Notes
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O.Donnat, Les pratiques culturelles à l’ère numérique, La Découverte, 2009. Les résultats complets de l’enquête 2008 sont consultables à l’adresse suivante : www.pratiquesculturelles.culture.gouv.fr
Nos modes de vie et de consommation se trouvent profondément transformés par le développement rapide d’Internet en raison de la nature même de ce « média à tout faire », qui permet tout à la fois d’accéder aux œuvres, aux produits des industries culturelles et aux programmes de la radio et de la télévision, de diffuser et de partager ses propres images, textes ou musiques, de communiquer de vive voix ou par écrit et d’accomplir certaines des tâches les plus triviales de la vie quotidienne.
1Le fait que désormais plus de la moitié des ménages disposent chez eux d’une connexion, associé aux effets de la numérisation, constitue un réel défi pour l’approche traditionnelle des pratiques culturelles, car cela met en question plus ou moins radicalement la plupart des catégories et partages qui permettaient d’appréhender les activités culturelles : le découpage par domaines ou filières est rendu en partie caduc par la diffusion de la culture numérique où textes, images et musiques sont souvent imbriqués, le clivage amateur/professionnel devient plus incertain, et surtout la cohérence des activités culturelles qui étaient en général étroitement associées à un support physique et/ou à un lieu – le domicile pour la télévision, les établissements culturels pour la fréquentation des œuvres, etc., se trouve fortement ébranlé par la numérisation et la généralisation des appareils nomades (micro, téléphones, lecteur MP3, etc.) : pour ne prendre que quelques exemples, il y a quelques années encore, écouter de la musique renvoyait aux disques et cassettes qu’on écoutait chez soi ; lire, aux livres et à la presse papier ; regarder un programme télévisé au petit écran du salon ; voir un tableau, aux musées, etc. Désormais, rares sont les pratiques culturelles ou médiatiques qui se laissent ainsi facilement réduire à une équation simple du type : une activité = un support ou un média + un lieu.
2D’où un certain trouble de l’appareil statistique, qui éprouve d’autant plus de difficultés à faire évoluer ses nomenclatures et à mettre en place des dispositifs pérennes de mesure que les usages d’Internet tardent à se stabiliser. Trouble persistant, alors que prolifèrent les discours sur la révolution numérique avec une tendance naturelle à hypertrophier certains phénomènes marginaux ou à succomber à l’illusion du « jamais vu », comme si tout ce qui naissait de la révolution numérique était entièrement nouveau et tout ce qui existait avant était promis à une disparition prochaine.
3La réalisation, en 2008, d’une nouvelle enquête Pratiques culturelles des Français [1], plus de dix ans après celle de 1997, est l’occasion de faire le point sur la réalité des usages numériques dans notre société et sur les effets de leur développement sur les pratiques culturelles et médiatiques traditionnel les, qu’il s’agisse de consommation de télévision, de lecture de livres, de fréquentation des équipements culturels ou de pratiques en amateur.
La montée en puissance de la culture d’écran
4La diffusion extrêmement rapide de l’ordinateur et de l’internet dans les foyers, qui constitue à l’évidence le phénomène le plus marquant de la dernière décennie, ne doit pas être isolée du mouvement général d’enrichissement du parc audiovisuel domestique à l’œuvre depuis le début des années 60. En effet, beaucoup d’autres choses ont changé ces dernières années en matière d’audiovisuel : les conditions de réception des programmes télévisés se sont améliorées, parallèlement à la diversification considérable de l’offre de programmes, avec le succès des écrans plats et du home cinéma que près d’un ménage sur cinq possède désormais ; les lecteurs et graveurs de DVD ont presque complètement remplacé les magnétoscopes, les consoles de jeux ont conquis de nouveaux foyers. Les lecteurs MP3 ont démultiplié les facilités d’écoute de la musique, amplifiant encore les ondes de choc du « boom musical » provoqué il y a maintenant plus de trente ans par l’arrivée de la chaîne hifi et du baladeur. Et si on ajoute le spectaculaire succès des téléphones portables multi-fonctions, on prend la totale mesure de l’élargissement considérable des possibilités de consommation, de stockage et d’échange de musiques, images et textes auquel on a assisté depuis la fin des années 90 et ce, aussi bien dans l’espace privé du domicile qu’ailleurs compte tenu du caractère souvent nomade des appareils les plus récents. En un mot, les conditions d’accès à l’art et à la culture ont profondément évolué sous les effets conjugués des progrès considérables de l’équipement des ménages, de la dématérialisation des contenus et de la généralisation de l’internet à haut débit : en moins de dix ans, les appareils fixes dédiés à une fonction précise (écouter des disques, regarder des programmes de télévision, lire des informations, communiquer avec un tiers,…) ont été largement supplantés ou complétés par des appareils, le plus souvent nomades, offrant une large palette de fonctionnalités au croisement de la culture, de l’entertainment et de la communication interpersonnelle.
5Cette évolution a définitivement consacré les écrans comme support privilégié de nos rapports à la culture tout en accentuant la porosité entre culture, distraction et communication. Avec le numérique et la polyvalence des terminaux aujourd’hui disponibles, ce sont la plupart des pratiques culturelles qui convergent vers les écrans : visionnage d’images et écoute de musique bien entendu, mais aussi lecture de textes ou pratiques en amateur, sans parler de la présence désormais banale, des écrans dans les bibliothèques, les lieux d’exposition et même parfois dans certains lieux de spectacle vivant… Tout est désormais potentiellement visualisable sur un écran et accessible via l’internet.
6Les jeunes et les milieux favorisés ont été les premiers bénéficiaires des nouvelles opportunités offertes : ils sont aujourd’hui les principaux utilisateurs de l’internet et des nouveaux écrans, alors que la télévision recrutait (et continue à recruter) l’essentiel de ses gros consommateurs parmi les personnes âgées et peu diplômées. La profonde originalité de l’internet tient dans ce paradoxe : bien qu’utilisé très largement à domicile – les connexions sur appareils nomades restant pour l’instant limitées à l’échelle de la population française – ce nouveau « média à tout faire » apparaît plutôt lié à la culture de sorties dont sont porteurs les fractions jeunes et diplômées de la population, celles dont le mode de loisir est le plus tourné vers l’extérieur du domicile et dont la participation à la vie culturelle est la plus forte.
7La situation actuelle est par conséquent radicalement différente de celle des années 1980 ou 90 où la culture de l’écran se limitait pour l’essentiel à la consommation de programmes télévisés. En effet, si une forte durée d’écoute de la télévision était en général associée à un faible niveau de participation à la vie culturelle, il n’en est pas du tout de même pour l’internet qui concerne prioritairement les catégories de population les plus investies dans le domaine culturel : ainsi, la probabilité d’avoir été au cours des 12 derniers mois dans une salle de cinéma, un théâtre ou un musée ou d’avoir lu un nombre important de livres croît régulièrement avec la fréquence des connexions.
Le recul de la télévision et de la radio chez les jeunes générations
8L’importance acquise par l’internet et les nouveaux écrans ces dernières années s’est traduite par une aggravation des tensions au plan de l’affectation du temps libre et une concurrence accrue entre les activités de loisir, notamment quand elles sont chronophages.
9L’évolution du temps consacré à la télévision constitue un bon exemple de cette concurrence accrue sur le terrain du temps libre. En effet, si les Français sont dans l’ensemble plus nombreux qu’en 1997 à la regarder tous les jours, leur durée moyenne d’écoute est restée stable, autour de 21 heures par semaine.
10Le temps passé devant le petit écran, pour la première fois depuis son arrivée dans les foyers, a cessé d’augmenter : il a même diminué chez les jeunes dont le volume hebdomadaire de consommation est inférieur de deux heures à celui de leurs homologues de 1997, mais cette baisse est compensée au plan général par l’augmentation de la durée d’écoute des personnes de 45 ans qui pour la majorité d’entre elles sont peu ou pas concernées par la montée en puissance de la culture numérique.
11L’ampleur de la baisse est encore plus marquée pour la radio qui a subi la concurrence de nouvelles manières d’écouter de la musique ou de s’informer en ligne (sites d’écoute en streaming, blogs, réseaux sociaux…). Avec une légère diminution de la proportion d’auditeurs quotidiens et surtout une durée d’écoute nettement à la baisse, ce média qui avait connu une seconde jeunesse dans les années 80 marque incontestablement le pas par rapport à 1997, même en prenant en compte l’écoute en ligne : plus des deux tiers des Français continuent à avoir un contact quotidien, mais ils lui consacrent en moyenne environ deux heures de moins par semaine. Seules, les personnes de 65 ans et plus n’ont pas réduit leur durée d’écoute.
12Au cours de la même période, l’intérêt pour la musique a continué à progresser : 34 % des Français en écoutent tous les jours ou presque (hors radio) contre 27 % onze ans plus tôt. Le « boom musical » amorcé dans les années 70 s’est poursuivi et ses ondes de choc ont continué à se propager dans la société française avec l’avancée en âge des générations qui l’ont porté. En devenant numérique, la musique a encore gagné en accessibilité : les nouvelles possibilités de stockage, d’échange ou de transfert d’un support à l’autre ainsi que la multiplication des supports d’écoute, du téléphone portable à l’ordinateur en passant par le lecteur MP3, ont favorisé une intégration toujours plus grande de la musique dans la vie quotidienne, au domicile mais aussi pendant les temps de transport ou de travail.
Un profond renouvellement des préférences en matière de musique et de films
13Cette progression de l’écoute fréquente de musique, dont l’origine remonte aux années 60, s’est accompagnée d’un profond renouvellement des préférences musicales, du fait de l’émergence régulière de modes d’expression « jeunes » que les générations n’abandonnent pas en vieillissant. Une des expressions de cette mutation qui court maintenant depuis plusieurs décennies apparaît clairement à la lecture des genres musicaux les plus écoutés ou cités comme préférés. Plus on est jeune en effet, plus la préférence pour la musique anglo-saxonne est marquée et sur ce point les choses ne sont guère différentes en matière de films : les moins de 35 ans préfèrent les films américains tandis que les 45 ans et plus penchent très nettement du côté des films français, les 35-44 ans étant pour leur part dans une position d’entre-deux qui les conduit à choisir plus que les autres la réponse neutre consistant à se déclarer indifférent à la nationalité des films.
14Incontestablement, ces résultats traduisent un puissant effet générationnel : les jeunes, depuis maintenant plusieurs décennies, voyagent plus que ne le faisaient leurs aînés, sont plus nombreux à avoir vécu à l’étranger, à écouter de la musique anglo-saxonne ou à regarder des séries américaines en version originale,… bref, ces générations ont grandi dans des univers culturels largement globalisés où la langue anglaise règne en maître et ont eu accès précocement à la culture américaine sous toutes ses formes, des produits les plus standardisés aux œuvres les plus confidentielles que s’échangent fans et amateurs via l’internet. Dès lors, comment s’étonner que leur rapport à la production française soit différent de celui de leurs aînés ?
La lecture d’imprimés toujours en recul
15En matière de lecture d’imprimés, les deux principales tendances à l’œuvre depuis les années 80 se sont poursuivies au cours de la dernière décennie : la lecture quotidienne de journaux (payants) a continué à diminuer, de même que la quantité de livres lus en dehors de toute contrainte scolaire ou professionnelle. De ce fait, la proportion de non lecteurs de presse payante et de livres est plus importante qu’elle n’était en 1997, sans toutefois qu’on puisse en déduire avec certitude que les Français lisent moins, compte tenu de l’arrivée au cours de la même période de la presse gratuite et surtout de la multiplication des actes de lecture sur écran.
16Le recul de la presse quotidienne est essentiellement dû, aujourd’hui comme hier, à la diminution du nombre de lecteurs quotidiens : de moins en moins de Français lisent chaque jour un journal, ce qui a pour effet mécanique de grossir d’autant les rangs des lecteurs occasionnels et des non lecteurs. Ce recul, dont les origines sont bien antérieures à l’arrivée d’internet ou de la presse gratuite, touche aussi bien la presse nationale que régionale : 11 % des Français lisent un quotidien national plus d’une fois par semaine contre 13 % en 1997 et 32 % lisent un quotidien régional contre 38 % onze ans plus tôt.
17Dans le cas des livres, la baisse des forts et moyens lecteurs s’est poursuivie au cours de la dernière décennie. Cette tendance, dont l’origine est, elle aussi, bien antérieure à l’arrivée d’internet, a continué à peu près au même rythme que lors de la décennie précédente, entraînant une augmentation de la part des très faibles lecteurs – 1 à 4 livres dans l’année – mais aussi des non lecteurs : il y a aujourd’hui plus de Français à n’avoir lu aucun livre dans le cadre de leur temps libre au cours des 12 derniers mois qu’il n’y en avait en 1997, et ceux qui n’ont pas délaissé le monde du livre ont réduit leur rythme de lecture d’environ cinq livres par an.
18Cette double évolution n’a rien d’inédit. Elle s’inscrit dans un mouvement de long terme que les précédentes enquêtes Pratiques culturelles avaient déjà mis en évidence : depuis plusieurs décennies, chaque nouvelle génération arrive à l’âge adulte avec un niveau d’engagement inférieur à la précédente, si bien que l’érosion des lecteurs quotidiens de presse et des forts lecteurs de livres s’accompagne d’un vieillissement du lectorat. De ce fait, les différences en termes d’âge ont tendance à s’atténuer dans le domaine du livre car les jeunes d’aujourd’hui lisent moins que leurs aînés au même âge tandis que les baby-boomers manifestent un intérêt pour les livres légèrement supérieur à celui des générations nées avant guerre. En revanche, les différences entre milieux sociaux se sont creusées au cours de la dernière décennie du fait du décrochage d’une partie des milieux populaires, notamment ouvriers. Il en est de même pour les différences de sexe : les hommes comptent désormais environ 10 % de non lecteurs de livres de plus que les femmes et ont un rythme de lecture inférieur à celui des femmes quand ils sont lecteurs (ils lisent en moyenne 14 livres par an contre 17 pour les secondes). D’ailleurs, ils reconnaissent sans difficulté leur éloignement croissant à l’égard du monde du livre : 62 % d’entre eux déclarent lire peu ou pas du tout de livre, contre 46 % des femmes.
Une fréquentation des équipements culturels globalement stable
19Le temps supplément aire passé devant les écrans n’a pas entamé la propension générale des Français à sortir le soir ni modifié leurs habitudes en matière de fréquentation des équipements culturels. Le niveau de diffusion de la plupart des activités d’extérieur, qu’elles soient culturelles, sportives ou distractives, est resté à peu près le même, et les sorties et visites culturelles ont beaucoup moins souffert dans les arbitrages imposés par la montée en puissance des pratiques numériques que certains loisirs du temps ordinaire comme l’écoute de télévision ou la lecture ; la base du public du cinéma en salle s’est même élargie et les spectacles vivants ont fait mieux que résister, en dépit du vieillissement du public de certaines formes de spectacle lié à l’augmentation du poids des seniors dans la population française, à la propension croissante de ces derniers à sortir mais aussi dans certains cas (les concerts de musique classique notamment) à une désaffection des jeunes de plus en plus marquée au fil des générations.
20Si la comparaison des résultats relatifs à la fréquentation globale, tous équipements confondus, avec ceux de la précédente enquête confirme la remarquable stabilité d’ensemble des comportements en matière de sorties et visites culturelles, certaines différences apparaissent d’un domaine à l’autre.
21- Le cinéma en salle a touché en 2008 plus de monde qu’en 1997 en parvenant à élargir la base de son public occasionnel (1 à 5 fois par an), notamment chez les seniors et dans les milieux populaires : 57 % des Français sont allés voir un film en salle au cours des 12 derniers mois contre 49 % onze ans plus tôt.
22- Les bibliothèques et médiathèques ont connu un léger tassement de leur fréquentation qui fait écho à celui enregistré au plan des inscriptions : 28 % des Français s’y sont rendus au moins une fois au cours des 12 derniers mois contre 31 % onze ans plus tôt, ce qui semble indiquer que la progression des usagers non inscrits qui avait été forte dans les années 90 s’est interrompue au cours de la dernière décennie.
23- La moitié des Français (51 %) n’ont assisté en 2008 à aucun spectacle vivant dans un établissement culturel au cours des 12 derniers mois. Même si l’ampleur très faible des évolutions oblige à la prudence, il semble que la fréquentation de type exceptionnel ait progressé au cours de la dernière décennie : le spectacle vivant serait parvenu à toucher une frange de nouveaux spectateurs tout en perdant une petite partie des spectateurs réguliers.
24- Les proportions de Français n’ayant pas visité de lieux d’exposition ou de patrimoine au cours des 12 derniers sont respectivement de 58 % et de 62 %, niveaux proches de ceux de 1997 ; dans un cas comme dans l’autre, le rythme des visites paraît avoir légèrement fléchi puisque la part des visiteurs réguliers (trois fois ou plus dans l’année) dans la population des 15 ans et plus est un peu en dessous de son niveau de 1997.
Une culture plus expressive
25Le paysage des pratiques amateur a connu de profondes transformations avec l’émergence de nouvelles formes d’expression et de nouveaux modes de diffusion des contenus culturels auto-produits en liaison avec le développement du numérique et de l’internet. Les changements ont été particulièrement spectaculaires dans le cas de la photo ou la vidéo dont la pratique a presque entièrement basculé dans le numérique en moins d’une décennie, mais la diffusion des ordinateurs dans les foyers a également renouvelé les manières de faire de l’art en amateur dans les domaines de l’écriture, de la musique ou des arts graphiques. Aussi n’est-il pas simple de se livrer au jeu de la comparaison puisque le regard porté sur les évolutions survenues depuis 1997 dépend pour une large part de la manière dont les diverses activités d’auto-production sur écran sont appréhendées et regroupées (ou non) avec les pratiques amateur « d’avant l’ordinateur ».
26Avec la diffusion des appareils numériques et sur tout celle des téléphones portables multimédias, les pratiques de la photo et de la vidéo ont progressé, faiblement dans le cas de la première compte tenu de l’existence ancienne dans les foyers d’appareils de type Instamatic ou Polaroïd, plus nettement dans celui de la seconde puisque la proportion de Français ayant réalisé un film ou une vidéo dans l’année a doublé depuis 1997 (27 % contre 14 %).
27Pour les autres activités traditionnelles du monde amateur, l’évolution apparaît en première analyse moins favorable : les pratiques musicales semblent connaître un léger tassement, de même que celles relatives à l’écriture, aux arts plastiques et au dessin. Toutefois, une fois intégrés les usages à caractère créatif de l’ordinateur, la pratique en amateur apparaît bel et bien orientée à la hausse, dans le prolongement de la tendance observée dans les années 1980 et 90. En effet aux côtés des pratiques en amateur traditionnelles, se sont développées dans le domaine de la musique, de l’écriture et des arts plastiques ou graphiques, de nouvelles formes de production de contenus qui obligent à modifier la définition même des pratiques en amateur.
Révolution numérique et pratiques culturelles traditionnelles
28Il peut être tentant au final, à la lumière des résultats portant sur la population française dans son ensemble, de relativiser l’impact de la révolution numérique sur les pratiques culturelles. Si celle-ci a radicalement modifié les conditions d’accès à une grande partie des contenus culturels et déstabilisé les équilibres économiques dans les secteurs des industries culturelles et des médias, elle n’a pas bouleversé la structure générale des pratiques culturelles ni surtout infléchi les tendances de la fin du siècle dernier : la plupart des évolutions de la dernière décennie prolongent parfois en les amplifiant des orientations dont l’origine est bien antérieure à l’arrivée de l’internet, et les seules véritables ruptures concernent la durée d’écoute de radio et de télévision. Dans tous les autres domaines (écoute de musique, lecture de presse et de livres, fréquentation des équipements culturels, pratiques amateur), les changements restent en général d’ampleur limitée et surtout s’inscrivent dans le prolongement de tendances mises en évidence par les précédentes éditions de l’enquête Pratiques culturelles.
29En même temps, nombreux sont les indices qui laissent entrevoir la profondeur du changement en cours quand on quitte le niveau général pour s’intéresser aux comportements des jeunes générations. Les personnes de moins de 35 ans sont en effet les principaux responsables de la baisse de la durée d’écoute de la radio et de la télévision au cours de la dernière décennie, elles affirment sans ambages leurs préférences pour les films et les musiques anglo-saxonnes à la différence de leurs aînés, et ont activement participé au recul de la lecture de quotidiens et de livres tout en manifestant certains signes potentiellement inquiétants en matière de fréquentation des équipements culturels : légère baisse de la fréquentation régulière des salles de cinéma masquée au plan général par la progression des 45 ans, tassement de l’inscription et de la fréquentation des bibliothèques, recul dans le domaine des musées et surtout des concerts de musique classique.
30En réalité, les résultats relatifs aux usages de l’internet et des nouveaux écrans confirment la règle générale vérifiée dans les années 80 avec le magnétoscope ou le baladeur et dans les années 90 avec les consoles de jeux et les ordinateurs : les jeunes générations sont les plus nombreuses à s’emparer des nouvelles technologies et des opportunités offertes en matière d’accès aux images et à la musique. Et en même temps, l’analyse rétrospective des résultats montre que la plupart des mutations de ces dernières décennies répondent à une logique générationnelle : ainsi, par exemple, la propension plus forte des seniors d’aujourd’hui à sortir le soir et leur niveau d’engagement dans la culture souvent supérieur à celui de leurs prédécesseurs sont à mettre en relation avec l’abaissement des barrières d’accès au lycée et à l’enseignement supérieur et à la diversification de l’offre culturelle dont a bénéficié cette génération au temps de sa jeunesse.
31La perspective générationnelle – qui permet de suivre l’évolution des comportements d’une cohorte d’individus nés dans les mêmes années au fil de leur avancée en âge – constitue par conséquent une grille d’interprétation privilégiée pour comprendre les mutations de ces dernières années et surtout pour chercher à anticiper celles qui s’annoncent.
Ressources socio-culturelles et appartenance générationnelle
32En effet, si les ressources socioculturelles et dans une moindre mesure économiques continuent à peser lourdement sur l’intensité et les modalités des pratiques culturelles, les inégalités d’accès ou de participation à la vie culturelle s’expriment différemment selon l’appartenance générationnelle : les rapports que les Français entretiennent avec la culture et les médias dépendent autant de leur âge-génération que des variables rendant compte de leur capital culturel et de leur position sociale (niveau de diplôme, niveau de revenu, origine sociale, etc.).
33En simplifiant, on peut considérer que la société française regroupe aujourd’hui quatre générations qui ont été touchées à des degrés très divers par les mutations structurelles de ces dernières décennies (transformations de la famille, augmentation du niveau de diplôme, précarisation des emplois, etc.) et ont plus ou moins intégré les nouvelles technologies en fonction de l’âge qu’elles avaient au moment de leur diffusion.
34La génération née avant la seconde guerre mondiale a grandi dans un monde où rien ne venait contester la suprématie de l’imprimé, a découvert la télévision à un âge déjà avancé et est restée assez largement à l’écart du boom musical et a fortiori de la révolution numérique. Celle des baby-boomers a été la première à profiter de l’ouverture du système scolaire et du développement des industries culturelles et conserve aujourd’hui encore certaines traces de l’émergence au cours des années 1960 d’une culture juvénile centrée sur la musique. Celle des personnes dont l’âge se situe entre trente et quarante ans a bénéficié de l’amplification de ces mêmes phénomènes – massification de l’accès à l’enseignement supérieur et diversification de l’offre culturelle – et surtout a vécu enfant ou adolescent la profonde transformation du paysage audiovisuel au tournant des années 1980 : elle est la génération du second âge des médias, celui des radios et des télévisions privées, du multi-équipement et des programmes en continu, ce qui lui a permis de se saisir assez largement des potentialités offertes par la culture numérique. Enfin, celle des moins de 30 ans a grandi au milieu des téléviseurs, ordinateurs, consoles de jeux et autres écrans dans un contexte marqué par la dématérialisation des contenus et la généralisation de l’internet à haut débit : elle est la génération d’un troisième âge médiatique encore en devenir.
Notes
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O.Donnat, Les pratiques culturelles à l’ère numérique, La Découverte, 2009. Les résultats complets de l’enquête 2008 sont consultables à l’adresse suivante : www.pratiquesculturelles.culture.gouv.fr