Notes
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[1]
Interne en psychiatrie, Unité de psychopédagogie, Service de psychiatrie infanto-juvénile du Pr Poinso, Hôpital Sainte-Marguerite, 270, boulevard de Sainte-Marguerite, 13009 Marseille, France
<fagot.anna@hotmail.fr> -
[2]
Praticien hospitalier pédopsychiatre à l’unité de psychopédagogie, Service de psychiatrie infanto-juvénile du Pr Poinso, Hôpital Sainte-Marguerite, Marseille, France
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[3]
PU-PH, pédopsychiatre, responsable du service de psychiatrie infanto-juvénile, responsable du Centre de ressource autisme, Hôpital Sainte-Marguerite, Marseille, France
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[4]
PU-PH, psychiatre, responsable du service de psychiatrie universitaire, Solaris, Hôpital Sainte-Marguerite, 13009 Marseille, France
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[5]
Unité de psychopédagogie au sein du service hospitalo-universitaire de psychiatrie de l’enfant du Pr Poinso, hôpital Sainte-Marguerite, à Marseille.
Introduction
1Le domaine des interactions sociales est un domaine capital dans le développement de l’enfant. Chez les enfants qui présentent des difficultés dans les interactions sociales, ces difficultés ont un retentissement important sur les apprentissages, avec une altération du pronostic scolaire ; cela explique le développement croissant des groupes d’entraînement aux habiletés sociales (GEHS), proposés aux enfants et adolescents ayant un autisme de haut niveau (AHN) ou un syndrome d’Asperger (SA). Les GEHS sont d’abord apparus dans la pratique auprès des personnes schizophrènes. Baghdali et Brisot-Dubois évoquent l’adaptation nécessaire aux enfants autistes, avec l’utilisation du jeu, l’étayage visuel des consignes, la répétition verbale et les intérêts des enfants pour le choix des discussions [1]. Selon l’équipe de Andanson qui a réalisé une revue de la littérature sur les GEHS [2], les GEHS sont généralement animés par deux thérapeutes avec deux à trois participants par thérapeute ; le travail se fait sur 10/12 séances environ, l’enseignement est concret, dans une perspective psycho-éducative. Le cadre des séances comprend des règles définies et une routine qui se répète de séances en séances (un temps de début de séance, un enseignement didactique et des exercices de mise en pratique par l’intermédiaire de jeux de rôle ou d’histoires sociales, une fin de séance). Concernant le développement des habiletés sociales des enfants autistes, dans la littérature scientifique, nous recensons différentes techniques de travail des habiletés sociales que nous avons essayé de classer en fonction du type de support concerné : supports visuels et fictifs (scénarios sociaux de Carol Gray ; images de Montfort ; scenarios en bandes dessinées ou vidéos ; modelage vidéo…) ; support par les pairs (stratégies médiées par les pairs [3] ; entraînement à la réponse pivot [4]) ; support intellectuel (entraînement cognitif et comportemental, travail ciblé sur la théorie de l’esprit, apprentissage de l’humour…) ; support informatique interactif (entraînement sociocognitif informatisé portant sur l’interprétation des interactions sociales, l’expression verbale et écrite, la reconnaissance des visages [5] ; support conversationnel ; support ludique (jeu SociaBillyQuizz [6] ; jeux de rôle [7] ; challenges dans la vie quotidienne [8]). Ces techniques peuvent aussi être différentiées en deux types : techniques d’apprentissage à proprement parler, et techniques de mise en pratique comme les jeux de rôle ou les challenges (qui répondent à la nécessité d’une généralisation des acquis). D’après les différents auteurs, l’obstacle principal est la difficulté de la généralisation des connaissances acquises au sein du GEHS dans la vie quotidienne et du maintien dans le temps. C’est à ce niveau là qu’interviennent les jeux de rôle.
2Cependant, les troubles des interactions sociales ne nous semblent pas complètement spécifiques des enfants avec AHN ou SA. Des enfants avec un trouble envahissant du développement (TED) non spécifié pourraient-ils bénéficier des GEHS ? Les études sur les GEHS concernent le plus souvent des adolescents, voire des adultes ; sans trouble du comportement, ni altération cognitive majeure avec une bonne maîtrise du langage oral, avec lesquels l’alliance a été établie, ayant pour diagnostics exclusifs : AHN ou SA [9].
3Comment adapter ce travail à des enfants faisant l’objet d’un autre diagnostic ? Comment adapter ce travail à des enfants plus jeunes et/ou avec des troubles du comportement ?
4Nous proposons ici de faire état de l’expérience d’un GEHS sur l’année 2012-2013, au sein d’une unité de psychopédagogie dans un service universitaire de pédopsychiatrie. Les quatre enfants concernés ont chacun un trouble des interactions sociales manifeste, bien que les pathologies imputées soient hétérogènes (syndrome d’Asperger, autisme infantile sans retard mental, trouble du développement non spécifié). Les difficultés dans les interactions sociales des enfants participants à notre GEHS ainsi que leur manque de maturité et de recul sur leurs troubles (enfants de 8 à 10 ans) nous ont semblé dans un premier temps faire obstacle à la participation active que l’on exige d’eux dans un tel groupe. En revanche, ils se sont montrés vivement intéressés par la pratique de jeux de rôle. Aussi, nous proposons de questionner, dans ce travail, un passage par les jeux de rôle pour l’entraînement des habiletés sociales des enfants.
Méthodes
5L’unité de psychopédagogie [5] accueille des enfants de 6 à 15 ans, dans un dispositif conventionné entre l’hôpital et l’Éducation nationale. Son originalité réside dans le fait d’être en plus d’un lieu de soin, une école avec des enseignants spécialisés et un directeur-chef d’établissement. Les enfants sont donc à la fois patients à l’hôpital et élèves de l’enseignement spécialisé à temps partiel ; les élèves restent scolarisés le reste du temps à l’école ordinaire. Le suivi individuel des enfants et de leurs familles est assuré par différents professionnels de notre équipe pluridisciplinaire ou à l’extérieur (centre médico-psychologique ou psychopédagogique, consultations libérales…). Des entretiens familiaux réguliers ont lieu avec le psychiatre pour relater la progression du jeune patient, recueillir l’avis de la famille sur l’évolution scolaire et la vie quotidienne, maintenir la cohérence des différentes prises en charge, et parfois amorcer un travail psychothérapeutique. Devant des problématiques communes à plusieurs enfants, un travail de groupe est parfois proposé sur le thème de l’affirmation de soi, des habilités sociales, de l’expression orale et écrite.
6Le groupe est co-animé par deux soignants : pédopsychiatre de l’unité et interne en psychiatrie.
Constitution du groupe
7Il s’agit d’un groupe fermé (pas d’admission en cours d’année) sur la période de septembre à juin qui fonctionne sur indication médicale : difficultés sévères dans les interactions sociales ; la classe d’âge visée est celle de 9 à 11 ans. Une information sur le groupe a été donnée aux parents et à l’enfant avant la rentrée scolaire de septembre, au cours d’un entretien avec un des pédopsychiatres du service, et lors de l’organisation de l’emploi du temps des enfants pour l’année scolaire à venir. Le but fixé a été expliqué : permettre aux enfants d’accroître leurs capacités à communiquer les uns avec les autres, et à exprimer leurs émotions… Le consentement éclairé des parents a été demandé. L’accord des enfants a aussi été recherché.
Cadre spatiotemporel
8Dans la salle que nous occupons pour le groupe, nous aménageons un espace central entre plusieurs chaises, placées en demi-cercle, tournées vers un tableau Velleda. Les séances, hebdomadaires, se font sur le temps de classe des enfants. Nous suivons le rythme scolaire et il n’y a pas de séance pendant les vacances scolaires. Chaque séance dure 45 minutes. Avant chaque séance, nous allons chercher les enfants dans leurs classes respectives. Les séances se déroulent en trois temps : tour de parole des participants, parfois avec l’aide d’un bâton de parole, discussion autour d’un thème spécifique en lien avec leurs difficultés parfois soutenu par un jeu de rôle, retours sur le jeu de rôle et tour de parole des participants.
Présentation des enfants
9Notre groupe se compose de quatre enfants : Julien 9 ans ; Juliet 10 ans ; Ahmed 11 ans ; Youssef 10 ans. Les enfants sont d’une classe d’âge homogène. À l’école, ils sont en classe de CM1 (Julien), CM2 (Juliet, Ahmed, Youssef). Pour deux enfants sur quatre, le diagnostic posé est celui de trouble envahissant du développement : SA pour Ahmed ; AHN d’intensité légère pour Juliet. Pour Julien et Youssef, un trouble autistique a pu être suspecté à un moment de leur histoire en raison de troubles qualitatifs ou quantitatifs du langage et de bizarreries dans le comportement. Leur évolution clinique n’a pas pu confirmer ce diagnostic. Même si ces deux enfants ne remplissent pas les critères diagnostiques pour un trouble envahissant du développement spécifié, ils ont tous deux des troubles sévères des interactions sociales avec des répercussions à l’école, à la maison, et en psychopédagogie (travail en petit groupe).
10En reprenant les différentes histoires cliniques, nous constatons que ces enfants, quel que soit le diagnostic évoqué sont très handicapés au niveau des interactions sociales dans leur vie quotidienne. De fait, dans notre expérience, les enfants les plus sévèrement atteints, quel que soit le trouble impliqué (trouble hyperactivité avec déficit attentionnel, anxiété sociale, refus scolaire anxieux, TOC, dépression…), ont un trouble des interactions sociales qui entraîne l’enfant dans un cercle vicieux d’échecs (avec pour conséquence : inhibition, fragilisation de l’estime de soi) que le traitement spécifique au sein des GEHS pourrait enrayer. Les quatre enfants participant à notre groupe ont bénéficié d’un repérage précoce compte tenu de l’apparition dans la première enfance de troubles préoccupant leurs parents (troubles du langage, troubles du comportement). Tous ont bénéficié d’un bilan diagnostique complet (certains à plusieurs reprises). Leur point commun se situe dans des difficultés avérées au niveau des interactions sociales. Ils n’ont pas de retard mental en dehors d’Ahmed chez qui les dernières évaluations (Wechsler Intelligence Scale for Children ou WISC IV) montrent un déficit intellectuel léger.
11Tous ont bénéficié de soins précoces : Julien (au centre d’action médicosociale précoce à partir de 18 mois), Youssef (à l’hôpital de jour à partir de 2 ans et 4 mois), Juliet (à l’hôpital de jour à partir de 5 ans) et Ahmed (en psychopédagogie à partir de 6 ans) et d’une intégration scolaire depuis la maternelle (avec auxiliaire de vie scolaire pour 3 enfants sur 4).
12Ils sont actuellement pris en charge de façon partielle dans notre unité psychopédagogique avec un enseignant spécialisé au sein de petits groupes d’élèves ; et scolarisés le reste du temps dans des classes ordinaires.
Évolution clinique des enfants
13Au début de l’année scolaire, Juliet avait fait un dessin nous représentant comme des « monstres » l’obligeant à venir au groupe d’habiletés sociales, et elle en toute petite fille qui pleure et dit : « non non non non ». Lors des premières séances, Juliet restait très en retrait et disait parfois en boucle : « j’aime pas les émotions j’aime pas les émotions j’aime pas les émotions ». La première fois, où nous avions proposé des mimes, lors du jeu des métiers, Juliet n’avait d’abord pas voulu participer, puis elle avait changé d’avis en voyant les autres mimer. Quelques mois plus tard, Juliet évoquait avec grand plaisir les séances réalisées dans le groupe, et son rôle souvent repris de maîtresse d’école. Lors du bilan des séances en juin, Juliet a de nouveau évoqué le plaisir ressenti lors du jeu de rôle de la station-service avec une certaine nostalgie.
14Pour Julien, les jeux de rôles ont semblé canaliser une part de son énergie, lui qui éprouvait des difficultés à rester assis sur sa chaise. Il s’agissait aussi d’apprendre à faire semblant, frapper pour de faux, attendre son tour, accepter de ne pas avoir le rôle choisi, jouer la personne agressée et non l’agresseur…
15Youssef a voulu arrêter en avril sa participation au groupe. Pourtant, nous avions l’impression qu’il prenait un immense plaisir à faire semblant. Youssef était un élément moteur de ce groupe, mettant spontanément en avant ses difficultés. Nous pensons que sa décision d’arrêter le groupe vient peut-être de son anxiété de performance toujours présente. Youssef vit très mal ses difficultés scolaires et la crainte du redoublement est omniprésente. Dans ce contexte, comme le groupe a lieu sur les temps d’apprentissage, Youssef avait tendance à considérer qu’il s’agissait d’une perte de chance pour lui, malgré nos explications réitérées. Sa décision évoquée à plusieurs reprises, a finalement été respectée, malgré le bénéfice que nous devinions à cette prise en charge.
16Pour Ahmed, le travail de jeux de rôle nous a semblé particulièrement pertinent car nous avons constaté qu’Ahmed éprouvait beaucoup de difficultés à faire la différence entre ce qui se passait dans les moments de jeu et ce qui se passait dans les moments de discussion. Ahmed est en difficulté pour « faire semblant ». Il a pu, à plusieurs reprises, exprimer hors du jeu, de la colère ou une volonté de revanche vis-à-vis d’un événement produit dans le jeu. Mais, à certains moments, il s’est montré sensible à nos critiques et a accepté des consignes qui lui semblaient bizarres comme se moquer de l’enfant joué par Julien en disant qu’il avait de longs cheveux (alors que Julien a les cheveux courts). À cet égard, nous avons trouvé intéressant le fait de pouvoir reprendre les scènes, les rejouer plusieurs fois après avoir précisé les consignes ou changé les rôles.
Cheminement des soignants : adaptation du cadre
17Le principe de départ de ce groupe était de partir d’une discussion de groupe pour :
- dégager les problèmes concrets des enfants : énonciation d’un problème (par exemple, dans un conflit) ;
- distinguer les différents mécanismes en jeu dans ce problème ;
- leur permettre d’en prendre conscience ;
- par l’intermédiaire d’une mise en pratique, voire de jeux de rôle ;
- pour aboutir à des changements d’attitudes dans leur vie quotidienne (afin qu’ils rencontrent moins de problèmes ou qu’ils arrivent mieux à les gérer).
18Mais, les enfants de notre groupe avaient beaucoup de difficultés à s’exprimer sur ce qui se passait dans leur vie quotidienne, même après que nous leur avons donné des exemples de situations de conflit. Pourtant, nous savions, par notre accès à leur dossier médical et par le suivi personnel dont ils bénéficiaient tous, qu’ils vivaient tous les quatre des situations difficiles à la maison et à l’école. Leur posture restait inébranlable, les enfants apparaissaient soit absorbés en eux-mêmes, soliloquant (Ahmed, Juliet), soit comme s’ils ne comprenaient pas nos questions, ni le problème (Juliet), soit qu’ils répondent à la question avec une assurance plaquée « je n’ai pas de problème » (Julien), soit qu’ils répondent à côté de notre question (Ahmed). Seul Youssef exprimait spontanément ses difficultés avec ses sœurs ou à l’école. Le plus souvent, nous ne trouvions malheureusement pas la réponse que nous attendions ; c’est-à-dire : « j’ai eu un problème X dans telles circonstances ». Cela nous aurait permis d’analyser ensemble les rouages du problème, les circonstances de la situation donnée, afin que les enfants comprennent quelle stratégie avait été adoptée, les émotions ressenties par les différents protagonistes, les conséquences et quelle stratégie alternative aurait pu être choisie. C’est dans ces moments, où la parole semblait difficile que nous passions à un jeu de rôle. Rapidement, ce passage au jeu de rôle fut parfois directement sollicité par les enfants qui venaient participer au groupe avec davantage de plaisir. Après les jeux de rôles, les échanges de paroles étaient nettement plus riches et les enfants parvenaient un peu mieux à évoquer des situations similaires au conflit représenté dans le jeu de rôle.
19Parallèlement, nous découvrions progressivement de nouveaux problèmes liés à la pratique des jeux de rôle, ce qui nous a amené à inventer des règles pour le fonctionnement du groupe. Par exemple, nous avons noté des difficultés des enfants à faire la part des choses entre jeu et réalité (possibilité de vengeance dans la vie réelle entre les enfants par rapport à un événement qui s’était produit dans le jeu), des difficultés à sortir du jeu… Ainsi, le cadre que nous proposions aux enfants pour les jeux de rôle s’est clarifié petit à petit et nous avons introduit progressivement plusieurs règles dont nous avons senti la nécessité empirique :
- rappel de la règle de faire semblant ;
- usage d’un nom pour le personnage ;
- travail autour des changements de rôles ;
- définition d’un espace pour les spectateurs (assis en demi-cercle sur des chaises) distinct de l’espace du jeu de rôle ;
- réalisation des trois coups (pour une borne temporelle du moment de jeu de rôle) pour le début du jeu de rôle et énonciation du mot « rideau » à la fin.
20Nous avons aussi pris l’habitude qu’un adulte reste en dehors du jeu de rôle (garant du jeu) et que l’autre adulte puisse, de son côté, prendre un rôle ; en général, un rôle de personnage « méchant » ou transgressant les lois ; pour éviter qu’un enfant joue ce rôle-là et devienne la cible de l’agressivité des autres. Les enfants choisissaient librement leurs rôles, même si nous faisions parfois des suggestions. Avant de se mettre à jouer, nous distribuions les rôles à jouer et écrivions au tableau les noms des personnages et les noms des acteurs qui leur correspondaient. Puis, c’est un signal sonore (les trois coups) qui mettait les acteurs en jeu. Le jeu de rôle se finissait avec un deuxième signal sonore (« RIDEAU »). Il y avait ensuite retour au groupe de parole : chacun se rasseyait sur sa chaise et nous discutions de la situation jouée, nous commentions le jeu des acteurs et l’issue trouvée… La consigne pouvait aussi être modifiée pour que la saynète soit rejouée avec un scénario un peu différent ou un changement de rôles. La reprise du jeu était à nouveau signalée par les trois coups… Un tour de parole des différents participants était organisé en fin de séance, avec des discussions autour de situations ressemblantes, du jeu des différents acteurs, et de la vraisemblance de la situation jouée. Rejouer une scène nous a semblé intéressant ; cela nous permettait de changer la distribution des rôles, ou de modifier le scénario ; ce qui fait appel à la flexibilité des enfants par rapport à l’histoire…
21Donc, nous avons ajusté notre façon de mener le groupe : la discussion se faisait davantage après le jeu de rôle ; le temps de la discussion a été raccourci. Nous avons formalisé ces nouvelles modalités de travail de groupe petit à petit et non de façon anticipée. Nous nous sommes adaptés à ce groupe-là, à ses enfants-là, à leurs difficultés, pour construire avec leurs possibilités notre nouveau protocole de travail. Cette liberté des soignants a pu être favorisée par l’ambiance du service où nous travaillions et où plusieurs orientations théoriques coexistent.
Bilan du groupe par rapport aux objectifs habituels des GEHS
22Nous avons listé les différents objectifs des GEHS tels qu’ils sont énoncés par différents auteurs [1, 7, 8, 10] en tentant de regrouper les objectifs qui semblaient se recouper ; et avec une présentation sous forme de tableau. Le travail en groupe utilisant le jeu de rôle répond globalement aux objectifs fixés par les GEHS : en effet, le travail de jeu de rôle exige une structuration de l’espace et du temps, ce qui est une façon d’aborder les cognitions sociales. Les jeux de rôles proposés étaient souvent ciblés sur des conflits interpersonnels : comment faire pour que tel camarade me rende un livre que je lui ai prêté ? Comment faire à la station-service si quelqu’un est devant moi et prend beaucoup de temps ?… Il s’agissait d’apprendre à résoudre un problème. Nous avons également travaillé les émotions et les sentiments, par des mimes et des devinettes lors d’une séance spécifique, mais, aussi lors de chaque saynète jouée ; au même titre qu’un « travail d’acteur » était demandé aux enfants lors des jeux de rôle. Les habiletés conversationnelles apparaissaient lors des jeux de rôle et surtout au cours de la séance, lors des temps de conversation avant ou après le jeu de rôle ; avec le rappel régulier des règles de respect des autres, d’écoute… Nous pensons qu’un travail corporel comme les jeux de rôle augmente la conscience de soi et permet une revalorisation de sa personne avec une meilleure estime de soi. Le groupe a été l’occasion de prendre du plaisir ensemble et ainsi de prendre conscience que des expériences positives avec les autres sont possibles. Cela étant, nous ne pensons pas que cette confiance en soi, au vu de la gravité des pathologies concernées, puisse se généraliser après si peu de séances. Nous jugeons que certains des objectifs (autonomie, troubles du comportement et stéréotypies, meilleure adaptation sociale à l’extérieur du groupe) pourraient être atteints après une pratique de groupe plus longue et qu’ils découlent des autres objectifs. Pour plus de lisibilité, nous avons présenté ces objectifs et leur travail lors des jeux de rôle sous forme d’un tableau (tableau 1).
+++ : objectif principal des jeux de rôle, travail spécifique. ++ : objectif important des jeux de rôle, travail moins spécifique. + : objectif secondaire (découlant de la réussite des autres objectifs), pas de travail spécifique.
Discussion
23Ce travail regroupe des observations sur un total de 17 séances. Cette durée d’observation est insuffisante pour mettre en évidence une efficacité de ce travail sur les enfants dans leur vie quotidienne. Le fait que ces enfants handicapés dans leurs interactions sociales aient eu du plaisir ensemble pendant le temps du groupe nous semble cependant un argument important pour l’intérêt du travail de jeux de rôles dans les GEHS. Les données qualitatives recueillies sur le groupe et en entretien clinique n’ont pas pu être confrontées à des grilles d’autoévaluation de l’efficacité du travail dans le groupe par les enfants ni par des grilles d’hétéro-évaluation que leurs parents auraient pu remplir. Cela reste nécessaire et c’est un projet pour les prochaines années.
24Ce travail est d’abord un travail clinique. Les enfants que nous avons pris en charge dans ce groupe n’auraient sans doute pas été inclus dans des études cliniques compte tenu de la gravité du tableau présenté, de leurs diagnostics hétérogènes et de leur faible motivation. Pour autant, nous pensons qu’ils ont bénéficié de ce groupe. Peut-on généraliser les effets cliniques remarqués au sein de ce groupe et que nous relions à l’augmentation de la place des jeux de rôle dans le travail des habiletés sociales à d’autres enfants appartenant à d’autres groupes ? Ce travail des habiletés sociales (avec le support de jeux de rôle) sera reconduit avec ces enfants l’an prochain de façon plus formalisée avec le support d’échelles d’évaluation, mais il faut veiller à garder une souplesse du cadre car nous avons vu dans notre groupe à quel point l’adaptation du cadre et des propositions aux enfants leur a permis de s’investir.
25Nous avons fait le choix de proposer le support de notre GEHS à des enfants présentant des pathologies pédopsychiatriques sévères, mais n’ayant pas nécessairement un AHN ou SA. Nous avons émis l’hypothèse au vu du retentissement important sur la capacité d’adaptation sociale qu’un traitement symptomatique sur les interactions sociales pouvait être bénéfique aux enfants ; bénéficiant par ailleurs d’un traitement spécifique de la pathologie source. Le but est alors d’éviter à l’enfant de se trouver dans un cercle vicieux où la pathologie induit des difficultés dans les interactions sociales, ces difficultés pouvant aggraver la pathologie (du fait de la baisse de l’estime de soi), voire s’autonomiser et persister même lorsque la pathologie première est soignée.
26Les bénéfices attendus des GEHS sont importants. Mais, ce travail de rééducation de l’enfant, s’il n’est pas fait à sa demande, peut lui paraître fastidieux. Les enfants de notre groupe n’étaient peut-être pas prêts pour un travail aussi rigoureux ; d’où les difficultés que nous rencontrions. Le problème de la motivation des enfants dans ce travail de rééducation nous a paru essentiel. Plusieurs confrères se sont d’ailleurs intéressés à ce problème, certains en créant un jeu le SociaBillyQuizz [6], d’autres en insistant sur la place du plaisir comme Attwood [11]… En passant par ce travail de jeux de rôles, nous avons découvert que les enfants pouvaient s’impliquer davantage dans le groupe, et y prendre du plaisir. De plus, après le temps du jeu de rôles, les enfants semblaient avoir enfin quelque chose à dire et ils rapportaient spontanément au groupe, des situations de difficultés qu’ils avaient pu vivre. Ainsi, il nous semble que la « remise en corps » a pu servir de support à la parole chez des enfants en difficulté pour verbaliser, ce qui rejoint aussi, à notre sens, certaines idées à la base du travail du psychodrame de Moreno où la spontanéité est mise en exergue [12].
27La pratique de jeu de rôle pourrait également aider les enfants de façon indirecte : en augmentant leur envie et leurs capacités à imiter les autres. Des études récentes montrent des relations entre imitation, interaction sociale et attention conjointe : corrélations entre les scores d’imitation et d’interactions sociales mais aussi entre les scores d’imitation et d’attention conjointe chez les enfants autistes [13]. Les auteurs semblent se prononcer en faveur du modèle de Sally Rogers et Pennington : l’incapacité à imiter serait l’une des sources du trouble autistique. Les capacités d’imitation des enfants autistes ne sont pas affectées de façon homogène : leurs difficultés prédominent dans l’imitation des mouvements faciaux, des postures du corps, des gestes et du ton de la voix ; tandis que l’imitation d’action sur les objets semble plutôt conservée. Ces deux modalités d’imitation pourraient dépendre de deux processus différents : le processus de l’échange social (imitation des mouvements faciaux, des postures du corps, des gestes et du ton de la voix) serait le plus atteint ; tandis que le processus de l’imitation d’action dans le cadre de la fonction d’apprentissage (imitation d’action sur les objets) semble plutôt conservé. Ces recherches pourraient avoir des impacts sur la thérapie des interactions sociales chez les enfants autistes. Les professionnels pourraient développer des thérapies qui agissent sur les interactions sociales elles-mêmes, mais aussi sur la capacité des enfants à imiter ces interactions au cours d’un jeu d’échange, comme cela semble être le cas lors des jeux de rôle.
28Jacques Hochmann a repris les travaux de Bion [16] et émet l’hypothèse d’un « trouble du récit intérieur » à propos des enfants souffrant de troubles envahissant du développement [14]. Le soin psychique aurait pour but, dans cette perspective, de remettre en route l’activité narrative qui nécessite elle-même des relations avec l’autre. En effet, réaliser un récit nécessite de s’imaginer, un interlocuteur à qui ce récit pourrait s’adresser. Dans notre groupe, les séances étaient articulées les unes aux autres, par la pratique, fréquente dans les GEHS, d’un rappel de ce qui avait été vécu la séance précédente. De plus, nous avons eu l’occasion de faire le bilan à plusieurs reprises dans l’année. Lors de ces bilans en cours d’année, les enfants ont spontanément abordé leur souvenir du jeu de rôle de la station-service ; et le désir de refaire ce jeu de rôle ou leur nostalgie. En tant que thérapeute, nous nous en souvenons également comme l’un des jeux de rôle les plus marquant de l’histoire du groupe. Ce jeu de rôle a semblé faire « événement » pour les participants du groupe. Le fait qu’un moment s’inscrive dans l’histoire de ces enfants fortement en difficulté pour conter leur propre histoire et s’inscrive dans l’histoire du groupe, c’est-à-dire dans une histoire partageable, semble prometteur. Ne pourrait-on pas considérer après coup ce travail comme un travail non seulement éducatif mais aussi thérapeutique ?
29Nous avons pu voir au cours du travail de jeu de rôle, que la règle de « faire comme si » n’allait pas de soi pour les enfants. Comme nous avons eu l’occasion d’en discuter, il pouvait y avoir des ripostes dans la réalité quotidienne (hors du jeu) faisant suite à des événements advenus lors du jeu. C’est cette constatation qui nous a poussés à énoncer plus clairement certaines règles. De plus, c’est également pour cette raison que le rôle de l’enfant ou de l’adulte gênant était joué par l’un de nous, afin que la décharge d’agressivité permise par le jeu de rôle ne puisse pas être dirigée vers un des enfants. C’est également pour faire comprendre la distinction entre personne réelle et personnage que nous proposions aux enfants de rejouer le même scénario en changeant de rôle.
30Le phénoménologue Alfred Schütz rapporte, dans un article de 1946 « Don Quichotte and the Problem of Reality » traduit en français récemment par Henri Leroux, un épisode où Don Quichotte intervient lors d’un spectacle de marionnettes pour sauver un des personnages représentés [15]. Pour Don Quichotte, la réalité représentée par le théâtre est confondue avec celle de son univers imaginaire privé, d’où son intervention au cours de la représentation pour sauver un des personnages représentés. Certains des enfants de notre groupe se trouvaient dans des difficultés quelque peu comparables, au vu de certaines ripostes hors du jeu. C’est aussi le problème de Don Quichotte qui attaque les marionnettes d’un spectacle pour défendre le personnage de la dame. Pour Alfred Schütz, la réalité du théâtre n’est pas moins réelle que la réalité de la vie quotidienne ; ces deux réalités sont sur des plans différents. Cette confusion entre les plans était présente chez les enfants du groupe d’où l’importance que nous ré-énoncions ces différences.
31Par ailleurs, nous avons pu voir combien les enfants du groupe, en difficulté au niveau social dans la vie quotidienne, comptaient sur les rôles attribués, pour obtenir une sorte de réparation. D’ailleurs, les rôles au sein du groupe étaient parfois suggérés en fonction de ce que nous connaissions des enfants. Juliet avait souvent des rôles d’institutrice ou de policière. À Youssef qui ressentait un sentiment d’injustice très important dans sa vie quotidienne face à des personnes ayant autorité sur lui (instituteur, parents…), nous proposions justement des rôles d’autorité, qu’il acceptait de jouer avec un immense plaisir. Ainsi, lors de sa dernière séance au groupe, alors que nous avions suggéré qu’il joue un rôle d’enfant, il demanda expressément de jouer celui du directeur d’école : « Je n’aurais plus jamais l’occasion de jouer un rôle “pareil”! ».
32Nous avons pu observer dans notre groupe que le passage par le jeu de rôle permettait aux enfants d’être dans le plaisir ensemble et aussi d’être « valorisés », de retrouver une certaine liberté. Cela nous semble faire écho à l’idée de spontanéité évoquée par Jean Louis Moreno qui a fondé la technique de psychodrame [12]. Mais, ce GEHS reposait sur les différents registres que nous avons énoncés, et non sur des interprétations proposées aux enfants.
33La façon dont nous avons pratiqué les jeux de rôle au sein de ce GEHS nous paraît intéressante. Malgré le peu de formalisation de cette pratique, nous constatons plusieurs bénéfices : augmentation de l’alliance avec chacun des enfants, formation d’un groupe avec une histoire commune, plaisir à être ensemble, stimulation des capacités d’imitation et d’empathie des enfants, aide à la création d’une réalité imaginaire commune et à la distinction entre cette réalité imaginaire et celle de la vie quotidienne… Peut-être les GEHS peuvent-ils être vus non comme des espace-temps où il faut apprendre à « être normal » mais comme des espace-temps où il est possible d’apprendre à « jouer à être normal ». La capacité de prendre du plaisir avec les règles sociales pourrait constituer un facteur d’accélération des processus d’apprentissage cognitifs et comportementaux. Cela permet également d’introduire une possibilité de second degré, souvent en défaut chez ces enfants.
Liens d’intérêts
34les auteurs déclarent ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.
Bibliographie
Références
- 1Baghdadli A, Brisot-Dubois J. Entraînement aux habiletés sociales appliqué à l’autisme - guide pour les intervenants. Issy-les-Moulineaux : Elsevier Masson, 2011.
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- 3Banda DR, Hart SL, Liu-Gitz L. Impact of training peers and children with autism on social skills during center time activities in inclusive classrooms. Research in Autism Spectrum Disorders 2010 ; 4 : 619-25.
- 4Bourgueil O. Mémoire : DESS de psychologie de l’enfant et de l’adolescent université Lille 3 : formation d’enfants de deux groupes d’âge à l’implémentation des techniques d’entraînement aux réponses pivots (Pivotal Response Training - PRT), 2004.
- 5Franck N. Remédiation cognitive. Issy-les-Moulineaux : Elsevier Masson, 2012.
- 6Pourre F, Aubert E, Andanson J, Raynaud JP. SociaBilly-Quizz, un jeu pour l’entraînement aux habiletés sociales chez l’enfant et l’adolescent : étude exploratoire. Neuropsychiatrie de l’Enfance et de l’Adolescence 2012 ; 60 : 155-9.
- 7De Fenoyl G. L’entraînement aux habiletés sociales chez les personnes atteintes de syndrome d’Asperger. Journal de Thérapie Comportementale et Cognitive 2004 ; 14 : 109-15.
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- 11Attwood T. Le syndrome d’Asperger et l’autisme de haut niveau : comprendre et intervenir efficacement. Paris : Dunod, 2003.
- 12Moreno JL. Psychothérapie de groupe et psychodrame : introduction théorique et clinique à la socianalyse. Paris : Presses universitaires de France, 1965.
- 13Girardot AM, De Martino S, Rey V, Poinso F. Étude des relations entre l’imitation, l’interaction sociale et l’attention conjointe chez les enfants autistes. Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 2009 ; 57 : 267-74.
- 14Hochmann J. La narration dans le soin des enfants souffrant de troubles envahissants du développement. Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 2011 ; 59 : 266-73.
- 15Schütz A. Don Quichotte et le problème de la réalité. Sociétés 2005 ; 89 : 9-27.
- 16Bion W. Learning from experience. London :William Heinemann Medical Books Ltd, 1962.
Notes
-
[1]
Interne en psychiatrie, Unité de psychopédagogie, Service de psychiatrie infanto-juvénile du Pr Poinso, Hôpital Sainte-Marguerite, 270, boulevard de Sainte-Marguerite, 13009 Marseille, France
<fagot.anna@hotmail.fr> -
[2]
Praticien hospitalier pédopsychiatre à l’unité de psychopédagogie, Service de psychiatrie infanto-juvénile du Pr Poinso, Hôpital Sainte-Marguerite, Marseille, France
-
[3]
PU-PH, pédopsychiatre, responsable du service de psychiatrie infanto-juvénile, responsable du Centre de ressource autisme, Hôpital Sainte-Marguerite, Marseille, France
-
[4]
PU-PH, psychiatre, responsable du service de psychiatrie universitaire, Solaris, Hôpital Sainte-Marguerite, 13009 Marseille, France
-
[5]
Unité de psychopédagogie au sein du service hospitalo-universitaire de psychiatrie de l’enfant du Pr Poinso, hôpital Sainte-Marguerite, à Marseille.