Couverture de INPSY_9201

Article de revue

Troubles de personnalité borderline et addictions

Pages 38 à 44

1Les études épidémiologiques et cliniques ont montré que la fréquence de la comorbidité trouble de personnalité borderline/addictions était élevée. Les sujets à double diagnostic présentent souvent une symptomatologie bruyante, notamment sur un mode comportemental. Leur prise en charge est difficile, nécessitant des personnels expérimentés avec des compétences multiples, notamment pharmacologiques et psychothérapeutiques.

2 Nous avons utilisé les termes de troubles de personnalité borderline des classifications internationales. Ce terme en psychiatrie correspond généralement, mais pas toujours, aux troubles de personnalité état limites. Certains auteurs ont développé des conceptions différentes, notamment dans une perspective psychanalytique, en particulier Kernberg, qui a rapporté, il y a près de 50 ans, les premières observations de troubles de personnalité état limites et les cinq mécanismes de défense prévalents chez ces sujets [1], Bergeret [2], et plus récemment Corcos [3].

Fréquence du trouble de personnalité état limite chez les sujets présentant des addictions

3 Dans l’étude épidémiologique Nesarc sur plus de 43 000 sujets, la fréquence des troubles de personnalité borderline (ou état limite), selon les critères DSM-IV, inchangés dans le DSM-5, était de 16,4 % chez les sujets présentant une dépendance à l’alcool et/ou aux drogues sur la vie entière, contre 5,9 % en population générale (OR = 4,2 ; IC 99 % : 3,6-5,0) [4]. Elle était de 16,1 % chez les sujets alcoolodépendants (OR = 3,9 (IC 99 % : 3,3-4,6) et de 30,9 % chez les sujets dépendants aux drogues (OR = 6,1 ; IC99 % : 4,7-7,9).

4Dans une étude clinique européenne multicentrique, sur 1205 patients avec abus/dépendance à l’alcool (55 %) ou aux drogues (45 %), la fréquence des troubles de personnalité borderline était de 14,5 % [5]. Dans une méta-analyse plus ancienne d’études cliniques sur 1337 patients, la fréquence des troubles de personnalité état limite était de 14 % dans l’abus/dépendance à l’alcool, de 17 % dans l’abus/dépendance à la cocaïne et de 19 % dans l’abus/dépendance aux opiacés [6].

Fréquence des addictions chez les sujets présentant un trouble de personnalité état limite

5La fréquence des addictions sur la vie entière chez les sujets présentant un trouble de personnalité état limite était de 45,3 % dans l’étude Nesarc. La fréquence de l’alcoolodépendance était de 41,6 % sur la vie entière [4, 7]. La fréquence de la dépendance aux drogues était de 17,7 % [4].

Caractéristiques cliniques

Modes de consommation

6Les conduites addictives chez les sujets présentant un trouble de personnalité borderline sont généralement compulsives. Les patients recherchent des effets psychotropes rapides avec l’alcool, de « défonce » avec les drogues. L’utilisation de médicaments détournés de leur usage est très fréquente, en particulier d’antalgiques opiacés et/ou de benzodiazépines [8]. Comme l’a montré la McLean study, l’existence de douleurs lombaires et/ou de fibromyalgies, pathologies très fréquentes dans cette population favorise la consommation et l’abus d’antalgiques opiacés [9]. Leur hypersensibilité à la douleur physique, souvent à l’origine de mésusage, reflète une hypersensibilité exacerbée à la souffrance émotionnelle [9].

Troubles des conduites

7Les patients présentant des troubles de personnalité borderline avec abus de substance présentent aussi plus fréquemment des conduites autoagressives, en particulier suicidaires [10]. Les alcoolisations ou prises de drogues massives facilitent les conduites autodestructrices, notamment en raison des effets désinhibiteurs des substances : conduites suicidaires, comportements d’automutilation, conduites d’errance, conduites sexuelles à risque, attitudes provocatrices, conduites hétéroagressives… [11-13]. Ces comportements génèrent fréquemment des situations de crise qui accaparent l’entourage, puis les soignants, pouvant induire des attitudes de rejet alternant avec des attitudes de surprotection. Les patients se présentent en urgence, dans des situations inextricables, « au bord du gouffre », demandant aux autres de faire pour eux, notamment de les mettre à l’abri, y compris de gestes suicidaires tout en revendiquant leur liberté d’agir comme bon leur semble [14].

Comorbidités psychiatriques

8Les troubles de personnalité borderline avec abus de substance sont fréquemment associés à d’autres troubles de personnalité, en particulier des troubles de personnalité psychopathiques et schizotypiques, ainsi qu’à d’autres troubles psychiatriques, en particulier à des troubles déficitaires de l’attention [4, 5].

9 Par rapport aux patients borderline sans abus de substance, les patients borderline avec addictions ont plus fréquemment des antécédents de troubles post-traumatiques, survenant à la suite de violences physiques, sexuelles ou émotionnelles, ainsi qu’à des carences de soins ou un manque de stimulation émotionnelle [5, 15-17]. Ces traumatismes psychologiques sont connus pour favoriser les conduites addictives de façon indépendante [18]. Cliniquement, les sujets semblent revivre les situations traumatiques comme si elles se produisaient au moment de l’entretien (effet de persistance), rapportées notamment sous formes d’images sensorielles.

Troubles de l’attachement fréquents

10Dix études chez les adolescents et 13 études chez les adultes, analysées dans une revue systématique, ont retrouvé que les troubles de l’attachement, notamment insécure-évitant, insécure-désorganisé, insécure-ambivalent étaient fréquents chez les patients dépendants d’une substance [19, 20]. Des troubles de l’attachement ont été retrouvés jusqu’à 67 % des patients alcoolodépendants dans certaines études [21]. Ces troubles sont connus comme favorisant les addictions [20-22]. Certains auteurs ont suggéré que l’existence de troubles de l’attachement était l’élément majeur distinguant les patients avec addictions et trouble de personnalité borderline par rapport aux patients avec addictions sans trouble de personnalité [5]. Cliniquement, les patients insécures désorganisés produisent des récits désorganisés, avec des repères temporels et spatiaux brouillés, induisant chez le thérapeute des difficultés pour rétablir la chronologie.

Niveaux d’impulsivité élevés

11Par rapport aux patients borderline sans abus de substance, les patients borderline avec addictions ont des niveaux d’impulsivité plus élevés, avec notamment des scores plus élevés à des échelles d’impulsivité telles que la Barratt Impulsiveness Scale ou l’Eysenck Impulsiveness Scale ainsi qu’à des épreuves telles que le Balloon Analog Risk Task (BART). La relation bidirectionnelle entre impulsivité et addiction est aujourd’hui bien établie : l’impulsivité est un facteur clé favorisant de façon indépendante les conduites addictives [23, 24]. Inversement, les conduites addictives favorisent l’impulsivité [25-27].

Alexithymie

12L’alexithymie est connue pour favoriser les conduites addictives [28-31]. L’alexithymie, caractérisée par d’importantes difficultés à identifier et décrire les émotions, d’en comprendre les origines et de les contrôler, prend un caractère particulier chez les patients état limites. Ils rapportent fréquemment vouloir rechercher avec les substances des effets les plus rapides possibles pour anesthésier des émotions intenses, douloureuses, incontrôlables, chaotiques, voire insupportables telles que des sensations de honte, colère, culpabilité, rejet, peur, amour, rage… difficilement identifiées comme telles ou pour atténuer une dysrégulation émotionnelle, vécue par les patients comme une succession de « hauts et bas » intolérables. Ces émotions et affects, peu, ou mal identifiées réactivent des émotions intenses liées à des traumatismes anciens que les patients semblent revivre au moment de l’entretien. En outre, ils ont des difficultés à identifier les émotions chez les autres (à « lire » les autres comme l’a souligné Yeomans [32]. Gunderson a suggéré que la tentative de gestion des émotions à l’aide de substances psychoactives, plus faciles à maîtriser, du moins à court terme, pouvait être considérée comme une stratégie adaptative de ces patients à la réalité externe [11, 33].

Aspects étiopathogéniques

13La plupart des auteurs s’accordent sur le fait que les conduites addictives sont secondaires aux troubles de personnalité borderline, notamment dans une perspective d’automédication, notamment de la dysrégulation émotionnelle, des troubles de l’attachement et des troubles post-traumatiques [12]. Dans ce sens, l’étude Nesarc et une étude longitudinale durant deux ans a retrouvé que l’existence de traits de personnalité borderline était prédictive de l’apparition ultérieure ou la persistance de problèmes liés à la consommation d’alcool [34, 35].

14 Certains auteurs ont suggéré l’influence de facteurs neurobiologiques. Le système opioïde joue un rôle dans la régulation des émotions et pourrait être altéré chez les sujets borderline. Certaines études ont retrouvé par exemple une diminution des taux d’opioïdes endogènes, notamment de beta-endorphine et de met-enképhaline dans cette population [36]. Une étude d’imagerie fonctionnelle en PET-scan a retrouvé des différences de fixation des ligands opioïdes par rapport aux sujets témoins, suggérant des déficits opioïdes endogènes chez les patients borderline [37, 38].

Aspects évolutifs

15Sans traitement, l’évolution des patients borderline avec abus de substances est plus défavorable que les patients sans abus de substance [39, 40]. En revanche, pris en charge, l’évolution est plus favorable qu’on ne le pensait antérieurement, à la fois sur la symptomatologie des troubles de personnalité et sur les conduites addictives, comme l’a montré l’étude multicentrique (19 centres) Collaborative Longitudinal Personality Disorders et la McLean Study of Adult Development dans le tableau 1. Dans ces études, l’évolution à long terme des sujets borderline a retrouvé que 50 % de sujets étaient très améliorés après 16 ans de suivi, et que 90 % des sujets avaient expérimenté au moins une fois un épisode de rémission [33, 41, 42].

Tableau 1

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Tableau 1

Évolution de la fréquence des addictions dans la cohorte McLean Study of Adult Development de sujets présentant un trouble de la personnalité état limite et suivis pendant 10 ans (n = 290) [42].

Troubles de la personnalité état limite et addictions : prise en charge intégrée

16Plusieurs auteurs ont souligné l’intérêt d’une prise en charge intégrée des addictions et des troubles de personnalité borderline [43, 44]. Cependant, très peu d’études ont évalué spécifiquement l’efficacité des traitements médicamenteux et des psychothérapies chez les patients présentant un trouble de personnalité borderline et une (des) addiction(s) [40, 45-47].

Approches médicamenteuses

17Les traitements addictologiques devraient être systématiquement proposés aux patients à double diagnostic, en raison du risque plus élevé de rechutes dans cette population et que leur efficacité semble comparable à celle rencontrée chez les patients avec addiction sans trouble de personnalité [39, 48]. Deux études préliminaires ont montré que le disulfirame et/ou la naltrexone pouvaient être efficaces spécifiquement dans la prévention des rechutes chez les patients alcoolodépendants présentant un trouble de personnalité borderline [49, 50]. Ces médicaments n’ont pas posé de problèmes de tolérance, toujours à craindre chez des patients impulsifs [49, 50]. Les traitements de substitution opiacés (méthadone, buprénorphine) dans les dépendances opiacées, ainsi que les benzodiazépines peuvent être utilisés sous réserve d’un contrôle strict de la délivrance.

18 Gianoli et al. ont suggéré l’intérêt de plusieurs médicaments dans les doubles diagnostics addictions/trouble de personnalité borderline [40]. Ceux-ci pourraient être efficaces dans les conduites addictives et en même temps sur certains traits caractéristiques des troubles de personnalité borderline. Cependant, il faut souligner qu’il ne s’agit que d’études préliminaires, non validées expérimentalement, n’ayant pas toujours utilisé de méthodologie de randomisation en double aveugle contre placebo et qu’elles n’ont pas actuellement d’autorisation de mise sur le marché dans cette indication [40] :

  • le topiramate : plusieurs études randomisées en double aveugle contre placebo ont montré que le topiramate était efficace dans l’alcoolodépendance [51, 52]. Une étude a retrouvé également que ce médicament pouvait réduire les sentiments de colère chez les sujets présentant un trouble de personnalité borderline. Une autre a suggéré que le topiramate pouvait réduire la consommation excessive d’alcool en réduisant l’impulsivité et/ou en augmentant le contrôle inhibiteur [40]. L’intérêt du topiramate sur ces symptômes cibles, au moins théorique, chez les sujets à double diagnostic reste cependant à confirmer dans des études plus rigoureuses sur le plan méthodologique ;
  • la lamotrigine : certaines études ont suggéré que la lamotrigine pouvait atténuer certaines caractéristiques des troubles de personnalité borderline, en particulier l’impulsivité, la labilité émotionnelle et les sentiments de colère [40]. Ce médicament pourrait également avoir des effets anti-craving dans l’alcoolodépendance, mais le niveau de preuve est faible, étayé seulement par des études de cas ou de petites séries de cas ;
  • l’aripiprazole : quelques études ont suggéré que l’aripiprazole pouvait atténuer les sentiments de colère et les comportements agressifs rencontrés dans les troubles de personnalité borderline, mais sur un nombre limité de patients. Ce médicament pourrait aussi atténuer le craving et la consommation dans l’alcoolodépendance. Cependant, ces résultats n’ont pas été confirmés dans d’autres études [53] ;
  • l’olanzapine : quelques études randomisées contre placebo ont suggéré que l’olanzapine pouvait atténuer les sentiments de colère, l’anxiété, les comportements agressifs et les idées de persécution rencontrés dans les troubles de personnalité borderline [40]. Une étude a aussi retrouvé des effets anti-craving dans l’alcoolodépendance, mais qui restent à être confirmées dans des études plus rigoureuses sur le plan méthodologique.

Approches psychothérapeutiques

19Peu d’études ont évalué l’efficacité des psychothérapies chez les patients avec comorbidité addictions/troubles de personnalité borderline [44, 47, 54]. Certains auteurs comme Nielsen et al. ont développé des approches psychothérapeutiques spécifiques telles que le Personality-guided Treatment for Alcohol Dependence (PETAD), intégrant la prise en charge des addictions et des troubles de personnalité, notamment borderline [55].

20Linehan et Dimeff ont développé une version de leur Dialectical Behavior Therapy (DBT), ou thérapie comportementale dialectique, spécifiquement destinée aux patients borderline présentant des addictions [56]. Une étude a retrouvé que le nombre de jours d’abstinence était plus élevé chez les sujets recevant cette thérapie que dans le groupe des patients n’en ayant pas bénéficié [57]. Néanmoins, certaines études, comme celle de van den Bosch et al. ont retrouvé, certes une efficacité comparable de la Dialectical Behavior Therapy chez les patients présentant un trouble de personnalité borderline avec ou sans conduites addictives, mais pas d’efficacité spécifique sur les addictions [58].

21 Les principes fondamentaux des approches psychothérapeutiques spécifiques sont de se focaliser sur le rôle de la consommation dans les tentatives de contrôle des tensions et des débordements émotionnels très fréquemment à l’origine des alcoolisations et des consommations de drogues. Elles se focalisent également sur la verbalisation et l’analyse des expériences émotionnelles interpersonnelles [33]. Le travail de fond consiste à aider les patients à reconnaître les états émotionnels chez eux et chez les autres et à élaborer ce qui dépend de lui et ce qui dépend des autres. Dans l’approche dialectique, l’objectif de diminution de la consommation, plus réaliste dans cette population, est préféré à l’abstinence. Celle-ci sera l’étape ultime d’un processus thérapeutique évoluant par étapes. Les troubles de personnalité état limite étant un facteur de risque de ruptures de soins, la rétention dans les soins est un objectif important [59].

22 Un aspect important de la prise en charge des patients à double diagnostic concerne les soignants. Ils nécessitent de repérer et maîtriser les mouvements contre-transférentiels qui peuvent être intenses et de travailler en équipe. Le cadre thérapeutique va chercher à trouver la bonne distance relationnelle.

Autres approches thérapeutiques

23Les techniques d’entretiens motivationnels sont particulièrement adaptées aux patients borderline en raison de l’aspect dialectique de cette approche. En outre, le thérapeute intervient de façon active et l’autonomie et la liberté de décision des patients restent préservées. L’alexithymie pouvant être très importante, les thérapies centrées sur l’expression artistique, le mindfulness ou les thérapies corporelles telles que la balnéothérapie, la psychomotricité ou les thérapies à médiation animales peuvent être très utiles.

Conclusions

24La fréquence des troubles de personnalité états limites est élevée chez les patients présentant des addictions. La consommation de substances chez ces patients favorise les conduites suicidaires et diminue l’observance aux traitements.

25 Il est souhaitable qu’addictions et troubles de la personnalité soient pris en charge simultanément (prise en charge intégrée). Au départ, les techniques d’entretiens motivationnels sont adaptées, avec une distance relationnelle adéquate (ni trop proche, ni trop éloignée). Le travail de fond vise à développer chez les patients des capacités adaptatives autres que le recours aux toxiques et à les aider à reconnaître les états émotionnels chez eux et chez les autres.

Liens d’intérêts

26 Alain Dervaux déclare des interventions ponctuelles (conférences, invitations en qualité d’auditeur) pour Bristol Myers, Squibb, Otsuka ; Xavier Laqueille déclare des interventions ponctuelles pour Otsuka.

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Mots-clés éditeurs : addiction, psychothérapie, prise en charge, état limite, épidémiologie, traitement, comorbidité

Date de mise en ligne : 10/02/2016.

https://doi.org/10.1684/ipe.2015.1432

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