquement, l’expérience que nous faisons du temps est marquée par le fait que ce qui arrive advient toujours au présent, et que la seule réalité, ou du moins la première réalité, nous semble être celle du présent. Au présent nous sentons, au présent aussi nous nous remémorons ce qui n’est plus, et au présent encore nous forgeons le projet, dans la crainte ou le désir, de ce qui n’est pas encore. Le temps, tel qu’il nous apparaît, est donc défini par ces trois déterminations, le présent, temps premier, par rapport auquel se disent ou se pensent le passé et l’avenir. En revanche, si nous tentons de penser ce qu’est le monde en imaginant que nous n’y sommes pas présents, si nous essayons de dire ce qu’il serait sans nous, nous avons alors le sentiment que ces trois déterminations perdent leur sens et qu’elles n’ont aucune réalité en elles-mêmes. Il semble bien que le concept “physique” du temps, objectif et naturel, indépendant de notre situation temporelle, ne comporte pas en lui-même ces trois déterminations, mais seulement trois relations fixes entre les événements : “antérieurement à”, “postérieurement à”, “en même temps que” (ou “avant”, “après”, “pendant”). La question se pose donc de savoir si le temps lui-même est ou non pensable à l’aide de ces seules relations ou bien si cela nécessite, en outre, les déterminations présent/passé/futur.

69LCfEt qu’en dit la physique ?

70EK – On pourrait penser que la physique, notamment celle du xxe siècle qui a si profondément modifié ses représentations du temps, est devenue capable d’affronter ces questions. Ne voit-elle dans la ligne du temps que le déploiement d’une chronologie sans référence particulière au présent ? Ou accorde-t-elle toute sa place à la perception que nous avons de l’instant qui passe ? En fait, elle ne s’engage guère sur ces terrains. Pour le moment en tout cas. Notamment parce que la notion de « maintenant » demeure pour elle un problème aigu : la théorie de la relativité peine en effet à rendre compte de la « présence du présent », ni n’explique ce que l’instant présent peut avoir de si spécial par rapport aux autres moments du temps. La structuration mathématique du temps physique rendant équivalent chacun de ses instants, il reste donc à comprendre la singularité qu’a pour chacun d’entre nous chaque instant présent. La physique pourra-t-elle, à elle seule, résoudre ce problème ? Cela supposerait qu’elle devienne capable de décrire, en termes exclusivement physiques, l’intégralité de notre expérience du temps. Mais si le cours du temps est au contraire dépendant de notre subjectivité, en quelque façon, si la conscience que nous en avons joue un rôle dans sa dynamique, à quelles autres sciences devra-t-elle faire appel ? Aux sciences cognitives ? Aux neurosciences ?

Notes

  • [*]
    Etienne Klein est physicien au CEA, directeur du laboratoire de recherche sur les sciences de la matière (LARSIM). Il a publié notamment Les Tactiques de Chronos (Flammarion 2004), Le Facteur temps ne sonne jamais deux fois (Flammarion, 2007, coll. « Champs », 2009), Galilée et les Indiens. Allons-nous liquider la science ? (Flammarion, coll. « Le Café Voltaire », 2008).
    Entretien mené par Giorgia Tischini, Nathalie Georges, Philippe Hellebois et Vincent Moreau.
  • [1]
    Galileo Galilée, L’Essayeur, 1623, trad. C. Chauviré, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Annales littéraires de l’université de Besançon », 1980, t. I, p. 232.
  • [2]
    En 1911, le physicien Paul Langevin a popularisé l’une des conséquences étonnantes de la théorie de la relativité. Considérons deux frères jumeaux âgés de vingt ans. L’un d’eux part explorer le cosmos à bord d’une fusée. Il effectue un aller-retour, à la vitesse constante de 297000 km/s (99 % de la vitesse de la lumière) vers une planète située à vingt années-lumière. À son retour, le jumeau voyageur lit sur sa propre montre qu’il est parti six ans, alors que son frère resté sur terre a vieilli de quarante ans. Le jumeau sédentaire est donc devenu plus âgé que son frère, phénomène qu’on interprète couramment – mais à tort – en disant que le temps s’est écoulé pour l’un plus rapidement que pour l’autre.
  • [3]
    Descartes, Septièmes Objections aux Méditations, § 2, A.T. VII, Garnier-Flammarion, t. II, p. 654.
  • [4]
    Dans cet article constamment rediscuté depuis sa publication, J. M. E. McTaggart (1866-1925) prétend démontrer, uniquement à partir d’arguments logiques, la non-existence du temps : selon lui, notre perception du temps est une pure illusion, et le temps lui-même une pure idéalité. Voir J. M. E. McTaggart, « The unreality of time », Mind, n° 17, 1908, repris et modifié dans son livre The Nature of Existence, t. II, Cambridge, Cambridge University Press, 1927, p. 33.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.169

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions