Couverture de LOBS_052

Article de revue

Tiers lieux libres et open source : repolitisation des pratiques et mécanismes de reconnaissance au sein de configurations collectives

Pages 56 à 58

Notes

  • [1]
    F. Turner, Aux sources de l’utopie numérique. De la contre-culture à la cyberculture, Stewart Brand un homme d’influence, trad. de l’anglais par L. Vannini, Caen, C&F Éd., 2012, 432 p.
  • [2]
    È. Chiapello, L. Boltanski, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, NRF-Essais, 1999.
  • [3]
    A. Burret, Étude de la configuration en Tiers-Lieu : la repolitisation par le service, Thèse en Sociologie, Université de Lyon, 2017.
  • [4]
  • [5]
    L. Merzeau, « De la bibliothèque à l’Internet : la matrice réticulaire », in T. Boccon-Gibod, C. Ion et É. Mougenot (dir.), Robert Damien, du lecteur à l’électeur. Bibliothèque, démocratie et autorité, Presses de l’Enssib, BnF Éditions, 2017.
  • [6]
    L. Merzeau, « Éditorialisation collaborative d’un événement », in Communication et organisation [En ligne], 43/2013, mis en ligne le 01 juin 2015, consulté le 14 décembre 2017. URL : http://journals.openedition.org/communicationorganisation/4158.
  • [7]
    Manifeste des Tiers Lieux (2013)
  • [8]
  • [9]
  • [10]
    G. Fontaine, Les conditions d’émergence de communs porteurs de transformation sociale. Des émergences à la reconnaissance, trajectoires d’innovation, Apr 2017, Montréal, Canada, 2017. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01539864v2/document
  • [11]
    E. Ostrom, trad. É. Laurent, « Par-delà les marchés et les États, la gouvernance polycentrique des systèmes économiques complexes », in Revue de l’OFCE / Débats et politiques, 120 (2011), p. 16-72.
  • [12]
    F. Huguet, « Le déploiement des réseaux communautaires sans fil (MESH) », Netcom [en ligne], 31-1/2 | 2017, mis en ligne le 01 décembre 2017, consulté le 29 mai 2018. URL : http://journals.openedition.org/netcom/2612 ; DOI : 10.4000/netcom.2612
  • [13]
    E. Morozov, « Résister à l’ubérisation du monde », Le Monde diplomatique, mis en ligne en septembre 2015, consulté le 14 décembre 2017. URL : https://www.monde-diplomatique.fr/2015/09/MOROZOV/53676

Depuis 2010, le réseau Tiers Lieux Libres et Open Source (TiLiOS) se développe en France comme amortisseur social en creux des transformations de la société, accélérées notamment par les technologies de l’information et de la communication. Promesses auxquelles travaillent des aventuriers d’une nouvelle forme de partage, les Tiers Lieux Libres et Open Source portent l’héritage du tournant des années 2000, où l’Internet utopique[1] a laissé place aux dynamiques collaboratives bâtisseuses d’un socle de communs de la connaissance : licences juridiques d’ouverture (General Public Licence pour les logiciels, 1989 ; Licences Creative Commons, 2002), Wikipédia (2001), Open Street Map (2007), mobilisations sur la neutralité de l’Internet, le droit à l’information et sur la propriété intellectuelle (SOPA, ACTA).

1Au sortir de la première ère de la shared economy, la notion de tiers-lieu, généralisée et popularisée, donne à voir un paysage recouvrant des réalités multiples et antagonistes. Le tiers-lieu porte, dans son code génétique, ces ambivalences : issu de la contre-culture, il recouvre également certains traits caractéristiques des modèles de prédilection de la société créative. À l’épreuve du Nouvel esprit du capitalisme[2] ou d’un système hégémonique qui moule, digère et intègre la critique à son fonctionnement, le tiers-lieu n’est plus un processus social mais devient stratégie : que va-t-il se passer lorsque nos élus locaux et dirigeants français auront transformé toutes les anciennes gares, casernes et bâtiments militaires, anciennes friches industrielles et autres bâtiments en dits « tiers-lieux » avec les (derniers) fonds européens ? Qui aura donc les moyens de les amortir ? Qui aura les compétences et les ressources de les faire vivre ? Et pour quelle(s) finalité(s) quelles libertés ?

2Pris dans cette ambivalence, le réseau TiLiOS réaffirme une culture technique critique et agit en vue de la consolidation des conditions d’une réflexivité entre pairs, à un niveau individuel comme à l’échelle de la sphère collective. Il œuvre à la possibilité d’un questionnement éthique tant sur les pratiques que sur les manières de pratiquer.

3Cet article vise à restituer quelques-unes de ces pistes de réflexion amenées par TiLiOS sur les politiques culturelles, par la description et l’analyse des expériences déployées par la POC Foundation, ainsi que par les tiers-lieux Open Factory à Saint-Étienne, La MYNE à Lyon et la Maison Jules Vernes à Aurec-sur-Loire.

Habitabilité des tiers espaces

4À Saint-Étienne, à Lyon ou à Aurec-sur-Loire, les Tiers Lieux Libres et Open Source sont vécus comme un processus social.

5Des entités individuées se rassemblent et œuvrent à la construction de représentations communes [3].

6Si tout fait social a une dimension spatiale, le tiers-lieu construit, à la fois en réaction aux effets des technologies et à partir de celles-ci, un milieu de vie. Il façonne et structure l’architecture de nouveaux rapports sociaux et économiques. Le tiers-lieu est pensé, selon un principe de transposition culturelle et technique de l’univers des logiciels libres et open source, en tant que distribution, sur le modèle GNU/ Linux. Son code source est ouvert et documenté sur le portail Movilab [4] qui constitue le patrimoine informationnel commun de l’ensemble des contributeurs du réseau. L’ensemble de ces ressources, assemblées sur les pages wiki, peuvent aboutir à un produit, un service, un événement, sur un principe de fork (qui consiste à détourner un code existant en lui faisant prendre une autre direction que celle initialement prévue).

7Le numérique est vécu dans sa « dimension écologique », c’est-à-dire en tant qu’environnement où les « effets d’interaction, de continuum et d’enveloppement configurent un milieu de vie. Milieu technique, celui-ci est surtout un “milieu associé” qui se modifie à mesure qu’il est habité. Cette pensée du numérique appelle un art de cohabiter et de co-évoluer » [5]. Cette cohabitation s’incarne dans les pratiques informationnelles et communicationnelles qui forment ce qu’Emmanuel Belin, puis Louise Merzeau, nomment des « dispositifs bienveillants » pour « distinguer les environnements techniques socialement tolérants de ceux qui bloquent l’intégration de l’innovation dans un habitus » [6].

8Le tiers-lieu crée un environnement habitable en soutenant l’organisation de contenus. Il articule un environnement culturel stabilisé avec un environnement toujours actualisé. Il apparaît comme l’un des endroits de la réconciliation entre espace documentaire et espace social, au sein d’une double dynamique d’ordonnancement et de négociation. Face à l’entropie provoquée par la standardisation, l’élimination de la diversité et la destruction des savoirs, le tiers-lieu, plutôt que d’instituer, s’ouvre à chaque usage et à chaque écriture en tant que forme de vie.

9Le réseau TiLiOS a vu le jour en 2010 comme réceptacle d’altérité, il agit pour produire de la singularité et de la différenciation : « En faisant cohabiter localement des mondes différents et parfois contradictoires, le tiers-lieu enclenche un processus de rééquilibrage sur le territoire (territoire institué ou territoire projet). Il provoque un dialogue et des frictions là où l’expertise clôt la discussion. Il invite à prendre possession, à faire évoluer, à explorer et à appliquer des solutions sur des problématiques jusqu’alors balisées. Qu’il soit question de gestion, de création, de production, de culture, de consommation, d’éducation, de famille, d’objets et de choses, il suggère une démarche de réappropriation de certains mécanismes sociaux. La démocratisation des technologies numériques a banalisé ce genre d’intervention. Elles trouvent dans les tiers-lieux un prolongement tangible. Ils en ont le même potentiel transformationnel, créatif, voire transgressif. C’est pour cette raison que le tiers-lieu est tiers. Non pas à cause d’une position d’entre deux, mais parce qu’il ouvre sur de nouveaux champs. » [7]

Marque de certification collective pour les tiers-lieux libres et open source

10En 2017, l’exposition L’Expérience Tiers-Lieux – Fork The World, présentée lors de la Biennale internationale du Design de Saint-Étienne, est le fruit d’un processus de seize mois de travail et d’un co-commissariat structuré par le réseau TiLiOS autour d’une gouvernance de compétence nommé World Trust Foundation. Ce processus consacre le tiers-lieu comme un cadre de conception collective. Des individus hétérogènes, en se rassemblant, se mettent en capacité de prendre la mesure de ce que produit le collectif. La raison d’être du tiers-lieu tient à son potentiel régulateur : « L’important n’est pas de savoir s’il y a émergence mais si ce qui émerge est bon pour nous. »

11Pour permettre à ce cadre de confiance de se réaliser, alors qu’il se redéfinit et s’actualise en permanence, la POC Foundation propose la création d’une marque collective de certification pour le réseau TiLiOS incarnant un référentiel commun, destinée à favoriser la coopération entre les acteurs du réseau, à protéger la diversité issue de la culture tiers-lieux, mais aussi à faciliter la compréhension critique des évolutions sociales, techniques, économiques qui traversent les lieux.

12Il s’agit de bâtir une grille de lecture pour caractériser chaque tiers-lieu, articulée autour de 5 critères définis par consensus dans le cadre de sessions collégiales de travail regroupant les protagonistes du réseau TiLiOS en 2017. Ces critères sont issus des grands principes qui structurent l’agrégation des individus autour des tiers-lieux :

  • Configuration sociale : quelles sont les formes d’organisation des individus et quels sont leurs modes de gouvernance ?
  • Patrimoine : l’organisation se donne-t-elle les moyens de pérenniser la connaissance produite au travers de ses activités ? Est-elle régie par des licences juridiques qui favorisent l’appropriation et la réciprocité ?
  • Appropriation : les membres de l’organisation ont-ils des règles pour contrôler/valider ce qui est conçu/ fabriqué ?
  • Émancipation/capabilités : les membres de l’organisation se donnent-ils les moyens de se prendre en charge (ensemble) ?
  • Résilience : les membres de l’organisation sont-ils capables de se reconfigurer si les conditions changent ?

13La marque collective de certification pour les tiers-lieux répond à plusieurs enjeux :

  • consolider un langage commun et des logiques de reconnaissance entre acteurs, premiers jalons d’un cadre de confiance, de réciprocité ;
  • protéger les auteurs des créations et des services qui naissent dans les tiers-lieux ;
  • prévenir des phénomènes d’enclosure sur le capital informationnel commun autour duquel s’agrège la communauté.

Droits culturels et communs de capabilité

14À partir de cette grille de critères, le principe d’évaluation des tiers-lieux est pensé comme un processus entre pairs. Il nous semble alors pertinent de rapprocher cette démarche d’une approche des communs par les droits culturels, tels que définis par la Déclaration de Fribourg [8].

15En encourageant, d’une part, le renforcement des forces internes à l’individu et, d’autre part, la reconnaissance par une habilitation par autrui (processus entre pairs), la proposition de la POC Foundation [9] induit un processus de développement des capacitations, qui suppose l’épanouissement par une socialisation réussie dans la reconnaissance des diversités de milieux sociaux et culturels.

16Dans le cadre de ses travaux sur l’innovation sociale [10], Geneviève Fontaine propose des critères additionnels aux 8 critères caractérisant les communs tels qu’ils ont été formulés par Elinor Ostrom [11]. Ces critères s’articulent autour de l’aspiration sociale au développement équitable des capabilités, en tant que moteur de l’action collective. Par la marque collective de certification TiLiOS, POC Foundation pourrait contribuer à donner corps au concept de communs de capabilité (ressource sociale), formulé par Geneviève Fontaine.

17En prototypant des formes de sociabilité inédites ancrées dans des imaginaires techniques issus de la culture du libre, le réseau des Tiers Lieux Libres et Open Source, contribue, depuis 2010, à former des matrices narratives[12] originales qui viennent occuper les espaces laissés vacants par des politiques ambiguës ou relevant de ce que certains qualifient de « populisme de marché » [13]. Pensé dans sa dimension écologique, le numérique y est mobilisé dans un effort de réappropriation communautaire tourné vers les droits culturels et les communs.

18Ce texte est placé sous licence Creative Commons CCbySA

Notes

  • [1]
    F. Turner, Aux sources de l’utopie numérique. De la contre-culture à la cyberculture, Stewart Brand un homme d’influence, trad. de l’anglais par L. Vannini, Caen, C&F Éd., 2012, 432 p.
  • [2]
    È. Chiapello, L. Boltanski, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, NRF-Essais, 1999.
  • [3]
    A. Burret, Étude de la configuration en Tiers-Lieu : la repolitisation par le service, Thèse en Sociologie, Université de Lyon, 2017.
  • [4]
  • [5]
    L. Merzeau, « De la bibliothèque à l’Internet : la matrice réticulaire », in T. Boccon-Gibod, C. Ion et É. Mougenot (dir.), Robert Damien, du lecteur à l’électeur. Bibliothèque, démocratie et autorité, Presses de l’Enssib, BnF Éditions, 2017.
  • [6]
    L. Merzeau, « Éditorialisation collaborative d’un événement », in Communication et organisation [En ligne], 43/2013, mis en ligne le 01 juin 2015, consulté le 14 décembre 2017. URL : http://journals.openedition.org/communicationorganisation/4158.
  • [7]
    Manifeste des Tiers Lieux (2013)
  • [8]
  • [9]
  • [10]
    G. Fontaine, Les conditions d’émergence de communs porteurs de transformation sociale. Des émergences à la reconnaissance, trajectoires d’innovation, Apr 2017, Montréal, Canada, 2017. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01539864v2/document
  • [11]
    E. Ostrom, trad. É. Laurent, « Par-delà les marchés et les États, la gouvernance polycentrique des systèmes économiques complexes », in Revue de l’OFCE / Débats et politiques, 120 (2011), p. 16-72.
  • [12]
    F. Huguet, « Le déploiement des réseaux communautaires sans fil (MESH) », Netcom [en ligne], 31-1/2 | 2017, mis en ligne le 01 décembre 2017, consulté le 29 mai 2018. URL : http://journals.openedition.org/netcom/2612 ; DOI : 10.4000/netcom.2612
  • [13]
    E. Morozov, « Résister à l’ubérisation du monde », Le Monde diplomatique, mis en ligne en septembre 2015, consulté le 14 décembre 2017. URL : https://www.monde-diplomatique.fr/2015/09/MOROZOV/53676
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