Notes
-
[*]
Texte et notes établis par Catherine Bonningue à partir des leçons des 5, 26 avril, 3 et 10 mai 2006. On se reportera au numéro 64 de La Cause freudienne pour les parties I à IV, au numéro 65 pour les parties V à VIII, et au 67 (à paraître en 2007) pour la fin de cette « Lecture du Séminaire D’un Autre à l’autre ».
-
[1]
Lacan Jacques, Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre (1968-69), Paris, Seuil, 2006, p. 313-317.
-
[2]
Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient (1957-58), Paris, Seuil, 1998, chapitre XIX.
-
[3]
Ibid., p. 335. Cf. Freud Sigmund, « Le clivage du sujet » (1938), Résultats, idées, problèmes II, Paris, PUF, 1985, p. 283-286.
-
[4]
Cf. Lacan J., Le Séminaire Les formations de l’inconscient, op. cit., p. 337.
-
[5]
Ibid.
-
[6]
Cf. Lacan J., Le Séminaire D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 388.
-
[7]
Leiris Michel, « La possession et ses aspects théâtraux chez les Éthiopiens de Gondar » (1958), Miroirs de l’Afrique, Paris, Gallimard Quarto, 1995.
-
[8]
Cf. Lacan J., Le Séminaire Les formations de l’inconscient, op. cit., p. 337-338.
-
[9]
Ibid., p. 338.
-
[10]
Lacan J., « Kant avec Sade » (1960), écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 777, 778.
-
[11]
J.-A. Miller évoque là la réponse ironique plus que stridente donnée par lui et ses collègues au Livre Noir de la psychanalyse.
-
[12]
Lacan J., Le Séminaire Les formations de l’inconscient, op. cit., p. 340.
-
[13]
Lacan J., « Télévision » (1973), Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 511.
-
[14]
Lacan J., Le Séminaire Les formations de l’inconscient, op. cit., p. 340.
-
[15]
Ibid., p. 342.
-
[16]
Ibid.
-
[17]
Cf. ibid., p. 343.
-
[18]
Ibid.
-
[19]
Ibid., p. 344.
-
[20]
Ibid., p. 345.
-
[21]
Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse (1962-63), Paris, Seuil, 2004, p. 73.
-
[22]
Ibid.
-
[23]
Ibid., p. 77.
-
[24]
Ibid., p. 78.
-
[25]
Ibid.
-
[26]
Ibid.
-
[27]
Ibid., p. 79.
-
[28]
Ibid.
-
[29]
Ibid., p. 37, 135 & 189.
-
[30]
Ibid., p. 189.
-
[31]
Lacan J., Le Séminaire D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 315.
-
[32]
Ibid.
-
[33]
Lacan J., « Lituraterre » (1971), Autres écrits, Paris, Seuil, p. 16.
-
[34]
Cf. Lacan J., Le Séminaire Les formations de l’inconscient, op. cit., p. 36 et suivantes.
-
[35]
Cf. ibid., p. 39.
-
[36]
Cf., Lacan J., Le Séminaire, livre VI, « Le désir et son interprétation » (1958-59), inédit.
-
[37]
Lacan J., Le Séminaire D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 313-317.
-
[38]
Ibid., p. 316.
-
[39]
Ibid.
-
[40]
Ibid.
-
[41]
Ibid., p. 317.
-
[42]
Cf. Lacan J., Le Séminaire L’angoisse, op. cit., p. 195.
-
[43]
Ibid., Lacan J., « Kant avec Sade », op. cit., p. 772.
-
[44]
Lacan J., Le Séminaire D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 317.
-
[45]
Ibid.
-
[46]
Ibid.
-
[47]
Ibid., p. 325.
-
[48]
Lacan J., « La science et la vérité » (1965), Écrits, op. cit., p. 855-877.
-
[49]
Lacan J., Le Séminaire D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 309.
-
[50]
Ibid., p. 309-310.
-
[51]
Heidegger M., « La chose » (1954), Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 194-218.
-
[52]
Lacan J., Le Séminaire D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 315.
-
[53]
Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse (1959-60), Paris, Seuil, 1986, p. 67-68.
-
[54]
Ibid.
-
[55]
Ibid., p. 68.
-
[56]
Lacan J., Le Séminaire L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 68. J.-A. Miller renvoie au commentaire qu’il en a fait « dans le petit détail ». Il traite notamment de ce point dans « Du symptôme au fantasme », les 5 et 12 janvier 1983, et dans « Cause et consentement », le 16 mars 1988 ; il y revient dans « Les paradigmes de la jouissance », La Cause freudienne n° 43, Paris, Navarin/Seuil, 1999, p. 12, après avoir traité de défense et refoulement dans « Le transfert négatif » en décembre 1998 dans L’orientation lacanienne III, 1.
-
[57]
Lacan J., Le Séminaire L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 68.
-
[58]
Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse (1969-70), Paris, Seuil, 1991, p. 9-27.
-
[59]
Lacan J., Le Séminaire D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 397.
-
[60]
Lacan J., Le Séminaire L’envers de la psychanalyse, op. cit., p. 18.
-
[61]
Ibid.
-
[62]
Ibid.
-
[63]
Lacan J., Le Séminaire D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 17.
-
[64]
Lacan J., « Du « Trieb » de Freud et du désir du psychanalyste » (1964), Écrits, op. cit., p. 853. J.-A. Miller renvoie à ses cours de L’orientation lacanienne précédents où il a traité de ces points.
-
[65]
J.-A. Miller renvoie au cours de « jadis où il a souligné ce faufiler ». Il a abordé ce point le 4 mars 1998, L’orientation lacanienne II, 15, et aussi le 31 mars 1999, « Paradigmes de la jouissance », op. cit., p. 21, 23 ; et auparavant le 15 mars 1995, « Silet ». Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse (1969-70), Paris, Seuil, 1991, p. 19.
-
[66]
Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien » (1960), Écrits, op. cit., p. 793-827.
-
[67]
Lacan J. Le Séminaire L’envers de la psychanalyse, op. cit., p. 19.
-
[68]
Lacan J., Le Séminaire D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 320.
-
[69]
Ibid., p. 317-18.
-
[70]
Lacan J. Le Séminaire L’angoisse, op. cit., p. 247 et suivantes.
-
[71]
Lacan J., « Position de l’inconscient » (1964), Écrits, op. cit., p. 850. Cf. Miller J.-A., « Scansions dans l’enseignement de Lacan » (1981-82), leçon du 25 novembre et 2 décembre 1981.
-
[72]
Lacan J., « Position de l’inconscient », op. cit., p. 850.
-
[73]
Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École » (1967), Autres écrits, op. cit., p. 243-59 ; « Discours à l’École freudienne de Paris » (1967), Autres écrits, op. cit., p. 261-81.
-
[74]
Lacan J., « La logique du fantasme. Compte rendu du Séminaire 1966-67 » (1969), Autres écrits, op. cit., p. 326.
-
[75]
Lacan J., « La signification du phallus. Die Bedeutung des Phallus » (1958), Écrits, op. cit., p. 685-95.
-
[76]
Ibid., p. 693.
-
[77]
Ibid., p. 694.
-
[78]
Cf. Marcel Gabriel, L’être et l’avoir (1935), Paris, Éd. Universitaires, 1991.
-
[79]
Lacan J., « La signification du phallus », op. cit., p. 694.
-
[80]
Lacan J., « La logique du fantasme. Compte rendu… », op. cit., p. 325.
-
[81]
Ibid.
-
[82]
Lacan J., Le Séminaire D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 230.
-
[83]
Cf. ibid., notamment p. 204.
-
[84]
Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, « La logique du fantasme » (1966-67), leçon du 12 avril 1967 inédit.
-
[85]
Cf. Lacan J., Le Séminaire D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 206.
-
[86]
Cf. ibid., p. 215.
-
[87]
Cf. ibid., p. 207.
-
[88]
Cf. ibid., p. 233.
-
[89]
Cf. ibid., p. 299. J.-A. Miller dit l’avoir recomposé de L’éthique de la psychanalyse, cf. L’orientation lacanienne II, 15 (1997-98), leçon du 19 novembre 1997.
-
[90]
Cf. ibid., p. 212.
-
[91]
Ibid., p. 213.
-
[92]
Cf. ibid.
-
[93]
Cf. Lacan J., Le Séminaire L’envers de la psychanalyse, op. cit., p. 12.
-
[94]
Lacan J., Le Séminaire D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 321.
-
[95]
Ibid.
-
[96]
Ibid., p. 320-22.
-
[97]
Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore (1972-73), Paris, Seuil, 1975, p. 15.
-
[98]
Cf. Lacan J., Le Séminaire D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 320-21.
-
[99]
Ibid., p. 311.
-
[100]
Cf. Lacan J., « La science et la vérité », op. cit., p. 877.
-
[101]
Cf. Lacan J., Le Séminaire D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 229.
-
[102]
Lacan J., Le Séminaire D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 321-22.
-
[103]
Ibid., p. 321.
-
[104]
Cf. Lacan J., « Subversion du sujet… », op. cit., p. 821 et suivantes.
-
[105]
Lacan J., Le Séminaire D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 321.
-
[106]
Ibid.
-
[107]
Cf. Lacan J., Le Séminaire L’envers de la psychanalyse, op. cit., chap. VII à IX.
-
[108]
Lacan J., Le Séminaire D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 321.
-
[109]
Ibid., p. 321, voir aussi p. 333.
-
[110]
Lacan J., Le Séminaire D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 310.
-
[111]
Cf. ibid., p. 322-25.
-
[112]
Ibid., p. 322.
-
[113]
Ibid.
-
[114]
J.-A. Miller renvoie ici au commentaire qu’il en a fait. Cf. L’orientation lacanienne II, 9, « Le banquet des analystes » (1989-90), leçons des 9 et 16 mai 1990 ; et aussi L’orientation lacanienne II, 10, « Harangues » (1990-91), leçon du 20 mars 1991, et L’orientation lacanienne II, 14, « La fuite du sens » (1995-96), leçon du 6 décembre 1995.
-
[115]
Ibid., p. 336.
-
[116]
Ibid., p. 333.
-
[117]
Ibid.
IX – Théorie des traces
Traces et point de capiton
1Je suis ramené par la trajectoire de cette année à lire, à épeler à mon tour Lacan, alors que j’avais pris une certaine distance avec la lettre de Lacan. [*] Ce texte que vous lisez du Séminaire xvi est à vrai dire déjà lui-même une lecture, par moi, des traces qu’il nous a laissées. Je me vois assez bien comme un éclaireur que l’on envoie en avant de la troupe pour lire les traces laissées par les indiens malins.
2Une lecture d’un premier niveau est incarnée dans ce texte, celle qui vous permet ensuite de vous questionner comme il faut sur ce qui est important de ce qui est dit, de ce qui ne l’est pas, voire des fausses traces laissées. Voilà ce que j’attends de cette lecture à la loupe, que je vous invite à faire en la démontrant ici. Cette lecture demande de peser vous-mêmes le poids de chaque mot, phrase, paragraphe, page, sans quoi, c’est un grimoire.
3Pour rendre lisibles les traces laissées par Lacan, bien entendu, il faut que j’y mette, à chacun de ces niveaux que j’ai énumérés, un point de capiton, qui est un signifiant-maître – Lacan le souligne dans le Séminaire xvii. C’est ce rôle que je joue, depuis bien des années maintenant, de celui qui use du signifiant-maître sur les traces laissées par Lacan, et qui me vaut une interminable, une éternelle dispute. Cette dispute se poursuit depuis assez longtemps maintenant pour qu’on puisse dire qu’elle fait partie des conditions mêmes d’élaboration du texte du Séminaire.
4Je me suis avoué finalement que rien de ce que Lacan appelait ma modestie ne servirait de rien – j’étais même prêt à aller jusqu’à l’humilité pour qualifier ce rôle. Ces dispositions variées de l’affect ne peuvent rien contre la donnée de structure qui est que j’use du signifiant-maître sur le texte de Lacan, avec son aveu, avec son consentement donné maintenant il y a bien longtemps, et pour le reste du temps. Cela m’a conduit à me faire un petit peu moins discret dans mon édition que je ne l’avais été pendant les deux premières décennies. On trouve maintenant de moi une quatrième de couverture ou quelques notes plus ou moins étoffées, qui veulent dire que j’admets que je suis passé par là. Je renonce à ce qui devait bien, pour moi, être un idéal, et peut-être une jouissance. Je renonce à ce que je me flattais être un incognito.
5Nous allons, avant de poursuivre la lecture de ces quatre petites pages [1], appeler à la rescousse, dans le dossier, les passages, les moments où Lacan évoque, réévoque, la trace et le sujet, c’est-à-dire les livre v et x du Séminaire. Tant qu’à faire d’avancer nos lectures, j’étoffe un peu notre corpus.
Coalescence, suture
6Dans Les formations de l’inconscient, le passage correspondant à ces quatre pages est la leçon que j’ai intitulée « Le signifiant, la barre et le phallus ». [2] Je retrouve, dans ces trois termes alignés, enchaînés, la trace de ma difficulté à donner un titre à ce chapitre parce que j’y voyais trop de choses – la première partie est consacrée davantage au signifiant, la seconde à la barre, et la troisième au phallus –, sans que je n’aie trouvé un terme qui puisse légitimement faire repère pour cette leçon et qui serait plus enlevé. Il y a là un petit effet albatros, ce titre-là a du mal à voler. Sauf peut-être exception, quand vous trouvez dans un des Séminaires de Lacan une leçon intitulée avec trois termes, c’est que Jacques-Alain Miller a été embarrassé cette fois-là. Vous trouvez ce genre d’embarras dans le Séminaire xi où au moins une leçon a du mal à tirer le lourd titre que je lui ai mis par souci d’exactitude. Je me dis maintenant que j’aurais pu certainement faire mieux, d’autant que cette leçon des Formations de l’inconscient est vraiment de la période géniale de Lacan, celle dont j’avais commencé à faire la liste de tout ce qu’il a produit en 1957-58. Tous les fondements de son discours sont là, avec une étonnante productivité. C’est dans cette leçon qu’il donne pour la première fois, sous une forme achevée, ce support qu’il s’est forgé du graphe du désir à deux étages, avec tous les postes qui sont là nommés. J’aurais pu mettre comme titre « Le graphe du désir » plutôt que ces trois termes, pourtant commodes pour retrouver ce qui nous intéresse.
7Notre thème de la trace est introduit dans cette leçon pour préciser – Lacan en est encore là à cette date – ce qui distingue le désir et la demande l’un de l’autre, mais aussi bien ce qui distingue le désir d’une frustration et la demande d’une gratification. C’est aussi bien ce qui distingue par ailleurs, même si les termes ne sont pas là au premier plan, la jouissance de la satisfaction. Entre les deux, il y a Spaltung, dit Lacan, clivage, faisant là référence au dernier article de Freud laissé inachevé sur l’Ichspaltung de l’objet. [3]
8Lacan traite à cette occasion, successivement, même si ce n’est pas tout à fait explicite dans le texte, du désir et de la demande, donnant là-dessus un certain nombre de précisions qui, concernant le désir, portent sur le rapport intime du désir et de ce qui le masque : le désir et son masque sont comme envers et endroit, cohérents [4]. Il voit même entre le désir et son masque – on retrouve le terme dans Encore –, une coalescence. [5] Ce terme signifie la soudure et n’est pas sans parenté avec la suture qui suppose un fil avec lequel on couture. La coalescence est l’adhésion de deux parties séparées, en particulier quand Lacan l’emploie en 1957 pour qualifier le rapport intime du désir et de son masque, masque qui peut être aussi bien le symptôme sous lequel court le désir. Nous retrouvons ce mot de coalescence dans le Séminaire xvi à un autre propos, pour qualifier le rapport entre le sujet supposé savoir et l’architecture du symptôme. [6]
9Si je faisais comme naguère, je ne vous aurais pas proposé une lecture de Lacan paragraphe après paragraphe, mais je serais parti de ces deux termes, coalescence et suture, pour organiser sur ces deux versants des considérations cliniques ou des abords possibles du symptôme. Lisant Lacan avec vous, je ne me donne pas ici ce loisir.
Masques et demande
10Il y a donc d’abord des considérations sur le désir et son masque, sur l’intimité de leur rapport, et aussi sur le fait que le désir reste impossible à satisfaire, que quelque chose est toujours laissé à désirer au-delà de la satisfaction. Pour suggérer ce que signifie la coalescence du désir et de son masque, Lacan a recours à une petite plaquette de Michel Leiris – un très joli texte – sur la possession chez les Éthiopiens du Gondar [7]. Lacan l’évoque sur ce point précis que, d’un côté, on ne peut pas douter de l’authenticité des phénomènes de transe, ce ne sont pas des simulations, comme nous voudrions le croire, et, d’un autre côté, ces phénomènes se moulent exactement dans des formes typifiées à l’avance. On reconnaît que, là, c’est tel dieu qui possède le sujet, et nous, nous ne pouvons résoudre la différence entre la transe et le cadre rigide du symbole qu’en disant qu’il y a là théâtre, simulation, alors que, dans le système des Éthiopiens du Gondar, on doit admettre qu’il y a une coalescence du désir avec les formes typiques où il vient s’inscrire. [8]
11Ce passage sur le désir et son masque est suivi d’un autre qui court un peu rapidement et qui est sur le désir sans masque, le désir dans sa forme pure, que Lacan nomme singulièrement du nom mélancolique de la « douleur d’exister ». [9] On ne trouve pas ailleurs que dans « Kant avec Sade » [10], chez Lacan, cette expression que le désir dans sa forme pure est la douleur d’exister, qui ne donne que plus de valeur aux masques, non seulement alors les masques du désir, mais aussi les masques de la douleur d’exister. Le désir a besoin de masques, comprend-on, parce que, s’il les perd, il ne reste que la pure douleur d’exister. C’est le terme lacanien pour qualifier, au moins dans la structure, ce qu’on appelle cliniquement, psychiatriquement, la mélancolie.
12Après ces considérations sur le désir, nous en avons sur la demande, et c’est spécialement aussi, même si ce n’est pas dit ainsi, la demande et ses masques. Quels sont les masques de la demande ? C’est l’identification, les idéaux qui dépendent d’elle, dans la mesure où la demande emprunte son moyen d’expression au champ de l’Autre, étant par là au principe de ce que nous reconnaissons comme fonction identificatoire ou idéalisante. Alors que le désir dans sa forme pure, c’est la déréliction, le sujet laissé tomber, pure souffrance d’être laissé tomber, la demande est au contraire ce qui arrime le sujet à l’Autre et l’embobine dans les idéaux qui sont justement des voiles de cette douleur d’exister. C’est sur la fonction de la demande que repose tout ce qui est pratique de perlimpinpin, dont le principe est « demandez, vous serez exaucés ». Cette pratique de la demande est aujourd’hui ce dont beaucoup de discours établis ont appris à se servir pour refouler comme horrible la pratique analytique, des pratiques qui reposent sur la connexion entre la demande et l’idéal.
13La relation du sujet au signifiant dans l’Autre, globalement, est avant tout requête que l’Autre donne le signe de sa présence. On le trouve de façon très pure dans l’analyse, justement, où celui qui prête sa présence à l’Autre est chiche de ses signes, alors que, dans les pratiques de type comportemental, il en est évidemment prodigue. Il y a, à côté du fantomatique de la présence de l’analyste, à leur gré, des gens qui se posent là et parlent d’une façon stridente, et que, avec nos meilleures volontés, nous n’arrivons pas à rejoindre. [11]
Pavlov et le signifiant
14Ce signe de la présence, qui est demandé avant toute chose, est aussi ce qui surclasse les satisfactions matérielles que la présence de l’Autre peut apporter. Lacan démarre là-dessus cette construction, que nous pouvons reprendre, sur le signal et sur la trace, puisque cela peut être mis au chapitre de la demande.
15Il est notable que le nom qui vient là, appelé par la cohérence de la démonstration, est celui de Pavlov, comme il revient à peu près à la même place dans le Séminaire de L’angoisse, cinq années plus tard. Pas tout à fait de la même façon, puisque si Lacan reprend les expériences de Pavlov comme reposant sur des signaux qui sont des signifiants, il souligne que, dans ces expériences, manque le grand Autre comme lieu d’un système unitaire du signifiant. Nous avons des signaux, la petite clochette bien connue qui fait saliver le chien, mais nous n’avons pas un système unitaire des signifiants. L’intérêt de le retrouver là, c’est que, dans L’angoisse, Lacan, parlant de la même chose, dit au contraire que la dimension de l’Autre y est présente, ce n’est pas une simple répétition. On n’a pas non plus une opposition absolument frontale.
16Manque le grand Autre, manque, avec Lacan, la concaténation, c’est-à-dire que les signaux sont isolés, ils ne sont pas enchaînés les uns aux autres, et donc, manque toute référence à une loi des signifiants. Leur apparition isolée dépend de la volonté et du caprice de l’expérimentateur. Rien n’apparaît au-delà du signal. Réserve tout de même : « Ce n’est pas dire pour autant qu’il n’y ait pour l’animal aucune dimension de l’Autre avec un grand A, mais rien ne s’en articule pour lui en tant que discours. » [12] Lacan explicitera cette réserve, par exemple dans « Télévision », en évoquant les animaux domestiques qui, de frayer avec l’homme dans son intimité, se trouvent associés à la dimension de l’Autre, se trouvent pouvoir souffrir, apprendre d’une autre façon, et sont donc des animaux d’homme, une espèce singulière, différente, de l’animal sauvage. [13] À partir de ce commentaire rapide de Pavlov, Lacan pose – une phrase qui ne se retrouverait pas dans le Séminaire xvi – que le signifiant est « de nature substitutive par rapport à lui-même », qu’un signifiant peut en remplacer un autre. [14] C’est d’ailleurs, plus tard, une des valeurs que prendra la proposition « le signifiant représente un sujet pour un autre signifiant ». Cette substitution n’a de sens qu’au niveau de la place. Au contraire, si on s’occupe de la signification, Lacan souligne, dans le Séminaire xvi, que, loin qu’un signifiant soit de nature substitutive par rapport à lui-même, aucun signifiant ne peut se signifier lui-même. Ce qui ouvre la question à une dimension de concaténation.
Évanescence de la trace
17Ayant ainsi évoqué le désir et son masque, le désir sans masque, la demande idéalisante, Pavlov et ses signaux isolés, Lacan se pose la question – on saisit la façon dont il pense ou dont ça pense en lui, c’est-à-dire qu’on voit vraiment un pas mis l’un après l’autre – de ce qu’est un signifiant au niveau élémentaire. Nous avons ces coupes : Séminaire v, Séminaire x, Séminaire xvi, où l’on voit Lacan faisant retour à cette question : « Partons de ce qu’est une trace. » [15] Cela nous donne le repère ferme pour nos découpes de ces trois Séminaires. « Une trace, c’est une empreinte, ce n’est pas un signifiant. » Ce que nous avons rencontré dans le Séminaire xvi. Mais il y a « un rapport entre les deux », pour autant que « le matériel du signifiant participe toujours quelque peu du caractère évanescent de la trace. » [16]
18Pourquoi la trace serait-elle évanescente ? C’est parce que trace appelle effacement, les traces dont il s’agit sont des traces susceptibles d’être effacées. On peut arriver à condenser une catégorie à partir de ces textes, c’est la notion de l’effacement. On trouve là le fameux exemple de l’empreinte du pied de Vendredi. Si Robinson, qui découvre cette trace, l’efface, là s’introduit, dit Lacan, « la dimension du signifiant », et « ce dont il y a trace », c’est-à-dire Vendredi, est « constitué comme signifié » – il semble plutôt que ce soit comme référence. Il conclut de là que le signifiant « témoigne d’une présence passée », et, dans la chaîne signifiante, quand les signifiants sont enchaînés comme dans une phrase, il y a un passage où chaque élément est fugace, on peut dire évanescent – le mot que je viens de prononcer est déjà loin, déjà parti. « Ce passage en tant qu’évanescent, c’est cela même qui se fait voix », la voix qui est là le support de l’évanescence. [17]
19Il sera beaucoup plus précis sur la place de la voix dans le Séminaire xvi. Il se contente là de dire que ce qui soutient le passage des signifiants, c’est la voix. Il pense donc à la parole et il ne faut pas oublier que, dans le graphe du désir, la voix comme objet a a une place tout à fait distinguée, à l’étage inférieur du graphe, se situant ici comme support de la chaîne signifiante et pouvant là se rassembler comme surmoi.
Annulation sublimante
21Lacan introduit là l’effacement, dont il reste toujours quelque chose quand il est pratiqué sur un texte, à savoir la place où on a effacé. C’est ce dont les textes anciens portent à l’occasion la cicatrice quand il manque des lambeaux de textes, des morceaux matériels de supports du texte. Plus généralement, Lacan utilise la notion de l’effacement comme définitoire du signifiant : « Le signifiant comme tel est quelque chose qui peut être effacé, et qui ne laisse plus que sa place. » [18] D’une certaine façon, nous avons là la notion de deux effacements ou d’un effacement de deux niveaux différents. D’un côté, il y a le passage de la trace comme empreinte du pied au signifiant, mais il y a aussi : le signifiant lui-même est susceptible d’être effacé – on a là un signifiant au second degré.
23C’est ce dont Lacan formule la loi, continuant d’exploiter les ressources réflexives du signifiant. Comme il pouvait dire que le signifiant était de nature substitutive par rapport à lui-même, il marque que le signifiant peut s’annuler lui-même. [19] L’accent est tout à fait à l’opposé dans le Séminaire xvi, où c’est au contraire la différence qui travaille le signifiant qui ne peut pas se signifier lui-même, et donc ne peut pas s’annuler lui-même. Lacan voit se matérialiser ce pouvoir d’autodisparition dans la barre dont il fait usage dans son graphe, au niveau de S (Ⱥ), et que vous retrouvez chaque fois que le sujet est désigné par $. Il nous présente l’usage de la barre comme s’inscrivant dans cette réflexion sur l’effacement de la trace.
25Ce thème de la barre étant voué à une grande fortune dans l’enseignement de Lacan. Il indique déjà ici la fonction de la barre comme productrice de signifiant : toute chose, toute entité réelle est susceptible de devenir signifiant dans la mesure où elle est barrée. C’est le raisonnement qui est mis en œuvre dans « La signification du phallus ». « Pour tout ce qui n’est pas signifiant, c’est-à-dire en particulier pour le réel, la barre est un des moyens les plus sûrs et les plus courts de son élévation à la dignité de signifiant. » [20] Référence alors au terme qu’on retrouve dans « La signification du phallus » de l’Aufhebung hégélienne, c’est-à-dire l’annulation, qui en même temps est sublimante, du terme.
26Cette étonnante leçon a le temps de se terminer sur une introduction du texte de Freud « Un enfant est battu », où l’on voit mis en scène la barre frappant le terme. Quand Lacan en parle, dans le Séminaire xvi, il y a, dans l’arrière-plan, toute cette construction ancienne.
Rats dans un labyrinthe
27Quant au livre x, j’ai prélevé trois passages. Il y en a d’autres dans les Séminaires de Lacan, en particulier dans « L’identification ». Je vous dirige sur le chapitre v, « Ce qui trompe » – un titre dont je suis content, par exemple. Nous retrouvons derechef Pavlov qui est là encore une question et une référence pour Lacan, mettant alors à l’avant-plan le contraire de ce qu’il avait dit cinq ans auparavant : « la dimension de l’Autre est présente dans l’expérience ». Il ajoute : « Ce n’est pas d’hier que je le note. » [21]
28Cette phrase est-elle faite pour effacer sa trace ancienne ? Je ne crois pas. D’abord parce que, par principe, je fais confiance à Lacan. Mais il est question dans le texte d’une objection qu’il aurait faite à un conférencier qui parlait de Pavlov. On peut penser qu’en effet, il y a eu un moment préalable au Séminaire où Lacan s’est attaché à montrer ça. D’autre part, ce n’est pas au même niveau qu’il dit une chose et l’autre. Il dit là que, « du fait qu’il y a montage d’appareils, la dimension de l’Autre est présente ». [22] La présence de l’Autre à ce niveau-là n’est pas nécessairement sue de l’animal, il s’agit au contraire de l’objectivité du montage d’appareil. C’est présent même si l’animal n’en sait rien. On peut dire que c’est excessif. Lacan ajoute que c’est la même chose chez nous. Nous non plus nous ne savons pas jusqu’où va la dimension de l’Autre et jusqu’où va la prise de l’Autre sur nous. Il spécule ici sur la différence entre l’Autre en-soi et l’Autre pour-soi. C’est sans doute un peu forcer les choses que de faire équivaloir le non-savoir du montage d’ensemble par l’animal qui y est pris et la prise de l’Autre sur l’animal humain, mais c’est très suggestif, cela conduit à l’idée que nous sommes des rats dans un labyrinthe que nous ne connaissons pas.
29Vous voyez comme on pourrait déjà là exploiter ces deux passages de façon diverse, d’une part en disant que Lacan se contredit – et pourquoi pas ? – et au contraire, en prenant ça comme un fil pour préciser la notion du savoir.
Trace et signifiant
30Dans la seconde partie, après le salut à Pavlov, la trace, le rappel que le signifiant est une trace, mais une trace effacée, et l’évocation de la proposition – elle apparaît pour la première fois dans « L’identification » – « le signifiant est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant » [23], nous avons un passage très plaisant sur l’animal et les traces et des considérations d’éthologie sur la trace. « Ce n’est pas seulement la propriété de l’homme que d’effacer les traces, que d’opérer avec les traces. On voit des animaux effacer leurs traces. On voit même des comportements complexes qui consistent à enterrer un certain nombre de traces, des déjections par exemple – c’est bien connu chez les chats. » [24] Lacan évoque la constitution du territoire chez les hippopotames, le repérage des traces chez le cerf, disant qu’il ne s’étend pas là-dessus. « La chose qui m’importe, c’est ce que j’ai à vous dire concernant l’effacement des traces. L’animal, vous dis-je, efface ses traces et fait de fausses traces. Fait-il pour autant des signifiants ? » [25] Voilà le passage précieux. « Il y a une chose que l’animal ne fait pas – il ne fait pas des traces fausses, c’est-à-dire des traces telles qu’on les croira fausses, alors que ce sont les traces de son vrai passage. Faire des traces faussement fausses est un comportement, je ne dirai pas essentiellement humain, mais essentiellement signifiant. C’est là qu’est la limite, c’est là que se présentifie un sujet. Quand une trace a été faite pour qu’on la prenne pour une fausse trace, là nous savons qu’il y a un sujet parlant, là nous savons qu’il y a un sujet comme cause. La notion même de la cause n’a d’autre support que celui-là. » [26] Plus tard, Lacan ne dira pas le sujet comme cause, mais on atteint là ce redoublement où l’on voit l’animal humain se détacher du comportement animal, non pas seulement à un premier niveau de faire des traces fausses, mais de laisser des traces vraies que l’on prendra pour fausses. C’est ce qu’incarne le dialogue répété par Lacan de la somme de savoir hébraïque : Pourquoi me dis-tu que tu vas à A pour que je crois que tu vas à B, alors qu’en fait, tu vas bien à A ?
31Lacan nous présentifie la trace effacée dans un schéma. [27]
33Lacan parle sans plus de précision de l’objet de la chasse. On est vraiment dans la représentation d’un comportement primitif. « Il y a donc d’abord un petit a, l’objet de la chasse, et un A, dans l’intervalle desquels le sujet S apparaît avec la naissance du signifiant, mais comme barré, comme non su. Tout le repérage ultérieur du sujet repose sur la nécessité d’une reconquête sur ce non-su originel. » [28] Rien qu’avec ce petit schéma, vous avez supposément représentée dans son impensable la naissance de l’inconscient. C’est ce lieu problématique, qui est saisi par des moyens grossiers, que vous trouvez cerné et parcouru avec une tout autre aisance dans le Séminaire xvi.
34Le lieu où il s’agit de saisir ce qu’il en est, se trouve déjà ici placé, étant aussi bien dans les différents schémas de la division du sujet que Lacan propose dans ce Séminaire [29], où vous avez finalement ce curieux schéma qu’il ne reprendra pas, et qui est une nouvelle version de la division.
36Que veut dire a sur S ? Nous n’avons que ce guide pour lui donner un sens : le a représente le S « dans son réel irréductible ». [30] D’une certaine façon, Lacan reprend ce schéma dans les quatre pages du Séminaire xvi, c’est-à-dire ce qu’a d’impensable la représentation du sujet brut par a. Cette récurrence suffit, non pas à éclaircir la chose, mais à montrer qu’on trouve des traces de ce fil que suit Lacan d’année en année.
Sujet et trace
37Nous arrivons maintenant à un lieu plus connu de nous, le chapitre « Savoir jouissance » dans D’un Autre à l’autre, où nous avons aussi comme point de départ la trace. Bien sûr que Lacan revient comme en spirale sur les choses qu’il a dites, pour transformer et monter. Il ne fait même que ça. On a vraiment le sentiment avec le temps qu’un même problème est saisi, qui n’est pas traité jusqu’au bout, et sur lequel on revient.
38Point de départ : la trace comme représentation matérielle du sujet, et même par un type de matérialité vulgaire. Le sujet de la trace est le sujet représenté par la trace. Si indéterminé qu’il le qualifie, il est au moins déterminé par ceci que c’est un sujet qui laisse des traces, il a rapport avec une matérialité. Ce n’est pas un sujet du signifiant, lui, insaisissable, ne laissant pas de traces.
39Admettons que le sujet puisse être indéterminé si la trace est un simple trait. C’est beaucoup plus difficile lorsqu’on parle, comme fait Lacan dans le Séminaire xvi, de l’empreinte d’une main ou d’un pied, qui est une trace déterminée supposant un corps. On peut faire beaucoup de déductions à partir d’une empreinte de corps. Si la trace est déterminée, il est donc difficile de soutenir que le sujet représenté par cette trace, lui, ne serait pas déterminé.
40Peut-on admettre ce que Lacan dit que ce n’est pas un signe ? On peut l’admettre dans la mesure où la trace empreinte n’est pas laissée pour quelqu’un. Ce n’est pas la même chose quand, par exemple, dans Le dernier des Mohicans, une jeune fille est enlevée par une tribu très méchante, qui laisse derrière elle son petit mouchoir pour qu’on ait une chance de la retrouver. Il y a beaucoup d’occasions de voir tomber ce petit mouchoir qui fait trace. Dans ce cas, c’est vraiment un signe. Elle attend que quelqu’un passe qui dira : ce signe renvoie à Melle Unetelle qui a dû être enlevée par les sauvages. Ce n’est pas la même chose que l’empreinte laissée par un corps qui a un certain poids, n’étant pas laissée pour quelqu’un. On peut donc admettre ce que dit Lacan : l’empreinte n’est pas un signe, car il n’y a pas besoin que ce soit destiné à quelqu’un pour qu’il y ait une empreinte.
Lecteur de traces
41J’aime suivre Lacan à la trace quand ce n’est pas complètement fini. Ce n’est pas un morceau des Écrits. C’est ici une esquisse où toutes les chevilles ne rentrent pas dans les petits trous.
42Il part de la trace, d’une empreinte, qui n’est pas un signe. Le substrat de sa réflexion, c’est la différence entre une empreinte naturelle – le corps passe, les branchages se cassent, le sable prend la forme du pied – et le signe conventionnel – la demoiselle enlevée laissant un mouchoir. Si elle n’avait pas de mouchoir, pourrait-elle laisser une partie d’elle-même ? Quand la maffia envoie le petit doigt de celui qu’elle a enlevé à la famille pour signifier qu’il est bien en main, est-ce un signe ? Oui, cela me paraît excellent, le petit doigt représente le kidnappé pour sa famille. Il y a aussi le pied de Cendrillon… Ce sont toujours des affaires de pied et de main, cela se centre là-dessus, et Lacan a bien raison de dire « empreinte d’une main ou d’un pied ». Il y aurait tout un effet à faire avec ce carnaval de mains et de pieds.
43C’est justement dans la différence qu’il y a entre les empreintes naturelles et les signes conventionnels que s’élève la fonction du lecteur de traces qui remonte de la trace au quelque chose qui est laissé. Les Tuniques bleues, par exemple, chasseuses de sauvages, jouissaient parmi elles de la collaboration d’un certain nombre d’anciens sauvages domestiqués allant en avant pour reconnaître les traces fausses des vraies, ou les traces vraies qu’on a laissées pour qu’on croie qu’elles étaient fausses.
Effacement-matérialisation
44Lacan a déjà réfléchi à d’autres moments sur la trace, son rapport au signifiant, là il raisonne sur : que se passe-t-il quand la trace n’a plus d’autre support que a, c’est-à-dire quand nous sommes dans une configuration où nous n’avons pas d’autre représentant du sujet que a.
45Nous allons utiliser un morceau du Séminaire x pour clarifier ce dont il s’agit dans le Séminaire xvi. Son raisonnement porte là-dessus : comment se fait-il que la trace puisse avoir pour support un objet a ? Si nous partons de ce qu’il y a de matériel dans la trace, il ne s’agit pas de produire une élévation par une barre posée, par l’effacement. C’est le contraire de l’Aufhebung hégélienne. Quand Lacan parle d’Aufhebung, il évoque l’élévation d’une entité réelle à la dignité de signifiant, nous avons un effacement-élévation, l’effacement ayant valeur d’élévation. Ici, l’effacement est au contraire un effacement-matérialisation, en quelque sorte la contrepartie.
46Quand Lacan parlait de la barre dans l’année 57-58, peut-être croyait-il, en tout cas il a fait croire, qu’il n’y avait qu’une seule façon d’effacer, le signifiant effacé par le signifiant. Cet effacement de la matérialité transforme ce dont il s’agit, il y a une connexion entre effacement et transformation. Si nous suivons le Séminaire xvi, nous pouvons en faire une opération de transformation qui transforme la trace en simple place, que nous allons appeler T1. Nous allons distinguer ce que Lacan appelle les diverses façons de l’effacement qui nous donnent les objets a, et il s’agit ici d’une autre transformation où la trace est transformée en objet a, T2.
47La transformation 2 a quatre modes. Ta, la transformation de la trace en regard, Lacan la mimant presque. L’autre s’éclipse, et il reste qu’il a vu. C’est Diane et Actéon. Diane est au bain, Actéon l’a vue, et il reste la trace du passage d’Actéon dans les broussailles qui ont été bougées ou cassées. Elle a été vue, aperçue, c’est donc la transformation de la trace d’Actéon en regard. Tb, la voix, c’est qu’on repère les traces matérielles de la proie, qui donnent lieu à des aboiements qui représentent la transformation de la trace en voix ou en support vocal.
49J’ai déjà évoqué la chasse et la meute qui cherche les traces. Cela a son sens qu’il y ait une meute. Une meute est un groupe, un sujet collectif, chaque bête appartenant à ce sujet collectif de la meute. On parle de surmoi féroce lié à la voix. Pensez au surmoi sous la forme de la meute, dont vous êtes, vous, la proie. Il y a présent, dans le surmoi, un élément groupal.
Théorie de la signature
50Nous avons ensuite une théorie de la signature, qui nous ramènerait à la naissance du signifiant, et qui peut paraître un peu en retrait sur l’examen saisissant de l’indicible rapport a sur S. Nous sommes encore un peu loin de la trace dans ce sens, puisque Lacan évoque le sujet de droit qui est satisfait si l’illettré fait une croix là où devrait être marquée sa signature, un trait barré suffisant à attester, dans le système global du droit, qu’il affirme sa volonté. Il ne suffit pas de faire une croix n’importe où, il faut la faire chez un notaire, avec d’autres qui attestent que M. Untel était bien là. Nous sommes bien loin de l’aspect en quelque sorte primitif que nous étions à suivre, nous avons un système de traces, mais qui fait d’autant mieux voir que nous sommes, dans cette théorie de la signature, dans le cadre de la transformation T1. On n’a rien de plus qu’une place, marquée par un trait barré, et nous avons l’effacement-sublimation, que j’avais appelé l’effacement-élévation, qui peut se contenter de ce trait barré, alors que, corrélativement, il faut impliquer une « substance » [31], dit Lacan.
51Lorsque fonctionne la transformation T1, qui est une élévation, corrélativement fonctionne la transformation T2, qui est une matérialisation. Lacan le dit d’un mot très joli : les traces ne sont jamais effacées qu’« en repoussoir » [32], repoussoir nous amenant là du relief. Les repoussoirs en peinture, c’est ce qui est mis en évidence et permet par différence d’apercevoir autre chose. Ce que Lacan nous présente ici, et qui est si délicat à saisir, c’est le rapport de repoussoir qu’il y a entre sublimation et matérialisation. C’est dans ce relief aussi qu’il faut lire Lacan, où beaucoup d’éléments sont placés en repoussoir par rapport à d’autres, et, dans l’expérience analytique, pour s’y retrouver, l’analyste doit faire la différence entre ces éléments et les autres.
X – Articulation logique
Oubli du nom
53La théorie des traces, des traces effacées, des traces transformées, c’est là toute la psychanalyse. Il y aurait des traces mnésiques, mémorielles, qui se conservent à l’insu du sujet, qui demeurent ineffaçables, comme si elles étaient consignées dans leur demeure. Pour désigner cette demeure, cette dimension – Lacan a forgé le mot de demansion [33] pour joindre dimension et demeure –, nous avons ce mot : l’inconscient. Nous aurions pu aborder la trace effacée à partir d’un des exemples que Freud donne, dans sa Psychopathogie de la vie quotidienne, de l’oubli du nom, et qui vise à démontrer que ce nom oublié n’est pas une trace effacée, mais au contraire conservée, et se manifestant, se rappelant par des tronçons de mots, des phonèmes assemblés. L’oubli du nom ne s’est pas tari avec l’interprétation de Freud. On continue d’en faire, comme les lapsus. D’ailleurs, on ne rate pas les hommes publics qui laissent passer un lapsus. Freud se rappelle à eux, il ne lâche pas, dans toute une grande partie du globe. Selon son orientation, Lacan a cherché à donner de ce phénomène une articulation logique. Ce qui parcourt tout l’élan de D’un Autre à l’autre, un Séminaire très occupé d’articulations logiques dessinées avec grand soin, au point que les exemples cliniques n’y sont pas prodigués, ce qui ne veut pas dire que la clinique n’y soit pas présente.
54Dans l’articulation logique de l’oubli du nom, Lacan distingue soigneusement le nom lui-même qui manque à venir, celui de Signor, début du nom Signorelli, qui est là à tourner, à être renvoyé dans la mémoire de la machine entre le code et le message, et puis ce qui y est permis d’en apparaître, cette fois-ci dans la petite bretelle placée en dessous. [34] Une voie de rappel où se multiplient, comme lorsque vous cherchez à vous rappeler un nom que vous avez oublié, des échos de ce nom, qu’il appelle des ruines de l’objet, de l’objet qui est ce nom. [35] Lacan distingue bien ces deux étages, celui où c’est à proprement parler refoulé, entre code et message – cela ne peut pas apparaître –, et ce qui est tombé dans les dessous, mais pas exactement refoulé – alors il en apparaît des morceaux. Cette scission a toute sa valeur. L’objet est déjà appelé par Lacan métonymique, et c’est l’année suivante que Lacan établira une connexion étroite entre jouissance et métonymie. [36]
Terme ambocepteur
55Revenons à cette merveilleuse déduction des objets a par Lacan – Ta, le regard, Tb, la voix –, conçue par lui dans cette articulation un peu jetée, pas fignolée de tous les côtés, ce qui fait son prix, sa valeur. [37]
56Regard et voix sont donnés comme préalables aux deux autres objets, le sein, objet oral, et le déchet, objet anal, sans qu’on puisse parler d’une déduction, car c’est plutôt une rupture de déduction qui est là en jeu. « Après ce 1 et ce 2 concernant regard et voix, je continue à dire ce qui pourrait venir à la suite dans un apport pris par ce biais. » [38] Cette petite phrase est déjà là pour indiquer que cet abord marche mieux pour le regard et la voix que pour les deux autres, qui sont en quelque sorte un rajout. La différence, c’est que Lacan fait entrer en jeu, pour les deux derniers objets, des fonctions beaucoup plus élevées, plus complexes, que celles qui sont en jeu pour le regard et la voix, où l’exposé, de ce biais pris, est en quelque sorte direct.
57Il faut déjà supposer et regard et voix, et encore d’autres éléments, comme on le voit par la suite – le signifiant, son sens, ses effets de signification –, pour pouvoir accrocher aux deux premiers wagons les deux derniers. « Ce n’est pas immédiatement que vient […] ce qui s’annonce maintenant comme étant la demande. » [39] Les deux derniers objets sont attachés à la demande. N’est pas précisé de nouveau par Lacan – il le fera par ailleurs – que les deux premiers, regard et voix, sont plutôt des objets en rapport avec le désir. « Nous sommes ici forcés de supposer regard et voix déjà construits ». [40] C’est le caractère indirect des deux derniers, accrochés à la demande de deux façons différentes. Le premier, le sein, c’est la demande faite à l’Autre, alors que l’objet anal s’inscrit dans la construction de Lacan – qui n’est pas répétée ici – comme la demande qui provient de l’Autre.
58L’accent, modéré, que Lacan met sur ces deux derniers pour finir sa liste, fait coalescence entre ce qui est demandé et la place comme telle : « ce qui est demandé n’est jamais qu’une place ». [41] C’est une façon d’introduire, pour l’objet oral, le plaquage, comme il est déjà nommé dans L’angoisse [42], de l’enfant au corps de la mère, et il met l’accent sur le fait que le sein comme le placenta sont à proprement parler du côté de l’enfant qui empiète sur le corps de la mère. Rappel, ici, du même adjectif qu’on trouve dans L’angoisse et, à une autre place, dans « Kant avec Sade », celui d’ambocepteur, qui qualifie un terme qui, entre deux domaines, a des attenances à l’un comme à l’autre. [43] Vous pouvez nourrir ce renvoi de toute la richesse phénoménologique introduite dans L’angoisse à ce propos.
60Lacan traite d’emblée de l’objet anal à partir de ce qui est engendré par le jeu des signifiants, c’est-à-dire le signifié, qu’il donne comme étant le déchet, l’excrément du jeu des signifiants. « À articuler les choses par ce biais, ce qui s’engendre du jeu des signifiants, à savoir, ce qui est sens, soit, à proprement parler le signifié, est ici à situer en tant qu’effet de chute de ce jeu. » [44] Nous retrouvons une thèse qui est répétée par Lacan, souvent de façon sarcastique, que tout ce qui fait la culture dont l’humanité est si fière est du registre du signifié qui s’accumule, et qu’on essaie de placer où l’on peut, sous la forme, qui peut être la plus familière de savoir où l’on arrive encore à ranger des livres. Quand on a parcouru un certain chemin, en effet, l’accumulation du signifié se marque de cette façon élémentaire. C’est sa grande thèse sarcastique de l’excrémentiel de la culture que Lacan évoque : « C’est bien comme déchet, excrément de la relation subjective, qu’il faut ici inscrire ce qui fait la matière des dictionnaires, ce qu’on dit être l’amas des sens qui se sont concentrés autour d’un signifiant […]. C’est du registre de l’objet anal. » [45]
Critique du statut du sujet
61Jetons maintenant un œil sur la troisième partie de « Savoir jouissance ». Maintenant que j’en suis un lecteur, je me la représente en faisant foi à l’endroit où le rédacteur a coupé. Cette coupure est bien placée, puisque je propose d’aborder cette troisième partie par ce qui l’encadre : « Voici maintenant ce à quoi nous avons affaire si nous voulons rendre compte correctement de ce qui est l’enjeu d’une psychanalyse. » [46] Prenons cela, qui mériterait même de couvrir l’ensemble de ce chapitre, comme une première borne de cette troisième partie, la seconde étant empruntée à la fin du chapitre : « l’expérience que nous avons du joint de l’Autre à la jouissance » [47]. Voilà les deux bornes de cette partie : d’un côté, préciser ce qui est l’enjeu d’une psychanalyse, de l’autre côté, la référence à l’expérience que nous avons du joint de l’Autre à la jouissance.
62Si on médite sur ces deux phrases, on ne peut pas ne pas songer à ce qui est l’introduction de cette leçon xx, et pour l’entendre dans toute sa valeur. Lacan y souligne, comme de bien entendu, l’incidence du sujet qui est première dans la pratique psychanalytique. On peut même penser l’avoir déjà lu, puisqu’il rappelle cette place du sujet, et son évidence, dans « La science et la vérité » [48]. On peut donc penser que ce n’est rien de plus et glisser sur ce qui est ici souligné de la mobilité du sujet dans l’expérience qui peut se retrouver à des points très divers. Songeons simplement à la flexibilité avec laquelle on peut déchiffrer un rêve en mettant la place du sujet ici ou là, cette mobilité lui est même consubstantielle en raison de cette barre qui le traverse et en barre effectivement toute substantialité.
63Ce n’est pas tout à fait ce que dit Lacan. En même temps que, dans les deux, trois premiers paragraphes, il nous décrit la mobilité du sujet, il le met au registre de la façon dont pense le psychanalyste. C’est pris dans la parenthèse de la citation qu’il fait des comptes rendus de cas de ses collègues. C’est pourquoi il demande qu’on critique le concept du sujet là mis en œuvre. Ce qu’il prend soin de distinguer, ce n’est pas le fait de se servir du terme de sujet qui est lacanien, alors que les analystes auxquels il pense, pour leur majorité, ne le sont pas, mais une critique du statut du sujet est ici appelée. Lacan donne un exemple très précis du type d’excès qu’il censure. « Quant au statut de ce sujet, il reste absolument non critiqué, puisque aussi bien, des énoncés singuliers vont jusqu’à parler de choix de la névrose, comme si c’était à je ne sais quel point privilégié de ce sujet en poudre qu’avait été réservé à un moment l’aiguillage. » [49] La façon dont on se sert du terme « choix de la névrose » est ici mise en question.
64Si cela paraît encore loin de ce que nous avons trouvé jusqu’à présent dans cette leçon XX, nous voyons mieux de quoi il s’agit : « On peut admettre, bien sûr, que, dans un premier temps, la recherche analytique n’en ait point du tout été à donner une articulation logique à ce qui se présente comme tout à fait déterminant, en apparence, dans une certaine façon de réagir au trauma. » [50] Est en question, sous le nom de trauma, l’incidence de la jouissance, qui n’est pas nommée comme telle à cette place. Nous ne pouvons pas ne pas nous souvenir de la distinction que fait Freud de la position de l’hystérique et de l’obsessionnel en relation avec, à chacun, leur trauma. Cela reste de grandes arches du discours analytique. L’objet est le support d’une aversion pour l’hystérique, il est comme tel un objet d’insatisfaction, alors qu’à l’obsessionnel, l’objet apporte un excès, un trop de plaisir.
65Ce qui est là présent dans la question du choix de la névrose ou de ce mot de trauma, c’est l’incidence, qui peut être parfaitement divergente, de la jouissance première pour un sujet ou un autre. Le rapport du savoir et de la jouissance est là en question, comment s’articule l’incidence de la jouissance dans et par rapport au lieu de l’Autre. Ce qui fait ce reboucle avec la fin du chapitre, où il est question du joint de l’Autre à la jouissance, dont la première incidence est le traumatisme, ce qui reste comme le mot de trauma dans ce texte.
66On voit bien alors que Lacan critique les analystes de chercher le déterminant de la position subjective dans le trauma. Le trauma est premier et le sujet en est comme déterminé.
68La rectification que propose Lacan et qui concerne ce qui est l’enjeu d’une cure analytique, c’est ce moment premier qui est en fait rétroactivement isolé à partir de l’interprétation. On n’a pas une chronologie élémentaire qui suit le décours du temps, mais ce qui est de l’ordre du trauma est rétroactivement posé, et c’est aussi bien ici que nous pourrions inscrire le signe, le symbole de l’objet a dans cette rétroversion. Nous avons comme une contestation par Lacan de la primauté du trauma et de l’idée du choix de la névrose comme étant un point originel d’où partent tous les aiguillages, qui a été produit rétroactivement par l’interprétation. C’est ce qui clôt l’introduction de cette leçon.
Geste des Lumières
69Si l’on part de ce pas, comment se répartissent la première et la seconde partie de ce chapitre ?
70Dans la première partie, où Lacan nous donne sa petite machine où S1 s’inscrit en dehors du lieu de l’Autre par rapport à S2, et ainsi de suite, nous avons une articulation logique, mais l’articulation logique sans le trauma, et qui est tout entière dans le registre du signifiant.
72Au contraire, dans la seconde partie, que nous avons commencée d’épeler sur les quatre objets a, nous avons bien une réflexion sur le trauma, sur l’incidence de la jouissance sous ses quatre aspects ou matières, mais sans l’articulation logique. De là, le travail de Lacan va être de réussir à faire s’emboîter ces deux parties. Il y a, pour lui, une exigence d’intelligibilité – quelque chose se satisfait – qui suppose que l’articulation logique vienne, y compris dans les recoins les plus obscurs de l’expérience. Le flambeau de Lacan vient pour balayer les coins où l’obscurité est installée, où on la laisse tranquille aussi, et ce n’est pas pour rien qu’il a choisi de mettre au dos du volume de ses Écrits une allusion à la philosophie des Lumières. Il n’en est pas, bien entendu, un sectateur étroit, obtus, il en connaît aussi les facettes et les envers, mais, dans le mouvement de Lacan, il y a quelque chose du geste des Lumières, faire descendre la lumière jusque dans les recoins les plus obscurs. Cela se traduit pour lui comme articulation logique, que je prends là dans un sens qui inclut aussi bien l’articulation topologique, même si, dans ce Séminaire, c’est plutôt la logique mathématique qui est la discipline appui de Lacan dans son investigation.
73C’est pour Lacan quelque chose qui a été obtenu, qui peut faire mémoire, qui fera culture aussi bien, qu’il faudra éventuellement enrober dans un écrit pour être bien sûr que ce soit déposé comme un déchet, mais le critère, c’est l’articulation logique. Il faut mesurer ce qu’a d’étreignant cette ambition quand il s’agit de ce dont il s’agit.
Rapport pathétique
74Il me faut faire retour sur ce que Lacan a appelé, suivant de très près Freud, das Ding, le scandant dans le chapitre iv de L’éthique de la psychanalyse, un Séminaire où il a laissé encore beaucoup d’ombres sur ce dont il s’agissait. Sans doute a-t-il été conduit à souligner ce mot de das Ding dans un passage de Freud par le fait que Heidegger avait prononcé une conférence sous ce titre, sans référence à Freud, bien entendu. [51]
75Das Ding, c’est ce que le sujet isole comme ce que Freud appelle Fremde, étranger, aussi bien avec une nuance d’hostilité, et qui introduit une division originelle dans l’expérience de la réalité. Ce qui fera que le sujet n’aura jamais une expérience pleine de la réalité, cette expérience étant ouverte à être fracturée par des entrevus – pour employer le terme qui est là dans D’un Autre à l’autre [52] –, aussi bien que par des voix. Il y a là un premier dehors du sujet qui n’a rien à faire avec la réalité quotidienne – rien à faire ou tout à faire –, pour autant que le sujet reste – Lacan s’en tient là dans L’éthique – en rapport avec ce dehors originel, dans un rapport fermé à lui-même, c’est-à-dire qu’il n’en a pas la connaissance. Ce rapport est « pathétique » [53], il en souffre, y prend plaisir, et il en est commandé d’une façon qui lui échappe.
76Ce dehors-là n’est pas le dehors de l’inconscient, ce n’est pas l’Autre de l’inconscient, dont nous n’avons toujours que des ruines, des morceaux, pour en recomposer la formule, le discours. On n’a pas trouvé de meilleure façon de le désigner que de ce signifiant de das Ding, pour marquer qu’on ne le prend pas dans une articulation logique. Dans toute L’éthique de la psychanalyse, Séminaire dans lequel Lacan abordait l’envers de son discours précédent, il n’y a pas d’articulation logique de das Ding, qui est même à proprement parler impensable étant donné sa définition, mais un rapport pathétique, un pathos et non un logos. Il s’agit là de quelque chose qui n’entre pas dans les circonlocutions, ni les renversements, ni les approximations de la dialectique, mais est au contraire un élément invariable que Lacan qualifie à l’époque de « hors-signifié » [54]. Nous pourrions donner un tour à ce hors-signifié à partir de ce que nous évoquions de l’objet anal, l’objet dont on a à se défaire, qui s’accumule moyennant les abandons qu’on en fait. Le hors-signifié de la Chose, das Ding, dans cette mesure-là, est l’objet dont on ne peut jamais se défaire. Le signifié est ce qui s’accumule dans les dictionnaires, mais, de das Ding, on est bien forcé de rester en rapport avec, et même si c’est toujours à distance.
Objet interdit
77Ce chapitre iv de L’éthique est repris dans le chapitre xx de D’un Autre à l’autre comme effort d’articulation logique. C’est là qu’on peut mesurer les distances qui semblent parfois menues d’une formulation de Lacan à une autre, et qui, en fait, représentent un tournage d’une face vers une autre. À l’époque, Lacan peut dire du sujet qu’il se constitue par rapport à das Ding dans un mode de rapport « d’affect primaire » [55] – ailleurs, il peut parler d’indicible. La question qui est abordée dans D’un Autre à l’autre, c’est comment aller plus loin que de dire affect primaire ou indicible. Lacan, suivant Freud à la lettre, inscrit aussi ce rapport à das Ding comme « antérieur à tout refoulement ». [56] Ce qui est bien antérieur à ce que j’évoquai tout à l’heure de l’oubli du nom, où l’appareil est monté : on a une partie qui tourne entre code et message, et l’autre, au niveau de l’objet. Alors qu’on entrevoit là quelque chose qui serait d’avant l’appareil, et même d’un trauma primaire qui serait d’avant toute chronologie.
78J’ai trouvé dans ce chapitre iv ce qui montre bien que ça s’emboîte, et que ce renvoi n’était pas excessif. « C’est par rapport à ce das Ding originel que se fait la première orientation, le premier choix, la première assise de l’orientation subjective, que nous appellerons à l’occasion le Neurosenwahl, le choix de la névrose. » [57] À travers toutes ces années, se retrouve la question du choix de la névrose, c’est-à-dire de ce qui serait le rapport premier à une jouissance qui aurait été pour le sujet déterminant de toute sa position et de son orientation. Antérieur à tout refoulement – Lacan le dit à l’occasion –, c’est de l’ordre de la défense, et il valide l’opposition de la défense et du refoulement. Bien entendu, on peut considérer avec Freud le refoulement comme une espèce de défense, mais on parle de défense parce qu’on se trouve en rapport avec, chez le sujet, un mode qui ne se laisse pas dialectiser. Ce qui suppose justement qu’il soit mis à l’épreuve de la dialectique de la parole, le traumatisme étant le reste de cette dialectique. Toute séance analytique, à cet égard, éclaire, situe, et se clôt sur un certain mode du trauma.
79Lacan est là à la recherche d’une articulation logique concernant ce joint qui est presque indicible, qui prend à revers les six Séminaires qui l’ont précédé. Il a d’ailleurs fait entendre des sons pathétiques dans son Séminaire de L’éthique de la psychanalyse, qui est une symphonie pathétique, en tout cas de tous ses Séminaires le plus pathétique. Il se détache de l’appareil signifiant qu’il a construit et, comme démuni, reprend à nouveaux frais cette question. Il ne se défend pas par des grilles et par des présupposés dans cet abord, mais tient la main de Freud pour s’avancer dans cette zone. C’est le Séminaire où il y a le moins d’appareils et où l’on entend le plus vivement les accords, les dissonances qui s’introduisent quand on essaie de cerner cet objet interdit, le premier objet interdit.
Usages du plus-de-jouir
80La recherche d’une articulation logique est remise sur le métier dans D’un Autre à l’autre, et je ne peux pas en apporter meilleur exemple que d’aller jeter un œil sur la première leçon du Séminaire qui suit. [58] Lacan continue sur cet élan, qui le conduit à produire un remaniement de tout ce qu’il a essayé de mélanger, de fignoler, et qu’il présente sous la forme des quatre discours. J’ai donné comme titre à cette première leçon « Production des quatre discours », puisque c’est ce qui frappe tout lecteur, mais l’enjeu en est le rapport du savoir et de la jouissance – distingué en exergue –, qui trouve là, et seulement là, son articulation logique, que Lacan propose comme une forme de solution à une recherche qui a commencé dix Séminaires auparavant. Il y a là un moment de repos sur l’articulation qui a été trouvée de savoir et jouissance. Nous l’appelons, en oubliant d’où elle vient, le discours du maître, fait d’un rapport de S1 à S2, une simplification du schéma proposé par Lacan dans la première partie de la leçon XX. Il propose de lire l’équivalent de A par S2, la batterie des signifiants. Signifiant-maître, rapport à la batterie des signifiants, alors surgit un sujet que représente une perte.
82C’est la première formulation et la plus élémentaire, mais il aura fallu D’un Autre à l’autre pour fonder ce fichoulla-là. Pour que cela prenne son sens et tienne le coup à travers les décennies, cela aura été bien vissé en place, usiné. Lacan donne certains éléments de cette cristallisation saisissante à la fin du Séminaire D’un Autre à l’autre, puisqu’il va jusqu’à établir une petite permutation à trois termes [59], mais c’est au début de L’envers de la psychanalyse que nous avons à proprement parler la cristallisation d’une articulation logique. Lacan peut dire, sur cette base, qu’« il y a un rapport primitif du savoir à la jouissance » [60]. C’est son commentaire, et peut-être le commentaire le plus profond qu’on puisse donner au discours du maître. Le a est une écriture ambiguë qui vaut à la fois pour le positif et le négatif de l’objet, c’est écrire, d’une façon comme indiscernable, l’objet et son manque.
83Dans la première leçon de L’envers de la psychanalyse, Lacan indique que cet objet est celui autour duquel s’organise « toute la dialectique de la frustration ». [61] C’est l’objet autour duquel, lui, avait voulu organiser la dialectique de la frustration entre mère symbolique, frustration imaginaire, et sein réel. Il reconnaît cet objet dans ce qu’il a appelé le plus-de-jouir [62], c’est-à-dire dans la nomination qu’il a faite dans la première leçon du Séminaire D’un Autre à l’autre. [63] Dans le nom le plus-de-jouir, est déjà impliquée la perte de l’objet, en tant qu’il représente aussi bien le manque-à-jouir. Il est à la fois ce qui comble ce manque-à-jouir et en même temps le témoignage, le représentant du manque-à-jouir. C’est sur ce jeu très serré que Lacan dispose sa construction. Pour saisir les usages du plus-de-jouir, il faut avoir recours à la première leçon du Séminaire suivant.
Quatre effaçons
84La table d’orientation lacanienne est essentiellement binaire. D’un côté, l’Autre, de l’autre côté, la jouissance. Comme Lacan l’indique de la façon la plus simple dans son « Du Trieb de Freud », « le désir vient de l’Autre, et la jouissance est du côté de la Chose », c’est das Ding. [64] La jouissance, protégée à la fois par la loi et par le principe du plaisir dont cette loi n’est qu’une version, n’est accessible qu’à la condition d’une transgression. Vous, petits hommes et femmes, qui errez dans les limites du principe du plaisir, quand ça brûle un peu ou quand il y a du risque, déjà il n’y a plus personne, vous voilà à tourner la meule, alors que des héros, eux, assument de forcer cette limite. Transgresser, forcer les limites où la jouissance est contenue, et s’avancer, quitte à en perdre la vie, avec la même splendeur qu’Antigone. Un exemple que Lacan va chercher chez un tragique grec, et qu’il commente, le pathétique étant là porté à son comble. Voilà la valeur héroïque qui est là proposée. Comme dans la littérature romantique, on célèbrera les scélérats, les transgresseurs, capables de nouer avec la mort un accord dont les petits vivants au coin du feu n’ont pas l’idée, et qu’ils censurent. Voilà la tonalité du Séminaire de L’éthique de la psychanalyse. S’il y a une référence aux Grecs, c’est parce qu’il n’y a pas l’articulation logique, qui fait encore défaut à ce moment-là. Cette petite articulation S1-S2, elle, ne suppose plus l’héroïsme, elle ne s’appuie pas de l’exemple d’Empédocle sautant dans l’Etna en laissant comme seule trace ses petites sandales. Dans la version du discours du maître, il n’est plus question de forçage ou de transgression, mais de se faufiler, pour recueillir ce qui, de cette zone, peut quand même vous advenir. [65]
85Quand on lit « Subversion du sujet » [66], un des grands écrits de Lacan, on a bien la notion d’un terme qui est ambocepteur par rapport au savoir et à la jouissance, celui de phallus. L’éclat que Lacan a donné à sa construction tient à ce que c’est le phallus qui fait exception. C’est lui, et lui seul, dans le premier enseignement de Lacan, qui donne corps à la jouissance, en tant qu’il est condensateur de l’autoérotisme, et que, par là, il est seul capable de symboliser la place de la jouissance.
87Ce qui est important, dans les développements de Lacan sur le phallus, c’est que cet élément est unique, unique comme référence pour l’homme et pour la femme, mais unique comme ambocepteur. Quand on aborde les objets a, cette notion d’unicité tombe, et d’ailleurs disparaît et s’efface dans la suite de la réflexion de Lacan. Ce chapitre montre qu’il n’y a pas un seul terme qui est ambocepteur, mais quatre.
89Il y a les quatre effaçons du sujet. Pour reprendre une expression de Lacan à un autre propos – pas loin de ça –, le sujet là reçoit, au niveau de sa jouissance, un écartèlement pluralisant, à l’envers de l’unicité phallique. L’articulation logique de Lacan comporte qu’il ne s’agit pas de transgression. Il n’y a plus d’héroïsme, il n’y a plus cette éthique de la psychanalyse conçue comme le forçage des limites du principe du plaisir – c’est ça son Éthique, une éthique tragique –, mais il y a au contraire quelque chose de beaucoup plus quotidien, et qui est que fait irruption dans le champ de l’Autre, dit Lacan dans L’envers de la psychanalyse, « quelque chose qui est de l’ordre de la jouissance », et qui n’est qu’un petit « boni » dont on prend ce qui vous est là apporté. [67]
Phallus hors système
90On replie les lampions, le manège, les masques du héros et des derniers hommes, on s’éloigne du tragique, on s’éloigne aussi d’échos nietzschéens qu’aurait L’éthique de la psychanalyse, pour se retrouver au contraire avec une machine logique, simple, mais qui permet d’ordonner les phénomènes.
91La grande question de Lacan, pour atteindre à cette articulation logique, devient alors de faire tomber de sa place royale le phallus unique. C’est pourquoi, dans la troisième partie de la leçon xx – nous retombons sur nos pattes –, il est question de ça. Il fait tomber de son trône le phallus, marquant au contraire à quel point il est insuffisant à ordonner le registre des deux sexes et est « hors système ». [68]
92Lacan commence aussi à éprouver les résonances de sa lyre, à énoncer « il n’y a pas de rapport sexuel », qu’on ne trouve certes pas encore là mis en place, mais c’est la leçon qu’il tire pour lui-même de la chute du phallus comme signifiant de la jouissance. Se marquent au contraire les thèmes de l’affolement originaire du parlêtre marqué par la forclusion du rapport sexuel. Il n’est pas excessif de faire surgir le terme de parlêtre qui ne sera introduit que des années plus tard par Lacan, puisqu’il signale qu’on ne peut pas dire la personne à la place du sujet, mais qu’il viserait une assise plus ample du sujet qui comporte aussi bien la jouissance. [69] C’est pourquoi se bâtissent les systèmes qui permettent d’indiquer explicitement à chacun à quelle place il a à se mettre et, en effet, la peur que cela peut donner à certains, surtout aux psychanalystes, qu’aujourd’hui, la culture soit moins prodigue et moins cohérente dans les rôles qu’elle affecte aux uns et aux autres.
XI – Lacan logicien et argumentateur
Clinique et logique
93J’ai bien aimé, parce que cela m’a éclairé moi-même, le moment où j’ai distingué la jouissance comme une, que Lacan écrit du symbole du phallus, et la jouissance comme multiple, qui est impliquée chaque fois qu’il écrit a. Dans L’angoisse, ce a s’incarne, se matérialise de cinq façons – Lacan compte, en plus des quatre, la jouissance phallique [70] – alors que, dans D’un Autre à l’autre, l’objet a renvoie à quatre matérialisations de l’objet, mais il n’est pas ces matérialisations, étant à proprement parler la structure de l’objet.
94À la fin de « Position de l’inconscient », on a là-dessus une réflexion, une note de Lacan, supplémentaire, appendue au dernier mot. J’avais jadis montré – cela m’avait aussi bien plu de le faire, peu ou prou au moment où je m’en étais moi-même aperçu – qu’il donnait à ce texte la même place qu’à l’écrit inaugural de son enseignement « Fonction et champ de la parole et du langage », dont il estimait qu’il n’avait su lui donner une suite que quelque dix ans plus tard avec ce petit écrit. [71] Lacan nous donne alors une indication sur son usage du symbole a. Il le réfère à la thématique de la régression dans le cadre de laquelle, jusqu’à lui, a toujours été présentée la problématique de l’objet, et spécialement la relation d’objet, toujours rapportée, jusqu’à lui, à une thématique de la fixation, mesurée à ce qui serait l’accomplissement d’une psychanalyse, disons l’assomption des relations œdipiennes. Lacan mesure là lui-même l’écart entre cette conception traditionnelle de l’objet et la sienne, en disant que cette thématique de la régression où on loge l’objet est en fait un voile. Ici – faut-il comprendre –, la diachronie, l’étalonnage chronologique est voile de la synchronie, c’est-à-dire de la structure dans la complexité de ses relations actuelles.
95Lacan n’a jamais eu grande confiance dans l’appel fait à la diachronie contre la synchronie. On voit cette orientation partout dans D’un Autre à l’autre, et précisément quand Lacan se gausse de ceux qui nous diront que, dans un passé très reculé, les choses étaient ainsi et qu’elles sont aujourd’hui insaisissables. Il se promet au contraire de saisir ce qu’on recule dans les confins de la préhistoire aujourd’hui même. Pas de confiance faite à ces extrapolations diachroniques. Sans récuser le tout de la thématique de la régression, il indique là que, quoi qu’il en soit, celle-ci « ne peut entrer en exercice qu’à partir de la structure qui définit cet objet – que nous appelons l’objet a ». [72] Cet objet a est, pour le Séminaire D’un Autre à l’autre, enjeu, enjeu du pari de Pascal et enjeu de l’ensemble de ce Séminaire où ce mot revient plus souvent qu’à son tour. Il est vrai qu’on y trouve, d’un premier regard, de la logique et même des mathématiques bien plus que de la clinique, mais il n’empêche que cette logique est une logique pour la clinique, et même à partir de la clinique. C’est, en tout cas, de la clinique que l’on va à la rencontre d’un certain nombre d’êtres mathématiques et de structures logiques.
Fantasme-axiome…
96La visée de Lacan, ai-je dit sur tous les tons, est d’apporter de la lumière dans les recès les plus obscurs, non seulement de l’expérience analytique, mais de la condition humaine, si je puis dire. Cette lumière n’est pas un simple lampion, mais une articulation logique, précisément entre savoir et jouissance. C’est d’ailleurs pourquoi je stationne sur ce chapitre qui s’intitule « Savoir jouissance » – les deux mots sont juxtaposés, j’ai pris pour la première fois ce style de titre pour cette partie-là du Séminaire. L’écho de savoir jouissance porte plus loin que seulement les limites de ce chapitre. Pour fixer les idées, on pourrait même le faire figurer dans le titre de ce Séminaire : D’un Autre de savoir à l’autre de jouissance. D’autres binaires peuvent aussi être mis en série.
97Retournons-nous sur le Séminaire xiv, « La logique du fantasme ». C’est un binaire qui se laisse ordonner par ce que je viens d’épeler à nouveau. « Du fantasme à sa logique », pourrait-on dire, et ce serait la même chose que D’un Autre à l’autre, mais inversé. Lacan anime, dans « La logique du fantasme », la formule qu’il a donnée pour être celle de la structure du fantasme, ($◊ a), mais il faut en fait considérer que le Séminaire xiv et le xv, « L’acte psychanalytique », sont deux Séminaires qui se tiennent, puisque l’un comme l’autre font référence à la même structure mathématique, le groupe de Klein. Ils font donc la paire, comme le Séminaire xvi et le xvii, L’envers de la psychanalyse, le font également, puisque la première leçon de L’envers donne son coup de fion, achève la recherche commencée dans D’un Autre à l’autre.
98C’est à la jointure de « La logique du fantasme » et de « L’acte psychanalytique » que Lacan a délivré un écrit qui a fait date, « La proposition sur le psychanalyste de l’École », où se trouve proposée la pratique qui a été rétablie, continuée par un certain nombre de ses élèves – les meilleurs – regroupés dans l’École de la Cause freudienne, proposition qu’il faut compléter de son écrit intitulé « Discours à l’École freudienne de Paris ». [73] Lacan résumera lui-même ce Séminaire de « La logique du fantasme » presque un an après la clôture, déplaçant alors ce qu’il avait dit. On trouve d’ailleurs, dans D’un Autre à l’autre, un chapitre que j’ai intitulé « Paradoxes de l’acte psychanalytique », où il livre ses pensées sur ce Séminaire antérieur, étant tout à fait sensible qu’il est en train d’en écrire le résumé.
99Le premier souci de Lacan est alors de placer le fantasme dans la logique, de lui donner une place logique. Il dépose, dans l’appareil de la logique symbolique, le fantasme là où il s’agit de l’axiome. Le fantasme, dit-il, est un « axiome » [74], c’est-à-dire pas une déduction, mais une constante qui peut se retrouver identique dans des structures de névroses distinctes et être en fonction là même où la réduction des symptômes trouvera des chemins très différents. Il place le fantasme dans la logique tout en posant que le fantasme tient, pour le sujet, la place du réel. Nous sommes là très près de ce qui s’élabore dans D’un Autre à l’autre, sinon que c’est un pas de plus. Le plus frappant, c’est que le fantasme n’est pas du tout au premier plan dans D’un Autre à l’autre. Après avoir été un terme déterminant de l’élaboration, le fantasme semble n’avoir servi que de repoussoir à la logique qui y est présentée comme telle.
… et phrase
100C’est la logique de quoi dans D’un Autre à l’autre ? Posons-nous la question. Le fantasme, d’où nous pouvons le considérer à partir du chapitre xx, est en soi-même une articulation savoir jouissance. Lacan peut évoquer le fantasme comme un axiome parce qu’il y a, pour supporter ce jump, ce saut, l’exemple, qui reste pour nous paradigmatique, d’« Un enfant est battu » de Freud, où le fantasme est une phrase. Ça flotte, ce « Un enfant est battu », ce n’est pas toute une histoire, c’est détaché, et comme tel complet comme fragment. Cela peut être évidemment un petit peu plus long que ça, les fantasmes des gens, mais c’est cet abord-là qui sert depuis lors à toute la gent psychanalytique à se repérer concernant le fantasme. C’est en quelque sorte la forme démantibulée et énigmatique sous laquelle la jouissance se donne à connaître. On n’en a pas grand-chose de plus, in præsentia, en personne. Si on ne peut pas douter des attaches du fantasme à la jouissance, la grammaire de la phrase y reste aussi bien attachée. Le fantasme est grammatical, la grammaire est un savoir. Nous avons donc l’articulation savoir jouissance dans le fantasme. Cette phrase est comme l’attestation qu’il y a un axiome, une loi de jouissance qui brave les interdits et qui appareille une jouissance toujours de cloche-pied – comme le pauvre Œdipe – par rapport à l’idéal de la conjonction sexuelle.
101La trajectoire du Séminaire D’un Autre à l’autre passe un temps à la mise en question de la conjonction sexuelle, à l’horizon de quoi nous savons que nous aurons le dit de Lacan « Il n’y a pas de rapport sexuel ». Nous sommes encore là dans l’atelier, dans la forge où se prépare à grands coups ce dit qui, après Lacan, continue de retentir.
Projection dans la comédie
102Faisons un saut dans les Écrits de Lacan pour trouver à situer aussi exactement que possible ce qui est introduit dans D’un Autre à l’autre à ce propos. Il faudrait retrouver à travers le parcours de Lacan les différentes façons de dire « Il n’y a pas de rapport sexuel ». En effet, une fois que c’est condensé, saisi dans cette formule, beaucoup de choses deviennent lisibles qui la préparaient, nous faisant, quand nous lisons le Lacan d’avant, en quelque sorte plus savants que lui, puisque nous savons à quoi il a été mené par après.
103Comment c’est, cette conjonction sexuelle, dont il est question dans D’un Autre à l’autre, comment c’est, ce rapport-là, quand, par exemple, Lacan présente « La signification du phallus », dix ans avant ce Séminaire ? [75] On a déjà de la logique, même si elle n’est pas au premier plan. On a, très précisément, la notation que le terme de phallus y est employé « comme un algorithme » [76] – on pourrait faire jouer là le fantasme comme axiome et le phallus comme algorithme –, ce qui est indiquer qu’il a à fonctionner, au moins dans le discours théorique qui essaye de cerner la relation des sexes, d’une façon en quelque sorte automatique, à condition qu’on sache en donner la formule fonctionnante qui convienne. C’est seulement à la fin que Lacan répartit le fonctionnement de cet algorithme pour un sexe et pour l’autre. Il entend, en référence à la fonction du phallus, « pointer les structures auxquelles seront soumis les rapports entre les sexes » [77].
104Il n’est pas question à cette date du rapport sexuel, mais, beaucoup plus près de l’usage courant, des rapports entre les sexes. Cela garde beaucoup de choses des nuances de la psychopathologie de la vie quotidienne. S’il y a des rapports, c’est peut-être aussi que ce pluriel advient à partir des deux termes philosophiques, et aussi existentialistes, de l’être et de l’avoir, autour de quoi, à l’époque, Lacan fait tourner ces rapports entre les sexes. C’est à Gabriel Marcel – un existentialiste chrétien –, pourtant bien éloigné de ses constructions, que Lacan a emprunté, au moins, ce binaire de l’être et de l’avoir. [78] Il peut alors poser que, comme le phallus est un signifiant – il l’a fait fonctionner ainsi au tout début du texte –, les rapports entre les sexes, qu’il appelle aussi volontiers les relations sexuelles, ou les relations, ne peuvent être signifiées sans s’irréaliser. Pourquoi ça ? C’est que le signifiant apporte une transcendance par rapport à la réalité, cette transcendance ne pouvant se traduire, dans le fait, que par des masques de comédie. Chacun en fait trop. Ce que Lacan appelle le « paraître qui se substitue à l’avoir ». Ce paraître projette dans la comédie « les manifestations idéales ou typiques de chacun des deux sexes » [79]. Il ne fera jouer ce mot de paraître en l’écrivant parêtre que plus tard. Il donne le la de chacune des deux façons de faire : côté mâle, le sujet protège son avoir, et, côté féminin, il masque le manque-à-avoir. Cela s’ouvre à beaucoup de références, mais une exception est déjà là fixée par Lacan.
Défense contre l’acte sexuel
105Je lis avec vous Lacan, le Séminaire D’un Autre à l’autre, avant tout parce que ça me satisfait, certainement, mais, s’il y a quelque chose que je pourrais penser transmettre, c’est le goût de la précision quand on le lit, qui peut essayer de s’égaler à la sienne. Il faut encore, évidemment, que quelque chose vous happe pour faire ce travail, mais on peut être convaincu que quelque chose est à obtenir de cette lecture précise.
106Je suis allé revoir, par précaution, ce petit paragraphe, que je connaissais si bien, sur la comédie où sont projetés les comportements, qui ne sont pas ce qu’un vain peuple comportementaliste pense, qui ne sont justement pas mesurés – point trop n’en faut, juste ce qu’il faut pour passer dans le trou du rat. Au contraire, les comportements, en tout cas les comportements sexués, sont capables de paraître. Il ne faut pas faire du comportement une objection de comportementaliste, mais l’objection du paraître dans le comportement. J’ai trouvé dans ce passage, qui maintenant est plus lisible, une projection dans la comédie à la limite de l’acte de la copulation. L’exception est là. La comédie se défausse de la comédie. C’est le côté heure de vérité, spécialement pour le mâle. Il y a déjà ici – ce qui est précieux –, glissé comme par hasard, le mot d’acte, un mot qui se retrouve dans le titre du Séminaire xv, l’enquête de Lacan sur l’acte psychanalytique s’y faisant sur le fond de ce qu’il essaye comme solution en tant qu’acte sexuel.
107Je me contenterai ici de pointer ce que vous trouvez recueilli à ce sujet dans le résumé de « La logique du fantasme », où Lacan signale l’écart des deux formules « Il n’y a pas d’acte sexuel » et « Il n’y a que l’acte sexuel ». [80] Ce qui se cherche là chez Lacan, c’est ce qui trouvera sa solution finale, définitive, dans la formule « Il n’y a pas de rapport sexuel ». Lacan demande qu’on mesure l’écart entre les deux formules, la première étant plus proche du chemin qu’il va suivre. Il n’y a pas d’acte sexuel dans la mesure où aucun acte de copulation ne peut délivrer au sujet la certitude qu’il est d’un sexe. La défaillance de l’acte accompli, la défaillance intérieure de l’acte, propre à l’acte, se mesure à la certitude.
108Lacan a épilogué et donné une articulation logique de la certitude et de l’acte dans son écrit du « Temps logique et l’assertion de certitude anticipée ». Il n’y a pas ici de certitude rétrospective, mais une incertitude, qui est cohérente avec la notion d’une projection dans le paraître des relations des sexes. Comment formuler autrement ce qu’on trouverait à l’horizon que : l’acte sexuel ne répond pas pour le sujet à la question « Suis-je homme ou femme ? » Cela demanderait que l’on admette une hystérie généralisée – on peut le soutenir du Séminaire xvii, il faut passer par l’hystérisation pour entrer dans l’analyse –, qui voudrait dire que l’avoir ou pas ne règle pas la question de l’être. Avoir ou pas le phallus, l’organe qui lui donne lieu, ne règle pas la question d’être homme ou femme pour le sujet.
109Lacan commente ainsi la deuxième branche de l’alternative, « Il n’y a que l’acte sexuel ». Cette formule « implique : dont la pensée ait lieu de se défendre pour ce que le sujet s’y refend : cf. la structure du fantasme ». [81] Il ne prend pas du tout « Il n’y a que l’acte sexuel » comme le slogan d’un pansexualisme universel, mais au contraire comme donnant la raison de toute défense. Lacan évoque ici que toute défense serait défense contre l’acte sexuel, ce dont on trouve d’ailleurs l’écho dans D’un Autre à l’autre, lorsqu’il évoque une « logistique de la défense ». [82]
Incommensurabilité
110D’un Autre à l’autre reprend la même question sous les espèces nettoyées de savoir jouissance. Lacan progresse ainsi. Ce qui a toujours frappé ses auditeurs, et ensuite ses lecteurs : ça ne se clôt pas, on n’emporte pas ça dans sa poche. Il y a là un effort de Lacan à garder toujours une ouverture, mais c’est d’abord lié à son train de pensée. Ce qu’on voit déjà entre « La logique du fantasme » et D’un Autre à l’autre, où tout va dans le sens d’une purification, d’une logification des termes en jeu, qui fait qu’ils se simplifient, les relations se compliquant à l’occasion. Émerge ici, dans D’un Autre à l’autre, ce binaire de savoir jouissance, déjà là in utero, dans le titre même de « La logique du fantasme ». Quelque chose se détache petit à petit au cours de l’année suivante, les termes de savoir jouissance permettant de reprendre la question, mais d’une façon plus logifiée. Il en sera de même pour le rapport sexuel, recherché ou sur le bout de la langue dans D’un Autre à l’autre, mais qui mettra encore un moment à trouver sa frappe.
111C’est la même question que reprend Lacan sous les espèces de savoir jouissance, ce qui veut dire se demander s’il y a ou non un savoir sur la jouissance. La psychanalyse enseigne-t-elle quelque chose sur la jouissance ? Dans D’un Autre à l’autre, il répond très clairement : non, la psychanalyse ne délivre aucun savoir pratique concernant la vie sexuelle, les rapports entre les sexes, la conjonction sexuelle. S’il y a un savoir sur la jouissance qui s’étale de toujours, dans les estampes japonaises, dans les techniques du corps auxquelles Lacan fait référence à partir de Mauss, dans la sexologie qui s’est développée – la sexologie est toujours frauduleuse du point de vue où nous nous plaçons –, il n’y a pas de Kâmasûtra psychanalytique. La psychanalyse, en somme, n’est pas une érotique.
112On sera plus modéré si on songe à tel passage de « L’étourdit » où Lacan introduit un bémol dans ce voile qui est mis sur le savoir sur la jouissance lorsqu’il évoque qu’on peut tirer un certain nombre de leçons d’une analyse quant aux relations entre les sexes, les leçons étant multiples, chacun tirant la sienne. Dans D’un Autre à l’autre, nous avons des leçons où Lacan peut dire tout bonnement : jamais quelqu’un a-t-il appris à tenir sa femme à partir de son analyse ? [83] C’est plus simple.
113Dans « La logique du fantasme », Lacan rapporte cette difficulté de la psychanalyse – appelons ça ainsi – avec la conjonction sexuelle à l’implication de l’objet a dans la relation, l’implication de l’objet a comme incommensurable au schéma de l’unité qu’implique « la conjonction d’être du sexe opposé dans l’exigence subjective de son acte » [84]. On a déjà alors une réflexion de Lacan sur les rapports difficiles entre le un de l’unité et l’objet a, Lacan identifiant tout bonnement le petit a à la diagonale du carré qui se trouve incommensurable avec les côtés. Cette première façon de faire valoir cette incommensurabilité sera nettement plus complexe dans D’un Autre à l’autre où ces termes 1 et a jouent à partir de la série de Fibonacci.
Jouissance hors-jeu
115Qu’est-ce que la psychanalyse a découvert quant au rapport du savoir et de la jouissance ? Elle a d’abord découvert l’interdit porté sur le savoir concernant la jouissance, le statut du savoir interdit par la censure sociale et, d’une façon homologue, par la censure inconsciente, le refoulement freudien étant construit sur le modèle de la censure sociale. Dans D’un Autre à l’autre, Lacan dispose ses arguments pour montrer qu’il ne suffit pas de dire « pas de savoir sur la jouissance », qu’il faut encore y introduire le terme d’interdit. Et puis, repentir de Lacan : la psychanalyse a bien découvert quelque chose sur la jouissance. Elle a un savoir positif concernant la jouissance qu’elle a inscrite sous le chapitre des pulsions, qui sont autant de moyens de production – pour garder la référence à l’économie politique par laquelle commence le Séminaire – d’une satisfaction. Lacan pose à ce moment-là une question et y répond, sans doute un peu vite, qu’un sujet supposé, un hupokaiménon, est ce qui se satisfait de la pulsion. [85] Nous savons déjà par avance que le sujet barré est trop léger pour pouvoir être en propre celui qui se satisfait de la jouissance pulsionnelle, étant articulé dans une chaîne, on ne peut pas lui faire supporter cette fonction. Lacan parlera plus tard, bien plus tard, du parlêtre.
116Le savoir des pulsions suffit pour rendre problématique l’acte sexuel, dans la mesure où les pulsions sont capables de se satisfaire hors du but sexuel. C’est leur capacité de sublimation, dit Freud, et Lacan le suit à la trace dans ce Séminaire où il reprend ses constructions de L’éthique de la psychanalyse, y ajoutant que les pulsions se satisfont hors du but sexuel, et non pas par exception ou par détournement, mais elles se satisfont hors du but sexuel à proprement parler. [86] Nous n’avons encore là que les prémices de cette antinomie entre le pulsionnel et le sexuel sur laquelle il démarrera son Séminaire Encore. Lacan conserve encore ici la notion que le sexuel est toujours à l’horizon de la pulsion. [87]
117On voit là les aises qu’il peut prendre, alors qu’il a traîné tout le long de L’éthique de la psychanalyse le ding dong ! de das Ding, tout son auditoire frémissant d’un mystère chaque fois qu’il l’évoquait. Ce que Lacan traduit tout bonnement dans D’un Autre à l’autre par la jouissance, rajoutant à un moment, comme par une petite plaisanterie, une brève référence à das Ding [88]. Il a déjà dit au revoir aux effets pathétiques de das Ding, que vous retrouvez cependant sous les espèces plus logifiées de la jouissance posée comme un absolu, avec la notion que cet absolu, c’est le réel, qui revient toujours à la même place, selon sa définition première. Il remet ici ce qu’il a avancé au départ en référence à l’astronomie : des planètes, approchées comme des signifiants, et des signifiants bien maîtres, dont on pouvait vérifier le retour. De la planète jouissance, sur laquelle se promène le petit Prince, on ne sait rien naturellement. On ne sait que ceci que le symbolique et l’imaginaire ensemble font jeu. [89] Dans le symbolique, c’est la navette inlassable du déplacement et de la condensation, de la substitution et de la connexion, les images, arrachées à on ne sait quel environnement naturel, étant elles-mêmes structurées, et donc symbolisées. La jouissance, das Ding, est, elle, hors des limites du jeu.
Séquences signifiantes
118Lacan rend hommage au sujet hystérique qui donne accès à cet absolu. [90] L’hystérique est, dans ce Séminaire, le sujet qui pose la jouissance comme un absolu, et qui va le chercher au niveau du Nom-du-Père, de telle sorte qu’il ne lui en revient qu’un désir insatisfait. Lacan donne à cet égard un schéma ultra-simple repris d’une simplification de l’énoncé fibonaccien, et qu’il baptise « l’énoncé de l’inconscient ». [91]
120On touche là le processus de l’invention chez Lacan, qui consiste à choisir avec soin une séquence signifiante, à fixer un premier terme ou un second pouvant trouver là leur répondant. Il interroge ensuite cette séquence signifiante, essayant de la faire répondre : si on place ces deux termes ici, alors qu’est-ce que le reste peut bien vouloir dire ? Les schémas chez Lacan ne sont pas faits pour résumer, mais sont le moyen de l’invention. Ils sont appelés à un moment donné, ils répondent à quelque chose, et, les premiers termes ainsi fixés, on commence à interroger cette séquence signifiante comme si elle avait un savoir précisément à délivrer. Cela suppose qu’on se laisse prendre par la main par cette séquence signifiante, qui n’est pas seulement mathématique. Par exemple, quand Lacan essaye de présenter la métaphore, voire de construire sa formule, il ouvre le Quillet au mot métaphore, qui lui offre en première ligne le vers de Victor Hugo. Il s’en empare et fait jaillir de cette séquence signifiante bien des choses, y compris une lecture de l’ensemble du poème.
121Savoir choisir les séquences signifiantes, les interroger et les faire répondre, c’est là tout l’art de Lacan dans ses Séminaires. Il superpose les termes de vérité et savoir à cette soustraction, disant : c’est l’énoncé de l’inconscient, et moins a désigne le « niveau où manque le savoir ». On ne sait rien de l’absolu de la jouissance, et c’est précisément ce qui la constitue comme absolu. [92] Ce schéma est utilisé par Lacan pour mettre en question le Un de l’union sexuelle. C’est la défalcation du a qui joue le rôle de a incommensurable, et on a cette singulière homologie entre a et le savoir, qui lui fera dire l’année suivante – il n’aura pas oublié sa construction évanescente – qu’il a pu poser le savoir comme la jouissance de l’Autre. [93]
122Nous connaissons le Lacan logicien, mathématicien, exploiteur de séquences signifiantes, mais est aussi sensible dans ce Séminaire son talent d’argumentation. On voit des questions qu’il se pose, des réponses qu’il obtient de ces séquences signifiantes, et une fois que ça lui est délivré, le voilà, avocat merveilleux, qui trouve de quoi justifier ce qui est là. Le Lacan logicien se met au premier plan, mais, invisible derrière le logicien, il y a l’avocat, qui sait, si invraisemblable soit le point où il est conduit par les réponses des séquences signifiantes, les argumenter et faire croire que c’est de bon sens.
XII – Clinique structure
Jouissance dysharmonique
123L’introduction de ce chapitre « Savoir jouissance », et d’ailleurs le chapitre entier, auquel je donne une place de pivot pour saisir l’agalma de ce Séminaire, tourne autour du statut du trauma. Il s’agit d’évaluer, de situer, d’encadrer logiquement l’incidence première de la jouissance. Ce fil qui court dans ce Séminaire devient explicite au début de L’envers de la psychanalyse. Nous sommes ici avec ce que Lacan appelle à un moment « les perspectives radicales » [94], qui visent, en termes freudiens, le trauma et l’incidence première de la jouissance en tant qu’elle est traumatique. Dans la règle, tel que cela apparaît à l’expérience analytique, cette incidence de la jouissance est dans la règle d’ordre traumatique, et elle est autoérotique [95]. Cette incidence autoérotique y est toutefois laissée un peu en suspens par le fait que l’expression qui revient à de nombreuses reprises est celle de « jouissance sexuelle ». [96]
124On ne trouve pas problématisé dans ce chapitre le rapport de la jouissance autoérotique et de la jouissance sexuelle, pour ce que jouissance sexuelle peut vouloir dire approximativement jouissance attachée à la relation sexuée, à la relation entre les deux sexes. C’est en attente, l’absence que je signale d’une problématisation jouissance sexuelle versus jouissance autoérotique n’étant vraiment reprise, thématisée, que dans le Séminaire Encore, où Lacan signale que l’autoérotisme ne va pas sans ce que j’appellerai un certain dépaysement. Il l’exprime en disant que cette jouissance-là, la jouissance même de l’organe, est hors corps, et, même si elle a son lieu dans le corps – ce dans est pourtant à mettre en suspens –, elle est d’un autre ordre que tout ce qui a lieu dans le corps. [97]
125Nous n’en avons pas l’écriture, dans ce chapitre « Savoir jouissance », mais la recherche de Lacan pour marquer que la jouissance n’est pas harmonique, qu’elle n’est harmonique à rien. Nous avons une recherche autour du hors. Il est question de la jouissance sexuelle comme hors du système du sujet. [98] Ce sont des approximations pour signaler des faits cliniques qui sont avérés, le souvenir de la première, des premières jouissances autoérotiques qui font trou, ou qui font butée, ou qui font fusée, selon les témoignages qu’on recueille dans l’expérience. Nous avons ici l’esquisse de ce que Lacan fixera comme le hors-corps de la jouissance d’organe, dans une notation surprenante qui n’est pas vraiment expliquée par le Séminaire : « ce lieu qui est le grand Autre [est] ici le corps » [99]. Le lieu de l’Autre est ici reconnu comme le corps – une surprise sans aucun doute pour les auditeurs –, non pas comme une fonction abstraite, mais le corps comme lieu d’inscription des signifiants. À l’appui de quoi l’on peut traîner toute une bibliothèque d’écrits anthropologiques qui montrent en effet l’attention et l’importance accordées à tout ce qui peut venir orner, voire mutiler, voire crocher, cicatriser le corps.
Statut du traumatisme
126Voilà l’orientation que suit Lacan dans ce chapitre, la jouissance n’est pas ajustée, elle n’est pas harmonique au corps, cette dysharmonie étant évoquée dans des termes et avec un accent qui sont différents de ceux de Freud, qui introduit la dysharmonie comme expérience cruciale par celle de la privation de la mère. Lacan ne le récuse pas, puisqu’il termine son volume des Écrits sur cette notation-là. [100] Pour l’exprimer dans les termes empruntés au petit Hans ainsi qu’au commentaire que Lacan en a donné, il y a dysharmonie entre une définition qui voudrait que tous les êtres vivants soient phalliques et l’expérience visuelle que la mère n’en a pas un, dysharmonie, donc, entre une définition, ou ce qui se propose comme axiome, et une expérience qui vient dire que non.
127Lacan reprend à l’occasion cette différence, cet écart entre l’axiome et l’expérience visuelle. Ce qui est ici dysharmonique, ce n’est pas quelque chose qui se laisse voir par rapport à quelque chose qui se laisse formuler, mais l’expérience cruciale de la jouissance du corps propre. Lorsqu’elle vient faire incidence, cette jouissance ne trouve pas à se loger de façon ajustée au corps propre lui-même. On la situe donc dans des zones de bord, les zones érogènes, c’est-à-dire pas vraiment dans le corps. Un peu plus tôt dans le Séminaire, on voit déjà Lacan poser la grande question qu’il s’efforcera de résoudre dans Encore. Comment s’articule la jouissance de bord avec la jouissance sexuelle ? Comment la jouissance sexuelle peut s’implanter là où il y avait jouissance de bord ? [101]
128L’expérience du traumatisme, expérience dans la cure analytique, est l’expérience prégnante. Lacan renvoie à ça aussi bien quand il parle de l’étrangeté de l’objet a, que les analystes connaissent bien, même sous un autre nom. L’expérience du traumatisme, si on la prend au sérieux, implique de donner à la jouissance une fonction hors système, absolue. Ce que Lacan développe dans la troisième partie de ce chapitre, et dans cette ligne, qui n’est pas toujours apparente. Pourquoi y a-t-il traumatisme ? Pourquoi l’incidence première de la jouissance prend-elle toujours la forme d’une intrusion ? [102] Nous pouvons avoir l’impression, à lire trop vite Lacan, que se juxtaposent des éléments, mais il s’agira plutôt de chercher à recomposer et à découvrir le fil qui parcourt une même leçon. C’est l’art du conférencier que de réveiller l’intérêt en mettant en valeur ces changements d’orientation, Lacan le faisant en moyenne trois fois par séance, mais, plus profondément, il travaille la même veine. La question qui est posée au début du statut du traumatisme – statut rétroactif, propose-t-il – implique, conditionne que, dans la troisième partie, on puisse parler de la jouissance sexuelle comme hors système, et son signifiant, le phallus, aussi comme hors système. Ce n’est d’ailleurs pas tout à fait parfaitement fondé dans ces pages, puisque le phallus est donné comme « le signifiant conventionnel à désigner ce qui est, de la jouissance sexuelle, radicalement forclos » [103]. Signifiant conventionnel se dit en référence à des retrouvailles que l’on peut faire de la fonction phallique dans différentes cultures, et même les jeux de devinettes de l’énigme qui sont joués autour de ce signifiant. Gardons bien précieusement cette notation qu’« il y a de la jouissance sexuelle quelque chose qui est forclos », puisque Lacan renforce cet adjectif en disant bien qu’il pense à la grande formule – cette grande formule qu’il a greffée sur celle de Freud – selon laquelle ce qui est forclos du symbolique est par contre réel, revient dans le réel. Mais Lacan dit ici en même temps que cette jouissance n’est nulle part symbolisée ni symbolisable. Il y a là une petite difficulté entre la définition du phallus comme signifiant conventionnel et en même temps la référence au non-symbolisable, qui devrait donc être un surforclos, si je puis dire. On sait que Lacan a déjà travaillé cette question du rapport de la jouissance et du phallus d’une façon beaucoup plus précise, nous en donnant une construction, dans la dernière partie de « Subversion du sujet ». [104]
Un discours sans parole
129C’est parce qu’il y aurait un défaut de symbolisation que Lacan trouve à justifier l’utilisation du mythe par Freud : « d’où la nécessité du mythe ». [105] Cette nécessité se fonderait sur ce qui reste forclos et sans symbole, que Freud doit forger. Ce que Lacan appelle ici le mythe comporte en définitive deux mythes : d’un côté, l’Œdipe et, de l’autre côté, Totem et tabou. Il est très surprenant qu’au moment où il évoque cette nécessité du mythe, Lacan parle de l’un et de l’autre comme si c’était le même. « D’où la nécessité du mythe. […] Tout le monde continue à croire que le complexe d’Œdipe est un mythe recevable. […] Le Père primordial du mythe est celui qui confond toutes les femmes dans sa jouissance. » [106] Lacan fait en quelque sorte confluer ces deux mythes qui a priori n’ont rien à voir et où le père n’a pas du tout la même place. Il les mêle et on le voit traîner avec lui l’un et l’autre pour essayer de les accorder, de trouver la logique qui permettrait de les lire simultanément. On en aura le développement dans L’envers de la psychanalyse. [107]
130Là où Lacan admet la nécessité du mythe chez Freud, pour saisir ce à quoi aucun symbole n’est égal, cela fonderait chez lui un : d’où la nécessité de la logique. Ce que Freud a essayé d’approcher par le mythe, nous l’articulons en logique. Là où c’était le mythe de Freud, doit venir la logique de Lacan, si je puis dire, c’est-à-dire un discours sans parole. Cette ambition qui a été annoncée au premier chapitre – le discours sans parole qui lui convient – est là formulée en clair, et elle traversera et ordonnera les différents Séminaires de Lacan jusqu’à ce qu’il arrive à en obtenir les formules de la sexuation qui sont là en attente, et qui sont la version lacanienne du mythe freudien. Ces considérations, celles-ci, celles qui les précèdent, à savoir les quatre objets a, et, dans la première des trois parties, la construction du signifiant comme signifiant qui représente un sujet pour l’autre signifiant, et décalant chaque fois le lieu de l’Autre, avec petits schémas à l’appui, c’est ce que Lacan dénomme les « perspectives radicales », s’employant alors à « revenir à notre expérience ». [108] Il en entame alors une traduction clinique, posant la question : « À quel détour ressortit l’éclosion d’une névrose ? » [109] C’est à partir de là que Lacan se pose la question, qui est déjà là dans l’introduction, de ce que Freud appelle Neurosenwahl, le choix de la névrose. Dans l’introduction déjà, nous avons la notation, qui n’est pas exploitée directement par Lacan dans le reste du texte, que nous ne pouvons atteindre le caractère premier du trauma que par rétroaction de l’expérience analytique elle-même. Ce n’est donc pas une primarité originaire pure et simple, c’est ce que l’expérience analytique dans son cours nous permet de situer – et ça se déplace – dans la position de premier et de déterminant. C’est au point que Lacan peut dire, dans cette introduction – c’est très surprenant : « ce que l’on appelle improprement la clinique ».
Deux positivations
131Que veut dire à la fois cette idée de traduction des perspectives radicales au niveau clinique et la notion qu’il y a ce qu’on appelle improprement la clinique ? L’idée de Lacan, qui fait partie de l’orientation lacanienne, c’est que seule la question de la structure permet d’orienter, de faire progresser « ce que l’on appelle improprement la clinique » [110]. Passer à la clinique, ce n’est pas l’accumulation des cas, ce n’est pas ouvrir un nouveau. De la même façon qu’on écrit savoir jouissance sans signe, c’est vraiment : clinique structure.
132Dans ce Séminaire, Lacan invite à pratiquer la clinique structure, une nouvelle alliance entre la structure et la clinique. Nous avons, de cette notion, une formule qui est donnée – sans schéma – où il y a une corrélation établie entre deux éléments que Lacan appelle des positivations – ce n’est vraiment pas fréquent dans son usage – : positivation de la jouissance érotique et, corrélativement, positivation du sujet en tant que dépendant du désir de l’Autre.
133Comment s’articulent ces deux positivations ? Et pourquoi employer ici ce mot étrange ? Pour ce qui concerne la jouissance, on voit bien de quoi il s’agit. Ce n’est pas de l’ordre de l’expérience visuelle que nous avons évoquée précédemment, qui était au contraire une négativation, un mot que nous avons chez Lacan très souvent : le phallus comme moins, le phallus caché ou absent, que nous écrivons en tant qu’imaginaire avec ce signe (- φ). Ce que vise Lacan ici, c’est au contraire le chapitre où une jouissance fait intrusion de façon positive. L’exemple qui est derrière, c’est celui du petit Hans qui commence à faire l’expérience énigmatique de la jouissance, de l’érection, et cette jouissance fait intrusion et oblige au remaniement d’un monde de significations. [111] La jouissance phallique qui est en attente se trouve en quelque sorte déclenchée à un moment donné, et donc mise en action. C’est ce que nous appellerons positivation de la jouissance.
135Ferons-nous aussi bien concernant la positivation du sujet en tant que dépendant du désir de l’Autre ? Il est déjà sensible que ce qui fait là office d’Autre pour le sujet, c’est son propre corps, Lacan distinguant ce qui est de l’ordre du désir de l’Autre.
136Ce n’est pas simple à soutenir la positivation du sujet, puisque l’écriture même du sujet comporte sa barre, qui en fait une fonction intrinsèquement négative. Mais pourquoi ne pas considérer que là aussi nous avons, en attente dans la structure, le rapport du sujet au désir de l’Autre et que, en effet, au moment même où s’enclenche la jouissance positivée, le sujet tombe explicitement sous la dépendance du désir de l’Autre. Nous avons dans les deux cas comme une articulation désir jouissance écrite en juxtaposé, qui comporte que nous détaillons là une articulation et une co-positivation de la jouissance et du désir, et qui se noue dans un troisième terme, qui est le désir de savoir ce qu’il en est de l’énigme de la jouissance. Ces deux termes, ces deux espaces, ces deux registres dans la fonction du désir de savoir se conjuguent, se nouent – il y a là une corrélation –, Lacan les mettant en question plus tard, mais où il trouve ici le socle freudien de la question.
Éclosion, déclenchement
138Après ce petit effort de compléter la lecture de Lacan, de l’accentuer, d’en faire pour nous-mêmes un problème, nous avons la récompense de la phrase qui suit : là « se désigne le point d’entrée par où la structure du sujet fait drame ». [112] C’est très beau, c’est un rapport qui reste à penser de l’articulation de la structure et du drame, c’est-à-dire de la synchronie de la structure où tout est là et de la diachronie du drame où des termes se nouent et fusent à l’occasion. Nous sommes là dans le registre de la névrose, comme y insiste Lacan, nous étudions les modes d’éclosion de la névrose. Si nous faisons référence à la psychose, nous avons un mot pour désigner le moment où la structure du sujet fait drame, pour désigner le point d’entrée, celui de déclenchement d’une psychose, où la structure du sujet fait drame d’avoir rencontré un élément positivé, où le père réel fait intrusion là où il n’y a pas possibilité de s’inscrire.
139Lacan n’utilise pas le mot déclenchement s’agissant de la névrose, mais celui d’éclosion. On gagnerait, sur la piste de Lacan, à raisonner en termes aussi bien formels de l’éclosion d’une névrose que nous avons été formés à détailler les éléments d’un déclenchement de psychose. On peut donc déjà conserver, de ce petit passage, la notion de parallélisme entre déclenchement dans la psychose et éclosion dans la névrose, ces deux termes distincts répondant à l’articulation de la structure et du drame.
Savoir et énigme sexuelle
141Lacan mettra en question plus tard, dans un autre contexte, le désir de savoir, il ira jusqu’à mettre en question que le sujet ait un autre désir que celui de dormir. Le désir de savoir est néanmoins, dans ce Séminaire, une notion qui apparaît dans cette troisième partie du chapitre xx, et qui est fondamentale. C’est l’idée que tout savoir est conditionné par l’énigme sexuelle, par l’énigme de la jouissance, l’énigme de son propre corps en tant que relation à une jouissance de bord. D’une certaine façon, partout où il y a élaboration de savoir – Lacan pousse jusque-là la logique à l’aveugle de ce terme –, le psychanalyste est chez lui, parce que le savoir attient intrinsèquement à la jouissance.
142Lacan appuie sa conviction sur l’analyse qu’il fait du désir de savoir qui s’enclenche sur l’énigme sexuelle et sur l’énigme de la jouissance à l’occasion quand il sermonne les étudiants voués à l’apprentissage de savoirs, leur expliquant que l’analyste est en fait celui qui pourrait obtenir autre chose que la répétition, le tournage en rond de mêmes termes sur les mêmes places. Il pose ainsi que c’est tout l’ordre du savoir qui est ici impliqué par ce qu’on pourrait appeler cette positivation de la jouissance. Il y a une jouissance positivée, qui en même temps est une énigme, une question qui se perpétue – cela prend la forme d’objet a –, et le désir de savoir s’enclenche sur cette base-là.
144Une autre formule de Lacan peut s’ordonner à partir de ces termes : « la jonction entre le a […] et le champ de l’Autre, en tant que s’y ordonne le savoir ». [113]
Structure et drame
145Voilà ce qu’on peut tirer de la lecture minutieuse d’une seule leçon de ce Séminaire. Allons, pour faire la paire, au chapitre suivant, que j’ai aussi intitulé en termes juxtaposés « Apories réponses », pour bien saisir ce que Lacan propose ici, et qu’on pourrait appeler une théorie de la biographie psychanalytique, et aussi bien une théorie du cas en psychanalyse.
146Il y a, dans ce chapitre, une mise en question de toutes les biographies de la littérature analytique, avec la notion que ces biographies – souvent rapides, comme nous les pratiquons, mais qui ont pu être dans la tradition analytique plus étendues – pèchent par la profusion d’anecdotes qu’elles offrent, Lacan désignant une réduction souhaitable de ces biographies, et surtout une conversion du regard. C’est entre structure et drame que le récit de la vie d’un patient s’inscrit.
147Nous avons souvent l’impression, lorsqu’on nous conte une de ces histoires, qu’on ferait la même chose en psychologie ou en psychiatrie, alors que Lacan nous donne ici l’idée de ce que serait une autre façon d’impliquer la structure dans la biographie. D’abord, on ne trouve pas tous les termes de la question étalés en surface. On ne trouvera jamais en personne dans le cas ce qui, de la jouissance sexuelle, est forclos, hors système. Pour le rendre un peu plus maniable, il donne une image de l’absolu de la jouissance à l’horizon, l’image du point à l’infini où deux droites parallèles qui se poursuivent se trouvent converger. Il donne aussi un autre exemple, celui de la création d’un symbole spécial par Cantor pour désigner le nombre plus grand que tout autre, introuvable dans la suite des entiers naturels, donc la création du symbole aleph pour désigner le nombre des entiers naturels. [114] Ajouter ce point à l’infini dans toutes les biographies prescrit déjà une autre façon de les considérer et de les écrire. Cela implique d’abord qu’on rencontre dans le tissu d’une biographie des trous, des parties qui ne sont pas saisissables – je décale ce que Lacan en dit –, comme ne l’est pas l’infini tant qu’on n’a pas les symboles adéquats pour le nommer, pour l’inscrire, et aussi des trous qui se résolvent quand on les reprend dans une structure d’ordre supérieur ou une structure différente. Les trous deviennent à ce moment-là des limites, toujours limite entre savoir jouissance.
148Ce qui intéresse Lacan, c’est comment penser un rapport de limite entre savoir et jouissance qui n’ont pas la même consistance, qui sont hétérogènes. Cette question roule pour Lacan jusqu’à ce qu’il lui donne par exemple cette image du littoral qu’on trouve dans « Lituraterre ». Entre la terre et la mer, un littoral. Ce n’est pas vraiment une frontière entre deux termes homogènes, mais au contraire une ligne de partage entre deux domaines qui n’ont ni la même structure, ni la même substance. Ce clivage, c’est ici ce que Lacan invite à trouver sous la forme de ces trous qu’on arrive à réduire à des limites, si on a la structure qui convient.
Névrose et désir de savoir
150Les biographies s’écrivent à partir des familles où on voit s’agiter les personnages bien connus du père, de la mère, de la fratrie, les oncles, les tantes… C’est communiqué ainsi dans l’expérience analytique, ainsi que repris dans le récit que l’analyste peut en faire. L’idée de Lacan, c’est que les relations primordiales d’un sujet s’établissent au savoir, à la jouissance, et à l’objet a. Ces trois termes l’accompagneront jusqu’à la fin de ce Séminaire où il propose un schéma de permutation de trois et ils sont pour lui les relations primordiales. On doit ainsi se demander, pour les fonctions familiales entendues au sens large, ce qui a fait famille pour l’enfant et la place qu’elle tient par rapport à ses relations fondamentales. Il faut donc bannir les observations qui ne seraient qu’anecdotes ou tournages en rond biographiques, mais impliquer comme ressort du cas la frontière savoir jouissance. « Ce n’est rien d’autre que cette frontière que le névrosé réinterroge, celle qui s’ouvre entre savoir et jouissance. » [115] Lacan ira au-delà de ce terme de frontière avec l’image du littoral, mais c’est cette zone-là qui est désignée.
151La biographie, que l’on croit première parce qu’elle est infantile, n’est pas originelle. Le choix de la névrose est à entendre dans le sens où, lorsqu’il se présente au sujet, le choix est déjà fait par la façon dont se sont présentées à lui les fonctions vraiment primordiales. C’est un choix forcé par la structure qui se trouve à un moment dramatisée par une conjoncture.
152Il faudrait donner au moment d’éclosion de la névrose une consistance aussi nette que le moment de déclenchement des psychoses. Lacan le présente comme un choix à faire entre le point à l’infini, auquel il est impossible d’accéder, mais qui se trouve toujours introduit par l’approche de la conjonction sexuelle, donc, un choix entre le point d’impossibilité et la projection de « l’impossibilité en termes d’insuffisance ». [116] Quand il y a une structure d’impossible, ce n’est pour le sujet qu’« alibi pris de l’impossibilité dans l’insuffisance » [117]. Il n’y a sans doute pas la même constance, la même rigidité, à un niveau et à un autre de l’éclosion de la névrose et du déclenchement de la psychose. Nous sommes parfois trop intéressés au drame qui est agité au niveau de la névrose pour avoir la notion qui convient de la réduction des termes en jeu.
153Nous avons ensuite les débuts d’une nouvelle théorie de la névrose que Lacan reprend après des années, toujours cette théorie qui fait le parallèle entre hystérie et obsession, entre sexuation féminine et sexuation masculine. Au sens du Séminaire D’un Autre à l’autre, le névrosé est le sujet qui interroge la frontière du savoir et de la jouissance et qui, par là, met en question la vérité vraie du savoir. Le savoir tient-il le coup par rapport à la jouissance ? C’est ainsi une théorie de la névrose qui pivote sur le terme essentiel du désir de savoir, qui est, dans ce Séminaire, une des clés du passage d’un Autre à l’autre.
Notes
-
[*]
Texte et notes établis par Catherine Bonningue à partir des leçons des 5, 26 avril, 3 et 10 mai 2006. On se reportera au numéro 64 de La Cause freudienne pour les parties I à IV, au numéro 65 pour les parties V à VIII, et au 67 (à paraître en 2007) pour la fin de cette « Lecture du Séminaire D’un Autre à l’autre ».
-
[1]
Lacan Jacques, Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre (1968-69), Paris, Seuil, 2006, p. 313-317.
-
[2]
Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient (1957-58), Paris, Seuil, 1998, chapitre XIX.
-
[3]
Ibid., p. 335. Cf. Freud Sigmund, « Le clivage du sujet » (1938), Résultats, idées, problèmes II, Paris, PUF, 1985, p. 283-286.
-
[4]
Cf. Lacan J., Le Séminaire Les formations de l’inconscient, op. cit., p. 337.
-
[5]
Ibid.
-
[6]
Cf. Lacan J., Le Séminaire D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 388.
-
[7]
Leiris Michel, « La possession et ses aspects théâtraux chez les Éthiopiens de Gondar » (1958), Miroirs de l’Afrique, Paris, Gallimard Quarto, 1995.
-
[8]
Cf. Lacan J., Le Séminaire Les formations de l’inconscient, op. cit., p. 337-338.
-
[9]
Ibid., p. 338.
-
[10]
Lacan J., « Kant avec Sade » (1960), écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 777, 778.
-
[11]
J.-A. Miller évoque là la réponse ironique plus que stridente donnée par lui et ses collègues au Livre Noir de la psychanalyse.
-
[12]
Lacan J., Le Séminaire Les formations de l’inconscient, op. cit., p. 340.
-
[13]
Lacan J., « Télévision » (1973), Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 511.
-
[14]
Lacan J., Le Séminaire Les formations de l’inconscient, op. cit., p. 340.
-
[15]
Ibid., p. 342.
-
[16]
Ibid.
-
[17]
Cf. ibid., p. 343.
-
[18]
Ibid.
-
[19]
Ibid., p. 344.
-
[20]
Ibid., p. 345.
-
[21]
Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse (1962-63), Paris, Seuil, 2004, p. 73.
-
[22]
Ibid.
-
[23]
Ibid., p. 77.
-
[24]
Ibid., p. 78.
-
[25]
Ibid.
-
[26]
Ibid.
-
[27]
Ibid., p. 79.
-
[28]
Ibid.
-
[29]
Ibid., p. 37, 135 & 189.
-
[30]
Ibid., p. 189.
-
[31]
Lacan J., Le Séminaire D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 315.
-
[32]
Ibid.
-
[33]
Lacan J., « Lituraterre » (1971), Autres écrits, Paris, Seuil, p. 16.
-
[34]
Cf. Lacan J., Le Séminaire Les formations de l’inconscient, op. cit., p. 36 et suivantes.
-
[35]
Cf. ibid., p. 39.
-
[36]
Cf., Lacan J., Le Séminaire, livre VI, « Le désir et son interprétation » (1958-59), inédit.
-
[37]
Lacan J., Le Séminaire D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 313-317.
-
[38]
Ibid., p. 316.
-
[39]
Ibid.
-
[40]
Ibid.
-
[41]
Ibid., p. 317.
-
[42]
Cf. Lacan J., Le Séminaire L’angoisse, op. cit., p. 195.
-
[43]
Ibid., Lacan J., « Kant avec Sade », op. cit., p. 772.
-
[44]
Lacan J., Le Séminaire D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 317.
-
[45]
Ibid.
-
[46]
Ibid.
-
[47]
Ibid., p. 325.
-
[48]
Lacan J., « La science et la vérité » (1965), Écrits, op. cit., p. 855-877.
-
[49]
Lacan J., Le Séminaire D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 309.
-
[50]
Ibid., p. 309-310.
-
[51]
Heidegger M., « La chose » (1954), Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 194-218.
-
[52]
Lacan J., Le Séminaire D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 315.
-
[53]
Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse (1959-60), Paris, Seuil, 1986, p. 67-68.
-
[54]
Ibid.
-
[55]
Ibid., p. 68.
-
[56]
Lacan J., Le Séminaire L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 68. J.-A. Miller renvoie au commentaire qu’il en a fait « dans le petit détail ». Il traite notamment de ce point dans « Du symptôme au fantasme », les 5 et 12 janvier 1983, et dans « Cause et consentement », le 16 mars 1988 ; il y revient dans « Les paradigmes de la jouissance », La Cause freudienne n° 43, Paris, Navarin/Seuil, 1999, p. 12, après avoir traité de défense et refoulement dans « Le transfert négatif » en décembre 1998 dans L’orientation lacanienne III, 1.
-
[57]
Lacan J., Le Séminaire L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 68.
-
[58]
Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse (1969-70), Paris, Seuil, 1991, p. 9-27.
-
[59]
Lacan J., Le Séminaire D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 397.
-
[60]
Lacan J., Le Séminaire L’envers de la psychanalyse, op. cit., p. 18.
-
[61]
Ibid.
-
[62]
Ibid.
-
[63]
Lacan J., Le Séminaire D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 17.
-
[64]
Lacan J., « Du « Trieb » de Freud et du désir du psychanalyste » (1964), Écrits, op. cit., p. 853. J.-A. Miller renvoie à ses cours de L’orientation lacanienne précédents où il a traité de ces points.
-
[65]
J.-A. Miller renvoie au cours de « jadis où il a souligné ce faufiler ». Il a abordé ce point le 4 mars 1998, L’orientation lacanienne II, 15, et aussi le 31 mars 1999, « Paradigmes de la jouissance », op. cit., p. 21, 23 ; et auparavant le 15 mars 1995, « Silet ». Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse (1969-70), Paris, Seuil, 1991, p. 19.
-
[66]
Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien » (1960), Écrits, op. cit., p. 793-827.
-
[67]
Lacan J. Le Séminaire L’envers de la psychanalyse, op. cit., p. 19.
-
[68]
Lacan J., Le Séminaire D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 320.
-
[69]
Ibid., p. 317-18.
-
[70]
Lacan J. Le Séminaire L’angoisse, op. cit., p. 247 et suivantes.
-
[71]
Lacan J., « Position de l’inconscient » (1964), Écrits, op. cit., p. 850. Cf. Miller J.-A., « Scansions dans l’enseignement de Lacan » (1981-82), leçon du 25 novembre et 2 décembre 1981.
-
[72]
Lacan J., « Position de l’inconscient », op. cit., p. 850.
-
[73]
Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École » (1967), Autres écrits, op. cit., p. 243-59 ; « Discours à l’École freudienne de Paris » (1967), Autres écrits, op. cit., p. 261-81.
-
[74]
Lacan J., « La logique du fantasme. Compte rendu du Séminaire 1966-67 » (1969), Autres écrits, op. cit., p. 326.
-
[75]
Lacan J., « La signification du phallus. Die Bedeutung des Phallus » (1958), Écrits, op. cit., p. 685-95.
-
[76]
Ibid., p. 693.
-
[77]
Ibid., p. 694.
-
[78]
Cf. Marcel Gabriel, L’être et l’avoir (1935), Paris, Éd. Universitaires, 1991.
-
[79]
Lacan J., « La signification du phallus », op. cit., p. 694.
-
[80]
Lacan J., « La logique du fantasme. Compte rendu… », op. cit., p. 325.
-
[81]
Ibid.
-
[82]
Lacan J., Le Séminaire D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 230.
-
[83]
Cf. ibid., notamment p. 204.
-
[84]
Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, « La logique du fantasme » (1966-67), leçon du 12 avril 1967 inédit.
-
[85]
Cf. Lacan J., Le Séminaire D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 206.
-
[86]
Cf. ibid., p. 215.
-
[87]
Cf. ibid., p. 207.
-
[88]
Cf. ibid., p. 233.
-
[89]
Cf. ibid., p. 299. J.-A. Miller dit l’avoir recomposé de L’éthique de la psychanalyse, cf. L’orientation lacanienne II, 15 (1997-98), leçon du 19 novembre 1997.
-
[90]
Cf. ibid., p. 212.
-
[91]
Ibid., p. 213.
-
[92]
Cf. ibid.
-
[93]
Cf. Lacan J., Le Séminaire L’envers de la psychanalyse, op. cit., p. 12.
-
[94]
Lacan J., Le Séminaire D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 321.
-
[95]
Ibid.
-
[96]
Ibid., p. 320-22.
-
[97]
Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore (1972-73), Paris, Seuil, 1975, p. 15.
-
[98]
Cf. Lacan J., Le Séminaire D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 320-21.
-
[99]
Ibid., p. 311.
-
[100]
Cf. Lacan J., « La science et la vérité », op. cit., p. 877.
-
[101]
Cf. Lacan J., Le Séminaire D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 229.
-
[102]
Lacan J., Le Séminaire D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 321-22.
-
[103]
Ibid., p. 321.
-
[104]
Cf. Lacan J., « Subversion du sujet… », op. cit., p. 821 et suivantes.
-
[105]
Lacan J., Le Séminaire D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 321.
-
[106]
Ibid.
-
[107]
Cf. Lacan J., Le Séminaire L’envers de la psychanalyse, op. cit., chap. VII à IX.
-
[108]
Lacan J., Le Séminaire D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 321.
-
[109]
Ibid., p. 321, voir aussi p. 333.
-
[110]
Lacan J., Le Séminaire D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 310.
-
[111]
Cf. ibid., p. 322-25.
-
[112]
Ibid., p. 322.
-
[113]
Ibid.
-
[114]
J.-A. Miller renvoie ici au commentaire qu’il en a fait. Cf. L’orientation lacanienne II, 9, « Le banquet des analystes » (1989-90), leçons des 9 et 16 mai 1990 ; et aussi L’orientation lacanienne II, 10, « Harangues » (1990-91), leçon du 20 mars 1991, et L’orientation lacanienne II, 14, « La fuite du sens » (1995-96), leçon du 6 décembre 1995.
-
[115]
Ibid., p. 336.
-
[116]
Ibid., p. 333.
-
[117]
Ibid.