Notes
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[1]
Leclerc-Razavet E, Haberberg G et Wintrebert D. L’enfant et la féminité de sa mère. Paris :L’Harmattan, 2015. Coll. « Études psychanalytiques ».
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Wintrebert, D. Faut-il distinguer états limites et borderline ?. L’information psychiatrique 2016 ; 92 : 45-8.
Wintrebert, D. L’hypocondrie entre croyance et certitude : Lille, 26 septembre 2008. L’information psychiatrique 2009 ; 85 : 43-9.
© Dominique Wintrebert.
© Dominique Wintrebert.
1 L’information psychiatrique (IP).Notre rubrique « Mémoires Vives » a réalisé maintenant huit interviews sur la thématique « psychiatrie et psychanalyse ». Lors d’un temps de restitution intermédiaire de notre travail au congrès de l’Information Psychiatrique à Bruxelles en septembre 2016 nous sont apparus un certain nombre de points aveugles, parmi eux le lien entre Lacan et la psychiatrie. C’est sur cette question de la fécondité d’une pensée psychanalytique lacanienne dans le champ psychiatrique que nous souhaitons vous interroger, vous qui êtes psychiatre, ancien chef de pôle, et psychanalyste lacanien. Pouvez-vous tout d’abord nous retracer votre parcours professionnel, en vous arrêtant sur les points qui vous paraissent les plus saillants ?
2Dominique Wintrebert (DW). J’ai fait médecine pour faire psychiatrie, en raison de mon intérêt pour la médecine de l’âme, mais aussi par atavisme familial : mon père, Henri Wintrebert, a formé des générations de psychomotriciens à La Salpêtrière. Il a même inventé une méthode de relaxation qui porte son nom – je ne sais pas si elle est encore enseignée aujourd’hui. Avec Misès, il a créé la profession de psychomotricien qui jusque-là n’existait pas.
3Dès que j’ai fini l’externat de médecine, j’ai été m’inscrire à Vincennes au département de psychanalyse. Dans la dimension philosophique qu’apporte la psychanalyse à la médecine, j’ai trouvé une bouffée d’air formidable qui m’avait beaucoup manquée pendant mes études de médecine. Et puis j’ai préparé l’internat. Si j’excepte mon analyste, trois personnes ont compté pendant ma formation : Georges Lantéri-Laura, Pierre Noël et Marcel Czermak. J’avais été faisant fonction d’infirmier pendant mes études de médecine, dans le service de Lantéri-Laura, puis stagiaire interne par la suite, et je l’ai accompagné en Argentine bien plus tard, quand j’ai cultivé les liens franco-argentins. Je ne me lasse pas de lire ses travaux érudits. Mon deuxième maître, Pierre Noël, décédé l’an dernier, a longtemps été rédacteur en chef de L’Information Psychiatrique. C’était un homme d’une droiture exceptionnelle. Il a préparé des générations d’externes au concours de l’internat en psychiatrie, sans jamais être payé pour cela. À la chapelle de Maison Blanche, on était 60, voire 80 à avoir les polycopiés de Noël qu’il avait ronéotypés (il n’y avait pas de photocopieuse à cette époque), et à plancher sur des observations qu’il avait lui-même rédigées. Quelques années plus tard, j’ai de nouveau préparé avec lui le concours pour être psychiatre des hôpitaux. Il y avait trois jours d’épreuves écrites et, une fois admissible, deux oraux dans un hôpital de province (un examen de patient devant le jury, puis le lendemain la même chose pour faire une expertise médicolégale). C’était un concours exigeant. Les candidats étaient au nombre de 260 : n’était retenu qu’un sur six. Préparer l’oral avec Pierre Noël était un privilège que nous n’étions que trois à avoir obtenu, mon ami Bernard Odier, Cathy Milcent et moi-même.
4J’ai terminé mon internat à Henri Rousselle dont dépendait le CPOA (Centre psychiatrique d’orientation et d’accueil). C’est là que j’ai rencontré Marcel Czermak, mon troisième maître. Czermak était une personnalité, et un très fin connaisseur de la clinique des psychoses. Je me trouvais dans son service au moment de la dissolution de l’École freudienne de Paris : j’ai vécu d’extrêmement près les passions que cette dissolution avait suscitées. On pense parfois que la psychanalyse pourrait être une entreprise de civilisation qui permettrait que les gens soient plus magnanimes. Eh bien, pas du tout ! Moi qui ai été pris dans ce maelström, j’ai eu l’impression que la psychanalyse menait plutôt à savoir exactement ce qu’on voulait, au prix de positions extrêmement tranchées.
5Quand j’ai été nommé psychiatre des hôpitaux, je n’ai pas obtenu de poste en région parisienne. Je suis parti à Évreux, en pédopsychiatrie, et j’y suis resté sept ans. Puis je suis revenu, toujours en pédopsychiatrie, dans le Val-de-Marne, et après quinze ans de pratique, je suis devenu médecin chef en psychiatrie générale. J’aurais préféré obtenir un poste de chef de service en pédopsychiatrie, mais ça ne s’est pas fait. Les locaux du CMP enfant dans lequel je travaillais étaient partagés avec les collègues du CMP adulte. Quand leur médecin chef est parti, ce sont eux qui sont venus me chercher pour me demander de prendre le poste. Quand on vient vous chercher, ce sont des conditions idéales pour devenir chef… Les dix-huit années qui ont suivi, je les ai faites à la tête de ce service de psychiatrie adulte.
6J’ai commencé mon analyse, à 27 ans, après être devenu père et avoir fait l’armée – comme « médecin psychologue ». Par une sorte de pudibonderie, l’Armée avait du mal à dire « psychiatre ». Mon analyste fut Éric Laurent. Je l’ai vu pendant treize ans, trois fois par semaine. C’était un analysant de Lacan. Quand on est en analyse, on doit pouvoir reconstituer la chaîne jusqu’à Freud. Ma chaîne, c’est Laurent-Lacan-Loewenstein-Freud : je suis donc la cinquième génération.
7J’ai rencontré mon analyste à la « section clinique », à laquelle j’ai commencé à participer au moment précis où Lacan l’a créée, à la fin de l’École freudienne de Paris, en 1977. Cette section clinique, pensée comme un outil de formation à destination des psychiatres et des psychologues, a été une expérience importante : dès que j’ai été nommé médecin chef, je l’ai instituée dans mon service, avec une présentation de malades, dans la tradition lacanienne. J’ai pris ma retraite en septembre 2016, mais cette section clinique ne s’est pas arrêtée à mon départ. La présentation de malades, c’est un lieu d’enseignement, mais aussi de construction des cas cliniques auxquels on a affaire. Le modèle même de la présentation, avec sa solennité, son assistance plus nombreuse, et un interlocuteur non connu du patient fait que très souvent, il y a un matériel nouveau qui apparaît, que les médecins qui s’occupent du patient ne connaissent pas jusque-là. Cela permet un meilleur calcul de la prise en charge. Cette pratique impose une éthique. J’ai trouvé parfaitement odieuses certaines présentations de malades fréquentées au cours de ma formation : un examinateur qui s’amuse à faire chanter un maniaque pour montrer « l’art » de sa présentation. Ce dont il s’agissait alors, c’est que l’examinateur se mît en valeur, à l’antithèse de cette position que Lacan a appelée de ce très beau syntagme : « une fraternité discrète ». Esthela Solano-Suarès et Pierre-Gilles Gueguen, deux analystes de renom, sont venus pendant toutes ces années participer à cette présentation sans que j’aie jamais eu à le regretter. La première conséquence visible que l’on peut tirer de mon orientation analytique et lacanienne, c’est cette section clinique que j’ai créée, en association avec le département de psychanalyse de Paris VIII, ce qui permettait d’y accueillir des étudiants.
8IP. La psychiatrie argentine est aussi une affaire importante pour vous ?
9DW. La mère de mon fils étant argentine, j’étais amené à beaucoup m’intéresser à ce pays pour des raisons familiales, mais je voulais y mêler des raisons de travail. J’ai proposé à Pierre Noël de mener une enquête sur la situation de la psychiatrie argentine, pour l’Information Psychiatrique, au lendemain de cette barbarie qu’avait été la dictature. Noël est allé au-delà de ma proposition en me disant : « Faites un numéro entier ». C’était un vrai challenge.
10 Juan Carlos Stagnaro est un de mes très grands amis. Ayant dû quitter l’Argentine pour échapper au pire, il vivait en région parisienne. Il travaillait de nuit à la clinique de Ville-d’Avray auprès de Brisset qui en était encore le médecin directeur. Cela lui permettait de militer dans la journée. Au retour de la démocratie, il est reparti vivre à Buenos Aires, et je lui ai demandé de m’aider à organiser ce numéro entier de L’Information Psychiatrique, qui s’est appelé : « La psychiatrie en Argentine, blessures et espoir ». On était ravis de faire ce numéro ensemble : on était déjà amis, mais on n’avait jamais eu l’occasion de partager une véritable aventure intellectuelle. On a écrit ensemble le premier texte sur l’histoire de la psychiatrie en Argentine. On a également demandé à Hugo Vezzetti, un intellectuel argentin foucaldien, d’écrire un article sur la pénétration des idées de Freud en Argentine. J’avais, quant à moi, rédigé un travail sur les Mères de la place de Mai. On a aussi interviewé des collègues en position de responsabilité pour former les psychiatres là-bas, comme Garcia Badaracco, et le président du syndicat des psychologues.
11 Une fois ce travail fait, l’idée est venue tout de suite de créer une revue en Argentine, sur un axe « France-Argentine » : c’est comme ça que Vertex est née l’année suivante, bien décidée à défendre une clinique du sujet. Six numéros paraissent chaque année. Elle est indexée au MedLine. Au début, j’ai eu plaisir à interviewer des gens : j’ai rencontré Maud Mannoni, Didier Anzieu, Jean Bergeret, Michel Jouvet, Roger Misès, Bernard Golse, Philippe Jeammet, etc. Au bout de quelques années, j’ai arrêté. Mais la revue a continué. Dès son troisième numéro, elle est devenue la revue la plus lue des psychiatres argentins. On a commencé à rééditer des textes de l’histoire de la psychiatrie en espagnol et l’œuvre de Henri Ey. Un grand coup « journalistique » a été de faire se rencontrer le président de l’IPA, Horacio Etchegoyen, premier latino-américain à occuper ce poste, que Juan Carlos connaissait très bien, et Jacques-Alain Miller, président de l’Association mondiale de psychanalyse, qui avait été mon contrôleur. Cela a donné lieu à l’édition d’un livre, Silence Brisé, en 1996.
12 Quelques années plus tard, en 2000, on a organisé un colloque sur l’interprétation, à Buenos Aires, auquel participèrent 600 personnes des deux bords. Côté argentin, il y avait des kleiniens et une bionienne – notamment Etchegoyen et Graciela Brodsky. Côté français, Jacques-Alain Miller et mon psychanalyste Éric Laurent. Il a pu y avoir un débat entre des courants qui ne se parlaient plus depuis très longtemps. En Argentine, l’influence kleinienne est très forte. Melanie Klein avait été à deux doigts de se faire évincer de l’IPA par le courant anna-freudien. Cela a rendu les Argentins sensibles aux dissidences, et ils étaient moins pris par les passions qu’avait soulevées Lacan en France. Ces deux facteurs ont facilité la rencontre.
13Par ailleurs, François Caroli avait créé une Association francophone de psychiatrie : il y avait un noyau argentin dans celle-ci, et Juan Carlos Stagnaro me poussait à ce qu’on crée une association franco-argentine de psychiatrie. Celle-ci s’est constituée en décembre 1999. J’en ai été le premier président et j’ai inclus dans les statuts une permutation tous les deux ans. Diana Kamienny a été la deuxième à occuper le poste, Martin Reca le troisième, puis Eduardo Mahieu, etc. Aujourd’hui, cette association a 18 ans. Le Dr Federico Ossola, l’actuel président est le neuvième en fonction. C’est vraisemblablement l’association de psychiatrie en lien avec l’étranger la plus vivante qui existe en France. Je ne crois pas qu’une autre association ait le même bilan, la même activité ou le même renouvellement de ses instances.
14En septembre 2016 a été créée une coordination France-Amérique latine de psychiatrie (Cofalp), qui vise à avoir un impact plus large que l’association franco-argentine. J’ai été nommé président de cette association pour l’Europe. Pour l’Amérique latine, le président est mexicain : Sergio Villaseñor-Bayardo. En font partie l’Association franco-cubaine de psychiatrie et de psychologie, l’Association franco-mexicaine de psychiatrie et de santé mentale, Gladet (une association de psychiatrie transculturelle mexicaine), l’Association franco-argentine de psychiatrie et de santé mentale dans ses deux sections, la française (Afapsm) et l’Argentine (Afapsam), la Fédération française de psychiatrie, et la Asociación Psiquatrica de América Latina, l’APAL. La Cofalp a proposé un colloque France-Amérique latine pour les 150 ans de Sainte-Anne qui aura lieu les 5 et 6 octobre 2017.
15IP. Sur la thématique « psychanalyse et psychiatrie », la question de l’enfance est restée longtemps silencieuse dans nos interviews. Ce n’est que récemment que nous avons interviewé deux pédopsychiatres, André Carel et Pierre Delion. Comment s’articulent pour vous la question de la psychanalyse lacanienne et celle de l’enfance ? Vous avez longtemps exercé comme pédopsychiatre, et vous animez actuellement un séminaire de psychanalyse des enfants...
16DW. Il y a cinq ans, au moment où l’École de la cause freudienne a créé l’Université lacanienne sur le principe de l’université populaire, avec deux collègues, Élisabeth Leclerc-Razavet et Georges Haberberg, nous avons décidé de créer les « Travaux dirigés de psychanalyse appliquée », nommés ainsi dans un clin d’œil adressé à l’université. L’idée était d’aider les gens qui ont une pratique de CMP, de CMPP, de Sessad, d’IME, à s’orienter dans certaines situations. Nous avons choisi un angle clinique particulier : la castration de la mère. Comment utiliser ce concept, la castration maternelle, dans la clinique avec les enfants ? Comment se repérer et s’orienter avec ça ? Le principe du séminaire est le suivant : pour exposer un cas issu de sa pratique, un participant le travaille avec un des membres du staff du séminaire afin de le présenter d’une manière épurée, l’accent étant mis sur les propos de l’enfant et les interventions du clinicien, tout en essayant de l’articuler au thème de notre recherche. Ensuite le cas est présenté et discuté. Les gens qui assistent ont eu le cas à l’avance. Au final, un commentaire est fait par l’un des membres du staff, plus ou moins élogieux, plus ou moins critique. Il en reprend les données et situe les effets des interventions du clinicien et les arêtes du cas à partir des concepts sur lesquels on travaille.
17On conçoit ce séminaire à la fois comme un travail de recherche et comme un travail de mise en forme de la clinique. Nous avons publié un premier livre témoignant de cette recherche, qui s’appelle L’enfant et la féminité de sa mère [1]. Eduardo Mahieu en a fait un compte-rendu pour les lecteurs de L’information psychiatrique. Un deuxième livre, actuellement en préparation, devrait sortir après l’été ; il s’intitulera : Rencontres avec la castration maternelle. Notre travail ne parle pas uniquement aux personnes qui assistent au séminaire, un collègue psychanalyste de l’APF nous a dit : « Si j’avais lu votre livre il y a vingt ans, ça aurait changé ma pratique ». C’est un bel éloge !
18IP. Pouvez-vous nous dire plus précisément ce que Lacan apporte à la clinique psychiatrique ?
19DW. Pour cela, permettez-moi de reprendre une très brève histoire de la construction des savoirs cliniques en psychopathologie, de Freud à Lacan. Freud répartit le champ clinique en trois grandes structures psychopathologiques : névrose, psychose, perversion. Ce savoir n’est pas uniquement extrait de ce que lui disent les patients, mais aussi de la façon dont, dans le transfert, ils réagissent. Freud, qui n’est pas psychiatre, part de la clinique des névroses, puis il se rend compte que, dans les psychoses, le transfert est problématique. Il réfléchit aux psychoses avec très peu de matériel clinique. Il n’a jamais rencontré Schreber : c’est à partir d’un livre, Mémoires d’un névropathe, qu’il étudie son cas. Dans sa pratique, il a côtoyé quelques situations de patients psychotiques et il a buté sur cet obstacle, constatant que le transfert n’était pas le même outil que celui qui était à sa disposition dans les névroses.
20Lacan, lui, en psychiatre, part au contraire de la clinique des psychoses. Sa thèse décrit un tableau clinique, la paranoïa d’autopunition, à partir du fameux cas Aimée, la mère de Didier Anzieu. Dans sa première période, Lacan, affirmant que les élèves de Freud ont complètement caviardé ce que Freud racontait, appelle à un « retour à Freud » : il logicise l’Œdipe, invente le « Nom-du-Père » qui s’avère être un rasoir d’Ockham de la clinique. Très grossièrement, il en arrive à décrire, d’une part, deux grandes névroses : l’hystérie, mettant en scène le corps, et l’obsession, mettant en exergue les phénomènes de la pensée. D’autre part, deux grandes psychoses : la schizophrénie, qui comme l’hystérie problématise la question du corps, et la paranoïa, qui se situe, comme l’obsession, du côté des phénomènes de la pensée. Entre psychose et névrose, on a deux modèles de négation très différents. Dans la névrose, le modèle de négation porte sur un contenu de pensée : c’est le refoulement. Dans la psychose, le modèle de négation porte sur un signifiant-maître qui organise les chaînes signifiantes et produit une signification particulière : le Nom-du-Père. Pendant cette période, Lacan essaie de tout embarquer avec le symbolique. D’après lui, si en tant qu’analyste on est à sa juste place, du côté du symbolique, on met à plat les phénomènes imaginaires et le travail analytique suit son cours. Lacan met de côté la question de la pulsion dans cette première période. Il explore plutôt la question du désir : l’autre auquel a affaire le sujet, c’est un autre du désir coordonné au manque. On retrouve ici la castration maternelle.
21La pulsion échappe à cette grille interprétative des phénomènes psychiques. Pour pouvoir la réinsérer dans la clinique, il invente l’objet petit a, qui essaie d’attraper ce qui est pulsionnel chez l’être humain. L’objet petit a, au bout de quelques années, fait aussi faillite. La clinique prend alors le chemin d’une conceptualisation qui rejoint celle du Freud de la deuxième topique, celui qui écrit Au-delà du principe de plaisir. Quand Freud parle de l’au-delà du principe de plaisir, de ce qui ne veut pas guérir chez l’homme, il est très proche de la notion de jouissance selon Lacan. La clinique de la jouissance s’oriente d’une manière complètement différente de celle où le symbolique tenait le flambeau. Cela ne veut pas dire que les grandes séparations entre psychose et névrose ne restent pas valides, mais le socle de base de toute clinique, pour Lacan, s’avère être la psychose. Dans la clinique de la jouissance, si on a la structure Nom-du-Père, on s’arrange mieux des choses de la vie, de la rencontre avec l’autre sexe, avec la paternité, etc., mais cela n’empêche pas d’autres modalités d’expression de pouvoir stabiliser la psychose : un symptôme, une prothèse imaginaire, une suppléance quelconque peuvent jouer ce rôle. Dans la clinique de la jouissance, on ne peut plus réduire la clinique de la psychose à la schizophrénie et à la paranoïa. La psychose s’exprime de façon extrêmement diverse, selon ce que les gens ont réussi à bricoler, selon leur prescience de ce qui pourrait les rendre malade. Par exemple, ils peuvent éviter d’avoir des enfants, la paternité étant un risque majeur de décompensation délirante. On cerne ainsi toute une clinique extrêmement fine de la psychose, celle qui est sans délire envahissant ni hallucination. C’est une façon de penser la clinique qui remanie la discontinuité freudienne entre névrose, psychose et perversion.
22IP. Ce qui introduit une dissociation entre la nosographie psychiatrique et la question de la structure sous-jacente ?
23DW. Cela oblige surtout le clinicien à se pencher sur des signes cliniques discrets : le petit automatisme mental de Clérambault, géniale description clinique de l’émancipation de la pensée n’appartient pas au passé, bien que peu de psychiatres aujourd’hui savent l’identifier. L’idée foncière de Lacan dans la psychose, c’est que, quand la jouissance du sujet psychotique est sollicitée, il est en défaut d’une signification pour la penser. Cela introduit dans sa chaîne de pensée un « décroché » qui fait retour depuis l’extérieur sous la forme d’un phénomène xénopathique, d’une émancipation de la pensée. Dans la grande clinique c’est l’hallucination, mais ça peut être des signes beaucoup plus ténus. Ce qui est forclos du symbolique fait retour dans le réel. C’est le noyau de la conception lacanienne de la clinique des psychoses.
24IP. À la lecture de vos articles parus dans l’Information Psychiatrique [2], sur l’hypocondrie d’une part, sur le différentiel entre état limite et borderline d’autre part, les niveaux structurels, nosographiques, interprétatifs semblent s’articuler fortement les uns avec les autres. On est marqué et séduit par la cohérence de cette épistémologie, que l’on entend aussi à la lumière de vos références lacaniennes et de votre expérience propre…
25DW. Construire un cas, ce n’est pas simple. D’une part, il faut aller chercher les données. Donc, la première règle est de bien disposer le patient, lui faire sentir qu’on s’intéresse à lui, sinon il ne va rien vous dire. Deuxième chose, ne pas le démentir : si le patient vous dit ça, il faut partir du fait que, s’il le dit, c’est que ça a sa raison. Je tenais beaucoup à transmettre cette orientation aux professionnels qui faisaient l’accueil au CMP du secteur où j’étais chef de service. Le dispositif d’accueil consistait en un binôme « psychiatre-infirmier », qui recevait tous les après-midi, de 14 à 18 h, les jours ouvrables, les patients qui en avaient besoin, soit parce que leur propre psychiatre n’était pas là, soit parce qu’ils étaient dans un moment difficile, mais aussi toutes les nouvelles demandes. Le binôme accueillait des patients connus et inconnus du secteur, des nouvelles situations, des partenaires qui avaient une situation compliquée à traiter… Notre secteur fonctionnait avec cette espèce de « mini-CPOA ». Cela rendait énormément de service, c’était très utilisé. J’étais très soucieux de défendre ce dispositif, même si c’était coûteux en personnel. Et je tenais à ce qu’il y ait deux professionnels, pour des raisons qui tiennent à l’imaginaire : quand on est en face-à-face avec quelqu’un, on est facilement dans le duel, et le duel, ça a des résonances sémantiques fortes. Être à deux, ça a beaucoup de sens pour accueillir quelqu’un qu’on ne connaît pas et réfléchir à des questions complexes. Comment prend-on les situations quand elles se présentent ? Quand quelqu’un vient accompagné, est-ce qu’on reçoit l’accompagnateur ? Ma position est en faveur de la plus grande souplesse, au moins au départ : c’est aux consultants de décider. Si quelqu’un vient accompagné ce n’est certainement pas pour rien, recevons-le avec son accompagnant, sauf s’il souhaite entrer seul, bien sûr…
26IP. Comment la pensée lacanienne éclaire-t-elle le travail dans la psychiatrie publique ?
27DW. Pour vous répondre, réfléchissons d’abord à ce qui fait le cœur de métier de la psychiatrie publique. Je pense qu’il s’agit de la part la plus complexe de ce que l’université appelle aujourd’hui les « pathologies résistantes » : les schizophrénies, les dépressions non jugulées par les médicaments. Seuls les repères psychopathologiques éclairent cette clinique. Ces pathologies toujours actives nécessitent une présence soignante constante et au long cours. Mais avant d’en venir à ce long cours des soins, parlons déjà de l’entrée dans la psychose. Si on ne connaît pas les idées de Lacan, telles celles développées dans « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », on se prive d’une réflexion totalement neuve sur la question suivante : dans quelles conditions se produit le déclenchement d’une psychose ? Avoir en tête ce savoir quand on rencontre un patient permet d’être attentif à des choses auxquelles un autre interlocuteur ne prêtera pas attention. Autre exemple, souvent plus tardif dans l’évolution des troubles : si on n’a aucune idée de ce que Lacan a appelé le « pousse-à-la-femme », – notion qui reprend ce que Freud avait théorisé comme effet d’une homosexualité inconsciente chez certains psychotiques –, on passe à côté de phénomènes de féminisation souvent discrets dans la clinique des psychoses. Quand on dispose de ce savoir-là, ça permet de s’orienter de façon beaucoup plus précise. En général, quand la féminisation s’accomplit, le sujet passe par un moment crépusculaire où toute libido s’évanouit. Schreber nous l’indique, devenant la femme qui manque à Dieu pour créer une nouvelle race d’homme après un moment de fin du monde.
28IP. Il s’agit d’une belle description clinique, mais qu’en faire ?
29DW. L’expérience rend humble. Nous devons souvent nous contenter d’être « secrétaire de l’aliéné », mais c’est déjà beaucoup lorsqu’on reste disponible et attentif ... Mais dans le cas d’une féminisation à l’œuvre chez un sujet psychotique, nous pouvons penser raisonnable de travailler avec lui à rendre cette féminisation asymptotique, toujours remise à plus tard.
30IP. Précisez un peu. Comment peut-on rattacher la pensée de Lacan à une pratique institutionnelle de psychiatrie de secteur ? Comment est-ce que Lacan a pensé l’institution ?
31DW. Lacan a surtout parlé de l’institution psychanalytique. Il avait l’idée que celle-ci devait s’interpréter, et que cette interprétation était légitime si elle venait « du bas » de la hiérarchie, si elle était faite par des gens en fin d’analyse et par de jeunes analystes. Si Lacan a dissous son école, c’est qu’il lui semblait qu’elle fonctionnait à rebours de cela. Il trouvait qu’elle ronronnait, qu’elle avait rétabli des baronnies, une caste de didacticiens. Quand les choses tournent trop bien, c’est préoccupant : la recherche s’est arrêtée, quelque chose d’une mort est programmé. Il faut lutter contre l’entropie. C’est en référence à cette idée que j’ai introduit dans le service une règle concernant les activités proposées au patient : au bout d’un moment, on arrête, on fait autre chose. Il y a sinon un risque de chronicité et d’atemporalité ; les institutions se mettent à ronronner, en miroir de l’inertie propre à la psychose.
32Ce qui m’a beaucoup servi dans mon quotidien, c’est ce que Lacan nous enseigne avec l’imaginaire, le miroir, le transitivisme chez l’enfant. Lorsqu’un enfant voit l’autre pleurer, il a mal lui aussi, du fait d’une sorte d’identification projective immédiate. Ces phénomènes de contamination imaginaire, voilà un éclairage lacanien extrêmement pertinent. Il faut expliquer ça aux soignants en psychiatrie, cela éclaire le quotidien dans l’institution. J’enseignais cela au fur et à mesure aux équipes. Si vous avez deux maniaques dans un service, celui-ci peut être à feu et à sang très vite par contagion. Chez certains patients, par exemple des situations de psychose infantile ou de schizophrénie, cette contamination va jusqu’à l’échopraxie. C’est facile à repérer en entretien, ce jeu de miroir : le professionnel met son menton sur la paume de sa main, et un instant après, le patient fait de même. Cette contagion peut s’étendre à beaucoup de choses : quand vous parlez à un patient en lui aboyant dessus, il y a toutes les chances que le patient se mette à vous aboyer dessus à son tour.
33Ces phénomènes de contamination imaginaire ont un corollaire immédiat : quand vous êtes angoissé par un patient, ne restez pas seul, ayez recours au tiers. L’angoisse d’un professionnel a une répercussion constante dans un service de psychiatrie. Être contaminé par l’angoisse d’un patient, c’est un phénomène imaginaire dont les ressorts sont insus du soignant. Il faut beaucoup de bouteille pour ne plus être angoissé par les patients. J’estimais que mon rôle était d’être en première ligne justement quand il y avait des situations difficiles, et le fait que cet affect ne me touchait plus m’était particulièrement précieux. Dans l’institution, l’agitation se transmet, l’angoisse se transmet, la séduction se transmet. Au passage, attention à la séduction : dès que l’on sort de la neutralité bienveillante avec un patient, quand on s’intéresse trop à lui, à vouloir savoir des choses de lui, il prend ça comme un intérêt spécifique. C’est prendre le risque de déclencher une érotomanie, toujours mortifiante pour le patient et envahissante pour le soignant.
34Quand je suis arrivé dans le service, il y avait un patient avec une psychose infantile, qui répondait bien à deux choses que nous apprennent Freud et Lacan. Premièrement, dans la psychose, l’inconscient est à ciel ouvert. Deuxièmement, l’inconscient ne connaît pas le temps. Quand les soignants, agacés par ses conduites, levaient la voix sur lui, il revivait des moments de terreur. Il projetait dans le présent des événements du passé, sans médiation, et les infirmiers ne comprenaient pas pourquoi il s’agitait, se mutilait ou devenait dangereux. À mon arrivée dans le service, les professionnels étaient complètement clivés sur la question de l’envoyer à nouveau en unité pour malades difficiles. J’ai mis tout le monde au travail. On a parlé de ce qu’est l’imaginaire, de la fascination des professionnels par la violence du patient, de la contamination du service par l’angoisse du patient. Progressivement, il n’a plus été question de l’envoyer en UMD. Au début, on le contenait le temps qu’il s’apaise, puis on enlevait les contentions tout de suite après. Passé un temps d’élaboration de sa clinique, on n’a plus eu besoin de contention.
35La contention, vous ne savez jamais à l’avance quel effet ça fait chez un patient. Un patient va vous remercier dans l’après-coup, ayant le sentiment d’avoir été protégé, d’autres vont être angoissés, certains vont en jouer, voire appeler à ce qu’on les contienne. On trouve des éléments pour penser ces réactions dans la façon dont le patient a été élevé.
36IP. Vous insistez sur le travail nécessaire avec les soignants et leurs angoisses…
37DW. Pas nécessairement. C’est l’affaire de chacun d’aller s’allonger pour savoir ce qui nous touche, nous attrape, nous angoisse, en fonction de notre passé. Chacun seul peut le traiter. Mais on peut rendre les soignants attentifs à ce qu’ils éprouvent, et leur dire que, dans ces cas d’angoisse, de fascination, de sidération, il est impératif de ne pas rester seul avec le patient et d’avoir recours à un collègue. Ce recours au tiers est essentiel et devrait être enseigné partout. Mais c’est vrai que dans l’institution, je mettais un point d’honneur à être très attentif à la façon dont les professionnels s’occupaient de la vie au quotidien. C’est compliqué, les patients au quotidien : ils ne se lavent pas, ne se changent pas, ils mettent des tas de choses dans leurs placards et risquent de s’empoisonner avec, ils fument dans les chambres, ils se baladent tout nus… Comment est-ce que les professionnels se positionnent concernant les soins de base, l’alimentation, la toilette, les changes, le respect de l’intimité ? Je faisais en sorte que les portes soient le moins fermées possible, avec un leitmotiv : nous sommes là pour être dérangés par les patients. La clinique dans l’institution, c’est une forme particulière de clinique, qui à la fois se différencie et rejoint la construction de cas.
38IP. Que pensez-vous de la question du transfert des professionnels sur le psychiatre-psychanalyste dans l’institution ? Pensez-vous qu’il est en position d’être le centre des enjeux transférentiels, ou bien plutôt qu’il lui appartient d’analyser là où le transfert se fait ?
39DW. Le ressort du transfert, c’est ce que Lacan a appelé la supposition de savoir. On va voir un analyste parce qu’on lui suppose qu’il va pouvoir nous écouter. Cette supposition de savoir qu’on lui prête, alimentée par le fait qu’on l’a entendu, qu’on a été impressionné par ce qu’il raconte, ou par la façon dont il a pu se comporter dans telle ou telle situation… nous faisant dire : « lui, il pourrait être mon analyste ». C’est comme ça que j’ai choisi mon analyste, sur un trait très précis. Je l’ai vu au sortir d’une séance de la section clinique de l’École freudienne de Paris, se faire vraiment maltraiter par une femme qui lui criait dessus. Je l’ai vu, impassible, parler avec elle, avec gentillesse, la calmer, ne pas être en miroir. C’est sur ce critère-là que j’ai choisi d’aller le voir.
40Comme chef de service, j’étais en première ligne en cas de problème. J’ai toujours considéré comme essentiel à ma mission de protéger mes collègues et de traiter les problèmes quand ils se posaient. La supposition de savoir qui fonde le transfert était plutôt de mon côté, même si personne n’a la science infuse. Je n’ai pas rencontré de difficultés avec mes collègues : quand il y avait des discussions, des débats, je les sollicitais, j’appelais le désaccord plutôt que l’accord, et puis à un moment donné, s’il fallait trancher, je savais que ça me revenait. Sachant que mes décisions étaient toujours amenées avec l’idée qu’elles étaient transformables, modulables, éventuellement réversibles, en fonction de leurs effets.
41J’ai défendu l’idée de référence : à partir du moment où on s’occupe de quelqu’un, on s’engage auprès de lui, on reste son médecin et son infirmier de référence. Évidemment, si l’on travaille en extra-hospitalier et si son patient est hospitalisé, c’est un autre médecin sur l’intra-hospitalier qui s’en occupe pour un temps. Mais quand on est sur l’intra-hospitalier, si l’on reçoit un nouveau patient, on doit le suivre en extrahospitalier et s’engager auprès de lui. Chaque patient doit avoir une référence médicale et une référence infirmière, des connaisseurs de son histoire, des familiers de sa pathologie. C’est absolument essentiel pour de nombreuses raisons qui tiennent à la clinique de la psychose. Ça l’est également parce qu’il est difficile et pénible d’être le référent de patients moins gratifiants. Cette règle permet qu’aucun patient ne se retrouve sans référence.
42Un autre axe consiste dans la perméabilité entre les unités fonctionnelles. Je souhaitais que les soignants n’aient pas 100 % de leur fonction dans une unique unité fonctionnelle – ce qui posait bien sûr des soucis d’organisation. Je tenais à ce que les professionnels, s’ils étaient en intra-hospitalier, au moins le temps d’une demi-journée, aient une activité extra-hospitalière. Il est important pour les professionnels de voir que les patients qui sont passés à l’hôpital continuent à être suivis et vont bien, de faciliter ce flux des échanges, d’avoir l’occasion de rencontrer des collègues dans d’autres circonstances que celles offertes par les réunions institutionnelles, d’avoir ponctuellement une activité d’un autre type.
43IP. On retrouve ainsi les principes de base de la psychiatrie de secteur.
44DW. Tout-à-fait. Les fondements d’une psychiatrie de secteur qui se différencie fortement d’une psychiatrie orientée par les neurosciences. J’avais été président de l’association scientifique de mon hôpital, et j’organisais tous les ans un colloque. J’ai intitulé un de ces colloques : « l’éducation, thérapeutique ? » La psychiatrie universitaire semble avoir perdu l’idée que l’éducation et le soin sont des champs sémantiques et conceptuels distincts. La notion d’« éducation thérapeutique » instaure une confusion. L’éducation, c’est un travail de civilisation, c’est en référence au surmoi freudien. Cela consiste à renoncer à un certain nombre de satisfactions pulsionnelles. L’enfant joue avec son caca avec plaisir, il veut coucher avec sa mère, il veut se débarrasser de son père. C’est un petit incestueux, un parricide en puissance. Comment faire pour renoncer à tout ça ? Il est confronté aux commandements qui viennent de son autre parental, mais il ne les intègre que s’il l’aime. Freud, dans Malaise dans la civilisation, montre que, dans tout travail de civilisation, il y a un os, un cercle vicieux : plus on renonce aux pulsions, plus l’intensité pulsionnelle est forte, plus quelque chose pousse à obtenir la satisfaction. Le film Le ruban blanc décrit bien cette violence éducative de l’Allemagne prussienne, la nation la plus civilisée d’Europe, celle qui va engendrer l’Allemagne nazie. Le travail de civilisation, effet du surmoi, c’est ce que Lacan appelle le « pousse-à-jouir ». Un des axes de la psychanalyse est de s’attaquer à cette dimension surmoïque : faire en sorte que le sujet soit moins sous le poids, le fait d’un certain nombre de commandements absurdes transmis par son éducation.
45Il ne s’agit pas de réduire le travail psychanalytique à quelque chose qui libèrerait des contraintes normatives de l’éducation, mais plutôt de souligner que l’éducation fondée sur un modèle cognitivo-comportemental froid, qui ne reconnaît pas un travail en partenariat avec le sujet, qui se définit par des moyens et des objectifs, est parfois dangereuse. Et très souvent, ça ne marche pas. La psyché humaine n’est pas faite comme ça. Ma compagne, qui a fait une thèse de sciences sur la qualité de vie chez les schizophrènes, a publié dans L’Information Psychiatrique il y a plusieurs années un travail qu’elle avait fait en hôpital de jour sur l’éducation. Elle n’était ni psychanalyste ni en analyse. Elle était en position de scientifique qui s’intéresse aux phénomènes. Elle avait montré que les patients qu’elle conseillait et qui l’aimaient bien lui répondaient souvent : « oui, madame… » mais n’en faisaient qu’à leur tête. Un univers de faux-semblant s’installe. Malgré les messages dissuasifs écrits sur les paquets de cigarettes, les fumeurs, même les plus éduqués et les plus intelligents, continuent de fumer. Il y a chez l’être humain un type d’appétit qui résonne avec la pulsion de mort, et qui est sourd aux risques pris, à l’idée qu’on va se nuire à soi-même. Tout médecin généraliste sait qu’il y a des patients qui ne veulent pas guérir. Soit parce qu’il y a des bénéfices secondaires, soit parce que le symptôme exprime une satisfaction pulsionnelle, se corrèle à un sentiment de culpabilité inconscient, ou pour d’autres raisons…
46Je n’aurais rien eu contre si cela s’appelait « éducation à la santé », au contraire. Il est légitime de prêcher la bonne parole, bien qu’il faille en connaître les limites. Mais les groupes d’« éducation thérapeutique » excluent les patients les plus difficiles, alors que ceux-ci devraient constituer notre cœur de métier. Apprendre à une psychose maniaco-dépressive, entre deux épisodes, à bien gérer son régulateur de l’humeur : le transfert le fait aussi bien. Si on a une bonne relation avec son psychiatre, cet apprentissage passe par l’amour de transfert. D’ailleurs c’est sans doute lorsque les cognitivistes pratiquant cette éducation thérapeutique ont un réel souci du patient que l’éducation dite thérapeutique est efficace. C’est de toute façon par le biais des relations transférentielles que ça fonctionne, et non pas par le biais de l’éducation. Mais ce qui est vraiment plus fort que le sujet, l’éducation n’a pas de pouvoir là-dessus. Ce n’est pas par là qu’on va attraper les choses. C’est dans un travail d’élaboration subjective, de suppléance appropriée, de reconfiguration sociale, d’étayages par des groupes.
47IP. Si on essayait de réduire de façon drastique la définition d’un soin : est-ce qu’on pourrait dire qu’il s’agit d’un travail sur la pulsion de mort ?
48DW. Hier, ma compagne me racontait qu’un patient avait pensé à se suicider, et qu’elle lui avait dit qu’elle ne le laisserait pas à la rue, qu’elle l’hospitaliserait. Il lui a confié bien plus tard que c’était ces mots qui avaient stoppé son idée de se jeter sous le RER. Ce qui doit primer, c’est l’intérêt que le soignant porte au patient, ça d’abord. En même temps, un intérêt qui ne doit pas être trop en quête de quelque chose, qui ne doit pas être intrusif.
49IP. Le soignant devrait renoncer à la cure pour être dans le souci du patient, dans un care ?
50DW. Qu’appelez-vous la cure ? Les patients fabriquent des solutions eux-mêmes. Ils en trouvent. On les accompagne dans leurs inventions. Quand on a le sentiment qu’une solution va servir de suppléance à un patient, on peut l’encourager. Telle activité artistique, telle fréquentation peuvent être des appuis, et permettre d’être moins dans la déréliction. On peut parfois aider indirectement, comme au billard où il faut aller toucher la boule, mais pas directement, en passant latéralement par la bande… On peut essayer de pointer quelque chose sans viser le patient lui-même. Quand il est très énervé vis-à-vis de sa mère, lui expliquer que sa mère est inquiète ; mettre des mots sur les intentions de l’autre au sens large, l’environnement, les interlocuteurs du quotidien pour en rendre inconsistante la charge persécutive. Je ne parle pas d’intervenir auprès des familles, auprès des proches : je parle d’intervenir auprès du patient, mais en ciblant son entourage. Cela ne le vise pas lui, ce qui autorise davantage d’intervention soignante. Ou bien dire qu’un proche n’a pas le droit de faire ça, c’est puni par la loi. Cependant, quand on risque une interprétation directe auprès d’un patient psychotique, il faut faire extrêmement attention pour une raison très simple : le savoir est plutôt de son côté, pas du nôtre.
51On peut se risquer peut-être un peu plus dans les psychoses maniaco-dépressives à des interventions, avec prudence tout-de-même. Quand le mélancolique veut se tuer, ce que le mélancolique atteint en se frappant lui-même, c’est la personne à qui il reprochait des choses, qu’il a incorporées à l’intérieur de lui et qu’il vient frapper en se frappant lui-même. Freud parlant du mélancolique disait : « l’ombre de l’objet est tombée sur le moi ». Dans ce cas de figure, on peut risquer quelque chose : « mais dites-moi, à ce membre de votre famille, n’auriez-vous pas des reproches à lui adresser ? ». De façon à délocaliser ce qui lui est tombé dessus, ce qu’il a incorporé, de le remettre à sa place, à l’extérieur.
52Avec le paranoïaque, aucun calcul possible : le savoir est totalement de son côté, c’est une certitude vissée. Vous connaissez la formule de Tanzi : « le paranoïaque ne guérit pas, il désarme ». Avec le schizophrène, notre travail est plutôt de l’aider à se rassembler. On doit être les conjonctions de coordination entre les morceaux épars du moi, quand rien n’est en lien, ni l’affect avec la pensée, ni les contenus de pensées les uns avec les autres. La grande partie de notre travail se fait auprès de schizophrènes : si l’on n’est pas là avec eux, à porter leur histoire, à les aider à faire des liens entre les morceaux dissociés de leur existence, qui va le faire ?
53IP. En même temps, la clinique du sujet ne peut pas se dissocier de considérations sur le médicament ?
54DW. Vous avez tout à fait raison, mais en considérant le médicament avec discernement. Prenons un exemple. Aujourd’hui, tout le monde reconnaît qu’on donne des antidépresseurs à tour de bras sans critère diagnostique suffisant. Or, c’est une absurdité de donner des antidépresseurs en situation de dépression névrotique. Dès qu’on le met au travail, un névrosé déprimé va mieux, pas besoin de traitement médicamenteux. Il ne faut pas se précipiter si on a un doute diagnostique : il faut recevoir la personne, l’amener à dire ce qui cloche et l’aider à l’élaborer. En règle, ça va mieux, sauf quand la dépression s’ancre dans une structure psychotique. C’est un critère diagnostique qui repose sur la relation médecin-malade. Quand j’ai appris la psychiatrie, c’était très clair : on ne prescrivait un antidépresseur que si on avait un syndrome de ralentissement psychomoteur. Et si on donnait un antidépresseur à un mélancolique ralenti, on faisait attention, parce qu’on savait très bien que le mélancolique, quand il perd son délire de ruine, d’incurabilité, il peut se suicider. Le délire soigne les gens, même s’il est d’incurabilité. Quand les traitements marchent bien, on sort les gens de leur délire, et c’est « en queue de mélancolie » comme nous le disions, que nous voyons les gens se tuer. On apprenait ça aussi, qu’il ne faut jamais d’antidépresseur chez le paranoïaque parce que ça libère l’acte. Quand un paranoïaque se déprime, c’est plutôt un gain thérapeutique, ça veut dire qu’il est en train de « désarmer ». Ce sont les repères cliniques qu’on avait à mon époque. Aujourd’hui, on parle de trouble bipolaire de tel type ou de tel autre, dans une clinique uniquement comportementale, et on ne fait plus la différence entre une psychose et une névrose, et c’est problématique.
55IP. Les termes de psychose et névrose ne sont plus tant que ça utilisés en pratique…
56DW. On les a réintroduits dans la Classification française des troubles mentaux de l’adulte qui vient de sortir. J’ai participé aux groupes de travail sur les états limites et sur les névroses, et je suis intervenu le 27 avril dernier au congrès des psychiatres argentins pour présenter cette classification. Elle a été publiée il y a plus d’un an maintenant. Elle a beaucoup d’avantages par rapport au DSM, et même par rapport à la CIM, ne serait-ce que de remettre en exergue quelques éléments de la grande sémiologie classique française du tournant du xx e siècle, notamment sur les délires chroniques : la distinction entre le délire de revendication et le délire d’interprétation par exemple. Cette classification permet à la fois de faire un diagnostic à un temps t et de prendre en considération l’évolution de l’état clinique du patient. Les bouffées délirantes aiguës, qui avaient disparu complètement des classifications internationales, sont rétablies. La bouffée délirante aiguë fait pourtant bien partie de la clinique, avec son fameux « coup de tonnerre dans un ciel serein » : quelqu’un qui allait bien jusque-là, puis qui, brusquement, délire à tout va, avant de s’en sortir (sans traitement antipsychotique à l’époque) après 40 jours.
57IP. Pouvez-vous nous préciser les circonstances de la rédaction de ce manuel ?
58DW. La Classification française des troubles mentaux de l’enfant et de l’adolescent existait depuis longtemps. Nous l’avions traduite en espagnol avec Juan Carlos Stagnaro, et je l’avais présentée avec Jean Garrabé il y a plus d’une dizaine d’années à Buenos Aires. La classification pour les adultes était restée en suspens : ce n’est qu’en 2013 qu’un groupe s’y est attelé sous la direction de Roger Misès et Jean Garrabé. Roger Misès est décédé avant la publication de ce livre qui lui est dédié. Très inspirée de la CFTMEA, la Classification française des troubles mentaux rassemble maintenant, en un seul volume, d’un côté les enfants et les adolescents, de l’autre les adultes. On espère que les psychiatres vont s’y intéresser… Elle est très peu utilisée encore. Elle est plutôt à vocation épidémiologique, et n’a pas la prétention de servir à autre chose qu’à l’évaluation des situations cliniques. Et à pouvoir comparer nos diagnostics pour un même patient au fil du temps. C’est amusant de faire ça à plusieurs, de connaître le même patient et de voir si on le classe de la même façon.
59IP. Vous diriez que cette classification s’inspire plutôt d’une épidémiologie critériologique ? D’une pensée structurale avec la question psychose/névrose ? D’une épistémologie plutôt dimensionnelle ?
60DW. Elle est à la fois dimensionnelle et catégorielle. J’aurais voulu que la dépression névrotique y figure. La dépression étant un motif majeur de consultation et d’hospitalisation, il manque, à mon avis, un chapitre troubles thymiques qui puisse fournir un arbre décisionnel entre névrose et psychose. Je trouve que c’est dommage. La paraphrénie n’a pas été retenue non plus. On rencontre des paraphrènes. Il y a des travaux très intéressants sur les modalités de stabilisation de la paraphrénie. Le paraphrène est celui qui a réussi à construire un monde dont il est la cheville ouvrière, la clé de voûte. Le monde qu’il invente tient grâce à lui. En règle générale, il a compris qu’il ne faut pas en parler autour de lui. Cette construction paraphrénique lui donne un être-au-monde qui le stabilise remarquablement, et il peut mener une vie normale dans la plupart des cas. C’est la forme de stabilisation qu’obtient Schreber sur le tard, quand il devient la femme qui manque à Dieu pour créer une nouvelle race d’homme. Il est l’exception. Dans la construction lacanienne inspirée par Totem et tabou de Freud, c’est le père qui est en position d’exception. Il est celui qui excepte à la castration. Tout le monde est castré : la mère, les enfants, mais le père échappe à ça. Il est l’opérateur qui régule jouissance et interdit. Le paraphrène, c’est celui qui tient une position d’exception semblable à celle du père, suppléant ainsi au fait d’avoir eu un père qui ne tenait pas cette place. Il arrive à faire exister un monde en incarnant ça, un monde délirant mais éminemment respectable. En tant que psychiatre, on n’a pas à lutter contre le délire des patients par principe. Il ne faut le faire qu’en fonction du trouble à l’ordre public qu’il peut susciter. Au nom de quelle normalité devrait-on éteindre le délire ? Lacan avait une formule sur le tard : tout le monde est délirant. On a tous un petit point de délire. Par exemple, un aliment qu’on ne peut pas manger : pourquoi, alors que les autres en mangent sans problème ? Si on cherche bien, on trouve… pas un délire constitué qui envahit toute la scène, évidemment. L’idée de Lacan est qu’il y a quelque chose dans le symbolique qui fait défaut à coordonner le rapport sexuel entre les êtres humains, et à penser le fait que la femme soit castrée. On est tous confronté à cette faille symbolique radicale : la forclusion n’est pas que l’affaire de la psychose. C’est la toute fin de son enseignement : en chacun d’entre nous il y a cette faille qui nous mène tous à bricoler des solutions.
61IP. Comment la psychanalyse fait-elle alors avec le symptôme ?
62DW. Il faut s’entendre sur la notion de symptôme. Vous parlez du symptôme au sens psychiatrique du terme. Chez Lacan, le symptôme est plutôt ce qu’on a à créer dans la psychose, quelque chose qui fasse que quelque chose se noue. « Le psychotique est l’homme libre » dit Lacan : c’est bien le problème. Le psychotique est libre au sens où il n’est pas identifié, où rien ne le visse d’aucune façon à une identification, à son père ou à telle autre personne. Chez le névrosé, le registre des identifications est plutôt contraignant. Une partie du travail analytique consiste à se défaire de ces identifications, à les mettre en lumière. Un symptôme devient analytique quand la personne considère qu’il y a quelque chose en lui qui est plus fort que lui, qui lui met des bâtons dans les roues, et pourtant ce quelque chose, il ne peut pas s’empêcher de le répéter. Il a envie d’être fidèle, et pourtant, il n’arrête pas d’être infidèle ; il veut arrêter de se laver les mains dix fois par jour, et pourtant il ne peut pas s’empêcher de le faire. Dans cette conception du symptôme, il y a conscience d’un trouble par le sujet. Il sait qu’il en est l’acteur et qu’il n’arrive pas à s’en passer. Le travail de la psychanalyse, en cas de névrose, ce n’est pas de se débarrasser du symptôme. C’est ce qu’on pensait à un moment donné, mais on constate que les gens qui ont poussé le processus analytique extrêmement loin ne s’en débarrassent jamais tout à fait. Il y a quelque chose qui tient à l’être-même du sujet, une modalité de satisfaction dont il n’arrive pas à se défaire. Par contre, il arrive à savoir faire avec, à ce que ce ne soit plus une souffrance, à ce que ça ne soit plus coûteux. Quand on est du côté de la psychose, c’est le psychiatre qui considère que le délire est un symptôme, que l’hallucination est un symptôme, ce n’est pas le patient lui-même. On n’est pas dans un processus de subjectivation du même ordre. Peut-être qu’au bout du traitement, on est aussi dans un savoir-faire avec : c’est là où la psychose et la névrose pourraient se recouper. Quand on accompagne avec l’humanité qui convient un psychotique en proie à un certain nombre de tourments, les hallucinations qui étaient persécutantes peuvent devenir amicales. On peut assister parfois à ce renversement. Le phénomène hallucinatoire est toujours là, mais il cesse d’être une souffrance. Notre objet, en tant que clinicien, c’est d’abord l’angoisse et la souffrance. Notre travail de psychiatre est d’alléger la souffrance, et en priorité l’angoisse. L’angoisse psychotique non traitée, c’est le passage à l’acte assuré, sur un mode auto- ou hétéro-agressif.
63IP. L’angoisse serait l’objet de la psychiatrie ? De la psychanalyse ?
64DW. Il n’y a pas un seul type d’angoisse. Les angoisses d’anéantissement dans la psychose n’ont rien à voir avec l’angoisse du névrosé. Dans certaines circonstances, cette dernière est vraiment préoccupante, il faut la traiter, au besoin avec des médicaments s’il y a des manifestations corporelles. Par ailleurs, il y a une confusion assez répandue entre anxiété et angoisse : l’anxiété, c’est mental, l’angoisse, c’est somatique. On ne peut parler d’angoisse à mon sens que si on a les phénomènes somatiques, et c’est à traiter par des anxiolytiques. L’anxiété, et même la plupart des angoisses névrotiques, il faut s’en servir comme d’un moteur, il ne faut pas chercher à les éteindre. Si on est anxieux, c’est que dans la vie de tous les jours, il y a des choses qui ne vont pas. Mettons ça sur la table : dites-moi, vous êtes anxieux, pourquoi ? Construisons ça ensemble !
65IP. Vous nous dites bien comment l’approche psychanalytique permet d’avoir un autre rapport au symptôme psychiatrique, en allant à l’encontre du discours de certains détracteurs de la psychanalyse en psychiatrie, qui ont pu l’accuser d’un trop grand respect, d’une tolérance envers certains symptômes psychiatriques, avec le sentiment de faire fi de la souffrance du sujet – notamment cette question de « respecter le délire » ...
66DW. Mais c’est un scandale. J’en veux pour témoin l’histoire d’une publication qui n’a pu se faire. Ma compagne, qui est psychiatre et titulaire d’un doctorat en sciences pour une étude sur la qualité de vie des schizophrènes, a étudié deux populations de schizophrènes. Elle a démontré que ceux qui déliraient avaient une meilleure qualité de vie que ceux qui ne déliraient pas. On a refusé de publier son travail ! Ce qu’on attendrait d’universitaires sceptiques sur ces données, c’est qu’ils fassent des études qui les confirment (ou les infirment). Elles ont un retentissement immense sur la prise en charge des patients.
67IP. Ce serait un vrai point de friction entre la psychiatrie et la psychanalyse…
68DW. Le pousse-à-la-consommation tous azimuts d’une certaine psychiatrie qui veut modifier et rééduquer des cerveaux, c’est ça qui va soigner les patients ? Avec leurs schizophrénies résistantes, leurs dépressions résistantes, ils ne font pas mieux que nous. Après avoir épuisé la pharmacopée, et alors même qu’on avait promis que c’étaient les médicaments qui soigneraient, que fait-on ? J’insiste, les pathologies résistantes sont le cœur de métier de la psychiatrie publique. Ces patients pour lesquels la chimiothérapie ne fonctionne pas sont les cas les plus lourds, ceux qui ont besoin d’un accompagnement au très long cours. C’est pour ceux-là que le secteur a été inventé.
69IP. C’est sur cette affirmation, à la fois belle et exigeante, que nous allons vous remercier, Mr Wintrebert, pour ce riche temps de rencontre.
70Mars 2017
Notes
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[1]
Leclerc-Razavet E, Haberberg G et Wintrebert D. L’enfant et la féminité de sa mère. Paris :L’Harmattan, 2015. Coll. « Études psychanalytiques ».
-
[2]
Wintrebert, D. Faut-il distinguer états limites et borderline ?. L’information psychiatrique 2016 ; 92 : 45-8.
Wintrebert, D. L’hypocondrie entre croyance et certitude : Lille, 26 septembre 2008. L’information psychiatrique 2009 ; 85 : 43-9.