A-t-il jamais existé une formule magique, une sorte de Graal conceptuel pour résoudre l’équation entre démocratie et culture ? La médiation culturelle, au croisement de ces enjeux, reste bien difficile à définir, et n’est pas totalement satisfaisante sur le plan théorique. Pourtant, entre paradoxes et malentendus, elle se pratique. Chacun en assume sa part, et ceux qui en font leur métier en connaissent les exigences.
1Le thème de la médiation s’invite explicitement dans les politiques culturelles dès le début des années 80, au moment où celles-ci connaissent le formidable essor que l’on sait. Il se présente à travers l’espace des musées et de l’art contemporain comme une problématique de laboratoire. Des groupes de travail où se retrouvent des acteurs œuvrant entre éducation populaire et culture planchent alors sur le sujet, en lien avec le Centre Georges Pompidou ouvert quelques années plus tôt. La médiation se fraie une place dans le débat culturel alors que la fin de la décennie précédente a vu les tenants de l’action culturelle marginalisés dans le système des politiques culturelles. Serait-elle le paravent d’un retour de l’éducation populaire ?
2Immédiatement, le sujet partage les professionnels des arts et de la culture. Ses opposants considèrent qu’il n’est pas nécessaire d’introduire un tiers, un intermédiaire entre l’œuvre et le public. Ils se demandent d’autre part quel conflit il faudrait traiter entre l’une et l’autre pour devoir recourir à une « médiation ». L’esprit malrucien est encore très présent. Pourtant, le médiateur est supposé être neutre en toute situation. Mais ce principe ne suffit pas à lever les craintes. Ce que l’on nomme médiation culturelle n’est pas assis sur des bases conceptuelles solides. L’intercession dont il est question ne risque-t-elle pas de verser dans le pédagogisme, l’imposition d’un point de vue qui ne laisserait pas chacun construire sa propre interprétation ? Surtout, l’époque est encore optimiste quant à un développement mécanique des publics et de la démocratisation culturelle. Alors, des médiateurs pour quoi faire ?
3La conjonction de l’approfondissement de la crise économique et sociale avec celle de la démocratisation de la culture vont changer partiellement la donne au tournant des années 80 - 90. Si les publics de la culture augmentent sensiblement en raison d’un élargissement de l’offre culturelle sur l’ensemble du territoire, leur composition sociologique, elle, ne bouge qu’à la marge. Les débats de l’époque insistent sur la crise du lien social et témoignent d’une préoccupation plus vive en matière de diversité culturelle. L’ouvrage d’Élisabeth Caillet et d’Évelyne Lehalle publié en 1995 popularise plus largement l’impératif de la médiation culturelle. C’est aussi l’année d’une campagne présidentielle qui ramasse les difficultés de la société française sous l’expression de « fracture sociale ».
4Si le mot médiation n’apparaît pas dans la Charte des missions de service public pour le spectacle vivant promue par Catherine Trautmann en 1998, l’esprit en est présent à travers l’idée d’approfondir les politiques de démocratisation et de participation. Catherine Tasca s’approprie la notion en 2001 pour annoncer le plan qu’elle prépare avec Jack Lang sur l’éducation artistique et culturelle qui vise, selon ses propres termes, à « renforcer les médiations culturelles ». C’est aussi l’époque où fleurissent les emplois-jeunes incarnés par une génération de médiateurs qui aura bien du mal à s’ancrer dans le marché de l’emploi. Tandis que la « lutte des classes » dans la théorie de la médiation s’apaise plus ou moins, des formations professionnalisantes (licence, masters) se démultiplient dans les universités et les écoles supérieures après la réforme de l’enseignement supérieur de 2004. En réalité, elles préparent à des métiers fort variés, de la communication aux relations publiques et à l’action culturelle. Tout en confirmant implicitement le flou de la notion, ces formations font en partie écho à une recherche de stratégies multiples pour accompagner non plus seulement le développement des publics par l’offre mais la participation des habitants à la vie culturelle. Alors qu’une profession s’installe dans le paysage culturel, sa reconnaissance, elle, se heurte à des difficultés tant symboliques que statutaires ou managériales.
5À qui s’adresse la médiation culturelle ? À tous en principe, mais il s’agit en priorité d’être plus attentifs aux jeunes publics ainsi qu’aux publics éloignés, tout en veillant à ne pas succomber à une approche condescendante consistant à apporter la culture à des personnes qui en seraient dépourvues. Comment susciter – avec la subtilité requise – une interprétation de l’œuvre plutôt qu’enseigner ou expliquer ? Entre les deux postures, la frontière peut être ténue. Comment laisser à chacun sa part de souveraineté, le libre cours de son imaginaire dans son rapport à l’art tout en l’éclairant d’éléments utiles ? Comment ne pas reconnaître à chacun une faculté médiatrice avec tout autre ? Nul doute que les professionnels de la médiation sont bien conscients de la complexité de ce questionnement, de la place singulière qui est la leur sur l’échiquier des politiques culturelles et de la nécessité d’inventer des formes toujours plus agiles de médiation. Les droits culturels font également bouger la réflexion sur le sujet en valorisant notamment la dimension de la contribution potentielle de chacun à la vie culturelle.
6Les artistes ne sont pas en reste dans l’enrichissement du débat. Ils ne cessent de créer des situations qui déplacent la question de la médiation. On songe notamment aux arts de la rue qui, par nature, vont directement vers la population. D’autres formes et modes de production artistiques impliquent le public dans une position de participant actif, au point de l’amener à se dépasser en tant que public pour devenir sujet, acteur, co-auteur de l’œuvre. Dans ce type de démarche, comment concevoir une médiation pour une œuvre qui n’est pas encore écrite, qui ne saurait l’être que grâce à la complicité directe de l’artiste et du public ? De fait, l’artiste endosse quelque part un rôle de médiateur entre une œuvre qui n’existe pas encore, mais dont il tient largement les ficelles, et un public qui en devient co-auteur. Pourtant, le médiateur professionnel n’est pas forcément absent de ce type d’action artistique. Il joue même fréquemment un rôle de facilitateur sans lequel de tels projets ne verraient pas le jour.
7Cependant, d’autres situations appellent au contraire un travail approfondi avec la population pour accompagner la transmission et le partage culturel. Tout est question de contexte. Tout systématisme serait mal venu.
8D’autres problématiques amènent l’idée de médiation culturelle dans des contrées nouvelles, celle de la culture numérique et celle très connexe des communs de la connaissance. En promouvant les relations de pair à pair, Internet tend à court-circuiter les médiations. Cependant, la fracture cognitive, plus insidieuse que la fracture numérique, n’appelle-t-elle pas l’invention de nouvelles médiations ? Quant aux communs, on constate qu’ils sont désormais « dans l’air » de la société contemporaine. Ils correspondent à la fois à une aspiration et à un besoin. Leur fonction ? Désenclaver la culture par la conjonction des intelligences. Il s’agit de faciliter l’agrégation des savoirs et des expertises en encourageant tout citoyen à devenir acteur de la construction d’une connaissance qui a vocation à devenir le patrimoine de tous.
9Dans le contexte des arts participatifs, des droits culturels, des communs et de l’ère numérique, la médiation ne cesse cependant de réinventer sa place. Elle demeure nécessaire parce que ce que l’on nomme ici médiation n’est rien d’autre que le ferment d’une politique de la relation.