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Article de revue

« J’ai mal à ma famille » ou un enfant se drogue : recomposition familiale et distorsion des frontières intrafamiliales

Pages 310 à 316

Notes

  • [1]
    Nous travaillons en cabinet privé à Yaoundé depuis cinq ans.
  • [2]
    Nouvelle constellation familiale constituée uniquement des parents (père et mère) lorsque tous les enfants devenus adultes ont quitté le domicile familial et sont installés dans leur propre domicile.

Introduction

1Parmi les phénomènes impliqués dans le remaniement des familles camerounaises, depuis toujours et encore aujourd’hui, la recomposition familiale occupe une place assez importante. Par « recomposition familiale », nous voulons désigner le fait qu’une famille reçoit en son sein un nouveau membre qui entrera désormais entièrement dans la composition de cette famille. C’est justement le cas lorsqu’un parent (cousin ou cousine, tante ou oncle, beau-fils ou belle-sœur, beau-père ou belle-mère, etc.), une nouvelle femme (dans les cas de familles polygames), un nouveau conjoint ou une nouvelle conjointe en cas de divorce ou après un décès, arrive dans une famille dont il devient membre à part entière. Cette définition de la famille recomposée est plus extensive que celle qu’en donnent les sociologues, à savoir une famille domestique dont l’un des membres du couple n’est pas le parent biologique d’au moins l’un des enfants [1, 2] ; elle coïncide avec les contours de la famille africaine reconnue comme une famille normalement élargie. En effet, selon Tsala Tsala [3], la définition sociologique de la famille recomposée est excessivement restrictive dans ce cas d’espèce : quid de la polygamie ? Quid des alliances multiples et/ou successives qui brouillent souvent les filiations et les positions parentales ? [3]. Quoi qu’il en soit, les recompositions familiales en Afrique s’inscrivent aujourd’hui clairement dans la dynamique des mutations multiples (politiques, économiques et socioculturelles) qui redéfinissent les liens intrafamiliaux et les contours d’une nouvelle parentalité [3].

2Avec l’arrivée d’un nouveau membre, la famille doit se réorganiser afin de continuer à fonctionner normalement et à évoluer en intégrant le nouveau venu. Les rôles et les règles au sein de celle-ci seront bousculés, ainsi que les frontières. En effet, la nouvelle famille doit s’adapter à cette nouvelle situation au risque de devenir dysfonctionnelle. Les cliniciens de la famille [4-7] ont montré combien l’inadaptation aux stress internes ou externes auxquels elle peut être confrontée est désastreuse pour la famille : cette dernière perd ses repères, son identité se fragilise et son équilibre se brise ou se fissure. Bref, elle vit un malaise et l’un de ses membres développera un trouble (trouble de conduite et de comportement, dépression, trouble bipolaire, etc.) dans le but d’exprimer ce malaise familial. En clinique familiale systémique, il est celui qui porte le problème ou qui est le problème dont souffre la famille, autrement dit le patient désigné. Il est par ailleurs appelé « membre symptôme ».

3Dans cet article, nous voulons montrer, à partir d’un cas de toxicomanie chez un adolescent que nous avons reçu dans nos consultations ambulatoires  [1] à Yaoundé, la façon dont le développement de symptômes peut exprimer les difficultés d’adaptation du sujet vis-à-vis des changements survenus dans sa famille (la recomposition de la famille), ainsi que des dysfonctionnements dans la configuration des interactions familiales (les distorsions des frontières intrafamiliales) liés à ces changements.

4Nous commençons par une brève revue de littérature sur l’intérêt de la thérapie familiale en addictologie ; nous posons ensuite le cadre théorique de notre réflexion, pour terminer par la présentation et l’analyse psychopathologique et clinique de ce cas, que nous discutons.

Brève revue de littérature actuelle sur l’intérêt de la thérapie familiale en addictologie

5 Les recherches sur l’intérêt de la thérapie familiale dans les addictions sont de plus en plus envisagées en clinique. Cassen et Delile [8] notent cependant un paradoxe à ce sujet : alors que les thérapies familiales ont fait la preuve de leur efficacité dans le domaine des addictions, elles occupent encore une place insuffisante dans l’offre des soins (p. 230). Ils indiquent que les approches multifamiliales fondées sur la recherche d’alliance et d’affiliation ouvrent des perspectives intéressantes ici, car elles posent la famille en cothérapeute au sein d’un groupe d’entraide composé d’autres familles partageant le même problème (p. 230). En intégrant les apports des approches systémique et familiale, psychoéducative, groupale et communautaire, les thérapies multifamiliales se posent comme une vraie solution face aux addictions. Leur efficacité a d’ailleurs été confirmée dans ce domaine par des méta-analyses [8]. Pour Cassen et Delile [8], rejoignant Babor [9], « cette nouvelle génération d’interventions en addictologie permettrait le passage d’une approche étiologique à une réelle approche écologique mieux adaptée à la complexité humaine » (p. 245).

6 En effet, l’article de Cassen et Delile [8] recense quelques travaux qui ont démontré l’intérêt des thérapies familiales dans les addictions et relève les difficultés auxquelles ces thérapies sont confrontées aujourd’hui.

7 Laqueille et Liot [10] optent pour un projet multidisciplinaire offrant une gamme diversifiée de soins, adaptable en fonction de la clinique, articulé dans un cadre de soins cohérents. Parmi les différentes approches thérapeutiques employées en addictologie – à savoir : les traitements médicamenteux, les thérapies cognitivocomportementales et motivationnelles, les thérapies d’inspiration analytique, les prises en charge socio-éducatives et les prises en charge institutionnelles – ces auteurs accordent accordent une place importante aux thérapies familiales systémiques, dont l’utilité chez les adolescents et lors des pathologies familiales est reconnue. Ces thérapies facilitent les prises en charge individuelles, les entretiens parentaux étant reconnus ici comme la seule alternative possible (p. 612). Laqueille et Liot privilégient les prises en charge ambulatoires. Selon eux, les évolutions récentes en addictologie précisent les définitions cliniques et les stratégies thérapeutiques (p. 612).

8Après cette brève revue de littérature, nous précisons maintenant le cadre théorique de notre réflexion.

Cadre théorique de la réflexion

9Nous étayons notre réflexion par l’approche structurale des thérapies familiales de Minuchin [7]. Le modèle familial structural est l’un des multiples modèles du courant systémique en clinique psychologique. Minuchin [7] définit son approche comme un corpus de théorie et de techniques qui approchent l’individu dans son contexte social. Le problème y est défini, dans l’« ici et maintenant », comme un dysfonctionnement au sein de la structure familiale dans laquelle les générations et la hiérarchie ne sont pas respectées. Selon Minuchin [7], « la structure familiale est le réseau invisible d’exigences fonctionnelles qui organise la façon dont interagissent les membres de la famille » (p. 69). Marc et Picard [6] la considèrent comme la configuration des statuts et des rôles, de la distribution des pouvoirs, des alliances et des coalitions qui caractérisent chaque famille. La structure familiale n’est pas immédiatement accessible. La seule structure familiale immédiatement accessible est la structure dysfonctionnelle.

10Minuchin [7] indique par ailleurs que les symptômes se structurent dans un système familial où les règles sont transgressées. Les règles sont des normes qui président aux interactions au sein de la famille ; elles concernent les modes de relation entre les couples et les hiérarchies parents-enfants. Pour Marc et Picard [6], les règles renvoient aussi aux attentes réciproques des différents membres de la famille, les uns par rapport aux autres. Le symptôme présenté par un individu résulte alors de la désorganisation et du dysfonctionnement de la structure familiale, témoin des interactions dysfonctionnelles ou des patterns transactionnels mal-adaptatifs au sein de son système familial. Il est précisément lié à une confusion des rôles et à une transgression des frontières au sein du système familial. Minuchin [7] appelle « frontières familiales » les règles qui régissent les relations familiales. Marc et Picard [6] les définissent comme les limites qui séparent les sous-systèmes familiaux les uns des autres et leur assurent une autonomie. La dynamique et la qualité des relations entre les membres de la famille en dépendent. Selon Minuchin [7], les relations familiales sont généralement caractérisées par des coalitions et des rejets, des alliances, des engrenages (psychose) ou des délitements (délinquance) liés à l’aspect poreux ou imperméable des frontières intragénérationnelles ou intergénérationnelles. Les communications sont ouvertes, c’est-à-dire normales, quand les frontières sont claires ; elles sont chaotiques, c’est-à-dire anormales, comme dans le cas des communications paradoxales, quand les frontières sont rigides ou poreuses.

11Le problème peut aussi être lié aux stades évolutifs de la famille ou à une étape particulière dans l’évolution du système, la famille étant considérée ici comme une unité sociale qui fait face à une série de tâches de développement : le jeune couple doit réaliser une adaptation mutuelle (heure de coucher et de lever, détails du mode de vie, répartition des tâches domestiques, quand et comment avoir les rapports sexuels, etc.), il doit se séparer des familles d’origine (physiquement et psychiquement), et négocier avec elles des relations différentes, il doit réorganiser les rencontres avec le monde extrafamilial (travail, loisir, etc.). À la naissance du premier enfant, les fonctions des conjoints doivent se différencier pour répondre aux demandes de soins et de nourriture du bébé (l’engagement physique et affectif à l’égard de l’enfant fait que le sous-système conjugal doit aussi former un sous-système parental ; un nouvel ensemble de sous-systèmes apparaît, les parents et les enfants ayant des fonctions différentes). Les enfants, plus tard, deviennent grands, puis adultes, les parents deviennent grands-parents, et réapparaît ainsi l’unité originelle mari-femme, les enfants s’en vont et laisse le « nid vide [2] ». La famille doit s’adapter à ces tâches de développement pour mieux fonctionner. En effet, le système familial se développe au cours du temps en passant par un certain nombre d’étapes, qui nécessitent de sa part une restructuration [11].

12Le moyen par lequel le clinicien accède à la structure familiale dysfonctionnelle et décode le symptôme consiste en l’établissement de la carte de la structure familiale. Celle-ci n’est pas une carte géographique, mais plutôt la représentation que le clinicien se fait d’une situation à un moment donné. Elle évolue au fil des séances de thérapie [7]. Elkaim [12] précise qu’en psychothérapie, « des praticiens différents auront, de la même interaction, des lectures différentes » (p. 268). La carte n’est donc par un territoire.

13Ray et Borer [13] ont défini douze cartes qu’ils considèrent comme utiles pour détecter les processus en thérapie familiale. Ici, les cartes sont comprises comme des outils conceptuels pour passer d’une compréhension individuelle à une compréhension relationnelle et contextuelle du comportement. En ce sens, les cartes permettent de visualiser les configurations interactionnelles et les contextes où prend lieu le comportement problématique [13].

14 Dans la même perspective, White et Epston [14] ont développé ce qu’ils ont appelé les cartes narratives, qui permettent en thérapie d’être attentif au récit du client qui l’exclut de sa propre vie. En effet, l’approche narrative de White et Epston [14] considère que l’identité de l’individu est construite par ses relations et les histoires racontées à son propos. Elle propose une déconstruction des relations de pouvoir dans lesquelles les individus retrouvent une relation avec leurs rêves et leurs aspirations. Aussi, le thérapeute doit savoir guider l’individu dans la recherche et la reconstruction avec ses ressources cachées, celles qui n’ont pas été prises en compte au regard de leur histoire « dominante ». Cette forme d’accompagnement particulière est basée sur les analogies topologiques et textuelles (e.g., cartes et récits).

15 Dans ce présent article, traitant du cas d’un enfant appartenant à une famille recomposée et qui se drogue, ce substrat théorique est approprié pour appréhender les contours du problème : les drames familiaux ou conflits qui donnent sens à la consommation de la drogue (symptôme) par l’adolescent et la fonction de ce symptôme dans la dynamique du fonctionnement de cette famille.

Présentation du cas

16Amot est un adolescent de 16 ans. Il est le premier d’une fratrie recomposée de quatre enfants dont deux sœurs issues d’un premier mariage de leur mère avec leur père et un frère issu d’un deuxième mariage de la mère avec un autre homme (beau-père) après la mort du père (celui-ci est mort quand Amot avait 10 ans). La mère s’est remariée trois ans après la mort de son premier mari. Amot avait 13 ans à cette époque. Un an après le second mariage de leur mère, Amot a commencé à présenter des « mauvais » comportements à la maison : insolence envers le beau-père et sa mère, sortie nocturne sans permission. Depuis quelque temps, Amot consomme du cannabis en grande quantité. La mère et le beau-père (époux en deuxième noce) sont très inquiets de la situation. Ils souhaitent qu’Amot soit pris en soin. Ils me contactent par téléphone pour qu’une aide leur soit proposée à cet effet.

L’analyse psychopathologique et clinique du cas

17Dans l’optique de comprendre comment les symptômes de l’adolescent se sont construits et cristallisés, nous avons choisi, dans un premier temps, d’explorer la structure de la famille, afin de repérer les points de dysfonctionnement au niveau des frontières qui séparent les uns et les autres ou les sous-systèmes dans cette famille (frontières rigides ou floues), puis, dans un deuxième temps, de scruter les interactions (alliances et coalitions) et les communications intrafamiliales. Ce travail facilitera l’établissement d’un diagnostic systémique et la suggestion d’un objectif thérapeutique.

Examen de la structure familiale

18Lorsque je reçois Amot (PI) (patient désigné) et sa famille en consultation, je comprends dès le début des échanges que les frontières intrafamiliales sont extrêmement distordues. La mère prend la parole la première, pour critiquer fortement le comportement des enfants issus de son premier mariage vis-à-vis de leur beau-père « Ils ne sont pas du tout gentils avec lui. Quand il leur demande un service, ils boudent avant de s’y mettre. C’est Amot qui a commencé et ses sœurs l’ont suivi. » Pendant que la mère parle, je constate qu’Amot marmonne ; il est assis. Je prends la parole et lui demande s’il veut parler. Il acquiesce et désigne directement son beau-père dont il parle avec beaucoup de mépris : « Celui-là n’est pas mon père. D’ailleurs je ne sais pas pourquoi il est là. Nos problèmes nous regardent. Est-ce que c’est normal que notre mère fasse ça. À peine notre père décède, elle le ramène dans la maison et fait un enfant avec. Et elle croit que nous allons nous sentir à l’aise. Jamais, ce n’est pas possible. » Il enchaîne : « Ils se plaignent que je me drogue. Je devais faire quoi ? Notre mère le prend pour Dieu. Et nous dans tout ça ? Est-ce qu’ils peuvent nous dire ici ce que mes sœurs aussi pensent d’eux ? D’ailleurs, là où nous sommes je n’ai aucun autre choix que de fumer. Ça me permet de les oublier un peu. » Je jette un coup d’œil vers le beau-père, je constate qu’il a le visage crispé, puis vers les sœurs d’Amot, qui ont les yeux fixés sur leur mère, comme pour lui dire « Maintenant, on va parler ». Sur la base de ces observations, et des propos d’Amot et de sa mère, je dessine une carte de la structure de cette famille où la frontière entre Amot, ses sœurs et le couple mère/beau-père est rigide, celle entre les enfants du premier lit est claire, ainsi que celle entre la mère et le beau-père. En revanche, la frontière entre les enfants du premier lit (Amot et ses sœurs) et l’enfant du deuxième lit est rigide. Cette carte est présentée figure 1 (les traits interrompus symbolisent les frontières claires ou souples, et les traits pleins, les frontières rigides ou imperméables).

Figure 1. Carte de la structure familiale de Amot.

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Figure 1. Carte de la structure familiale de Amot.

19Les caractéristiques des frontières intrafamiliales (rigides, c’est-à-dire imperméables ; floues ou diffuses, c’est-à-dire poreuses ; claires ou semi-perméables, c’est-à-dire souples) permettent de se fixer sur la manière dont les différents membres ou sous-systèmes sont reliés entre eux. Autrement dit, en renseignant sur les caractéristiques des frontières au sein de la famille, la carte structurale de la famille permet de visualiser les relations et les communications observées dans l’ici et maintenant. Nous avons alors procédé à l’examen des interactions et des communications dans la famille d’Amot.

Examen des interactions et des communications intrafamiliales

20Nous faisons dans ce cas l’expérience d’une famille où il existe une coalition entre les enfants du premier lit (Amot et ses sœurs) contre le couple mère/beau-père, ainsi que contre l’enfant du deuxième lit. Entre la mère, le beau-père et ce dernier, il y a plutôt alliance. Il en est de même entre les enfants du premier lit, c’est-à-dire entre Amot et ses deux sœurs. Il ne pourrait d’ailleurs en être autrement, considérant la structure des frontières au sein de cette famille, ce qui explique le mode de communication, qui est chaotique, entre les générations (celle des parents et celle des enfants), entre les enfants du premier lit et l’enfant du second lit, mais aussi les communications ouvertes, c’est-à-dire normales ou structurantes, dans le sous-système fraternel (entre Amot et ses sœurs), de même qu’entre le couple mère/beau-père et l’enfant du deuxième lit.

21 Par ailleurs, nous avons remarqué dans la famille d’Amot que la génération des parents n’est pas respectée par celle des enfants, mettant à mal les hiérarchies. En même temps, les attentes des enfants par rapport aux parents ne sont pas comblées : Amot et ses sœurs attendent de leur mère qu’elle honore la mémoire de leur père, qu’elle s’attache plus à eux (« Est-ce que c’est normal que notre mère fasse ça. À peine notre père décède, elle le ramène dans la maison et fait un enfant avec […] Notre mère le prend pour Dieu. Et nous dans tout ça »). Les attentes des parents vis-à-vis des enfants, ne sont, elles non plus, pas respectées : la mère attend de ses enfants qu’ils respectent leur beau-père, mais « Ils ne sont pas du tout gentils avec lui. Quand il leur demande un service, ils boudent avant de s’y mettre ». Toutceci désorganise les règles au sein de cette famille.

22Nous représentons dans la figure 2 les coalitions, les conflits et les alliances au sein de cette famille.

Figure 2. Représentation des conflits, des coalitions et des alliances au sein de la famille de Amot.

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Figure 2. Représentation des conflits, des coalitions et des alliances au sein de la famille de Amot.

23 L’évaluation des frontières, des relations et des communications au sein de cette famille recomposée suggère une hypothèse diagnostique.

Hypothèse diagnostique

24En clinique systémique familiale en général (communicationnelle, stratégique, expérientielle, multigénérationnelle, intergénérationnelle, structurale, etc.) l’hypothèse diagnostique est une construction sur les interactions dysfonctionnelles ayant cours au sein du système familial ; les symptômes présents chez un membre de ce système en sont l’expression, la traduction ou la métaphore. Elle n’est jamais envisagée sous la forme linéaire, bien que la famille ait généralement une vision linéaire du problème quand elle vient en consultation (c’est untel qui est ou qui a le problème), mais plutôt sous une forme circulaire. Il s’ensuit que, pour porter le diagnostic chez Amot, il est heuristique de situer ses symptômes dans le contexte où ils ont émergé. Dans cette perspective, une hypothèse diagnostique serait que le passage à l’acte d’Amot, à savoir sa consommation abusive du cannabis, serait une manière pour lui de s’adapter à l’ambiance délétère qui règne au sein de sa famille où les frontières et les règles se sont détériorées consécutivement à la recomposition de cette dernière.

25 Autrement dit, Amot souffrirait du mal-être familial.

26 On comprend donc que chaque fois qu’une famille ne peut s’adapter aux changements qui surviennent en son sein, un de ses membres pourra développer des troubles pour exprimer son désir de voir se réorganiser la structure familiale en question.

27Une telle hypothèse diagnostique implique un objectif thérapeutique.

Objectif thérapeutique

28Le diagnostic systémique concernant le fonctionnement d’une famille appelle forcément une prise en charge de celle-ci dans son ensemble. Aussi, l’objectif thérapeutique visera la transformation de la famille dans son ensemble. Il s’agira de faire des interventions qui produiront des changements dans la famille en déséquilibrant son homéostasie dysfonctionnelle. Autrement dit, l’objectif thérapeutique cherchera ici à débarrasser la famille de ses patterns transactionnels mal adaptatifs et préférés, afin de débarrasser le membre malade de ses symptômes symboliques, car ceux-ci ne sont là que pour signaler un malaise familial. Dans la famille d’Amot, l’objectif thérapeutique consistera exactement à clarifier les frontières entre le sous-système fraternel constitué des enfants du premier lit et le sous-système conjugal constitué de la mère et du beau-père, ainsi que la frontière entre les enfants du premier lit et l’enfant du deuxième, puis à réorganiser les règles au sein de cette famille. Le but, ici, est de délimiter le territoire psychologique de chacun des membres, de conduire la famille vers le changement, afin d’amener Amot à arrêter sa consommation de cannabis. Cet objectif peut être schématisé comme présenté dans la figure 3 .

Figure 3. Objectif thérapeutique visé avec la famille de Amot.

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Figure 3. Objectif thérapeutique visé avec la famille de Amot.

29Pour que cet objectif thérapeutique soit atteint, trois éléments essentiels doivent être présents :

  • il faut que le thérapeute prenne le temps d’écouter la famille et sa demande. Le temps thérapeutique implique une planification du traitement en fonction des objectifs. Ceci induit des attitudes et des pratiques spécifiques, tant chez le thérapeute (par exemple, se focaliser sur un objectif précis) que chez le client (par exemple chercher à optimaliser au mieux chaque séance ainsi que les périodes entre les séances.) [15],
  • le thérapeute doit aussi se montrer impliqué (actif) et faire des interventions appropriées et adaptées à la situation de la famille et à la subjectivité de celle-ci, faute de quoi la thérapie court le risque d’échouer et l’objectif thérapeutique visé ne sera pas atteint. Cela suppose de la part du thérapeute de travailler aussi avec sa propre subjectivité, autrement dit de tenir compte des résonances qui se créent entre son vécu et celui de la famille. Dans le modèle structural des thérapies familiales de Minuchin [7], ces interventions consistent en des « manœuvres d’accommodation » et en des « manœuvres de restructuration ». Les manœuvres de restructuration sont des interventions du thérapeute qui mettent en cause la famille, sa perception de la réalité (vision linéaire du trouble), afin de la conduire vers le changement. Les manœuvres d’accommodation sont des interventions du thérapeute qui lui permettent de s’affilier à la famille et de créer avec elle un nouveau système appelé ici « système thérapeutique ». Dans ce sens, les manœuvres d’accommodation sont un constructeur et un émulateur de la relation ou de l’alliance thérapeutique. Du bon fonctionnement de la relation thérapeutique dépend la réussite de la thérapie. Les manœuvres d’accommodation peuvent également jouer le rôle de manœuvres de restructuration quand elles activent le changement,
  • la famille doit participer activement à la thérapie à la fois comme objet et acteur. Autrement dit, elle doit être impliquée activement dans le processus thérapeutique. Cela demande que le thérapeute tienne compte, dans ses interventions, des compétences de la famille, car celle-ci est avant tout un système compétent [16]. La famille possède également des capacités d’autopoïèse, c’est-à-dire d’autorégulation, qui lui permettent de maintenir le changement survenu lors du travail thérapeutique avec le thérapeute, qui devra se retirer aussitôt que ce changement sera effectif, afin de ne pas démentir l’a priori de compétence [17]. Il est connu, en approche systémique en général (communicationnelle, stratégique, expérientielle, structurale, etc.), que les systèmes humains ont une organisation plutôt dynamique que statique, ce qui fait que, une fois déclenché, le processus de changement se poursuit en l’absence du thérapeute qui a aidé à le mettre en route. Hendrich [17, p. 123] explique, dans son postulat de compétence que « le client possède déjà en lui les ressources, les compétences, les capacités d’autoguérison et de changement. Dès lors la thérapie vise moins à installer de nouvelles compétences qu’à activer celles qui existent déjà chez le client. »

30Nous avons, au cours de la thérapie avec la famille d’Amot, exploité ces éléments, qui sont des stratagèmes thérapeutiques produisant des résultats en termes de transformation de la dynamique familiale mais aussi au niveau de ses membres, car en thérapie familiale en général, le changement au niveau de la famille entraîne le changement au niveau de chacun de ses membres. Ainsi, pour parvenir à clarifier les frontières entre le sous-système fraternel constitué des enfants du premier lit et le sous-système conjugal (couple) constitué de la mère et du beau-père, nous avons proposé au couple mère/beau-père de se tenir la main et de dire aux enfants, en les fixant dans les yeux, qu’ils ne savaient pas qu’ils souhaitaient les voir si heureux « bras dessus, bras dessous » (il s’agit ici de la prescription du symptôme, qui est une manœuvre de restructuration visant à rendre le symptôme absurde et ambigu au niveau des enfants – à savoir : leur haine vis-à-vis du couple parental –, à l’accentuer jusqu’à sa propre destruction, et créer un rapprochement entre les parents et eux).

31Nous avons également demandé aux enfants de fixer du regard les parents pendant que ces derniers parlaient (manœuvre de restructuration qui vise à assouplir la frontière entre le sous-système conjugal et le sous-système fraternel). Nous avons également demandé aux enfants d’imaginer, chacun pour soi, une scène où une mère truie, après avoir mis bas, se lance à la recherche de nourriture parce qu’il veut avoir suffisamment du lait pour nourrir ses petits. Pendant qu’elle est à la recherche de nourriture, les petits cochons s’irritent et s’agitent sans cesse. Une fois rassasiée, après avoir détourné son attention de ses petits pendant qu’elle se nourrissait, la mère truie revient vers eux, les mamelles pleines de lait. Les petits cochons comprirent que la mère se souciait plutôt de leur nutrition, ils cessèrent de s’irriter et le calme revint dans la maison. Puis j’ai demandé à chaque enfant de dire ce qu’il pense de la réaction des petits cochons. Tous émerveillés par l’histoire, les enfants approuvèrent la réaction des petits cochons. Je leur ai ensuite demandé : « Qui représente la mère cochon ici, parmi nous, et qui sont les petits cochons ? » Les enfants répondirent : « La mère cochon c’est la mère et les petits cochons c’est nous, les enfants ». J’ai enfin demandé aux enfants : « Comment on peut savoir que les petits cochons sont contents ? » Ils répondirent « Quand ils ne boudent plus la mère ». Je leur ai alors demandé de faire comme les petits cochons devant le couple (il s’agit ici de l’utilisation de la métaphore et de la prescription d’une tâche à réaliser en séance, qui sont des manœuvres de restructuration. Elle vise ici à assouplir et à clarifier la frontière entre les enfants et les parents). Chacun se leva et alla embrasser les parents (cet output des enfants est le signe qu’un changement s’opère déjà dans leur comportement et dans le fonctionnement de la famille). Pendant que les enfants embrassaient les parents, Amot a fondu en larmes (cet output de l’adolescent est un remaniement au niveau de ses affects). Je lui ai demandé de nous dire ce qu’il a ressenti quand il s’est rapproché de ses parents (par cette demande, je prescris une tâche à Amot, afin de manipuler ses affects vis-à-vis de ses parents). Amot a répondu : « J’ai ressenti la honte par rapport à mon comportement » (remaniement au niveau des affects). Je lui ai demandé ce qu’il souhaite alors faire ici et maintenant (ce stratagème est également une manœuvre de restructuration qui vise à placer l’enfant face à ses responsabilités : placer quelqu’un face à ses responsabilités le valorise et l’aide à accéder à son autonomie). Amot répond : « Je souhaite devenir quelqu’un d’autre, quelqu’un de différent, je veux réussir ma vie. » (cet output de l’adolescent est le signe d’un changement qui émerge chez lui, ainsi que dans la dynamique familiale).

32Ces interventions et ces outputs donnent déjà la direction que prendra cette thérapie avec la famille d’Amot. Ils en donnent déjà un aperçu. En thérapie familiale, les changements peuvent émerger dès la première rencontre avec la famille, c’est-à-dire dès la première séance ; les séances suivantes aideront à les renforcer, à les réajuster et à les maintenir.

Discussion

33Cette analyse psychopathologique et clinique du cas Amot a permis de montrer de quelle façon la recomposition familiale participe à la structuration des symptômes du trouble du comportement, notamment la consommation de drogue, chez un adolescent. Elle a également permis de renseigner sur les interventions thérapeutiques susceptibles de conduire la famille au changement. Mais quid des motivations inconscientes de l’adolescent ? Quid de ses conflits psychiques internes ? Il semble que centrer l’investigation uniquement sur le contexte interactionnel et ses défaillances ou avatars (ratés) reste fort réducteur en clinique psychologique, où le travail porte sur le sujet dans la totalité de sa situation. Il est certes vrai que l’approche familiale structurale prend en compte la complexité du phénomène à l’étude, mais les éléments comme le passé refoulé et introjecté du sujet, ou le transfert, sont absents dans son analyse. Par ailleurs, même si cette approche travaille avec le vécu, il s’agit du vécu du sujet ou de la famille tel qu’il se passe ici et maintenant. Pour autant, une analyse psychopathologique plus extensive de la consommation de la drogue par Amot pourra, en plus, investiguer son histoire infantile, ses processus psychiques inconscients. Les conclusions auxquelles cette investigation pourrait aboutir pourront se révéler fort significatives et informatives dans sa prise en charge. Elles pourraient révéler, par exemple, que la consommation de la drogue par Amot vient compenser le vide affectif laissé par le père décédé, vide que la mère n’a pas su comblé, ni le beau-père. D’ailleurs on peut penser que la mère a plutôt cherché à combler le vide affectif crée chez elle par la mort de son mari qu’à protéger ses enfants (elle s’est plutôt empressée de trouver un nouveau mari). Une autre conclusion pourrait être qu’Amot a régressé après la mort de son père au stade oral où il est resté fixé au tout premier objet de satisfaction de ses désirs (le sein maternel) selon la conception psychanalytique. La consommation de la drogue traduirait ici le fantasme de dévoration caractéristique de ce stade.

34En se centrant par ailleurs sur la période d’adolescence, ses problèmes et leurs significations psychiques, la consommation de drogue chez Amot pourrait aussi être comprise comme liée à la souffrance psychique sous-jacente au processus pubertaire. Les spécialistes de la psychopathologie de l’adolescent [18-23] ont identifié des troubles spécifiques à cette période du développement, notamment les crises identitaires, les troubles de la conduite et du comportement, les conduites ordaliques, la schizophrénie, etc. La consommation de drogue pourrait aussi être interprétée comme associée à la crise d’identité chez l’adolescent, ou comme traduisant directement un trouble de comportement chez ce dernier.

Conclusion

35Toutes les familles recomposées sont-elles pathogènes ? De par les relations conflictuelles ou les transactions mal-adaptatives qui peuvent émerger à un moment donné dans une famille recomposée, les troubles psychiques et de comportement, voire l’addiction à une drogue quelconque, peuvent émerger chez un membre (l’adolescent par exemple), mais à une condition : que le système familial n’ait pas pu s’adapter à sa nouvelle situation et que les règles qui régissent les relations en son sein se désorganisent, entraînant par ailleurs la distorsion des frontières intrafamiliales. Dans le cas contraire, une recomposition familiale peut se dérouler en douceur, sans provoquer de perturbation dans le fonctionnement de la famille. Certes, les angoisses ne manquent pas, puisqu’il faut désormais faire avec quelque chose de nouveau, avec des personnes dont l’éducation est inconnue et reste à découvrir. De même, le vécu dans les familles recomposées peut souvent rappeler chez les membres, certaines problématiques liées à leur vie passée ou antérieure. Comme le dit Tsala Tsala [3, p. 140] « les cliniciens de la famille recomposée ont déjà identifié les moments sensibles du processus de recomposition qui réactivent la problématique œdipienne en dévoilant une parentalité en quête d’identité ». L’adolescent, très fragile psychiquement, peut y trouver un terrain favorable à l’expression de ses pathologies, comme la recherche d’un « air d’identité » dans l’alcool ou la consommation de drogue, ou encore l’expression du malaise familial à travers ces mêmes consommations. Amot, l’adolescent de 16 ans, dont cet article présente une analyse psychopathologique et clinique selon la perspective familiale structurale, constitue, à cet égard, un cas d’école. Ceci étant, au regard de l’allure de la thérapie entreprise auprès d’Amot et de sa famille, nous pouvons envisager une issue heureuse pour eux. En effet, les signes de changement présentés par l’enfant et sa famille au cours du travail thérapeutique permettent de l’espérer.

Liens d’intérêts

36L’auteur déclare ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.

Bibliographie

Références

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Mots-clés éditeurs : approche structurale, famille, frontière, drogue, recomposition

Date de mise en ligne : 09/05/2017.

https://doi.org/10.1684/ipe.2017.1624

Notes

  • [1]
    Nous travaillons en cabinet privé à Yaoundé depuis cinq ans.
  • [2]
    Nouvelle constellation familiale constituée uniquement des parents (père et mère) lorsque tous les enfants devenus adultes ont quitté le domicile familial et sont installés dans leur propre domicile.
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