Introduction
1On sait que le parent négligent a toujours été un bébé négligé, il serait donc attendu que de cette négligence, il en repère les signes et effets mieux que quiconque. Or c’est tout le contraire, il ne la reconnaît pas. Il dit même ne pas en souffrir.
2 Le bébé lui en revanche, repère. Très vite, il apprend que son corps ne sera pas investi, qu’il ne sera pas rejoint dans ses mouvements de rencontre. Il devient pâle et gris, ses orifices suintent, sont enveloppe cutanée est irritée. Il se fait petit, peu engageant, il s’éteint parce qu’il a compris qu’il n’y aura personne pour accuser réception de ses signaux.
3 Il n’est plus alors seulement objet de négligence, il l’active, voire la provoque.
4 Impossible alors d’appréhender encore la négligence par le versant insidieux d’une présence qui serait en creux ou même d’un défaut de présence. La clinique montre en effet que les registres de la carence et de l’absence ne suffisent pas à rendre compte de la négligence.
5 L’enjeu, on le verra, est tout autre et dans l’absence de présence, il y aurait lieu de repérer les mouvements d’évitement et d’abandon. À l’absence de soins, le non-investissement actif du corps et aux manques de sollicitation, une indifférence sans équivoque.
Dimension active de la négligence
6Il y aurait ainsi dans la négligence quelque chose qui est à saisir comme l’émergence d’un trait inconscient extrêmement vivant qui semble viser l’extinction du pulsionnel. Si bien qu’à la violence interne du bébé, fondatrice de la mise en circulation du pulsionnel, comme capacité à faire appel et à « opter pour la vie » (Golse, [1]) », on assiste à une violence externe de l’autre qui tente d’éradiquer les mouvements de vie.
7 Là où la mère ordinaire porte, enveloppe et soutient son nouveau-né, les mères dont il est question tiennent leur nourrisson à bout de bras, le laissant jambes ballantes et pendantes dans le vide. Ces tout-petits ne font pas l’expérience d’être contenu et rassemblé, ils sont aux prises avec des angoisses de démantèlement, de chute et de liquéfaction. En retour, ils sont incapables de se mouler et d’interagir.
8 Là où la mère suffisamment bonne s’installe pour la tétée en offrant à son bébé un nid douillet et un sein gonflé de lait et de chaleur, les bébés négligés ne savent pas si le lait sera froid ou brûlant, rance ou caillé. Parfois, ils ne savent pas même s’ils seront nourris et rassasiés. Ils deviennent alors irritables, leurs bouche émet des cris stridents, des larmes perlent, leur nez coule… Et ces bébés-là ne séduisent plus.
9 Et, là où la mère tout-venant prend plaisir à changer son joli chéri en découvrant, non sans joie, la surprise de cette odeur singulière, au point d’attendre avec impatience le délicieux cadeau, le petit gâteau… Les mères que je rencontre affichent un dégoût prononcé et évite un corps à corps insupportable. Leur bébé est tenu à distance, oublié, il est laissé à l’abandon et il s’éteint.
10 Il y aurait donc une part active de la négligence qui est à saisir aussi bien du côté du parent que du bébé et force est de constater que nous n’avons pas seulement affaire à de l’inhibition en réponse à de la carence. C’est précisément cette part active qui nous met en échec et nous oblige à revisiter nos savoirs et bousculer nos certitudes.
11 Car ce n’est pas sans conséquence et la clinique vient dramatiquement illustrer les effets de la négligence sur le fonctionnement de l’appareil psychique du tout-petit avec pour effets, des ratages dans l’orchestration des différents champs pulsionnels qui hypothèquent les conditions d’émergence du sujet.
Métapsychologie du bébé
12Dans cet effort pour prendre la mesure et saisir le registre transgressif qui anime et qui pulse la négligence, un détour par ce qui devrait constituer une métapsychologie du bébé s’impose. Elle constitue en effet un préalable incontournable pour jeter un éclairage sur les effets de ces mouvements et avoir du même coup des pistes d’interventions.
13 J’invite donc le lecteur à faire l’exercice de rencontrer un de ces bébés à la lumière d’une métapsychologie pour pouvoir le penser.
14 Ce bébé, c’est Amandine, elle a dix mois et un retard de développement important quand je la rencontre pour la première fois avec sa mère. J’apprends alors que son histoire néonatale est l’exacte réplique de celle de sa mère. Toutes deux ont été retirées de la garde de leur propre mère pour négligence grave et placées chez la grand-mère qui apparaît comme un chef de clan, « rapteuse » d’enfant et négligente tout autant. Si bien que toutes deux se sont vues aussi retourner chez leur propre mère. À la carence vient donc se superposer les effets d’abandons redoublés.
15 C’est précisément ici qu’il nous faut le cadre d’une architecture structurale (sur le modèle de celui élaboré par Freud avec l’œdipe), pour pouvoir saisir la conjugaison de ces actes manqués à répétition et leurs effets sur la construction psychique du tout-petit sujet.
16 Lacan a très peu écrit sur le bébé, mais son enseignement ouvre la voie et invite à saisir dans les écrits de Freud ce qui pourrait bien constituer une esquisse du fonctionnement psychique du tout-petit, soit ce qui pourrait poser les jalons pour une métapsychologie structurale du bébé.
17 Parmi ces textes, j’en isolerai deux : L’Esquisse et Pulsions et destin des pulsions. De ces deux textes, largement commentés par Lacan, j’ai tenté d’extraire ce qui pourrait constituer des balises métapsychologiques pour penser et rencontrer le bébé.
Réalisation de l’« esquisse »
18L’Esquisse est le grand texte freudien [2] qui offre un modèle de compréhension de l’appareil psychique à ses débuts en insistant sur la relation archaïque à la mère.
19 Mais surtout, l’intérêt de ce modèle tel que Freud nous le décrit, c’est qu’il signe le primat du réel sur le symbolique. C’est une vision tout à fait subversive par rapport aux données psychanalytiques qui privilégient le symbolique et auxquelles j’avais souscrit jusqu’ici. Mais c’est un modèle résolument opérant si l’on s’inscrit du côté du bébé.
20 Le primat du réel sur le symbolique ne dit rien de moins que l’urgente nécessité de prendre en compte le réel de l’organisme du bébé, ce que Freud appelait le Real Ich. C’est parce que le réel du corps du tout-petit est rencontré et satisfait que le pulsionnel va pouvoir circuler. Le Real Ich est donc un préalable à l’ouverture du symbolique. Ou pour le dire autrement, la réalisation de l’esquisse est au fond la condition de possibilité de l’inscription symbolique.
21 C’est une dimension fondatrice qui ne m’était jamais apparue et que la clinique de la négligence m’a enseignée.
22 La trouvaille freudienne de l’esquisse, c’est de concevoir l’appareil psychique d’un point de vue quantitatif. On est là au cœur des éprouvés du bébé. C’est-à-dire que le travail du psychisme naissant c’est le traitement des quantités d’excitation venues de l’extérieur et issues de l’intérieur de l’organisme.
23 Pour les stimulations extérieures, c’est très simple – dit Freud –, le bébé a affaire au schéma de l’arc réflexe par voie de décharge. Par exemple, un faisceau lumineux trop vif vient se poser sur l’œil d’un nourrisson, cela augmente la quantité d’excitation, entraîne un réflexe moteur, il y a fermeture des paupières et la quantité d’excitation est à nouveau ramenée à zéro. Le principe opérant est celui de l’inertie ou de l’élimination.
24 Mais pour les quantités d’excitations endogènes, le modèle doit se complexifier car l’arc réflexe et le principe d’inertie vont s’avérer inefficace.
25 Freud pense évidemment ici aux grands besoins vitaux que sont la faim, la respiration et la sexualité et du même coup, cela invite à prendre en compte le sexuel comme étant présent in initio.
26 Or, « l’organisme ne peut échapper à ces grands besoins comme il peut échapper aux stimulations venues de l’extérieur » (Freud, [2]). Pour trouver l’apaisement lié à la satisfaction, il faut – dit Freud – « une action spécifique» [2] venue de l’extérieur.
27 En effet, d’une part le modèle de l’arc réflexe est ici inapte à procurer un apaisement. D’autre part, il ne faudrait surtout pas que les quantités d’excitation soient réduites à zéro par le principe d’inertie et d’élimination au risque de mettre l’organisme en danger de mort. Il faut au contraire qu’il y en ait toujours assez pour que le tout-petit puisse adresser un signe, un cri qui fera appel.
28 Pour ce faire, Freud conçoit des « barrières de contact » [2] qui préfigurent en quelque sorte les fonctions synaptiques au sein de l’appareil psychique afin de le rendre capable de maintenir les quantités d’excitation et permettre le cri.
29 C’est ici très exactement qu’on peut voir en filigranes ce qui va préfigurer le concept de pulsion.
30 Car Freud précise que « le bébé humain est d’abord incapable d’initier cette action spécifique, elle n’a lieu que grâce à une aide étrangère. C’est quand une personne bien au courant, un individu expérimenté se porte sur l’état de l’enfant et accompli l’action spécifique dans le monde extérieur pour l’individu en détresse, que celui-ci est capable de réaliser un travail dans son propre corps » (Freud, [6]).
31 C’est ainsi que Freud dégage l’expérience fondamentale de satisfaction dont les conséquences sur le développement sont au nombre de trois.
- Une décharge qui met fin au déplaisir.
- Un frayage entre la décharge et l’action spécifique, c’est-à-dire entre le plaisir et l’objet.
- Un investissement des neurones qui correspondent à la perception de l’objet.
33 Autrement dit, le système psychique naissant transforme par l’expérience de satisfaction du quantitatif en qualitatif. On a là les jalons pour une théorie de l’esprit avec l’activité du percevoir et du représenter.
34 Mais ce n’est pas tout, l’intérêt de l’esquisseréside aussi dans le tracé de deux systèmes et en cela elle est proprement métapsychologique.
35 Un système primaire dont on pourrait dire qu’il est armé, c’est le système sensitif qui opère sur le modèle réflexe et le principe d’inertie.
36 Et un système secondaire désarmé qui nécessite de l’autre pour qu’il y ait apaisement et satisfaction et qui pour la raison qu’il est désarmé sera mobilisateur du développement.
37On a ici très précisément, une préfiguration du circuit pulsionnel tel qu’il sera décrit vingt ans plus tard dans Pulsions et destin des pulsions (Freud, [3]). Car « le “Nebenmensch” en répondant aux cris de détresse du bébé, “code ou surcode” par son action et ses mots la chose innommable qui est au cœur de sa détresse. C’est ainsi que le tout-petit va pouvoir peu à peu structurer la possibilité d’une action spécifique adéquate à la réalité » (Castel, [4]). Tout se passe alors comme si dans cette intrication à l’autre, on pouvait lire l’amorce d’un déplacement où le système psychique ne serait plus seulement interne à l’individu. On doit à Lacan d’avoir radicaliser ce mouvement et ainsi conçu, l’appareil psychique va devenir « ce avec quoi je m’appareille à l’être humain proche, et il existe entre lui et moi, non en moi, ni en lui » (Castel, [4])».
38 Que ce passe t’il alors quand l’esquisse ne se réalise pas, c’est-à-dire quand le Real Ich, le réel de l’organisme du bébé n’est pas rencontré par de l’autre ?
Non-réalisation de l’esquisse
39Pour répondre à cette question Freud interroge l’expérience de la douleur.
40 On sait que pour un bébé ordinaire, l’expérience de la faim va produire des quantités d’excitation qui seront contenues grâce aux barrières de contact puis propagées par la voie du cri. L’autre secourable procure l’apaisement en offrant le sein ou le biberon. Les quantités d’excitation retrouvent leur charge constante et un travail de liaison a lieu qui va permettre au bébé de relier cette expérience de satisfaction à la perception de l’objet.
41 Mais le bébé exposé à la violence de la négligence va vivre tout autre chose.
42 Amandine quand elle a faim va éprouver une excitation croissante qui va circuler par la voie du cri comme chez tous les autres bébés. Mais ici le « Nebenmensch » n’offre pas une expérience de satisfaction. Sa mère est trop occupée à manger elle-même, ou à répondre au téléphone. Les quantités d’excitation au lieu de mener à l’apaisement vont donc augmenter et les barrières de contact ne vont plus pouvoir contenir ce quantum d’énergie. Il va donc y avoir selon l’expression freudienne, « effraction du pare-excitation ».
43 Quel sera alors le travail de liaison pour ce bébé?
44 Il va devoir associer l’expérience de déplaisir à la perception de l’objet. Si cela ne se produit que rarement, le souvenir qui en résulte va disparaître. C’est l’action du refoulement qui opère le plus souvent après des éprouvés de douleur.
45 Mais si cela se répète, à quel travail psychique le bébé est-il alors soumis ?
46 Si le biberon attendu n’arrive jamais au bon moment ? Si les bras et le regard de la mère disparaissent soudainement et que ce sont les bras et le regard de grand-mère qui tardent à venir ? Si à chaque fois les expériences d’apaisement et de satisfaction sont éconduites par la douleur, l’expérience à laquelle Amandine va être soumise va avoir un effet traumatique.
47 L’expérience traumatique agit comme « un bloc franchissant le pare-excitation » (Lebigot, [5]). Sa fulgurance vient faire effraction et empêcher les processus de liaison pour se fixer à l’endroit du refoulement originaire. C’est-à-dire qu’il y a transgression, c’est comme si le trauma franchissait les barrières du monde « originaire inaccessible et interdit » (Lebigot [5]).
48 Dans sa traversée dit Lebigot, « le bloc traumatique repousse les représentations et les émotions qui lui sont associés » [5]. Le bébé est alors privé de tous moyens pour se représenter et c’est comme s’il faisait une expérience de déshumanisation. Il en résulte de puissants mécanismes de défense dont l’attachement au trauma et au registre du transgressif avec sa destinée de répétitions. On peut supposer alors que ces mécanismes seraient d’autant plus actifs qu’ils sont associés aux premiers éprouvés.
49 C’est exactement ce à quoi Amandine et sa mère ont été soumises.
50 Et c’est aussi ce à quoi je me suis heurtée et qui m’a épuisée.
51 Amandine ressemble étrangement à sa mère. Son regard est triste, ses cheveux tombent sur ses yeux et sont habités par les poux depuis toujours, son nez coule et son body de panthère noire défraîchi est une copie conforme du survêtement porté par sa mère. Tout laisse penser que je suis la spectatrice d’une inéluctable répétition alors que la mère me demande de rompre avec le cours de cette transmission en renouant les liens avec sa fille.
52 J’ai bien en tête la théorie des pulsions qui est pour moi le deuxième pilier d’une métapsychologie du tout-petit. Mais comment animer les conditions d’une rencontre autour du plaisir alors que mère et fille sont si familières du déplaisir et qu’un Real Ich n’a pas pu encore se construire pour Amandine ?
53 On sait en effet que la mise en circulation du pulsionnel nécessite une modalité de rencontre qui doit absolument être crochetée à une forme de jouissance.
54 Cela vient donc indiquer très précisément qu’on ne peut pas faire l’impasse de l’esquisse et on va voir comment Amandine va me l’enseigner.
55 Mère et fille sont assises sur le fauteuil de mon bureau, Amandine se tient toute raide sur les genoux de sa mère qu’elle redécouvre après six mois, sans bouger, sans rien n’initier même du regard, on dirait qu’elle se tient à carreaux.
56 Sa mère me parle, se faisant ses mains pressent doucement les pieds d’Amandine, puis elles se posent sur les petites mains, cela se répète et j’observe Amandine esquisser les mouvements entamés par sa mère sur son propre corps, elle touche et découvre ses pieds, ses mains… La mère ne prend pas acte de ses mouvements, sans doute parce qu’ils ne constituent pas encore un échange mais plutôt un premier mouvement perceptif, un premier éprouvé d’Amandine pour son propre corps. Un certain apaisement, à la faveur du contenant qu’offre la séance et des soignants qui assurent enfin la rencontre des besoins primaires participe à une ébauche de Real Ich. Amandine me paraît plus détendue et sa mère aborde la séparation qu’elles ont vécue. Elle évoque l’arrachement et le placement d’Amandine qui du jour au lendemain a été soumise à la permutation d’une grand-mère en place de mère. Et, je pense sans l’énoncer à cet autre arrachement qui du jour au lendemain lui a fait perdre la grand-mère et retrouver sa mère.
57À ce moment très précis, tout le petit corps d’Amandine se crispe, sa bouche se déforme, elle sanglote et je la vois s’effondrer.
58 Tout le monde n’a pas les ressources de ce bébé ni cette capacité à faire entendre à l’analyste où il en est dans sa déconstruction. Et c’est pourquoi se repérer à la lumière d’un modèle structurant est opérant.
59 On va voir alors que la réalisation de l’esquisse, c’est-à-dire la prise en compte par les soignants de l’organique du bébé par le biais d’expériences de satisfaction va avoir pour effet de le faire exister suffisamment que pour permettre à Amandine de se séparer des expériences de déplaisir et de se distancier de sa mère.
60 Elle l’évite ostensiblement. Triste et hypotonique dans ses bras, elle s’anime et babille dès qu’elle me voit. En séance, elle initie avec moi des jeux qui excluent activement sa mère. Mieux, elle met en scène tous les manquements de celle-ci.
61 Elle passe son temps à biberonner et materner les poupées bébés. Elle les met au lit, les borde, toutes choses où sa mère ne répond pas présente. Les fins de séances sont terribles, Amandine hurle et ne veut plus quitter mon bureau.
62 Cet évitement sélectif si bien décrit par Selma Freiberg [6] me semble intolérable pour la mère qui pourtant s’en défend. Sans doute parce qu’elle est toujours au prise avec le déplaisir et qu’elle n’a pas encore pu faire le travail de liaison opéré par sa fille.
63 Mais cet évitement vient aussi nous indiquer pour Amandine, la reprise possible d’un pulsionnel laissé à l’arrêt.
64 La prise en compte de ces doubles mouvements fait partie des difficultés du traitement de ces dyades et ce qui doit orienter la direction de la cure se trouve précisément là où quelque chose de vivant est à saisir. Il est bon parfois d’avoir une équipe pour le rappeler et je remercie la médecin responsable de l’unité de m’avoir fait entendre l’injonction de me centrer sur le bébé. C’est ce que j’ai fait et c’était aussi le moment de le faire. Une fois l’esquisse réalisée, le moi réel du bébé peut rentrer dans le circuit pulsionnel, mais il faut absolument qu’un autre soit mis en place d’y répondre et je ne pouvais pas encore compter sur la mère.
Mise en circuit du pulsionnel
65Le deuxième pilier d’une métapsychologie du bébé, c’est la mise en circuit du pulsionnel par le biais du sexuel (Couvert, [7]). Freud l’avait déjà repéré dans son Abrégé : La mère est « sa première séductrice et son sein devient “le premier objet érotique” » (Freud, [8]). C’est une façon très freudienne d’inviter à penser le sexuel au cœur de ce couple singulier. Il suffit d’observer une mère pour voir qu’elle enseigne tout naturellement la jouissance à son bébé.
66Quand elle le nourrit, qu’elle se donne à lui, blotti au creux des bras, elle ne peut s’empêcher de le toucher. Délicatement, elle lui caresse l’extrémité des doigts, ses lèvres se posent sur les petites mains, sur le front… Le bébé en retour la mange du regard. C’est l’inscription du premier temps de la pulsion orale. Ensuite, elle le regarde, elle ne peut pas s’en empêcher et elle n’est même pas embarrassée de penser qu’il est décidemment le plus beau bébé du monde, son prince, sa princesse. Dans ces yeux-là, l’enfant encore nourrisson se mire et se délecte. En même temps cela participe au premier temps de la pulsion scopique. Mais la mère ordinaire fait plus encore : elle lui parle, elle lui chante des sérénades, elle le séduit avec sa voix de sirène (Bentata [9]) et œuvre ainsi au premier temps de la pulsion de l’invocation. Et comme si cela ne suffisait pas qu’elle se donne à lui, qu’elle le dévore des yeux et le couvre de mots d’amour… Elle ne résiste pas : « c’est qu’on le mangerait tout cru ce bébé-là ! » Mais elle se retient parce que la jouissance, « ça commence à la chatouille et ça finit par la flambée à essence » (Lacan [10]). Alors elle fait en sorte que la jouissance ne s’enflamme pas, c’est là qu’elle est barrée. Et la voilà qui grignote pour de faux la petite menotte, le petit peton. Le bébé ravi fait semblant lui aussi, il présente son petit pied, il bombe le ventre et tout tendu de plaisir, il attend, il guette et provoque le rire de sa mère. C’est alors qu’il part en éclats, nous livrant pour ainsi dire « in life » le troisième temps du circuit, celui qui signe l’avènement du sujet. C’est ainsi qu’une mère initie son bébé à la « jouissance ». Elle érotise la relation sans toutefois aller jusqu’à la grillade. Il y a en effet une « jouissance » nécessaire pour que le bébé soit pris dans le pulsionnel et qui ne relève pas d’un « au-delà du principe de plaisir » ou d’un « plus de jouir ». . .
67 Et c’est exactement ce qui résiste à se mettre en place entre une mère et un bébé négligés.
68 Le travail était maintenant celui d’une réanimation psychique et j’érotisai le moindre mouvement initié par l’enfant sous le regard intéressé de la mère. Petit à petit, elle eut envie de regarder Amandine avec mes yeux. Je l’ai repéré parce qu’elle habillait sa fille en rose. Ou bien elle attendait mon arrivée dans l’unité pour mettre un petit nœud dans les cheveux de celle-ci afin de dégager son regard. Toutes sortes d’attention qu’elle n’avait jamais pu avoir et qui l’ont amenée finalement à me dire : « Je n’habille plus Amandine comme moi maintenant, je l’habille comme une petite fille ! » Un aveu qui en dit long et vient signer la capacité de cette mère à pouvoir peut-être se séparer d’une répétition et occuper la place d’une présence humanisante pour sa fille.
69 Parallèlement, j’avais pu prendre soin d’elle à la faveur d’une opportunité dont je me suis emparée.
70 Je parcourais son dossier pour y glisser mes notes quand je suis tombée sur une lettre écrite par elle. Je la prends, je la regarde de plus près et j’interroge l’équipe. L’avis est unanime, c’est bien l’écriture de la mère d’Amandine. Une écriture absolument parfaite et calibrée. Les lettres étaient rondes et alignées, le tracé ne souffrait d’aucun dépassement, pas le moindre écart. Il y avait un soin et une rythmicité qui ne pouvait que convoquer l’étonnement et l’admiration. Comment une mère aussi négligée et négligente pouvait-elle avoir une écriture si soignée ?
71 Je dis à la mère en séance, en réunion, devant les autres mères, face aux collègues, je lui dis à tue-tête : « c’est donc que vous avez une grande idée du soin et du beau pour avoir une écriture si belle et si soignée ! ».
72 J’ai vu cette mère rougir pour la première fois de plaisir et de fierté. Et c’est cette très vive satisfaction qui aura sans doute ouvert la voie et permis qu’elle puisse en faire autant avec sa fille.
En conclusion
73Je m’arrêterai ici sans conclure, car cet exercice, s’il a permis d’extraire des points d’appui pour construire les premiers jalons d’une métapsychologie du bébé reste inachevé. L’esquisse est venue montrer la nécessité de rencontrer et de penser certains bébés en deçà de la prise du pulsionnel. Cela éclaire certainement autrement les distorsions relationnelles qui viennent se greffer sur un organisme qui est mis à mal. Que ce soit la négligence ou les risques d’autismes précoces.
74 Avec ces bébés-là, il s’agit avant tout de travailler autour du réel du corps. Mais d’autres distorsions, comme les dépressions et les psychoses du tout-petit restent encore dans l’obscurité et il faudrait pouvoir extraire des repères pour les penser. Dans ces cas, on ne travaille pas au même endroit, ni de la même manière.
75 L’opposition du champ pulsionnel et du champ narcissique telle qu’elle apparaît dans la théorie des pulsions pourrait constituer un vecteur structural, mais c’est là un autre chantier !
76 20 septembre 2015
Liens d’intérêts
77 l’auteure déclare ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec ce texte.
- 1. Golse B.. La maltraitance infantile, par-delà la bien pensée. Bruxelles : Yapaka, 2013 .
- 2. Freud S.. Esquisse d’une psychologie. Toulouse : Érès, 2011 .
- 3. Freud S.. « Pulsions et destin des pulsions ». Métapsychologie. Paris : PUF, 2010 .
- 4. Castel P.H.. Le cerveau comme « appareil psychique » ? L’épistémologie de Freud dans ses années de formation, avec quelques enseignements pour les relations entre la psychanalyse et les neurosciences » [en japonais]. Journal japonais d’histoire de la psychiatrie 2009 ; 13 : 13-41.
- 5. Lebigot F.. Le traumatisme psychique. Bruxelles : Yapaka, 2011 .
- 6. Fraiberg S. Mécanismes de défense pathologiques au cours de la petite enfance. Vie émotionnelle et souffrance du bébé. Paris : Dunod, 2010. pp. 49-72..
- 7. Couvert M.. Les premiers liens. Bruxelles : Yapaka, 2011 .
- 8. Freud S.. Abrégé de psychanalyse (1938). Paris : Presse universitaire de France, 1951 .
- 9. Bentata H.. Sirène et Chofar : « Incarnation mythique et rituelle de la voix ». Lorsque la voix prend corps. Paris : L’Harmathan, 2001 .
- 10. Lacan J.. Le Séminaire, Livre XVII. L’envers de la psychanalyse (1969-1970). Paris : Seuil, 1991 .
Mots-clés éditeurs : métapsychologie, nourrisson, carence parentale, carence affective, J. Lacan, S. Freud, psychanalyse
Date de mise en ligne : 01/04/2016
https://doi.org/10.1684/ipe.2016.1462