Notes
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[*]
Extrait des leçons des 16 & 23 janvier 2008 du cours de J.-A. Miller, « L’orientation lacanienne. Tout le monde est fou », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris viii.
Version établie par Pascale Fari. Texte oral non relu par l’auteur et publié avec son aimable autorisation. -
[1]
Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur.
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[2]
Cf. Talbot C., « Le cerveau de la nouvelle école est en Amérique », Le Monde, 14 janvier 2008.
1L’homogénéité, le langage mathématique apportent la paix, du moins à certains égards. [*] La démonstration est supposée apporter la paix – quand elle est impeccable, on n’a plus qu’à s’incliner. Cette forme de domination pacifique suppose que l’on accepte les principes et les coordonnées de base au sein desquels s’accomplit la démonstration. Moyennant quoi, c’est la paix. Très largement acceptés, les présupposés du discours de la science font désormais l’unanimité. Les disciplines qui ont tenté de s’en excepter se sont trouvées en porte-à-faux.
Le régime de l’homogène
2Freud lui-même, ne l’oublions pas, a voulu inscrire la psychanalyse dans les formes du discours de la science. L’obstacle était que la discipline psychanalytique (si c’en est une) avait affaire avec un certain réel opposant une résistance à se conformer au régime de l’homogène – on voit comment cette postulation de Freud est aussi la voie par laquelle il décomplète sa propre entreprise.
3Cela n’a pas arrêté la psychologie, car celle-ci, pour le dire rapidement, n’a pas affaire à un réel, ce qui la rend extraordinairement plastique. Constatant le mépris dans lequel elle était tenue en tant que discipline, ce véritable caméléon qu’est la psychologie a décidé d’adopter les atours du discours de la science. Au cours des années 1960, elle est devenue cognitiviste, par simulacre avec le discours de la science. La psychologie cognitive a tendu et tend à prendre une extension extraordinaire dont il s’agit de comprendre la pertinence.
4Le régime de l’homogénéité met la qualité entre parenthèses, ou bien il essaye de la quantifier. Essayer, c’est y arriver. Par exemple, Bruno Falissard, chercheur et professeur français, a l’idée de mesurer la subjectivité. Il commence par dire « On ne voit pas très bien comment faire entrer la tristesse dans nos variables. » Pour l’y faire entrer, il la quantifie sur le modèle imparable du « un peu, moyennement, beaucoup, passionnément », considérant que les intervalles entre ces différents marqueurs sont égaux. Après quoi, il lance la statistique sur ce qui, au départ, était pure et simple postulation. Là se juge la quantité – arriver à quantifier les qualités.
L’homme de quantité
5L’amour ! L’amour est quantifiable, la démonstration a été faite. Cela a commencé par figurer dans les ouvrages savants, c’est désormais dans les magazines féminins. Une dame, anthropologue cognitiviste, a écrit un ouvrage sur la chimie de l’amour romantique. Être amoureux, définit-elle, c’est voir baisser son taux de sérotonine d’au moins 40 % [rires]. Cela a été constaté, mesuré, sur des cobayes, à qui l’on a demandé – évidemment, il faut leur demander, c’est ça… – combien de temps ils pensaient à l’être aimé. Parmi ces cobayes de l’état amoureux, on a retenu ceux qui assuraient penser au moins quatre heures à l’être aimé. Chez eux, la sérotonine avait baissé de 40 % ou plus. L’amour fou, vous croyez que l’amour fou est un terme poétique, surréaliste, etc. L’amour fou fait monter la dopamine ! Si vous avez une propension à l’amour fou, c’est que vous avez sans doute un manque de dopamine, etc.
6Cela s’est répandu dans les magazines féminins, dans le discours courant. Depuis un ou deux ans, une énorme production de magazines hebdomadaires ou mensuels vendus en kiosque retranscrit en termes quantitatifs votre vie émotionnelle, vos habitudes alimentaires, etc. La présence de ces magazines atteste que c’est un marché, ça s’achète.
7L’homme contemporain aime à s’imaginer être une machine. À force de produire des machines, de manier des machines, d’être l’interlocuteur de machines, il s’est produit quelque chose dans l’imaginaire de l’homme contemporain – se prendre pour une machine ou aimer être traité comme une machine. Je me souviens que j’anticipais cela il y a quelques années, on me parlait de l’avenir de la psychanalyse par rapport à d’autres modes, celle du médicament à l’époque. « Tout dépendra, disais-je. Si les gens se pensent comme une automobile qu’on va faire réparer au garage, ce sera difficile pour la psychanalyse. » Quelque chose est aujourd’hui accompli sur ce versant.
8Il est amusant que chez Molière, l’expression « homme de qualité » signifie le noble ou quelqu’un qui manifeste de la noblesse d’esprit et de comportement. Nous sommes à l’ère de l’homme de quantité. L’homme de quantité, cela va jusqu’à la masse, qui est un concept ; il faudrait voir à quel moment cela a émergé, c’est moderne en tout cas, c’est le moment où l’on cesse de compter pour simplement estimer le très grand nombre. Dans nos termes, cela met en question ce qu’avec Lacan, nous appelons le signifiant Un : S1.
Unaire ou binaire
9Je ne peux pas écrire le signifiant Un dans ce contexte sans évoquer le signifiant lui-même, le concept de signifiant. Le « concept de signifiant », c’est déjà le signifiant comme unité découpée dans le continuum de la langue. Le signifiant procède du discours scientifique. Les stoïciens avaient mis le doigt sur ce point, qui prend une autre valeur, un autre sens, chez Saussure. On sait comment Noam Chomsky a ensuite appliqué – d’une autre façon encore, avec d’autres paradigmes – le discours de la science à la langue. En parlant de signifiant, sans le savoir, nous étions sur le chemin qui conduit à la cognition. J’y reviendrai.
10Le S1 est la forme initiale que Lacan a choisie comme indiquant, indexant le maître. C’est l’insigne, l’insigne unique, imagé à l’occasion par des attributs du pouvoir (le sceptre, la couronne, le trône…), mais aussi par des mots tenus pour absolus et s’imposant dans une sorte de sidération. C’est aussi la phrase que j’aime beaucoup, que j’ai souvent citée, de la page 808 des Écrits : « Le dit premier décrète, légifère, aphorise, est oracle, il confère à l’autre réel son obscure autorité. » Si vous prenez, ajoute Lacan, un signifiant comme « insigne de cette toute-puissance », vous avez ce qu’il a baptisé « le trait unaire », qui est le noyau de l’Idéal du moi.
11Qu’est-ce que cet adjectif unaire forgé par Lacan à partir de Freud, détournant Freud ? Unaire est une variation sur unique, mais qui prend son sens par rapport à binaire, qui donne à binaire son antonyme, son contraire. Unaire, cela veut dire pas deux, il n’y en a pas deux pareils. Le signifiant du maître comporte cette exclusion du deux. Il n’est pas comparable, il n’est pas homogène, il est absolu, c’est-à-dire séparé.
12Dans la formule que Lacan donne de la sexuation mâle, c’est représenté par ce : ∃x, il existe x, tel que , couplé avec ∀x, pour tout x, Φ(x).
14Ce au-moins-un ne se soutient qu’à part de tous les autres, comme inhomogène (l’homogène est du côté du « pour tout x »), il se place comme l’incomparable. Telle est l’insurrection produite par l’avancée de la pratique de l’évaluation dans l’Université – du seul fait d’accepter l’évaluation, vous n’êtes pas incomparable, vous êtes comparable, vous êtes étalonnable. D’emblée, il y a une destitution – disons le mot –, une destitution du sujet comme incomparable.
La promesse de la psychanalyse
16Tandis que la catégorie du sujet accroché au S1, – S1 qui vient « combler la marque invisible que le sujet tient du signifiant », comme le dit Lacan – est une catégorie inhomogène. Le sujet n’est pas catégorisable. C’est la promesse de la psychanalyse – on n’a jamais vraiment parlé de psychanalyse de groupe. La promesse du discours analytique est le contraire du discours de l’évaluation, c’est « Tu ne seras pas comparé. »
17Opérer avec la notion de diagnostic n’est pas ajusté au discours analytique proprement dit. Le diagnostic, s’il y en a un, appartient aux préliminaires de l’installation du discours analytique. Voilà pourquoi il faut plutôt arriver à le faire rapidement, il est préliminaire, parce que le diagnostic signifie classer en catégories.
18Mais une fois le discours analytique installé, le sujet est incomparable. Autant il y a une destitution immédiate par la culture de l’évaluation, autant le discours analytique comporte en lui-même une institution du sujet et, il faut bien le dire, une valorisation ; autant l’évaluation dévalue, autant le discours analytique, tout naturellement, structurellement, valorise le sujet. Dire que l’analyste doit tout oublier au moment de recevoir son patient, c’est indiquer quelque chose de cet ordre – « Tu ne compareras même pas le patient à lui-même, d’une séance à l’autre. » Nous sommes dans un ordre qui proscrit la comparaison.
19Je me suis cultivé sur l’œuvre de Jean-Marc Monteil (dont je parlais jadis) en lisant un travail de décryptage, de déchiffrage, de mon ami et collègue Hervé Castanet (à paraître). C’est amusant, je m’aperçois que pour J.-M. Monteil, qui a conçu l’aeres [1], qui est un psychologue cognitiviste, social-cognitiviste, la catégorie essentielle de l’ordre social est la comparaison. Tout son système est basé sur la comparaison. L’homme commence avec la comparaison et l’humanité débouche tout naturellement dans l’évaluation. Le surhomme, c’est l’évalué, l’évaluation est la forme supérieure de l’humanité, elle accouche l’humanité de ce qu’il y avait d’emblée en elle.
20Par rapport au discours de la quantification, la psychanalyse s’inscrit éminemment en faux. Ce n’est pas par anecdote que nous nous trouvons ainsi à une certaine pointe, la psychanalyse s’inscrit tout naturellement en faux par rapport au discours de la quantification pour lequel tout peut être comparable et, partant, tout est comparable.
21Le discours de la quantification trouve à s’incarner, à se monnayer, c’est le cas de le dire, dans le marché, où tout a un prix, tout a une valeur, non pas une valeur absolue, mais une valeur sur une échelle de valeurs établies. La constitution des échelles de valeurs est une pratique conditionnée par le discours de la quantification. Dans la clinique, celui-ci procède par établissement d’échelles de valeurs qui portent en général le nom de leur inventeur. Pour la dépression par exemple, Daniel Widlöcher a apporté une importante contribution en établissant une échelle de la dépression. Ainsi a-t-il eu une incidence sur la pratique.
22Dans ce contexte, on comprend ce dit énigmatique de Lacan dans son tout dernier enseignement – la psychanalyse doit être « une pratique sans valeur ». Cela n’indique pas que la psychanalyse est sans valeur au sens du marché, mais que cette pratique doit échapper à l’échelle de valeurs et au discours de la quantification.
Signifiants-esclaves et utopies autoritaires
23On constate très largement aujourd’hui une éclipse, sinon une disparition totale, définitive, du maître en tant qu’incarné dans le signifiant-maître. Par exemple en France, le folklore de l’évaluation des ministres traduit que le maître n’est pas d’une autre essence. Cela traduit la volonté de démontrer que nous sommes dans un monde homogène – et ce, y compris le président, héritier du monarque. Jusqu’à peu, les semblants de l’hétérogénéité présidentielle étaient multipliés, cultivés. Là, au contraire, cette place est occupée par un personnage qui communique « Je ne suis que ce que vous êtes » ; qui affiche tous les semblants de l’homogénéité avec les gouvernés « Comme vous, j’aime la Star Academy, comme vous… » Comme vous, comme vous, comme vous… On en est plutôt à nier le terme , et on l’assume comme tel, il n’existe pas de x qui… – .
24On adopte le style de la série. Dans le style présidentiel actuel, on tourne la page très vite, on passe à la séquence suivante, terme dû – je pense – au scénario des telenovelas ou à l’information télévisée, on change de séquence, sous le régime du plus-un : quel est le prochain épisode ? Dans la disparition de l’inhomogène, on adopte le style de la série.
25Dès lors, le maître n’est plus l’Un, mais le multiple. Cette multiplicité nous est volontiers représentée sous la forme de l’expertise qui prend la place de ce que Lacan appelait le décret, ou l’oracle. On se fie à l’expertise, laquelle procède toujours en comité. Il y a des experts distingués, mais c’est ce qu’à l’époque nous avions appelé, souligné comme étant « les Comités d’éthique », nous sommes sous le régime des commissions. La vérité est supposée sortir d’une commission. Désormais le Vrai, le Bon, non seulement ce ne sont plus des signifiants-maîtres, mais des signifiants-esclaves subordonnés à l’accord des experts, il y a un glissement où tout repose sur le monde homogène.
26Les ricanements et les indignations, quels qu’ils soient, ne sont pas opérants. Ils sont opérants au niveau du retardement de la mise en place des appareils. Mais il y a un niveau où nous avons affaire à une mutation ontologique, à une transformation du rapport du sujet à l’être. Le chiffre – le chiffre de quantification – est la garantie de l’être. C’est l’incidence de la science sur l’ontologie.
27Cela se répercute sur la débilité mentale des gouvernants ou des experts. Le discours de la science sur cette débilité mentale produit des utopies autoritaires qui se multiplient de façon stupéfiante depuis une décennie et surtout ces dernières années, y compris dans le pays du bon sens incarné, à savoir l’Angleterre. Nous allons y consacrer des recherches dans nos prochaines publications, l’utopie autoritaire est devenue la production normale du comité d’experts. Tout repose sur ceci qu’on n’est pas très sûr que quelque chose existe jusqu’à ce que ce qu’il ait été déchiffré.
Savoir et connaissance
28L’idéologie de la chose, sa forme idéologique et même son épistémologie nous sont données par le cognitivisme. Le cognitivisme, la cognition, est à mettre en série avec ce qu’on appelait « la connaissance » et ce que Lacan et nous-mêmes appelons le savoir.
29On sait comment connaissance et savoir se distinguent. Lacan opposait le savoir à la connaissance où, à la suite de Paul Claudel, il accentuait la valeur co-naître, naître en même temps. La connaissance suppose une affinité du connaissant et du connu. La philosophie antique ne cesse pas de commenter cette affinité – ce qu’il doit y avoir de commun entre ce qui connaît et ce qui est connu. L’évocation par Heidegger de l’entente avec l’être en est un écho à la fois lointain et proche.
30À propos du savoir, Lacan met au contraire l’accent sur ce qu’il comporte d’artifice. C’est un système d’éléments discrets qui ne supposent aucune affinité, d’autant qu’il s’agit de donner sa place au savoir inconscient.
31Ce qu’on appelle la cognition n’est pas si loin de ce que Lacan appelait le savoir – enfin, sous toutes réserves… – c’est supposé constitué ou représentable par des éléments discrets. Seulement, s’y ajoute la supposition que l’homme est tout savoir, c’est-à-dire que tout ce qu’il en est de l’homme, si c’est le terme de référence, passe sous cette forme.
Identification à la machine
32Le point de vue cognitif est celui de l’homme computationnel. Le cognitivisme est l’idéologie ou la croyance (car à ce niveau, il faut le dire, c’est une orientation fondamentale, pas une démonstration) que l’homme est une machine qui traite de l’information (c’est-à-dire des éléments discrets et matériels), une machine qui reçoit de l’information, input, et qui traite et recrache de l’information. Ce point de vue a sa force, mais à cette définition s’ajoute l’exhaustivité de l’humain, si je puis dire.
33À considérer les choses froidement, notons cependant que le structuralisme a préparé la voie au cognitivisme. Le structuralisme était une première forme du scientisme qui fleurit avec le cognitivisme et le cognitivisme, c’est un exclusivisme de S2. Il ne connaît que S2 et le système des signifiants. Le sujet, l’objet petit a et le signifiant unaire sont autant de termes qui ne trouvent pas à s’inscrire dans son monde.
34Le résultat est l’identification de l’homme à la machine, à la machine informatique, la machine à information, une identification dont on doit constater qu’elle est apparemment agréable aux populations, comme disent les ministres. C’est une identification qui ne répugne pas. Pouvoir être chiffré, être une réalité chiffrable, ça vous ancre dans l’être. Si l’amour, vraiment, est corrélatif de 40 % de sérotonine en moins, eh bien, c’est que l’amour, ça existe vraiment. Ici c’est la sérotonine, demain ce sera l’activation électrique des neurones, peu importe pourvu que la référence soit quantifiée. C’est l’épanouissement de la personnalité en tant que personnalité non pas qualifiée mais quantifiée – « Je suis une personnalité quantifiée. » Ce type d’épanouissement est d’un modèle assez différent de ce qu’on envisageait auparavant.
Un nouveau suffixe-maître
35Ce développement extraordinaire qui a maçonné notre maître actuel s’est croisé avec un autre processus. En effet, ce matérialisme mécanique qu’est le cognitivisme a trouvé son objet majeur : le cerveau. On conclut que c’est là que ça se passe, c’est le lieu, un lieu carrefour. Lacan parlait d’ailleurs du « carrefour cérébral ». Le cerveau est un carrefour.
36Grâce à ce qui s’est développé depuis quinze ans, l’imagerie par résonance magnétique (irm), qui permet d’imager l’activité neuronale, nous sommes dotés aujourd’hui d’un très puissant imaginaire du symbolique. Il faut le constater, à tel point que nous savons maintenant que le signifiant-maître, le suffixe-maître, c’est neuro-.
37Avant-hier, Le Monde titrait sur la neuro-économie [2], avec courbe bibliométrique ; de plus en plus d’universitaires parlent de neuro-économie, 400 bonshommes dans le monde se consacrent à la neuro-économie, la fondation MacArthur donne 10 millions de dollars… et c’est parti, mon kiki ! En quoi cela consiste-t-il ? À observer l’activité électrique du cerveau pendant que vous prenez des décisions d’investissement [rires].
38Tous les aspects de la vie humaine sont susceptibles d’être ainsi neurologisés, puisque tous activent le cerveau. Je commenterai cela une autre fois, la neuro-psychanalyse est déjà née. Il y avait auparavant un conflit entre les cognitivistes et les cliniciens, mais si vous l’ignoriez, je vous l’annonce, la neuro-psychologie clinique est née. Toutes les activités humaines sont susceptibles d’avoir neuro- devant elles. Ne parlons pas de la neuro-politique, qui doit certainement se pratiquer clandestinement pour savoir pourquoi on choisit un candidat plutôt qu’un autre. Quant à la neuro-religion, elle a déjà commencé, on observe le cerveau pendant la prière et on constate que ça fait un bien fou aux neurones – l’enquête a été faite ! La croyance en Dieu est également susceptible d’être imagée. Constatons-le, cela a l’air irrésistible.
39Le réel est devenu neuro-réel ; c’est le neuro-réel qui est appelé à dominer les années qui viennent. À nous de savoir comment faire avec ce neuro-réel.
L’être, chiffré et garanti
40Revenons sur le chiffre, le chiffre comme garantie de l’être. Le chiffre, aujourd’hui, vaut comme garantie de l’être qui a toujours eu besoin d’une garantie. C’est le chiffre qui fait la différence entre l’apparence, les semblants, et le réel.
41Je l’ai souligné, s’insurger serait vain, autant dresser un barrage contre le Pacifique. C’est désormais une conception commune, qui fait partie du sens commun de l’être – nous la partageons, quoi que nous en ayons. Le chiffrage est nécessairement appelé à recouvrir tous les aspects de l’existence. Je prétends que ce n’est même pas une prophétie, mais une constatation qui se vérifie incessamment et par rapport à quoi nous avons à ménager sa place à la psychanalyse.
42On comprend comment des collègues praticiens ont été conduits à chercher les conditions pour introduire le chiffre dans la psychanalyse. Ils l’introduisent sous les espèces propres à ce qu’on appelle le cognitivisme, c’est-à-dire sous les espèces du suffixe neuro-, qui est la forme que prend le chiffre quand il vient s’emparer du psychique, le capturer.
43Comme je l’ai relevé après Lacan, le mot chiffre est lui-même ambigu, puisqu’il emporte avec lui à la fois le sens qu’a le mot quand on parle de message chiffré et le sens du nombre. La psychanalyse a partie liée avec le chiffre au premier de ces sens, tandis que j’évoque ici la domination du nombre, la mystérieuse domination du nombre sur les esprits.
Inférences douteuses
44Le vieux problème, le problème antique de la relation de la pensée à l’être a été renouvelé dans la problématique cognitiviste, me semble-t-il, à partir du xviie siècle, qui a vu l’émergence et l’affirmation de la science mathématique de la nature. La mathématique s’est emparée du concept ou du préconcept de nature, pour déboucher sur la physique mathématique. Puis, le xxe siècle a vu l’émergence de la science mathématique de la vie, si l’on peut ainsi décorer la biologie moléculaire. On nous explique aujourd’hui que le xxie siècle verra l’affirmation de la science mathématique de la pensée et ce, à partir de l’étude d’un organe du vivant, le cerveau.
45Les « sciences cognitives » – le cognitivisme les appelle ainsi d’un pluriel curieux, douteux – font dès lors partie de la science mathématique de la vie, elles constituent un secteur déterminé des sciences de la vie. Cela traduit le mouvement observé dans le dernier tiers du siècle dernier, à savoir que la psychologie s’est emparée de la biologie, elle s’est glissée dans la neurobiologie. Elle a considéré que le répondant de la psukhê – à quoi se réfère le terme de psychologie –, le répondant réel de la psukhê était le cerveau. À partir de là, elle a estimé qu’on pouvait avoir un accès direct à l’activité cérébrale par le biais de l’irm, et reprendre à nouveaux frais l’observation psychologique.
46Premier postulat, premier axiome – le psychique est cérébral. Le cognitivisme se développe alors comme une philosophie de la neurobiologie, ouvrant des perspectives, faisant des promesses, des promesses d’exhaustion, qui sont certainement qualifiées, c’est-à-dire modérées par la considération de la complexité de l’architecture cérébrale, mais qui prolongent les résultats dans des anticipations merveilleuses.
47D’une part, c’est une philosophie pour ne pas dire une idéologie, et d’autre part, le cognitivisme apporte à la neurobiologie et à l’observation des images, des questions psychologiques – que se passe-t-il dans le cerveau ? qu’observe-t-on à l’imagerie lorsqu’il y a transmission d’information, connaissance, ou émotion ? que voit-on en cas de tristesse, de joie ? que voit-on quand il y a décision ? que voit-on quand il y a parole et écoute ? écriture et lecture ? On peut ainsi moissonner quantité de faits d’observation.
48Moyennant quoi, l’essentiel de l’opération cognitiviste est l’inférence ; à partir de ces faits d’observation, on infère des processus mentaux qui seraient en cause et qui rendraient compte des observations. Autrement dit, la psychologie est passée de l’observation des comportements à l’observation des neurones. Elle ne renie pas son origine béhavioriste ou pragmatiste. Elle pense au contraire poursuivre le même programme avec un instrument nouveau, l’irm, qui est son outil, l’outil essentiel de ses investigations.
49Une volonté anime le cognitivisme, celle de démontrer que la réduction de la réalité humaine au cerveau est légitime ; que l’homme est essentiellement un cerveau et le cerveau, une machine à traiter de l’information.
50Il m’est arrivé cette semaine d’opposer un peu rapidement le cognitivisme à la clinique. Je répondais à un journaliste que le cognitivisme ne jurait que par la statistique et que leur point de vue était donc foncièrement à l’opposé de celui de la clinique, qui prend les sujets un par un. C’est trop rapide, car on ne voit pas que la puissance du suffixe neuro- soit bornée par le domaine de la statistique. Rien n’empêche de descendre au un par un. De même qu’il y a une neuro-économie, pourquoi les cognitivistes n’auraient-ils pas encore mis sur le marché une neuro-psychologie clinique ? Pourquoi ne ferais-je pas à mon tour une anticipation ? Prochainement, une neuro-psychologie clinique fera la description de l’activité cérébrale d’un sujet, au lieu d’avoir recours au grand nombre. On ne voit pas très bien quelle conclusion on en tirera, mais on peut faire confiance à l’inventivité de l’inférence. La neuro-clinique individuelle est pour demain. On ne peut pas lui fixer à priori une barrière.
Le temps du non-désir
51Nous sommes sur le chemin de nous persuader de l’étendue, de l’extension progressive, et sans doute inéluctable de cette conception à toutes les pratiques. Toutes les pratiques auront bientôt une alternative cognitiviste qui rabattra leur façon de faire, leur perspective, sur l’observation cérébrale.
52C’est le monde qui a été annoncé, et pour le coup prophétisé, par quelqu’un à qui je m’étais référé en différant le moment de vous lire le passage, jusqu’à présent du moins. Nous sommes désormais entrés dans le monde annoncé par Nietzsche, dans son Zarathoustra, c’est-à-dire le monde du dernier homme ou des derniers hommes. Je tenais cette année à faire un sort à ce passage qui figure dans le cinquième paragraphe du prologue de Zarathoustra.
53Zarathoustra sort de sa grotte pour parler au peuple de ce qui est, dit-il, le plus méprisable. Il vient parler au peuple au nom de valeurs que l’on peut dire aristocratiques, qui ne sont pas étalonnées sur une échelle, de valeurs absolues qui opposent l’honorable et le méprisable.
54Selon lui, le plus méprisable est l’homme qui, une fois pour toutes, a cessé de se référer à cet absolu des valeurs, c’est ce qu’il appelle le « dernier homme », ce n’est pas le dernier des hommes – enfin ça l’est aussi… –, mais c’est la dernière figure de l’humanité que nous offre son histoire, à moins de l’émergence bien problématique du surhomme, celui qui s’arrache à ce statut de dernier homme.
55Il le décrit comme – je le traduirais ainsi – le temps du non-désir, pour autant que le désir est toujours dépendant d’un élément qui n’est pas homogène, tandis que la demande a essentiellement partie liée avec la quantité. C’est dit en termes poétiques : « Malheur ! Arrive le temps où l’homme au-dessus de l’homme plus ne lancera la flèche et le temps où de vibrer désapprendra la corde de son arc ! […] Malheur ! Arrive le temps où de l’homme ne naîtra plus aucune étoile. Malheur ! Arrive le temps du plus méprisable des hommes, qui lui-même plus ne se peut mépriser. Voyez ! Je vous montre le dernier homme. “Qu’est-ce qu’amour ? Qu’est-ce que création ? Qu’est-ce que nostalgie ? Qu’est-ce qu’étoile ?” – ainsi demande le dernier homme, et il cligne de l’œil. »
56Heidegger a commenté ce clignement de l’œil du dernier homme. Nous, nous dirions que ce mouvement de l’œil traduit sa position de non-dupe. Par excellence, par rapport à tout ce qui est de l’ordre de la création, le cognitiviste qui rabat tous les phénomènes sur le neuro-réel, incarne assez bien ce dernier homme.
57« La terre alors est devenue petite, et sur elle clopine le dernier homme, qui rapetisse tout. » Maurice de Gandillac traduit « De l’heur, nous avons fait la découverte » – c’est plus clair quand on traduit « Nous avons inventé le bonheur. » « “Nous avons inventé le bonheur” – disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil. […] Maladie et méfiance sont à leurs yeux péché ».
58On observe la transformation de la maladie en péché, au nom de la valeur santé. On nous expliquait d’ailleurs récemment qu’un des handicaps des Français dans la compétition internationale était leur méfiance. Aujourd’hui pour réussir, l’avenir est au peuple confiant. Cela me paraît tout à fait vérifier la prophétie de Nietzsche en la matière.
59« Pas de pasteur, un seul troupeau ! Chacun veut même chose, tous sont égaux ! […] “Jadis tout le monde était fou” – disent les plus fins, et ils clignent de l’œil. […] Encore on se chamaille, mais vite on se réconcilie – sinon l’on gâte l’estomac. Pour le jour on a son petit plaisir, et pour la nuit son petit plaisir, mais on vénère la santé. “Nous avons inventé le bonheur” – disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil. »
60Voilà qui a servi de référence à d’innombrables essais philosophiques. Dans l’essai néoconservateur de Fukuyama à l’époque où l’on pouvait croire à l’histoire arrêtée, on trouvait encore, si mon souvenir est bon, la reprise de ce dernier homme comme l’essence même du citoyen démocratique. Je passe vite sur ceci – lorsque Nietzsche reparle de ces derniers hommes à la fin de Zarathoustra, il les fait adorateurs de l’âne. Sans doute est-ce pourquoi le magazine illustré dont je parlais a été fait Nouvel Âne, pour expliquer que ce n’est pas le même, qu’il ne s’agit pas de l’âne des derniers hommes.
Homologuer l’axiome
61Revenons-en à cette affaire de nombre. Ce n’est pas explicité par Nietzsche, mais on peut ajouter – « Ils ne jurent que par le nombre. » Cette adoration du nombre est prescrite par leur précompréhension du monde comme une réalité homogène, une réalité où tout est quantité, y compris la qualité.
62Quand ils se trouvent aux prises avec des « réalités qualitatives » entre guillemets, c’est-à-dire des réalités qu’on appelle « qualitatives » du seul point de vue de la quantité lorsqu’elles ne se prêtent pas immédiatement à la quantité, ces « réalités qualitatives » qu’ils classent comme des « émotions » (la tristesse, la joie, l’amour… disais-je), l’opération cognitiviste consiste à les rattacher à des réalités quantitatives.
63Pour l’amour, j’en donnais l’exemple, on les rattache à des quantités de neurotransmetteurs. On homologue les réalités qualitatives à ces réalités quantitatives. Et on démontre ainsi que leur quantification est possible. Là, il s’agit des neurotransmetteurs, demain de l’activité électrique du cerveau. Peu importe la réalité quantitative à quoi on les rattache, ce qui compte, c’est ce rattachement, cette homologation quantitative qui vérifie l’axiome selon lequel tout est quantité.
64La notion selon laquelle tout est quantité est bien évidemment de l’ordre de la volonté, de l’ordre du désir. Elle n’est en tout cas pas déterminée par le domaine qu’elle ouvre. C’est une préconception qui engage un certain domaine d’investigation.
65Au départ, il y a une énonciation, un désir qu’il en soit ainsi. Ce désir est lui-même susceptible d’être interrogé. C’est un désir de maîtrise parce qu’il emporte l’idée qu’on peut agir sur les quantités, augmenter le pourcentage de dopamine, baisser celui de la sérotonine, agir par des électrodes sur l’activité électrique du cerveau.
66C’est un désir de maîtrise et c’est un désir d’égalité. Il ouvre sur un monde où les différences ne sont que quantitatives.
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Extrait des leçons des 16 & 23 janvier 2008 du cours de J.-A. Miller, « L’orientation lacanienne. Tout le monde est fou », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris viii.
Version établie par Pascale Fari. Texte oral non relu par l’auteur et publié avec son aimable autorisation. -
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Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur.
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Cf. Talbot C., « Le cerveau de la nouvelle école est en Amérique », Le Monde, 14 janvier 2008.