François Veyrunes et son équipe ont dansé pendant plus de deux ans dans les chambres de malades en fin de vie, dans le cadre du dispositif Danse à l’hôpital. Cette expérience qui s’est révélée riche aussi bien pour les malades que pour les artistes, comportait néanmoins un risque, celui d’empiéter abusivement sur le temps de vie des malades, celui aussi de déstabiliser psychologiquement des interprètes non préparés. Le témoignage que nous livre F. Veyrunes interroge à la fois les formes d’accompagnement qui encadrent ce dispositif mais aussi la responsabilité – pas seulement artistique – qui incombe à l’artiste dans son rapport avec ce public.
1Pascale Chaumet – Comment en êtes-vous venu à travailler auprès de ce public de malades hospitalisés ?
2François Veyrunes – Cette expérience raisonne énormément avec mes préoccupations artistiques qui sont centrées sur l’individu, l’homme et la femme par rapport à ses dynamiques intérieures, ses fantasmes, ses tensions de toutes natures, avec le corollaire immédiat : la question de la relation à l’autre. Pour moi, il n’y a pas de public spécifique ; ce qui importe c’est qu’on a affaire à des gens. Il n’y a plus de différences entre des gens grands, gros, petits, malades ou en bonne santé. Ce qui m’intéresse c’est le langage du corps plus que le langage de la danse, le langage du comportement du corps. On a commencé à préfigurer le projet à Rocheplane [1] en juin 2003 en impliquant le personnel de l’hôpital : médecins, aide soignants, infirmiers, psychologue, directeur. Nos interventions se sont ensuite déroulées de septembre 2003 à fin 2005, soit pendant deux ans et demi. Le choix de la direction de l’hôpital était que nous intervenions auprès des gens les plus fragilisés, au seuil de leur mort, ceux qui sont en soins palliatifs. Nous avons vécu des expériences bouleversantes, des malades sont décédés pendant que nous dansions…
3P. C. – Le projet consistait à les associer à la danse ou bien c’était plutôt la danse qui allait jusqu’à eux ?
4F. V. – On ne les faisait pas danser, ou très peu, on dansait surtout dans leurs chambres. L’idée était d’offrir un spectacle pour un seul spectateur (plus d’éventuels visiteurs) dans les chambres des patients. Il y avait donc une contrainte d’espace, de choix musical, de durée, et aussi de relation au spectateur car, la plupart du temps, ils étaient alités. Ces contraintes dessinaient une scénographie à part entière qui contribuait à mettre en œuvre l’enjeu artistique. On avait mis en place un protocole. On nous donnait le nom des gens et leur stade dans la maladie et c’est nous qui jugions si nous pouvions leur proposer de danser ou pas. Nous avons dansé en solo d’abord, puis souvent en duo parce que la relation seul à seul était parfois trop difficile à assumer. Les malades pouvaient refuser ; finalement c’était leur seule opportunité de dire non, les cachets, les soins, ils ne peuvent pas. Plus de la moitié des gens disaient non. Pour certains ça les touchait trop, d’autres étaient trop fatigués.
5On restait un peu avec chaque malade après la danse. C’était toujours très fort, il fallait trouver le bon équilibre entre le temps qu’on pouvait accorder à chacun. On n’arrivait pas à passer dans les 33 chambres de l’étage. Certains nous attendaient d’une semaine sur l’autre. On a suivi des gens pendant 8 à 10 semaines jusqu’à ce qu’ils rentrent chez eux ou jusqu’à ce qu’ils décèdent.
6P. C. – Est-ce que vous vous êtes autocensurés du fait que vous vous trouviez devant un public en fin de vie ?
7F. V. – J’aime la danse engagée physiquement et je ne me suis jamais limité, même dans ce petit espace qui devenait un peu comme une cocotte minute. Je n’ai pas le sentiment de m’être censuré. Il y a là des gens qui sont au crépuscule de leur vie, au bout du rouleau et, de fait, il y a des choses qui se mettent en œuvre toutes seules ; je crois beaucoup à la proximité (on jouait à un mètre, parfois en contact), il y avait beaucoup d’écoute en face, une hyper sensibilité. Le contexte est tellement chargé que tu trouves ta place de fait, tu ne te fais pas absorber mais tu es dans la dimension de la communication au sens noble du terme ; il n’y a plus d’enjeu social, il n’y a pas de message ou de revendication ou de positionnement idéologique. C’est pour ça que le problème de la censure, pour moi, ne s’est pas posé. Mais c’est une vraie question car rien que le fait d’entrer dans la chambre et de confronter le langage de ton corps en bonne santé, plein de vitalité avec un autre corps affaibli et souffrant, déjà ça, il faut l’assumer, ne pas culpabiliser.
François Veyrunes
8P. C. – Vous avez pris l’initiative de vous faire accompagner par un psychologue. Ce n’était pas une obligation ?
9F. V. – Au début, on naviguait à vue et chaque fois que je devais m’y rendre, c’était très difficile. Se retrouver sur le seuil de la chambre, frapper à la porte [2]… à chaque fois, c’est une aventure humaine éprouvante. Il y a toute la fantasmagorie autour de la mort, autour de la souffrance. Un tel travail a vraiment une incidence sur la santé psychique des interprètes. On s’est fait suivre par un ostéopathe et par un psychologue. Cet accompagnement n’était pas prévu dans le dispositif, mais il s’est révélé indispensable pour faire un travail personnel. L’idée, c’était de jeter le moins de poubelles possibles à la figure du spectateur, qu’il soit âgé et malade ou en pleine forme dans une salle de spectacle. C’est une question d’éthique, de valeur, mais c’est aussi une question très spirituelle.
10P. C. - Finalement, s’adresser à ce type de public, c’est une énorme responsabilité non ?
11F. V. - Aller toucher des choses comme ça d’aussi près, s’approcher à ce point de la mort, oui c’est une lourde responsabilité. Mais le problème se pose aussi quand il s’agit de convoquer 500 personnes dans une salle. Qu’est ce qu’on donne à voir au public, comment on le donne à voir ? Je ne pense pas que l’on puisse porter préjudice à un malade mais ce serait à vérifier. Si je vais là-bas, c’est pour plein de raisons, politiques, sociales, artistiques… j’assume la singularité de cet endroit. Ces gens-là ont vécu des choses terribles. Il faut savoir dégager un espace respectueux. Je ne vais pas les violer, je n’insiste pas jusqu’à ce qu’ils n’en peuvent plus. C’est une relation dans les deux sens, on perçoit des choses nous aussi, c’est très subtil. Et ça rejoint la question du consensus ou de la censure : est-ce qu’on fait un spectacle adapté pour eux ?
12À Rocheplane, le rapport au public est inversé par rapport à un théâtre car c’est toi qui va vers les gens ; même s’ils ont la possibilité de refuser, ils sont un peu captifs, ils ne peuvent pas s’échapper si ça ne leur plaît pas. Ils peuvent se tourner et puis ça ne dure que 5 minutes, mais la personne ne peut pas sortir, en effet…