Couverture de LOBS_047

Article de revue

La scène comme outil d’analyse en sociologie de la culture

Pages 17 à 20

Notes

  • [1]
    Qu’on peut résumer par la notion de spatial turn. Phil Hubbard et Rob Kitchin (dir.), Key Thinkers On Space and Place, London and Thousand Oaks, Sage, 2004.
  • [2]
    Ils sont ainsi discutés par les théoriciens des scènes comme nous allons le voir dans la suite de cet article.
  • [3]
    On peut consulter, à ce sujet, les débats concernant Bourdieu et l’espace, notamment : Nikolaus Fogle, The Spatial Logic of Social Struggle. A Bourdieuian Topology, Plymouth, Lexington Books, 2011 ; et, pour une discussion critique, Fabrice Ripoll, « Attention un espace peut en cacher un autre », Actes de la recherche en sciences sociales, 2012/5, n° 195, Éd. Le Seuil, p. 112-121.
  • [4]
    Mieke Bal, Travelling Concepts in the Humanities: A Rough Guide, Toronto, University of Toronto Press, 2002.
  • [5]
    IASPM : International Association for the Study of Popular Music, composée de « branches locales » correspondant à des pays ou des aires linguistiques.
  • [6]
    Pour les chercheurs investis dans ces dynamiques à compter des années 80, l’étude des musiques populaires prend en compte les changements nés avec l’enregistrement et ses conséquences (économiques, juridiques, d’usages). Ces changements nécessitaient de nouvelles approches dépassant les cadres théoriques développés jusqu’alors pour l’étude des musiques savantes (art music) ou des musiques traditionnelles (folk music).
  • [7]
    Will Straw, « Scènes culturelles et ville créatives », conférence organisée par G. Guibert à Nantes dans le cadre du programme de recherches Valeur(s) dans la culture dirigé par D. Sagot-Duvauroux, 22 juin 2012.
  • [8]
    déjà utilisée par les acteurs de la musique d’un point de vue vernaculaire.
  • [9]
    David Hesmondhalgh, « Subculture, scene or tribe : none of the above », in Journal of Youth Studies, vol. 8, n°1, 2005.
  • [10]
    Barry Shank, Dissonant Identities : The Rock’n’Roll Scene in Austin, Texas, Hanover, N.H.: Wesleyan University Press, 1994.
  • [11]
    Will Straw, « Systems of Articulation, Logics of Change: Communities and Scenes in Popular Music », in Cultural Studies, Vol. 5, n°3, October 1991, p. 361-375.
  • [12]
    Voir à ce propos Gérôme Guibert, « La notion de scène locale. Pour une approche renouvelée de l’analyse des courants musicaux », in S. Dorin (dir.), Sound Factory: musique et logiques de l’industrialisation, Bordeaux, Éd. Mélanie Seteun, 2012.
  • [13]
    En premier lieu celui de Simon Frith, Andrew Goodwin (dir.), On Record. Rock, pop and the written word, London, Routledge, 1990.
  • [14]
    Department of Art History & Communication Studies, McGill University, Montreal.
  • [15]
    Sarah Cohen, Marion Leonard, Les Roberts, Robert Knifton (dir.), Unveiling Memory: Blue Plaques as In/tangible Markers of Popular Music Heritage, Sites of Popular Music Heritage, 2014.
  • [16]
    Sarah Cohen, « Scene », in Bruce Horner and Thomas Swiss (eds), Key Terms in Popular Music and Culture, Oxford, Blackwell, 1999, p. 239-250.
  • [17]
    Sarah Cohen, « Bubbles, Tracks, Borders and Lines: Mapping Music and Urban Landscape », in Journal of the Royal Musical association, vol. 137-1, 2012, p. 135-170.
  • [18]
    Andy Bennett, Richard A Peterson (dir.), Music Scenes. Local, Translocal and Virtual, Nashville TM, Vanderbilt University Press, 2004.
  • [19]
    Ibid., p. 3.
  • [20]
    Keith K. Harris, « Roots ? The Relationship Between the Global and the Local Within the Global Extreme Metal Scene”, in Popular Music, vol. 19, n°1, 2000, p. 13-30
  • [21]
    Gérôme Guibert, Scène locales, scène globale. Contribution à une sociologie économique des producteurs de musiques amplifiées en France, Thèse de doctorat de sociologie. Université de Nantes, oct. 2004, publiée sous le titre La production de la culture, Paris, Irma/Seteun, 2006 ; Gérôme Guibert & Fabien Hein (dir.), « les scènes metal », Volume !, vol. 5, n°2, 2006.
  • [22]
    Gérôme Guibert, « Les musiques amplifiées en France. Phénomènes de surface et dynamiques invisibles », Réseaux, vol. 25, n°141, 2007, p. 297-324.
  • [23]
    Patrick Cohendet, David Grandadam, Laurent Simon, « Economics and the ecology of creativity : evidence from the popular music industry », in International Review of Applied Economics, vol. 23, n°6, 2009, 709-722.
  • [24]
    Ray Oldenburg, The Great Good Place: Cafes, Coffee Shops, Bookstores, Bars, Hair Salons and Other Hangouts at the Heart of a Community, New York, Parragon Books, 1989.
  • [25]
    Jeremy Wallach and Alexandra Levine, « ‘I want you to support local metal’. A theory of metal scene formation », in Popular music History, vol. 6, n°1/2, 2011, p. 119-139.
  • [26]
    Un mouvement de généralisation d’ailleurs opéré par Will Straw dans ses travaux à compter de la seconde partie des années 90.
  • [27]
    Gérôme Guibert, « “La classe rémoise” : À propos du traitement médiatique des musiques populaires émergentes en France », in Contemporary French Civilization, vol. 36.n°1-2, 2011, p. 113-126.
  • [28]
    Bennett Andy, « Music, media and urban mythscapes: a study of the ‘Canterbury Sound’», in Media, Culture & Society, vol. 24, 2002, p. 87-100. Sur la question du patrimoine local, Sarah Baker (dir.), Preserving Popular Music Heritage, London, Routledge, 2015.
  • [29]
    Le mot « scène », utilisé seulement à compter du milieu des années 2000 par Clark, n’apparaît pas encore, de surcroît, dans les premières traductions françaises des travaux liés à l’équipe de Clark, ce qui a sans nul doute freiné les échanges avec d’autres chercheurs. Voir Terry Nichols Clark & Stephen Sawyer, « Villes créatives ou voisinages dynamiques ? Développement métropolitain et ambiances urbaines », in L’Observatoire, n° 36, 2009, Éd. Observatoire des politiques culturelles, p.44-49 ou encore Stephen Sawyer et Terry N. Clark, “Politique culturelle et démocratie métropolitaine à l’âge de la défiance », in G. Saez, J.-P. Saez (dir.), Les nouveaux enjeux des politiques culturelles, Paris, La Découverte, 2012, p. 79-93.
  • [30]
    Dont l’intensité est mesurée en fonction d’une grille d’évaluation.
  • [31]
    Stephen Sawyer et Terry N. Clark, 2012, op. cit.
  • [32]
    Comme ceux qui sont posés dans Guy Saez, « La métropolisation de la culture », in Cahiers Français, n°382, sept. oct 2014, p. 10-15.
  • [33]
    Larry Ray & Andrew Sayer (ed.), Culture and Economy After the Cultural Turn, London, Sage, 1999.
  • [34]
    Will Straw « Scènes : ouvertes et restreintes », in Cahiers de Recherche Sociologique, n°57, 2015.
  • [35]
    Comme le soulignaient Gérôme Guibert et Fabien Hein, « Les scènes metal », op. cit.
  • [36]
    Anthony Pecqueux, « Ambiances et civilité. À propos de la contribution goffmanienne aux études sur les ambiances », Ambiances, Enjeux, Arguments, Positions, 2015.
  • [37]
    Gérôme Guibert et Dominique Sagot-Duvauroux, Musiques actuelles : ça part en live. Mutations économiques d’une filière culturelle, Paris, DEPS-Ministère de la Culture, IRMA, 2013, p. 27.
  • [38]
    Thomas Beaudreuil, “Le « spatialisme » du dernier Halbwachs », Espaces et sociétés, n°144-145, 2011, p. 157-171
  • [39]
    Fabian Holt, “The Future of Culture in Europe’s Cities” (draft of “Cultural change maker lecture”, European Lab Forum 2015 Lyon, France).
  • [40]
    Sur le modèle des travaux en géographie critique, cf. David Harvey, Rebel Cities: From the Right to the City to the Urban Revolution, Verso Books, 2012.
  • [41]
    Sophie Turbé « Observer les déplacements dans la construction des scènes locales », Cahiers de Recherches Sociologiques, n°57, 2015.
  • [42]
    Holly Kruse, « Local Identity and Independent Music Scenes, Online and Off », Popular Music and Society, vol. 33, n°5, 2010, p. 625-639 et, pour mise en perspective, Douglas Coupland, « Sommes-nous autre chose que des données ?», Problèmes Economiques, n°3115, sept 2015, p. 35-41.

L’usage du terme « scène » en sociologie, qu’il soit conjugué sous la forme de scène locale, de scène urbaine, de scène culturelle, ou en utilisant d’autres qualificatifs doit être avant tout relié à la résurgence du rôle de l’espace physique et, plus largement, de la matérialité dans les faits et les représentations concernant les recherches en sciences sociales depuis le début du 21e siècle[1]. Théoriquement, les concepts développés par la sociologie pour étudier les dynamiques culturelles à l’œuvre dans un contexte donné, qu’il s’agisse du champ chez Pierre Bourdieu ou du monde de l’art chez Howard Becker semblaient, bien qu’utiles[2], fréquemment focalisées sur un « espace social » abstrait[3]. De ce fait, la matérialité ou le contexte physique de l’espace pouvait apparaître comme un point aveugle dans ce type d’analyses.

« Tout ce qui monte converge »
Pierre Teilhard de Chardin

1On peut expliquer la naissance, puis l’affirmation du concept de scène en sociologie par la rencontre récente de plusieurs usages différenciés mais complémentaires. Le terme a ainsi circulé intensivement entre plusieurs disciplines des sciences sociales [4], mais aussi entre zones géographiques et aires linguistiques, avant que la période contemporaine n’aboutisse à des débats entre ces diverses traditions.

2Du point de vue de son usage en sociologie des arts et de la culture, on peut synthétiser ces mouvements à partir de deux traditions de recherches qui ont agi de concert à la conceptualisation du vocable « scène » : celle des études sur les musiques populaires et celle des recherches en politiques urbaines.

De l’étude pluridisciplinaire des musiques populaires à la sociologie des scènes culturelles

3La première tradition significative qui nous intéresse ici est celle des popular music studies, un espace de dialogue (parfois interdisciplinaire mais le plus souvent pluridisciplinaire) international à majorité anglophone qui réunit, depuis les années 80, autour d’une association (l’IASPM) [5], de nombreux chercheurs travaillant sur un objet culturel spécifique qu’ils ont été amenés à théoriser : les popular music studies, traduit dans le monde francophone par l’expression « musiques populaires » [6]. D’après Straw [7], la notion de scène[8] fut pour la première fois discutée comme un concept par les chercheurs en musiques populaires lors de la conférence de la branche états-unienne de l’IASPM (1988) dans le cadre d’un panel où étaient réunis Barry Shank (travaillant sur la musique à Austin selon une approche d’historien de la culture américaine), Holly Kruse (alors en thèse de doctorat en études culturelles sur la scène musicale de Champagne-Urbana, Illinois) et Will Straw qui s’intéressait alors au rapport entre musique et territoire local. Ces trois chercheurs avaient des approches hétérogènes, comme le montreront leurs premières publications sur la question. Bien que, pour Hesmondhalgh [9] – qui argumente en particulier sur les différences radicales des travaux de Shank [10] (1994) et de Straw [11] (1991) – la plasticité et la subjectivité de la notion de scène à l’époque, et donc son aspect flou, auraient dû conduire à son abandon, le terme va devenir central dans les études pluridisciplinaires sur les musiques populaires au cours des années 90. Il s’inscrit dès lors dans les dynamiques initiées par les cultural studies (études culturelles) anglaises, tout en les critiquant [12]. L’article de Will Straw « systems of articulations, logic of change : communities and scenes in popular music », publié en 1991 dans la revue Cultural Studies, deviendra ainsi l’une des contributions les plus discutées du domaine des popular music studies, repris dans la plupart des manuels liés à cet objet [13]. Chercheur anglophone dans un département qui associe art et communication [14], Straw dialogue dès cette période avec la francophonie et la sociologie. En prenant l’exemple des pratiques musicales populaires, il estime important de prendre en compte les logiques particulières des territoires étudiés, et notamment le rôle du contexte urbain. Une démarche souvent évincée par les approches en termes de production ou de réception à cette époque, comme Straw l’indique alors.

Bordeaux rock 1988-1998

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Bordeaux rock 1988-1998

© Association Bordeaux rock

4Suite à ces dialogues interdisciplinaires, les sociologues impliqués dans les popular music studies vont chercher à importer le concept au sein de leur discipline. Le travail de l’Anglaise Sarah Cohen est à cet égard exemplaire. Issue d’une tradition ethnographique d’observation, Cohen souligne, au cours de ses premiers travaux, l’importance des mondes de l’art de Howard Becker, sa manière de travailler, et utilise le terme scène en lui ajoutant en général des guillemets [15]. À l’époque de sa thèse de doctorat, publiée sous le titre Rock culture in Liverpool (1991), elle ne conceptualise pas le mot, elle l’emploie selon l’acception journalistique d’une dynamique musicale sur une aire urbaine donnée. Elle situera à la fin de la décennie sa posture par rapport à celle de Straw et aux discussions pluridisciplinaires sur la musique [16]. Dans ses travaux récents, elle cherche à inclure cette préoccupation de l’espace physique dans la dimension vécue des participants aux scènes musicales territorialisées qu’elle étudie (notamment via l’utilisation de cartes mentales), tout en contribuant à théoriser le concept de scène au sein d’un cadre propre aux sciences sociales [17].

5Dans ce mouvement d’importation du concept en sociologie, on peut citer, au début de la décennie 2000, le rôle actif de l’ouvrage de Bennett et Peterson [18] qui caractérise la scène comme une concentration d’acteurs hétérogènes (musiciens, fans, médias locaux, producteurs) rassemblés autour d’activités liées à la musique et qui, se faisant, donnent naissance à une manière spécifique de l’aborder [19]. À la même période, d’autres sociologues travaillant sur les musiques populaires problématisent leur approche à partir de cette notion (Keith Kahn Harris en Grande-Bretagne [20] ou Gérôme Guibert en France [21]). Outre les réseaux de sociabilité et l’implication active des publics, les travaux sociologiques sur les musiques populaires s’intéressent au foisonnement des pratiques amateurs, alors qu’elles étaient fréquemment sous-évaluées par rapport aux pratiques professionnelles, aussi bien économiquement que symboliquement. Elles sont repérées à travers des hauts-lieux (bars, disquaires, lieux de concerts) qu’on peut cartographier et quantifier. Pour comprendre les dynamiques des scènes, foisonnantes suite aux développements des postures DIY (do it yourself) à la fin du 20e siècle, les chercheurs s’intéressent aux filières de production dans leur dimension verticale (production, diffusion, commercialisation) au niveau local [22]. Ils les mettent en regard avec les industries culturelles à un niveau global, rejoignant en particulier des travaux d’économistes sur l’articulation entre underground et upperground via des espaces middleground[23], ou tiers-lieux [24].

6En travaillant sur la dimension collective de la construction des genres musicaux et leurs rapports avec des territoires donnés [25], les sociologues constatent alors progressivement, à la fin de la première décennie du nouveau siècle, que leurs analyses par la scène peuvent être élargies à d’autres expressions culturelles ou artistiques que la musique, comme le cinéma ou l’art contemporain [26]. Outre cet intérêt pour le rapport à d’autres pratiques, les travaux de sociologues sur les scènes commencent à s’intéresser à d’autres questions que l’activité localisée d’acteurs culturels pour poser la question complémentaire de l’image d’une ville en lien avec sa culture, sa mémoire ou son patrimoine (la scène perçue) [27], ou encore son impact d’un point de vue touristique [28] et les avantages que pourraient en tirer les acteurs locaux.

De la notion d’« aménité » à celle de « scène culturelle »

7Ces préoccupations rejoignent celles d’autres sociologues, dont l’équipe de Terry Clark à Chicago [29]. En partant cette fois d’une dynamique de recherche sur les aires urbaines plutôt que sur les dynamiques collectives des acteurs culturels, ils souhaitent également, dès les années 90, prendre au sérieux théoriquement, en tant que sociologues, la question de l’espace physique. L’idée est de définir « les aménités », c’est-à-dire en quelque sorte l’atmosphère générée par les équipements (commerces ou institutions) [30] présents sur les agglomérations étudiées. On peut alors réaliser des typologies des espaces en fonction des « ambiances urbaines » générées par la distribution spatiale et les spécificités culturelles des équipements. Dans cette optique, les scènes peuvent être caractérisées à partir de quatre dimensions générales. Selon Sawyer et Clark, « Trois des dimensions sont dérivées principalement des théories de la sociologie classique : légitimité (Max Weber et Talcott Parsons), théâtralité (Erving Goffman), et authenticité (Anthony Giddens) et la quatrième se concentre sur les aspects spatio-temporels […], durée que l’on passe dans un équipement, horaires d’ouverture, taille » [31]. L’approche développée par Clark et al. ne se donne pas pour but d’étudier la circulation des créateurs ou la tenue des évènements au sein des scènes culturelles comme l’approche initiée par les popular music studies. Il s’agit plutôt de comprendre comment une scène, par l’image qu’elle renvoie dans la cité, fait sens, et comment il est possible d’en tirer des conséquences sur la vie sociale, et donc sur les décisions en termes de politiques publiques. Ainsi, lorsqu’ils travaillent sur la liaison entre NMS (nouveaux mouvements sociaux) et type de scène urbaine, Clark et ses collaborateurs développent aussi des préoccupations en termes de démocratie dans l’espace public qui peuvent alimenter des débats politiques sur la ville et le traitement de la culture [32].

Problématiques contemporaines

8Aujourd’hui, alors que la culture et l’économie accroissent leur interdépendance [33], des chercheurs issus des deux traditions d’élaboration du concept de scène se rencontrent. Ce travail de dialogue a été commencé avant que Clark et ses collaborateurs n’utilisent la notion de scène dans la seconde partie de la décennie 2000, au moment même où l’on constatait que la culture, loin de n’être qu’un espace de consommation, pouvait transformer le territoire. Depuis peu toutefois, Clark cite explicitement le travail de Straw notamment parce que la démarche de Straw entre en résonance avec le socle théorique posé par Clark. De même, Straw cite Clark puisque son travail a évolué de la musique à la culture jusqu’à la vie urbaine.

9Comme Straw l’explicite dans ses derniers travaux, on peut finalement lire le concept de scène selon deux acceptions, « restreinte » et « ouverte » [34]. La scène « restreinte », s’intéresserait « aux formes d’organisation de la vie urbaine » et, d’après lui, on pourrait l’illustrer via les travaux sur les musiques populaires qui étudient la manière dont les dynamiques musicales circulent sur le territoire. La seconde, « ouverte », s’attèlerait à décrire et qualifier « l’excès expérientiel et le dynamisme de la vie urbaine » et parmi bien d’autres traditions (dont celles qui concernent la nuit urbaine auquel s’intéresse aujourd’hui Straw), celles de Clark et son équipe pourraient y être intégrés. Il nous semble que, d’un point de vue sociologique, on pourrait également y associer les travaux goffmaniens sur la mise en scène du monde social [35] et leurs contributions à la notion « d’ambiance » [36] dans une perspective spatiale, comme dans des festivals où se réunissent périodiquement des spécialistes autour d’un type spécifique de programmation.

10On pourrait rapprocher cette typologie entre scènes restreintes et scènes ouvertes de celle proposée par Dominique Sagot-Duvauroux. Pour lui, la « stratégie de la cocotte-minute » – restreinte – « limite au maximum les fuites de valeur hors de la filière » alors que la « stratégie de l’alambic » – ouverte – consiste à « laisser la valeur culturelle s’évaporer de façon à ce qu’elle irrigue le plus largement possible la société et l’économie » [37]. Plus largement, comme nous le posions d’emblée en introduction de cette présentation, le but à atteindre est bien celui qui consiste à intégrer conjointement, d’une part, les circulations humaines, leurs interactions et leur production et, d’autre part, plus largement, le contexte culturel et la matérialité de l’espace dans l’analyse sociale, comme a pu par exemple le proposer en son temps Maurice Halbwachs lorsqu’il s’intéressait à la dimension spatiale de la mémoire collective [38]. Ainsi, au-delà d’une artificielle homologie entre espace et société, les travaux sur les scènes se posent aujourd’hui la question temporelle de la naissance, du déclin ou de la pérennisation des scènes étudiées. On constate en effet fréquemment un décalage temporel entre l’effervescence créative d’un territoire et sa valorisation, notamment en termes patrimonial ou touristique [39]. Le plus souvent, la gentrification a fait son œuvre, et les spéculations immobilières ont transformé la scène, ce qui pose la question du partage de la valeur [40]. Les sociologues peuvent aussi chercher, en questionnant les différentes échelles et leurs articulations, à sonder les dimensions et les frontières signifiantes des scènes [41]. Ils peuvent également s’intéresser à l’impact des évolutions juridiques ou technologiques (comme le développement d’applications géolocalisées sur les terminaux numériques) [42] et leur impact sur l’activité artistique ou l’image perçue des scènes.

Notes

  • [1]
    Qu’on peut résumer par la notion de spatial turn. Phil Hubbard et Rob Kitchin (dir.), Key Thinkers On Space and Place, London and Thousand Oaks, Sage, 2004.
  • [2]
    Ils sont ainsi discutés par les théoriciens des scènes comme nous allons le voir dans la suite de cet article.
  • [3]
    On peut consulter, à ce sujet, les débats concernant Bourdieu et l’espace, notamment : Nikolaus Fogle, The Spatial Logic of Social Struggle. A Bourdieuian Topology, Plymouth, Lexington Books, 2011 ; et, pour une discussion critique, Fabrice Ripoll, « Attention un espace peut en cacher un autre », Actes de la recherche en sciences sociales, 2012/5, n° 195, Éd. Le Seuil, p. 112-121.
  • [4]
    Mieke Bal, Travelling Concepts in the Humanities: A Rough Guide, Toronto, University of Toronto Press, 2002.
  • [5]
    IASPM : International Association for the Study of Popular Music, composée de « branches locales » correspondant à des pays ou des aires linguistiques.
  • [6]
    Pour les chercheurs investis dans ces dynamiques à compter des années 80, l’étude des musiques populaires prend en compte les changements nés avec l’enregistrement et ses conséquences (économiques, juridiques, d’usages). Ces changements nécessitaient de nouvelles approches dépassant les cadres théoriques développés jusqu’alors pour l’étude des musiques savantes (art music) ou des musiques traditionnelles (folk music).
  • [7]
    Will Straw, « Scènes culturelles et ville créatives », conférence organisée par G. Guibert à Nantes dans le cadre du programme de recherches Valeur(s) dans la culture dirigé par D. Sagot-Duvauroux, 22 juin 2012.
  • [8]
    déjà utilisée par les acteurs de la musique d’un point de vue vernaculaire.
  • [9]
    David Hesmondhalgh, « Subculture, scene or tribe : none of the above », in Journal of Youth Studies, vol. 8, n°1, 2005.
  • [10]
    Barry Shank, Dissonant Identities : The Rock’n’Roll Scene in Austin, Texas, Hanover, N.H.: Wesleyan University Press, 1994.
  • [11]
    Will Straw, « Systems of Articulation, Logics of Change: Communities and Scenes in Popular Music », in Cultural Studies, Vol. 5, n°3, October 1991, p. 361-375.
  • [12]
    Voir à ce propos Gérôme Guibert, « La notion de scène locale. Pour une approche renouvelée de l’analyse des courants musicaux », in S. Dorin (dir.), Sound Factory: musique et logiques de l’industrialisation, Bordeaux, Éd. Mélanie Seteun, 2012.
  • [13]
    En premier lieu celui de Simon Frith, Andrew Goodwin (dir.), On Record. Rock, pop and the written word, London, Routledge, 1990.
  • [14]
    Department of Art History & Communication Studies, McGill University, Montreal.
  • [15]
    Sarah Cohen, Marion Leonard, Les Roberts, Robert Knifton (dir.), Unveiling Memory: Blue Plaques as In/tangible Markers of Popular Music Heritage, Sites of Popular Music Heritage, 2014.
  • [16]
    Sarah Cohen, « Scene », in Bruce Horner and Thomas Swiss (eds), Key Terms in Popular Music and Culture, Oxford, Blackwell, 1999, p. 239-250.
  • [17]
    Sarah Cohen, « Bubbles, Tracks, Borders and Lines: Mapping Music and Urban Landscape », in Journal of the Royal Musical association, vol. 137-1, 2012, p. 135-170.
  • [18]
    Andy Bennett, Richard A Peterson (dir.), Music Scenes. Local, Translocal and Virtual, Nashville TM, Vanderbilt University Press, 2004.
  • [19]
    Ibid., p. 3.
  • [20]
    Keith K. Harris, « Roots ? The Relationship Between the Global and the Local Within the Global Extreme Metal Scene”, in Popular Music, vol. 19, n°1, 2000, p. 13-30
  • [21]
    Gérôme Guibert, Scène locales, scène globale. Contribution à une sociologie économique des producteurs de musiques amplifiées en France, Thèse de doctorat de sociologie. Université de Nantes, oct. 2004, publiée sous le titre La production de la culture, Paris, Irma/Seteun, 2006 ; Gérôme Guibert & Fabien Hein (dir.), « les scènes metal », Volume !, vol. 5, n°2, 2006.
  • [22]
    Gérôme Guibert, « Les musiques amplifiées en France. Phénomènes de surface et dynamiques invisibles », Réseaux, vol. 25, n°141, 2007, p. 297-324.
  • [23]
    Patrick Cohendet, David Grandadam, Laurent Simon, « Economics and the ecology of creativity : evidence from the popular music industry », in International Review of Applied Economics, vol. 23, n°6, 2009, 709-722.
  • [24]
    Ray Oldenburg, The Great Good Place: Cafes, Coffee Shops, Bookstores, Bars, Hair Salons and Other Hangouts at the Heart of a Community, New York, Parragon Books, 1989.
  • [25]
    Jeremy Wallach and Alexandra Levine, « ‘I want you to support local metal’. A theory of metal scene formation », in Popular music History, vol. 6, n°1/2, 2011, p. 119-139.
  • [26]
    Un mouvement de généralisation d’ailleurs opéré par Will Straw dans ses travaux à compter de la seconde partie des années 90.
  • [27]
    Gérôme Guibert, « “La classe rémoise” : À propos du traitement médiatique des musiques populaires émergentes en France », in Contemporary French Civilization, vol. 36.n°1-2, 2011, p. 113-126.
  • [28]
    Bennett Andy, « Music, media and urban mythscapes: a study of the ‘Canterbury Sound’», in Media, Culture & Society, vol. 24, 2002, p. 87-100. Sur la question du patrimoine local, Sarah Baker (dir.), Preserving Popular Music Heritage, London, Routledge, 2015.
  • [29]
    Le mot « scène », utilisé seulement à compter du milieu des années 2000 par Clark, n’apparaît pas encore, de surcroît, dans les premières traductions françaises des travaux liés à l’équipe de Clark, ce qui a sans nul doute freiné les échanges avec d’autres chercheurs. Voir Terry Nichols Clark & Stephen Sawyer, « Villes créatives ou voisinages dynamiques ? Développement métropolitain et ambiances urbaines », in L’Observatoire, n° 36, 2009, Éd. Observatoire des politiques culturelles, p.44-49 ou encore Stephen Sawyer et Terry N. Clark, “Politique culturelle et démocratie métropolitaine à l’âge de la défiance », in G. Saez, J.-P. Saez (dir.), Les nouveaux enjeux des politiques culturelles, Paris, La Découverte, 2012, p. 79-93.
  • [30]
    Dont l’intensité est mesurée en fonction d’une grille d’évaluation.
  • [31]
    Stephen Sawyer et Terry N. Clark, 2012, op. cit.
  • [32]
    Comme ceux qui sont posés dans Guy Saez, « La métropolisation de la culture », in Cahiers Français, n°382, sept. oct 2014, p. 10-15.
  • [33]
    Larry Ray & Andrew Sayer (ed.), Culture and Economy After the Cultural Turn, London, Sage, 1999.
  • [34]
    Will Straw « Scènes : ouvertes et restreintes », in Cahiers de Recherche Sociologique, n°57, 2015.
  • [35]
    Comme le soulignaient Gérôme Guibert et Fabien Hein, « Les scènes metal », op. cit.
  • [36]
    Anthony Pecqueux, « Ambiances et civilité. À propos de la contribution goffmanienne aux études sur les ambiances », Ambiances, Enjeux, Arguments, Positions, 2015.
  • [37]
    Gérôme Guibert et Dominique Sagot-Duvauroux, Musiques actuelles : ça part en live. Mutations économiques d’une filière culturelle, Paris, DEPS-Ministère de la Culture, IRMA, 2013, p. 27.
  • [38]
    Thomas Beaudreuil, “Le « spatialisme » du dernier Halbwachs », Espaces et sociétés, n°144-145, 2011, p. 157-171
  • [39]
    Fabian Holt, “The Future of Culture in Europe’s Cities” (draft of “Cultural change maker lecture”, European Lab Forum 2015 Lyon, France).
  • [40]
    Sur le modèle des travaux en géographie critique, cf. David Harvey, Rebel Cities: From the Right to the City to the Urban Revolution, Verso Books, 2012.
  • [41]
    Sophie Turbé « Observer les déplacements dans la construction des scènes locales », Cahiers de Recherches Sociologiques, n°57, 2015.
  • [42]
    Holly Kruse, « Local Identity and Independent Music Scenes, Online and Off », Popular Music and Society, vol. 33, n°5, 2010, p. 625-639 et, pour mise en perspective, Douglas Coupland, « Sommes-nous autre chose que des données ?», Problèmes Economiques, n°3115, sept 2015, p. 35-41.
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