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Article de revue

L’implication de l’artiste dans l’espace public

Pages 3 à 10

Notes

  • [*]
    Le texte publié ici est issue de la conférence inaugurale donnée par Paul Ardenne lors du colloque organisé à Rennes le 13 novembre 2009 intitulé « Quelle place pour l’artiste dans la cité ? », organisé par l’Observatoire des politiques culturelles en partenariat avec Rennes Métropole, la ville de Rennes et le Conseil régional de Bretagne.
  • [1]
    Daniel Buren, À force de descendre dans la rue, l’art peut-il enfin monter ?, France, sens et Tonka, 2004, p.64.
  • [2]
    Mario Perniola, Contre la communication, Paris, éditions Léo Scheer, 2005.
  • [3]
    Rainer Rochlitz, Subversion et subvention Art contemporain et argumentation esthétique, Paris, éditions Gallimard, 1994.

Comment dresser un inventaire raisonné des principales formes d’intervention artistique en milieu urbain repérables aujourd’hui ? Quelles formes prennent ces interventions ? L’artiste – un plasticien, ou un artiste venu du spectacle vivant – se saisit de la ville et donc, du public, pour insérer en celle-ci des créations pas forcément attendues, en général non programmées, qui sollicitent – parfois sans ménagement – l’attention des passants.

1L’objet de mon propos est de rendre compte de ce genre spécifique d’activisme esthétique qu’est l’intervention artistique en milieu urbain et de pointer les évolutions de ce genre d’art, moins soucieux de représentation que de « présentation » en n’omettant pas une de ses perversions postmodernes, qu’il convient d’analyser : la tentation, pour l’industrie culturelle de changer ces formes d’art « en contexte réel » en une création intégrée, festivalière et relevant de l’animation distractive, de changer ces formes d’art en ce qui pourrait bien servir à l’occasion d’alibi aux politiques d’intégration sociale, au nom de la nécessaire restauration du lien social. Où l’on verra, en l’occurrence, qu’il y a débat.

L’espace public comme espace d’attraction

2Entre les territoires humanisés, l’espace public de la ville se qualifie avec la modernité comme un espace de forte attraction. L’univers pacifié de la campagne, longtemps, avait attiré les artistes œuvrant « sur le motif » (mode poussinienne du paysage romain, paysagistes flamands, école de Barbizon...). Le développement urbain qui accompagne, tout au long du XIXe siècle, la révolution industrielle, périme cette dilection. La ville devient alors un « chronotope » essentiel, hautement magnétique, de la création moderne.

3En pleine extension spatiale, physiquement transformée (New York comme la « ville debout » que célèbre Bardamu dans Voyage au bout de la nuit, de Louis-Ferdinand Céline), transfigurée par les activités nouvelles de l’industrie et du commerce de masse, de plus en plus indéfinie aussi (ses limites reculent sans cesse, à l’origine des phénomène de la conurbation, de la « ville infinie »), la ville est comme l’analogon d’une création artistique moderne elle-même en butte aux démons de l’expansion, du débordement et de l’activisme. Les impressionnistes, ainsi, la célèbrent (Monet, La rue Montorgueil pavoisée), de même que les futuristes (Boccioni, La ville qui monte), les dadaïstes puis les surréalistes en font un théâtre pour des actions d’un genre nouveau, de type intervention, le cinéma expressionniste l’élit comme un constituant décisif de l‘« écran démoniaque » (Lotte Eisner), sinon comme un personnage à part entière (Fritz Lang, Metropolis).

4Lieu d’une activité continue, la ville née de la révolution industrielle s’érige de concert au rang d’espace public par excellence, le périmètre groovy qui la définit étant dès lors appréhendé de deux façons par l’artiste qu’inspire la ville. D’une part, de façon de plus en plus obsolète, comme un spectacle, à la manière de la Neue Sachlichkeit allemande ou de la peinture réaliste d’un Edward Hopper au début du XXe siècle – le regard s’exerce ici de façon traditionnelle, depuis le dehors, tandis qu’est reconduit le classique principe de l’art comme formule de représentation. D’autre part, de façon cette fois plus expérimentale, comme l’occasion d’un échange, d’une rencontre en prise directe avec un public. Le fait même de la proximité physique de l’artiste à son objet d’étude, dans ce cas, fait passer au second plan la question de la représentation.

5L’art dit « public », jusqu’alors avait relevé exclusivement de la décision ou de la commande officielles, et s’incarnait pour l’essentiel dans l’élévation de statues au milieu de squares ou le long d’avenues, sur un mode somptuaire, de célébration ou de propagande. De la même façon, le monde du spectacle vivant était cantonné dans ses lieux traditionnels de représentation pérennes ou éphémères et nomades : la salle de spectacle, le chapiteau du cirque. Tout change avec la modernité, qui concrétise un principe de « sortie ». Dorénavant, en effet, l’artiste « sort » de plus en plus fréquemment en ville, avec cette conséquence esthétique : l’expression artistique mute. Naissance de l’intervention artistique, du happening au dehors, dans ce vaste « atelier sans murs » (Jean-Marc Poinsot) qu’est l’univers de la rue.

Vers un art « d’intervention » en milieu public

6Les premières interventions artistiques en milieu urbain combinent fréquemment univers des arts plastiques et univers des arts du spectacle. C’est le cas dans les premières années de l’Union soviétique, notamment. L’art d’« intervention » qui se met alors en place se qualifie par son goût de l’intrusion, et parfois par ses velléités de clandestinité, et de provocation : interventions, par exemple, du Bread and Puppet Theater, ou du Living Theater, dans les années 1960, qui participent ouvertement, dans cette agora élargie qu’est la rue américaine, à divers mouvements de protestation, contre la guerre du Vietnam par exemple.

7En termes esthétiques, l’art d’intervention en milieu public se caractérise d’abord par un mouvement d’extraction physique hors des lieux traditionnels d’exposition ou d’expression que sont musées, galeries d’art et salles de spectacle : l’art qui investit la rue, en bonne logique, en appelle directement aux spectateurs, soit parce qu’il s’éprouve dehors, en plein air, soit parce qu’il réclame du public, au sein de l’espace public même, un geste, une participation.

8Le plasticien Daniel Buren, pionnier dans ce domaine, choisit dès les années 1960 de montrer son travail dans la rue : ce qu’il appellera la création « in situ ». Il s’adonne par exemple à l’« affichage sauvage » dans le quartier parisien de l’Odéon puis, internationalement, à proximité des lieux abritant de grandes expositions ou au hasard. L’artiste, qui répugne ici à l’officialité de l’art décoratif traditionnel, utilise l’espace public comme espace de libre appropriation physique, en s’adonnant à des performances réalisées de façon impromptue, sans avertissement. Jochen Gerz dessine sur les murs, les membres du groupe Untel tentent une Appropriation du sol urbain, Ben et Didier Courbot s’auto-exposent. Le Thaïlandais Manit Sriwanichpoom crée le Pink Man, personnage toujours vêtu d’un costume rose poussant devant lui un caddie rose (le rôle en est tenu par un ami de l’artiste, l’acteur-écrivain Sompong Thawee) : une figure bien réelle déambulant entre supermarchés et galeries marchandes de Bangkok pour y mettre en scène, à même ses lieux de prédilection, le consommateur middle class, ce produit social du boom thaïlandais de la dernière décennie, figure à la fois emblématique et caricaturale. Et ainsi de suite, dans une liste impossible à clore.

9L’artiste qui intervient en milieu urbain – c’est-à-dire, hors des cadres de la permission institutionnelle – n’est pas sans s’« emparer » du lieu public, il est d’abord question, comme disent les artistes activistes québécois, qu’il y « manœuvre » à sa guise, et qu’il y fasse ce qu’il veut. L’apparition de ce type d’art d’intervention, à cet égard, n’est pas le fait du hasard. Elle correspond à un double sentiment. D’une part, le sentiment que la création est à l’étroit dans l’atelier ou la salle de spectacle, des lieux de moins en moins représentatifs d’une création moderne qui veut se saisir du monde réel, propice à occuper l’espace dans son entier, sans restriction. D’autre part, le sentiment qu’un doute doit être émis quant à l’art officialisé par les structures institutionnelles, réservé à une élite ou conditionné par des critères esthétiques complexes qui en interdisent le plus clair du temps l’accès culturel au grand public.

10D’un point de vue esthétique, non sans raison ni mobile, l’art d’intervention va ainsi se caractériser le plus souvent par des propositions qui, pour contrastantes et en porte-à-faux qu’elles soient, entendent bien demeurer le plus possible élémentaires, d’une lisibilité, sinon d’un sens, immédiats : happenings, processions, bannières, installations éphémères, public pris à parti. La notion de « contexte », du coup, s’avère fondamentale. L’intervention ne s’accomplit jamais au jugé, elle implique un principe de confrontation, elle vise l’agrégation ou la polémique, jamais le consentement tacite ou mou.

11La non-pérennité est aussi le lot des formes d’art public ou d’expression scénique non programmée, dont le destin est de disparaître rapidement. En dérive une expression artistique qualifiable de contextuelle, activiste et volatile, suscitant l’acquiescement ou l’ire des pouvoirs publics, qui laissent faire ou interdisent selon ce qu’il en est des rapports de force du moment.

12Autre aspect qualifiant l’art aux prises avec le territoire public : cet art engage toujours un rapport direct à la vie sociale. Recourir aux lieux publics, pour l’artiste, c’est inévitablement rencontrer la population, c’est la solliciter esthétiquement de façon raccourcie, sans en passer par le filtrage muséal. Le photographe Oliviero Toscani, qui utilise les panneaux publicitaires pour exposer ses images, le dit très bien, à propos de sa manière propre de procéder : « Mon musée, c’est la rue ».

13Tout est bien ? Évidemment non. Car l’artiste, jamais, n’est totalement libre d’user à sa guise de la rue et de l’espace public. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit d’un espace réglementé, dévolu à des activités spécifiques, activités qui peuvent gêner, venir contredire une présence artistique. Plus cet autre problème : l’artiste, dans l’espace public, n’est pas forcément souhaité, en tout cas pas de manière automatique. Il ne saurait suffire de revendiquer le droit d’utiliser l’espace public pour y apparaître d’emblée légitime.

14Traiter de l’« art public », en cela, oblige à prendre en considération deux données au moins, l’une à l’autre articulées :

  1. la manière dont l’artiste investit physiquement l’espace public en y disposant ses œuvres et son travail expressif, dans la perspective de ce que l’on pourrait appeler une « muséographie du dehors » ou un « théâtre du dehors » ;
  2. la question du rapport de ce même artiste à l’univers public, un environnement en l’espèce physique (la rue, la ville, l’espace habité) mais aussi administré (sachant que cet espace n’est pas de libre accès, qu’il est l’objet de règlementations et, comme tel, inévitablement soumis à un réseau de contraintes en tous genres).

15En fait, il s’avère obligatoire de penser l’art public dans le prisme d’une logique qui n’est pas autre que politique. L’intrusion de plus en plus courante de l’artiste dans le tissu du monde réel pourrait ne viser que l’exploration, ou la rencontre avec l’Autre, sur un mode qu’on a pu dire « autriste » ou « contactuel ». Cette intrusion se prolonge toutefois de préoccupations plus critiques, le plus souvent d’ordre politique : corriger l’esthétique publique, faire valoir une présence polémique, bref, accompagner les mutations urbaines tout en faisant valoir la dynamique même des mutations artistiques en cours. L’art change le réel et inversement. Réciprocité et catalyse, pour ce résultat jamais négligeable, l’intensification culturelle.

L’art public « contextuel » : une formule artistique clandestine

16L’art public « contextuel » non officiel et clandestin n’exclut certes pas l’art public canonique, conditionnel et administré, lequel continue son chemin, main dans la main avec le pouvoir – tant que le pouvoir durera, en effet, et quels qu’en soient la nature ou l’objectif, il lui faudra en effet s’« esthétiser », se désigner, se définir en termes signalétiques comme maître réel ou supposé de l’espace collectif, avec le concours des artistes consentant à cette tâche d’autolégitimation.

17En quoi l’art public « contextuel » et sauvage, à priori plus « faible » que son illustre prédécesseur, est-il cependant plus légitime que ce dernier ? Parce que la rue est par excellence un des lieux majeurs de la « reliance », de la socialisation en acte, autorisée à meilleur compte par ce type d’action artistique nécessairement impliquée. Classique stratégie esthétique de l’« accroche », débouchant sur un contact humain qui peut à l’occasion s’avérer fructueux, connexionniste.

18Autre raison du succès de la formule artistique « clandestine » ou non attendue : son exploitation à plein de l’espace de vie. Administré et balisé, surcodé et propriétarisé, l’espace de la vie concrète, la ville en premier lieu, est le type même du locus intégré, vouant l’usager à la soumission au pouvoir. Circulation permise ici et interdite là (axes routiers de statut varié et sélectif, piétonisation…), présence encouragée à tel endroit mais découragée autre part (esplanades ouvertes contre quartiers digicodés d’esprit Gated Cities), aménagements spécifiques aux fins d’attractivité conditionnée (jardins, squares, lieux culturels…), tout, dans l’espace public actuel, vient contredire la naïve prophétie d’un Debord selon laquelle, comme pouvait l’écrire avec exaltation l’auteur de La Société du spectacle voici bientôt un demi-siècle, « on construirait [bientôt] des villes pour dériver ».

19L’art public opérant sans s’annoncer, à cet égard, n’est pas sans se constituer comme résistance au balisage généralisé de la ville contemporaine, à titre de poétique, aussi, du libre usage (comme le sampling dans la culture techno : l’artiste choisit son lieu d’intervention de même que le sampler, pour composer sons ou images, choisit sans plus de contrainte, en puisant dans l’immense réservoir des formes acquises et déjà en circulation, son propre échantillon). L’art public clandestin, de ce point de vue, doit être considéré comme d’essence « allotopique » (du grec allo, « autre », et topos, « lieu »), il participe au façonnage de l’« espace autre », pour reprendre les termes de Roberto Martinez, concepteur de ce néologisme : une formule plastique qui vient requalifier la géographie esthético-sensible de la ville en la re-figurant, sans avenir durable du côté de l’intégration et de la mainmise sur l’espace mais se mouvant toutefois selon ses propres règles en celui-ci.

Interpellation du public ou anti-médiation ?

20De là, en toute logique, un panel nouveau de formulations esthétiques, dans le champ des arts plastiques notamment, qui se caractérisent, soit par leur singularité, dans la mesure où ces formulations n’ont rien d’attendu ou de prévisible, soit par un désir très poussé de proximité avec le public, qui devient dans ce cas un opérateur de l’art, la figure de l’acteur et non plus seulement celle, plus passive, du spectateur.

21Pour les formules singulières, quelques exemples : Arno Piroud, à Lyon, installe en 2003, sur un toit, un court de tennis (Tennis). Le même Piroud, sur un autre toit, celui, cette fois, de garages pour automobiles, crée une piste de course à pied… Il explique ainsi son choix de l’espace public comme zone d’activisme : « La ville est source d’images, de formes, de mouvements et, par extension, d’idées, dit-il. Alors tous les jours, tel un colporteur d’espace, j’arpente les trottoirs, la rue, le pavé. À pied, en vélo, en bus, en skate ou en auto, je déplace mon corps et mon regard d’un bout à l’autre de la cité. Cette ville dans tous ces états représente pour moi le lieu idéal d’inspiration et de création. La ville est devenue mon propre atelier. »

22Julien Berthier, avec la collaboration de Simon Boudevin (action Les Spécialistes), investit ainsi le quartier Beaubourg à Paris, en 2006 : à sept heures du matin, un samedi. Il « plugue » sur un mur aveugle une façade dans le style du code architectural du quartier. Fausse extension d’un bâtiment préexistant, plus vraie que nature, avec porte, boîte aux lettres et sonnette, prenant place entre les entrées 1 et 3 sous le numéro 1bis…

23Citons encore, l’expansion extraordinaire du « billboard art », qui recourt aux panneaux publicitaires pour y insérer des messages le plus souvent décalés, inattendus, qui sollicitent la réflexion du passant et le distraient des ordinaires messages publicitaires… Ou l’art recourant aux bannières, etc. Principe de la mue poétique généralisée. Daniel Buren, excellent théoricien des formes d’art dites « en contexte réel » – formes d’art qu’il a lui-même pratiquées en pionnier du genre –, le dit de façon claire : « L’art dans la rue ? Pourquoi pas ! Mais [alors] totalement repensé, revu et corrigé (…). Le travail in situ est le seul qui puisse permettre de contourner, et de s’adapter à la fois, et intelligemment aux contraintes inhérentes à chaque lieu (…), il peut dialoguer directement avec le passé, la mémoire, l’histoire du lieu (…), il ouvre le champ d’une possible transformation, du lieu justement » [1].

24Transparaît, au travers de ces différents exemples d’activisme artistique en espace public, un mouvement, d’abord, d’inscription-désinscription : l’artiste ne s’enracine pas, il agit hic et nunc, contre le principe de la pérennité. Grand avantage : lui éviter d’être déclassé, hors du coup, obsolète dans ses propositions.

25Autre donnée corrélative à ce type d’activisme, l’action menée à une échelle locale. Le lieu particulier qu’est l’espace public, en l’occurrence, se défie de toute stabilité, il constitue en soi un espace flottant et, comme tel, sans cesse redéfini, que l’on ne saurait conquérir qu’en développant des stratégies esthétiques évolutives, jamais figées, adaptées en fait. Adaptées au premier chef, on l’aura compris, au public lui-même, en mettant en avant une esthétique de la demande autant qu’une esthétique de l’offre. De là ce caractère fréquent des formes d’expression artistique en espace public, l’adresse directe à l’usager de la rue, le passant, ce spectateur occasionnel entre tous.

26Se frotter en live au spectateur dans les lieux mêmes où vit celui-ci est un acte idéologique anti-institutionnel : on agit bien là hors du cercle fermé de structures telles que le musée d’art ou la salle de spectacle. L’intention, autant que faire se peut, est de court-circuiter les voies ordinaires de la médiation artistique, toujours peu ou prou sous contrôle. En redonnant par exemple la parole aux citadins, ou en les incitant à la réflexion, voire à provoquer le public à toutes fins de précipiter une prise de conscience (Gillian Wearing, Jens Haning, Sylvie Blocher…). Le mouvement « Adbuster » (« casseur de publicité »), pour sa part, nous rappelle que l’espace public, le plus clair du temps, n’est plus « public » à proprement parler mais confisqué (par le monde du commerce, à travers la publicité murale, notamment). L’artiste, enfin, peut inciter à des actes de totale réappropriation de l’espace urbain, même illégale au regard des lois qui régissent la propriété (Stalker). On entend aller, bien au-delà du divertissement, ce qui n’est jamais aussi perceptible que quand l’artiste double son propos plastique ou expressif d’une dimension « utile », dans la perspective d’une usefull expression (ATSA, Gordon Matta-Clark, Collective Cambalache, Krzysztof Wodiszcko, Group Material…).

27Cette inflexion à un « art de situation » est explicite : elle dit la lassitude du contrôle, le refus de la discipline institutionnelle, l’envie de se mouvoir librement. Les années 1990 lui donneront son signalement propre, celle d’une « micropolitique ». Qu’entendre par là ? L’artiste, dans sa manière de « contacter » autrui, ne fait pas acte d’autorité, il laisse le choix à « son » spectateur de se sentir ou non concerné par sa proposition, il agit sans développer de slogan. Cette relation privilégiée avec le public, on le pressent, n’a pas été sans intéresser l’univers institutionnel et, dans la foulée, l’industrie culturelle. C’est au demeurant cet aspect des choses que je souhaiterais développer à présent, en partant de ce constat : l’art en contexte réel s’est banalisé, il est devenu peu ou prou une forme d’expression intégrée, voire même espérée non seulement par le public mais aussi par les pouvoirs publics. Sur un mode, précisons-le, moins contactuel ou communicationnel que divertissant.

Le paradoxe de l’artiste contextuel face à l’institution

28Si le principe du divertissement, de l’entertainment, n’est pas en soi critiquable, il le devient en revanche lorsque l’artiste voit son travail dévoyé, et assimilé à une offre relevant d’abord et avant tout de la consommation culturelle, qui est une forme de consommation comme les autres, serait-elle d’un contenu plus sophistiqué que la moyenne, et comme telle, une des formes de l’oppression contemporaine. Tout ceci pose problème. Pourquoi ? Parce que l’alliance manifeste ou tacite passée entre l’artiste contextuel et l’institution, aujourd’hui, n’est pas que de pure forme. Pour s’en convaincre, il suffit de rendre compte de la seule multiplication de l’offre officielle en matière de festivals de type « art dans la rue », dans le domaine des arts plastiques comme dans celui des arts du spectacle, entre « Nuits blanches » et autres opérations de type « Maïs » en Belgique ou « Estuaire », « Evento » ou « Small is Beautiful » à Nantes, à Bordeaux ou à Marseille, parmi une multitude d’autres, à commencer par les programmes « Ville culturelle européenne », çà et là en Europe, qui toutes se parent d’un volet « art dans la rue », de manière consensuelle et souvent inspirée (partout les mêmes parades, les mêmes jeux préprogrammés entre artistes diligentés à cette fin par les organisateurs et le public).

29Comment penser ce lien entre art en espace public et officialité ? Il est difficile, en la matière, d’être catégorique, et je ne doute pas que les réflexions apportées aujourd’hui même n’apportent de l’eau au moulin. Le point critique, assurément, c’est le risque d’assujettissement de l’artiste, son inévitable encadrement, le fait de souscrire à un calendrier préétabli, ainsi qu’à un programme. Encore, la tentation de l’autocensure, du consensus, pour aller dans le sens de la demande institutionnelle ou du public, ou pour ne pas avoir à affronter cette demande. La voie, autrement dit, de l’intégration. Le point au contraire avantageux, s’agissant de cette situation, c’est le soutien à l’artiste, la médiatisation plus forte de son travail, l’aide fréquente à la production, aussi, une visibilité mieux assurée, ce qui est tout sauf négligeable.

30Alors quoi ? La prudence, en l’occurrence, est de mise. Comment en effet estimer la valeur de l’« agir communicationnel » (Jürgen Habermas) quand l’idéologie la plus pernicieuse qui soit est devenue celle de la « communication », justement, dont un Mario Perniola a bien montré toute la dangerosité : toujours plus de messages, de moins en moins de contenu ; de plus en plus de matière communiquée, de moins en moins de messages solides et fiables [2].

31Souhaiter valoriser échange public et communication intensifiée, au regard d’un tel arrière-plan, pourrait bien être suspect avant d’être louable. Toute la question est affaire d’éthique, et regarde les artistes comme le pouvoir. Pouvoir dont il faut espérer la sagesse et la retenue, plutôt que la tentation de la toute-puissance et de la régence maximale. Est-ce simplement possible ? Ne désespérons pas ! L’institution – l’institution en général, et celle de l’art – n’est pas un monolithe, elle a ses acteurs, humains et non pas mécaniques, et tous ne sont évidemment pas le diable. Ce qui ne saurait empêcher toute opération institutionnelle d’art public d’être d’office suspecte d’instrumentalisation.

32La récupération, par l’officialité, de l’art public non officiel – qui donc, bientôt, devient officiel – relève en effet de la logique politique : l’artiste, une fois mis au service de la noble cause de la « reliance » sociale, vient rétribuer en retour qui le promeut ou le finance – l’officialité elle-même, dans ce cas, de façon évidemment perverse. On ne peut que relever, sur ce point, l’extrême habileté de l’institution. Celle-ci n’hésitera pas, ainsi, à promouvoir à maintes reprises des créations en apparence subversives (le principe « subversion, subvention » analysé, en particulier, par Rainer Roschlitz [3]) pour garantir le « spectacle » et, par extension, la dérive des affects sociaux violents vers la représentation (exhiber la violence peut nous éviter d’avoir à la subir de façon concrète).

33Au terme de ce trop bref tour de piste, il apparaît que l’art en espace public subit le destin de toutes les formules à succès : de la conquête clandestine d’un territoire d’abord retors à la diffusion organisée dans un territoire devenu amical. Avec le dépit conséquent qu’une telle évolution peut ne pas manquer de susciter chez les artistes, ou même chez le quidam lui-même, qui peut en venir à remplacer l’artiste sur son propre terrain. C’est là l’essence même du flash mob, ce « rassemblement surprise », à des fins diverses, distractives comme séditieuses, d’individus qui sont citoyens d’abord et simplement, et qui manifestent eux aussi le désir de jouir à leur guise de l’espace public (flash mob Frozen Grand Central). Quand encore l’artiste, las d’être l’objet de tant de sollicitude sympathique, ne préfère pas carrément faire acte de présence, mais, cette fois, dans la furtivité. Space Invader, de la sorte, marque sa présence dans la rue d’une manière élémentaire et énigmatique : un simple logo, appelé à proliférer dans maintes cités du monde actuel sous la forme de céramiques scellées au ciment sur les murs, n’importe où et sans autre précision quant à leur existence publique, représente un petit personnage en pixels, pouvant évoquer un envahisseur venu d’ailleurs – un fait de revendication, dans le cas du flash mob ; une apparition aléatoire et subreptice, dans le cas de l’appropriation furtive de l’espace public par l’artiste.

34La preuve, soit dit en passant, qu’il n’est toujours de territoire – à commencer par celui de la rue – qu’à partager, donc convoité, et disputé.


Date de mise en ligne : 01/01/2017.

https://doi.org/10.3917/lobs.036.0003

Notes

  • [*]
    Le texte publié ici est issue de la conférence inaugurale donnée par Paul Ardenne lors du colloque organisé à Rennes le 13 novembre 2009 intitulé « Quelle place pour l’artiste dans la cité ? », organisé par l’Observatoire des politiques culturelles en partenariat avec Rennes Métropole, la ville de Rennes et le Conseil régional de Bretagne.
  • [1]
    Daniel Buren, À force de descendre dans la rue, l’art peut-il enfin monter ?, France, sens et Tonka, 2004, p.64.
  • [2]
    Mario Perniola, Contre la communication, Paris, éditions Léo Scheer, 2005.
  • [3]
    Rainer Rochlitz, Subversion et subvention Art contemporain et argumentation esthétique, Paris, éditions Gallimard, 1994.
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