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Article de revue

Les réseaux sociaux en ligne et l’espace public

Pages 74 à 78

Notes

  • [1]
    http://www.journaldunet.com/cc/03_internetmonde/reseaux-sociaux.shtml. Sur les utilisateurs des réseaux sociaux, cf. Lenhart (Amanda), Purcell (Kristen), Smith (Aaron), Zickuhr (Kathryn), « Social Media and Young Adults », Pew Internet Research, 3 février 2010 [http://pewinternet.org/Reports/2010/Social-Media-and-Young-Adults.aspx].
  • [2]
    http://www.lautremedia.com/metiers/community-manager/le-temps-passe-en-2010-sur-internet/
  • [3]
    Mizuko Ito et al., Hanging Out, Messing Around, and Geeking Out, Cambridge, The MIT Press, 2010.
  • [4]
    Dominique Cardon, « Le design de la visibilité. Un essai de cartographie du web 2.0 », Réseaux, n°152, 2008, p. 93-137.
  • [5]
    Olivier Donnat, Pratiques culturelles des Français à l’ère numérique. Enquête 2008, Paris, La Découverte, 2009.
  • [6]
    Daniel Dayan, Informatique, libertés, identités, Paris, FYP, 2010.
  • [7]
    Dominique Cardon, La démocratie internet. Promesses et limites, Paris, Seuil/La République des idées, 2010.
  • [8]
    Andrew Keen, Le Culte de l’amateur. Comment Internet détruit notre culture, Paris, Scali, 2008.
  • [9]
    Nicolas Vanbremeersh, De la démocratie numérique, Paris, Seuil, 2009.
  • [10]
    Matteo Pasquinelli, Animal Spirits: A Bestiary of the Commons, Rotterdam, NAi Publishers/Institute of Network Cultures, 2008.
  • [11]
    Yann Moullier-Boutang, Le capitalisme cognitif : la nouvelle grande transformation, Paris, Amsterdam, 2007
  • [12]
    Michael Hardt, Toni Negri, Commonwealth, The Belknap Press of Harvard University, Cambridge, 2009.
  • [13]
    Fabien Granjon, Julie Denouël, « Exposition de soi et reconnaissance de singularités subjectives sur les sites de réseaux sociaux », Sociologie, n° 1, 2010, p. 25-43.

L’essor des plateformes de réseaux sociaux en ligne a fait entrer Internet dans l’ère de la personnalisation et de la massification. La croissance des usages est spectaculaire. En 2005, parmi les dix sites à plus forte audience, on comptait encore des services de ventes en ligne et de grands portails commerciaux comme Ebay, Amazon, Microsoft ou AOL. Mais en 2008, ceux-ci ont disparu du classement des dix premiers sites, au profit de Youtube, MySpace, Facebook, Hi5, Wikipédia et Orkut. Ce changement dans les pratiques d’Internet, souvent qualifié de « tournant du web 2.0 », se caractérise par l’importance de la participation des utilisateurs à la production des contenus et par leur mise en relation.

1En quelques années à peine, Facebook compte déjà cinq cent millions d’utilisateurs actifs dans le monde, MySpace une centaine de millions et Twitter quelque dizaines [1]. Mais c’est surtout l’adhésion des internautes à ces sites qui surprend. Ils y consacrent, en moyenne, plus d’une trentaine de minutes par jour, bien plus que pour n’importe quel autre service du web. Les écrans numériques ne sont plus seulement une porte ouverte vers un monde de documents froids et distants, mais une fenêtre vivante et bavarde sur la vie quotidienne des utilisateurs [2]. Avec les réseaux sociaux numériques, Internet s’est glissé dans la sociabilité des individus, dans leurs échanges, leurs amours, leur travail et leurs passions. Cet essor bouleverse aussi le rôle et le fonctionnement de l’espace public traditionnel. Il remet en cause la frontière qui a longtemps séparé les institutions de l’espace public, les médias et les industries culturelles, d’une part, de la conversation du public, d’autre part. Les réseaux sociaux rendent cette frontière plus poreuse. Plus publiques, les conversations des internautes mêlent plus facilement leurs sujets personnels et des objets d’intérêt commun, comme l’information et la culture.

Du personnel à l’espace public

2Sur les réseaux sociaux de l’internet, les utilisateurs créent une page personnelle sur laquelle ils peuvent publier divers types d’information : leurs photos, leurs goûts, leurs humeurs du jour, leurs centres d’intérêts. À partir de cette page, les internautes se lient à d’autres utilisateurs, leurs « amis », afin de partager avec eux les informations qu’ils publient. Ils s’expriment ainsi devant un public qu’ils ont choisi et qu’ils construisent, pas à pas, en devenant « ami » avec tel ou tel. Ce système de micro-publication permet aux internautes de s’exprimer et d’échanger plus simplement qu’avec les précédents outils de publication de l’internet, les blogs, les sites personnels ou les wikis. Là réside la première clé du succès des réseaux sociaux : une petite phrase, une photo, une blague, un lien vers un autre site ou une vidéo transforment les lecteurs passifs en contributeurs actifs de l’internet. Les réseaux sociaux ont favorisé une démocratisation des usages du web en encourageant des pratiques d’expression de soi juvéniles, populaires et géographiquement dispersées [3].

3Si les jeunes publics sont à l’origine de ces usages, ceux-ci se diffusent aujourd’hui vers des praticiens plus âgés, notamment avec les réseaux sociaux professionnels.

4L’exposition de soi est le principal ressort des pratiques des réseaux sociaux en ligne. Ce phénomène s’ancre dans les nouvelles formes d’individualisation qui traversent les sociétés occidentales en demandant aux individus d’affirmer leur singularité devant les autres. Les utilisateurs n’hésitent pas à s’afficher, à montrer leurs photos, à raconter des éléments de leur vie quotidienne, à révéler leurs goûts et leurs opinions. Cependant, il serait réducteur d’interpréter ces pratiques d’exposition comme une simple exhibition narcissique motivée par la seule quête du quart d’heure de célébrité. Les usages des réseaux sociaux s’inscrivent d’abord et avant tout dans des dynamiques de sociabilités et de conversation. Les utilisateurs s’exposent, parce que cette exposition donne des opportunités pour échanger avec leur réseau social. On observe en effet deux familles différentes d’usages des plateformes relationnelles [4]. La première se caractérise par la création de liens avec des gens connus, ou plus ou moins connus, dans la vraie vie des utilisateurs. Des sites comme Skyblog en France, Cyworld en Corée, Orkut au Brésil, QQ en Chine ou Facebook dont la couverture est mondiale, accueillent plutôt ce genre d’utilisation. Les internautes exposent des éléments de leur vie quotidienne devant un cercle de proches et élargissent progressivement ce cercle à des amis d’amis, des gens croisés, rencontrés ou qu’ils aimeraient rencontrer. Un deuxième type d’usage conduit les utilisateurs à élargir leur réseau relationnel vers des inconnus. Pour cela, ils doivent afficher plus fortement leurs goûts, leurs passions et leurs activités amateurs afin de susciter un intérêt partagé avec des personnes qu’ils ne connaissent pas. Une dynamique de partage de photos (Flickr), de vidéos (Dailymotion, Youtube), de musiques (MySpace) ou d’intérêt professionnel (Viadeo, LinkedIn) s’instaure alors sur ces sites.

Un nouvel outil dans la sociabilité des individus

5Toutes les grandes ruptures dans l’histoire des technologies de communication ont suscité des controverses prenant la forme de véritable « panique morale ». Avant l’internet, la photographie, le rail, le téléphone ou la télévision avaient déclenché d’intenses controverses cristallisant des craintes de tous ordres. L’essor accéléré des réseaux sociaux dans le monde déclenche le même type d’interrogation. S’y confronte la promesse euphorique d’un monde d’échanges horizontaux et sans intermédiaire entre les individus à la menace catastrophiste d’une disparition de la vie privée et d’une société de surveillance généralisée, dans laquelle chacun vivrait sous le contrôle et le regard des autres. L’observation des pratiques offrent un tableau plus nuancé qui révèle de nombreuses continuités avec les pratiques antérieures des individus. Les réseaux sociaux numériques leur permettent de prolonger, d’intensifier et aussi de transformer des formes d’échanges et de sociabilités qui leur préexistaient.

6En effet, tout prouve que l’activité expressive et les échanges sur Internet ne diminuent pas le nombre des rencontres réelles mais au contraire l’augmentent [5]. Tout se passe même comme si la multiplicité, l’intensité et la diversité des engagements quotidiens constituaient un support nécessaire à la mise en récit de soi sur Internet. Ensuite, les individus ne livrent pas naïvement leur vie intime à la publicité numérique. Ils construisent, de façon souvent très stratégique et réfléchie, l’image d’eux-mêmes qu’ils cherchent à faire reconnaître par les autres [6]. Enfin, les études sociologiques sur la sociabilité en ligne montrent que l’extension du nombre de liens ne fait pas disparaître la séparation entre liens forts (peu nombreux, réguliers et chargés d’une dimension affective) et liens faibles. Si les premiers ne changent guère, en volume et en intensité, ce que fait naître la pratique de l’internet relationnel, c’est une augmentation et un élargissement du nombre de « liens faibles » : simples connaissances, amis d’amis, personnes croisées avec qui l’on garde contact, partenaires dans une activité avec lesquelles on partage un moment de vie très dense avant de les perdre de vue, inconnus dont on découvre qu’ils partagent des goûts ou une passion commune, anciens amis que l’on retrouve sur Internet… Les réseaux sociaux en ligne favorisent ainsi une exploration curieuse du monde.

Des interprétations divergentes

7Mais cette nouvelle économie relationnelle pose aussi de nombreux défis. Elle introduit d’abord une logique du calcul dans les relations sociales des individus : course au nombre d’amis, fabrication d’une image de soi avantageuse, utilisation opportuniste des « amis » numériques. Elle renforce les logiques de réputation qui exacerbent les inégalités sociales et culturelles entre ceux qui parviennent à construire un réseau de contact large et hétérogène et ceux qui restent enfermés dans un espace relationnel réduit et homogène. Elle conduit aussi à une uniformisation et une rationalisation des manières dont se définissent les individus. Mais un des principaux effets de ces nouveaux usages est l’affaiblissement, au moins symbolique, de la frontière entre l’espace public traditionnel et celui de la conversation ordinaire [7]. Les médias et les industries culturelles ne sont plus les seuls vecteurs de diffusion de l’information. Ils doivent s’insérer dans le développement, plus autonome et désordonné, d’un tissu horizontal de conversations, de partages, de commentaires et de recommandations. Plusieurs interprétations opposées peuvent être faites de ce phénomène.

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© Photo : Serge Helies. ZKM. Œuvre de Agnes Hegedüs, The Fruit Machine, interactive installation, 1991, Exhibiton view © Agnes Hegedüs

8Un premier débat confronte deux lectures de l’autonomisation de la prise de parole sur Internet. La lecture républicaine, tout d’abord, se désole de la disparition de la frontière entre les professionnels et les amateurs [8]. Celle-ci rend beaucoup moins aisé le contrôle que pouvait exercer les élites et les représentants sur les critères de légitimité de l’information, de la culture et de l’agenda politique. Les productions amateurs sont jugées de médiocre qualité. Le monde civique perd la centralité et l’unité qui lui permettait de s’arracher aux désirs et aux intérêts des individus. S’oppose à cette vision une interprétation par l’empowerment (ou « capacitation ») des citoyens qui soutient qu’en s’autonomisant sur Internet, la société démocratique se donne des moyens de renforcer et d’aguerrir les capacités critiques, les connaissances et les moyens d’action des citoyens [9]. L’émancipation des publics sur Internet ne signifie pas la disparition des formes consacrées de la démocratie représentative, la presse et les industries culturelles. Elle se caractérise en revanche par des interdépendances nouvelles qui obligent ces dernières à dialoguer et à interagir avec les productions amateurs.

9Un autre débat porte sur la manière dont Internet recompose l’espace public en sollicitant les affects et la subjectivité des internautes. Pour les tenants d’une lecture biopolitique, inspirée de Michel Foucault, une nouvelle forme de domination s’instaure en mettant les goûts, les conversations ou l’amitié dans l’horizon du calcul et de la marchandise [10]. Si chacun devient « entrepreneur de soi », la libération de la parole, le travail bénévole et la coopération, aussi autonomes et spontanés semblent-ils, servent en fait un projet néo-libéral visant à produire un sujet flexible, automotivé et performant. Partant d’un même constat, la lecture par la pollinisation propose une toute autre interprétation [11]. Prenant appui sur la conceptualisation de la notion de « multitudes » développée par Michael Hardt et Toni Negri [12], elle conçoit la coopération entre individus singuliers comme antérieure et immanente aux relations humaines. De sorte que ce n’est pas le capitalisme qui cherche à encourager et exploiter les facultés créatives et coopératives des individus, mais au contraire une puissance commune qui déborde et conteste constamment son appropriation par les institutions. À l’instar des abeilles qui, en menant leurs activités pour le compte de leur propre ruche, contribuent à la pollinisation de l’ensemble de leur écosystème, les coopérations sur Internet produisent des externalités positives pour l’ensemble de la collectivité : une intelligence collective, des biens communs que l’État ou le marché ne peuvent s’approprier, ainsi que de nouvelles formes d’échanges culturels.

10À leur manière, chacune de ces interprétations livre quelque chose de la nouvelle économie des relations sociales que dessinent les réseaux sociaux en ligne. Ils offrent à la fois un moyen d’émanciper les publics d’une relation trop verticale et passive avec les institutions traditionnelles de l’espace public. Mais la conquête de cette autonomie est aussi le reflet d’une uniformisation et d’une normalisation plus forte des rapports sociaux et de la consommation culturelle. D’un point de vue sociologique, cette ambivalence est au cœur du processus d’intensification du rapport à soi de l’individualisme contemporain. Il est profondément ancré, en premier lieu, dans l’élévation du capital culturel dans nos sociétés. Il traduit ensuite un désir d’individualisation et de singularisation expressive qui fait de plus en plus dépendre l’identité de chacun des signes de reconnaissance qu’il reçoit des autres [13]. Il marque enfin le refus de plus en plus affirmé par les individus de s’en remettre à d’autres, journalistes, hommes politiques, institutions culturelles pour choisir, organiser et hiérarchiser l’information. Mais le paradoxe est que, en augmentant la compétition entre des individus en quête de reconnaissance, les réseaux sociaux de l’internet contribuent aussi à uniformiser les manières de se présenter, de se singulariser et d’agir les uns envers les autres.

Notes

  • [1]
    http://www.journaldunet.com/cc/03_internetmonde/reseaux-sociaux.shtml. Sur les utilisateurs des réseaux sociaux, cf. Lenhart (Amanda), Purcell (Kristen), Smith (Aaron), Zickuhr (Kathryn), « Social Media and Young Adults », Pew Internet Research, 3 février 2010 [http://pewinternet.org/Reports/2010/Social-Media-and-Young-Adults.aspx].
  • [2]
    http://www.lautremedia.com/metiers/community-manager/le-temps-passe-en-2010-sur-internet/
  • [3]
    Mizuko Ito et al., Hanging Out, Messing Around, and Geeking Out, Cambridge, The MIT Press, 2010.
  • [4]
    Dominique Cardon, « Le design de la visibilité. Un essai de cartographie du web 2.0 », Réseaux, n°152, 2008, p. 93-137.
  • [5]
    Olivier Donnat, Pratiques culturelles des Français à l’ère numérique. Enquête 2008, Paris, La Découverte, 2009.
  • [6]
    Daniel Dayan, Informatique, libertés, identités, Paris, FYP, 2010.
  • [7]
    Dominique Cardon, La démocratie internet. Promesses et limites, Paris, Seuil/La République des idées, 2010.
  • [8]
    Andrew Keen, Le Culte de l’amateur. Comment Internet détruit notre culture, Paris, Scali, 2008.
  • [9]
    Nicolas Vanbremeersh, De la démocratie numérique, Paris, Seuil, 2009.
  • [10]
    Matteo Pasquinelli, Animal Spirits: A Bestiary of the Commons, Rotterdam, NAi Publishers/Institute of Network Cultures, 2008.
  • [11]
    Yann Moullier-Boutang, Le capitalisme cognitif : la nouvelle grande transformation, Paris, Amsterdam, 2007
  • [12]
    Michael Hardt, Toni Negri, Commonwealth, The Belknap Press of Harvard University, Cambridge, 2009.
  • [13]
    Fabien Granjon, Julie Denouël, « Exposition de soi et reconnaissance de singularités subjectives sur les sites de réseaux sociaux », Sociologie, n° 1, 2010, p. 25-43.
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