Couverture de INPSY_9002

Article de revue

Comprendre et prendre en charge la tentative de suicide chez l'enfant

Pages 141 à 148

Introduction

1Parler de tentative de suicide renvoie inévitablement à la notion de mort. Dans nos contrées occidentales, la mort de l’enfant est généralement comprise comme un échec, voire comme une profonde injustice : échec des professionnels de la santé qui n’ont pu empêcher l’issue fatale vécue telle une injustice. Lorsque l’enfant lui-même adopte un comportement autodestructeur, l’entourage se sent démuni face à cet indicible, à cet impensable [2]. Alors que nos mentalités évoluent dans le sens d’une libération de la parole, prônant le dialogue entre générations, la mort reste un domaine peu parlé, sujet tabou par excellence. Pourtant, les aspects liés à la mort sont abondamment retrouvés. Que penser de ces animations et activités ludiques proposées de manière attractive quel que soit l’écran, où l’on tue, où l’on meurt, parfois avec sophistication et réalisme... sans que l’enfant n’entende de considérations sur le prix de la vie, l’impact de la mort ? À une époque où les progrès scientifiques et les techniques médicales autorisent une plus grande longévité et une meilleure santé, l’individu s’entoure de multiples défenses et d’écrans, devant la mort, mort qu’il redoute au point parfois de la nier. Nombre d’adultes font difficilement face à la mort d’un enfant ou aux idées suicidaires de celui-ci, tant le côté inacceptable de la situation renvoie au mythe de naïve innocence et d’émergence de pulsion de vie liées à l’enfance. Dans une société où l’image est à ce point prépondérante, la mort est devenue un spectacle, une fiction ; ainsi, l’image prend le pas sur le texte, son usage excessif contrecarrant l’accès à la symbolisation.

2Par ailleurs, remarquons combien l’enfant est écarté d’un discours sur la mort, constat illustré, entre autres, par l’absence de ce concept dans les manuels scolaires. Si, dans les livres d’école du début du xxe siècle, la mort était abordée dans les cours d’apprentissage de la lecture, actuellement, les manuels sont aseptisés ; de plus les enseignants n’abordent plus guère ce thème, n’osant choquer, par peur de ne trouver les mots justes ou de provoquer des traumatismes. Il faut attendre l’occasion d’un fait dramatique touchant directement des enfants (par exemple, un accident de la route ayant entraîné la mort de plusieurs enfants) pour entendre une classe évoquer les représentations et émotions liées à la mort.

3Dans cet article, nous nous centrons sur la tentative de suicide de l’enfant prépubère, en rappelant quelques aspects liés au concept de mort, en abordant les mécanismes psychiques qui sous-tendent l’agir mortifère, en évoquant les éléments principaux de prise en charge, et ce, à la lumière de la clinique.

Vignettes cliniques

4Sans être paradigmatiques, trois vignettes cliniques illustrent à propos le thème de l’article. C’est à partir de notre expérience de pédopsychiatre au sein d’un hôpital général que nous décrivons les situations d’enfants de Jessica, Kevin et Emma.

Jessica

5Une mère, médecin spécialiste, nous consulte pour sa fille Jessica âgée de huit ans. Elle est très inquiète pour son enfant étant donné que deux jours avant la consultation, elle a surpris Jessica sur le rebord de la fenêtre du second étage du domicile. L’enfant a éclaté en sanglots en disant: « je veux mourir, je ne supporte plus cette vie, rien ne va… ». Se décrivant comme cartésienne, Madame tente d’en savoir davantage, posant des questions précises à l’enfant. Timidement, Jessica confie son épuisement par rapport à l’ambiance familiale et au conflit de couple. Lors de cette première séance de consultation ambulatoire, Madame décrit sa famille en évoquant le fait qu’elle-même et Monsieur, informaticien, investissent essentiellement les carrières professionnelles. Elle n’éprouve plus aucun sentiment pour son mari perçu comme un « manipulateur pervers », et espère même sa disparition. La mère parle de dégoût à son égard depuis le jour où (il y a 6 mois) Jessica lui a confié que son père venait la caresser la nuit. Choquée et bouleversée, Madame a immédiatement enjoint à son mari d’arrêter sur le champ son comportement inadéquat, auquel cas, sinon, elle portait plainte. Depuis lors, la dynamique familiale s’est profondément dégradée. Soucieuse de Jessica, de son bien-être, inquiète de ses paroles évoquant le suicide, la mère n’ose envisager une séparation de peur de laisser l’enfant seule avec son père. Nous proposons alors de pouvoir rencontrer rapidement le couple et, dans la foulée, Jessica. Les deux séances suivantes confirment l’analyse réalisée par la mère nous mettant ainsi en présence d’un homme à la personnalité pathologique. De son côté, en larmes, Jessica tient les propos que la mère a relayés lors du premier entretien. Nous établissons un format de prise en charge s’appuyant sur le modèle de la cothérapie et misant sur plusieurs axes thérapeutiques (séances individuelles, de couple, de famille). Après plusieurs rencontres, l’un et l’autre des parents commencent à envisager, relativement sereinement, une séparation tandis que Monsieur accepte l’idée d’un suivi thérapeutique personnel, reconnaissant l’aspect transgressif du lien à sa fille. Quand à Jessica, elle confiera l’éloignement progressif de ses « idées noires ».

Kevin

6Nous sommes appelés par les collègues de la salle d’urgence de l’hôpital. Se sont présentés deux éducateurs accompagnant Kevin âgé de sept ans. Celui-ci vient de tenter pour la deuxième fois de se pendre avec une corde dans une pièce isolée de l’institution où il est placé depuis trois mois. Kevin est prostré, le corps tendu, le visage fermé, les bras croisés, la tête rentrée dans ses épaules. La colère et la détresse sont clairement perceptibles. Il ne répond pas à nos invitations de dialogue. Les éducateurs désemparés décrivent la situation de l’enfant en précisant les raisons de son placement dans leur institution. Le juge de la jeunesse a pris la mesure d’éloignement de Kevin de son milieu familial étant donné un contexte grave de négligence. Le magistrat a toutefois laissé la sœur aînée au domicile faute de place dans une structure résidentielle. Accompagné de professionnels, l’enfant rencontre ses parents deux heures chaque dimanche. Kevin refuse de « s’installer » dans l’institution ; il s’oppose, provoque, met en échec toute tentative d’aide, rejette tout mouvement empathique à son égard. Au psychologue de l’institution, il reprend la même demande à chaque séance : « je veux aller à la maison… je veux rentrer… je veux voir papa et maman… ». Aucune approche ne semble permettre de l’aider à se décaler de ce positionnement puissamment fixé. Lors de la rencontre en salle d’urgence, les éducateurs parlent de leur impuissance ; autant ils peuvent comprendre l’attachement de Kevin à sa famille, sa loyauté, son besoin d’amour, autant les différents professionnels concernés pas sa situation ont constaté les manquements parentaux dommageables aux enfants. Quand ils ont découvert Kevin avec une corde autour du cou, ils ont contacté le juge qui leur a demandé de se présenter avec l’enfant au service d’urgence. Eux-mêmes ne conçoivent pas le retour à l’heure actuelle de l’enfant, souhaitant que nous puissions le garder en observation. Devant l’attitude de Kevin, le contexte familial et social, il n’est guère envisageable de laisser repartir adultes et enfant dans l’institution. Nous devons alors négocier non sans difficultés une place en urgence en structure pédopsychiatrique hospitalière afin d’apporter les soins nécessaires à l’enfant et de le protéger de ses idées suicidaires. Nous nous adressons alors à Kevin, lui expliquant combien nous pouvons comprendre les raisons de son geste et combien aussi nous ne pouvons souscrire à sa volonté d’en finir. Nous lui disons également que nous l’orientons dans un lieu où des soignants vont l’écouter et l’aider à comprendre ce qui se passe dans sa vie et dans ses liens familiaux. Nous insistons pour que l’enfant puisse rencontrer ses parents en présence de cliniciens et du juge de la jeunesse. Trois semaines après son admission dans l’hôpital pédopsychiatrique, nous apprenons que Kevin n’a plus tenté d’attenter à sa vie tout en pleurant très fréquemment. Un entretien réunissant la représentante du juge ainsi que sa mère semble avoir été décisif pour permettre à Kevin de commencer à intégrer les pans douloureux de son existence, à s’approprier son histoire familiale.

Emma

7Âgée de neuf ans, Emma a été admise dans le service de pédiatrie durant la nuit qui précède notre première rencontre. Nous intervenons à la demande des pédiatres quand un enfant est hospitalisé en urgence pour surveillance des paramètres somatiques et qu’une dimension psychologique (ou pédopsychiatrique) est présente. Emma a été admise suite à l’injection volontaire de paracétamol qu’elle avait trouvé dans la pharmacie familiale. L’atteinte hépatique demande une surveillance médicale étant donné l’absorption de plusieurs grammes de la molécule. À l’entretien, Emma garde le silence. Elle ne souhaite qu’une chose : « rentrer à la maison » ; elle dit simplement : « j’ai fait une bêtise… je ne recommencerai pas ». Dans la foulée, nous rencontrons les deux parents qui nous apprennent qu’Emma est la troisième d’une fratrie de trois filles. Les sœurs sont brillantes et les parents attendent de leur dernière le même cursus. D’emblée, père et mère estiment qu’il s’agit d’un accident et qu’Emma a « compris la leçon ». Nous appuyant sur le temps de l’hospitalisation étant donné la surveillance nécessaire sur le plan somatique, nous planifions des rencontres individuelles, de couple et de famille. Madame confie être en dépression grave depuis de nombreuses années mais refuse tout accompagnement thérapeutique. Par ailleurs, père et mère affirment leurs attentes à l’égard de leur fille en termes de réussite scolaire : « aujourd’hui, dans notre société, vous devez posséder un (si pas deux) diplôme universitaire sinon vous n’êtes rien ». Les pressions parentales exercées sur l’enfant ainsi que diverses tensions au sein de la famille semblent avoir précipité le passage à l’acte suicidaire. Une semaine après son admission, la jeune patiente a l’autorisation de rentrer à domicile sur le plan somatique. Toutefois, nous sommes perplexes devant la banalisation de l’acte perpétré par Emma. Celle-ci se retranche derrière le silence et le discours parental. Aucune place pour une prise en charge psychothérapeutique n’est acceptée ; nous obtenons néanmoins qu’Emma soit revue par son pédiatre traitant qui nous tiendra informé de la suite de l’état psychologique de l’enfant.

Considérations générales

8On ne peut aborder la question du suicide sans faire un détour par celle de la mort et de la position du sujet à son égard. Intégrer le concept de mort demande le temps de la maturation cognitive et psycho-affective, en s’organisant autour de deux axes essentiels que sont la perception de l’absence et la compréhension de la permanence de l’absence [17]. La mort se conçoit comme un terme définitif à l’existence. Le sujet doit donc assimiler un vécu d’anéantissement de soi ou de l’autre et réagir à la perte et à la séparation. Le processus est long pour l’enfant, devant accéder à une connaissance, une conscience de ce qui dans l’absolu est impensable. La finalité consiste à introduire une représentation de « non-être ». Sur le plan cognitif, l’intégration du concept de mort chez l’enfant traverse plusieurs stades successifs. Le premier, celui de l’incompréhension totale, concerne les deux premières années de vie. Le jeune enfant montre une indifférence à l’égard de la mort. Quand il y est confronté, on observe des réactions similaires à celles qui surviennent après une absence ou une séparation. L’enfant ne dispose pas de représentation consciente objectivable. Le deuxième temps qui couvre la période de deux à six ans correspond à une perception mythique, à une notion abstraite ; en d’autres termes, la mort est appréhendée comme l’envers du réel. Si pour l’enfant, la mort correspond à la fin de la vie mais elle est également perçue comme provisoire, temporaire, réversible. Ambivalent, l’enfant reconnait la mort tout en la niant dans ses retentissements. Durant cette phase, les deux états que sont la vie et la mort ne sont pas contradictoires, ne s’opposent pas. Il s’agit de deux manières d’être différentes qui ne sont pas menaçantes étant donné qu’elles sont réversibles. Le couple conceptuel mort/vivant n’est pas porteur d’antinomie ; mourir constitue une autre manière de vivre, les morts appartenant à une catégorie différente d’individus au statut particulier. Puis, entre six et dix ans, le jeune sujet connaît le temps du réalisme infantile, qu’on nomme également phase concrète. L’enfant maîtrisant maintenant la permanence de l’objet, est nourri de représentations parlées tels que le squelette, le cadavre, le cimetière… Pour l’enfant de cet âge, la personne meurt mais reste représentable ; il pourra dire : « le mort ne bouge pas, ne parle pas, ne respire pas… ». Puis, vers dix ans et à partir de cet âge, il acquiert l’abstraction et l’accès à la symbolisation de la mort. Il redoute la perte réelle et envisage alors l’issue de son propre destin, connaissant une angoisse existentielle. Entre quatre et dix ans, l’enfant passe donc d’une référence individuelle de la mort à une référence universelle (tous les humains sont mortels), du statut temporaire à l’irréversible et au définitif. Il se voit confronté progressivement à devoir accepter de manière réaliste la destinée humaine tout en appréhendant la mort de l’être aimé et non simplement son absence temporaire. Progressivement, le concept de mort se met en place dans le psychisme de l’enfant, les signifiants « vivant » et « mort » s’enrichissant de connotations diverses.

9Des facteurs d’ordre affectif interviennent et vont colorer le savoir cognitif de la mort en y apportant un vécu spécifique. La manière, entre autres, dont l’entourage socio-familial parle à l’enfant de la mort, l’éventuelle expérience personnelle qu’il peut en avoir à travers la perte d’un être cher vont modifier la perception de l’enfant. Par ailleurs, on constate une modification du sens moral rattaché à la mort. Celle-ci qui est habituellement envisagée comme punition ou vengeance quand l’enfant est jeune, devient petit à petit un processus naturel, étape du cycle de vie biologique.

10Les caractères d’irréversibilité, d’irrévocabilité et d’universalité font ainsi l’objet d’un long cheminement intégratif même si l’on reconnait que les aspects de la conscience de la mort demeurent complexes pour tout humain. En effet, comme Freud l’a évoqué, l’inconscient n’admet pas plus aujourd’hui que jamais l’idée de sa propre mortalité. La mort n’est connue que comme la mort de l’autre. Et si elle habite toute vie humaine comme sa destinée, c’est pour mieux être déniée pendant tout le cours de celle-ci. Précisons encore que la question de la mort ne peut se réduire à sa connaissance notionnelle. Et il n’est pas nécessaire d’avoir une idée précise de la notion de mort pour désirer se tuer.

11Ces considérations étant rappelées, la notion de suicide chez l’enfant peut être définie comme tout comportement autodestructeur ayant pour finalité de nuire gravement à soi-même ou de provoquer la mort [12]. Plus l’enfant est jeune, plus la notion de dualité corps/esprit est marquée. Le dualisme, développé par la pensée cartésienne et repris, entre autres, par Freud, sépare le corps et l’esprit. Progressivement, en grandissant, l’enfant relie soma et psyché, l’esprit émergeant du corps dans une compréhension telle que défendue par Spinoza [1]. Les phases évolutives que traverse l’enfant quant à son intégration du concept de mort étayent l’idée que l’enfant manifeste un dualisme dans le sens que « tuer le corps n’est pas forcément éliminer l’esprit », la mort pouvant apporter des bénéfices que le réel n’offre pas. Le désir de mort pourrait être compris comme un analogue du désir d’une vie, le « suicidant » ne mourant que pour mieux vivre, vivre autrement [5]. Ces données ouvrent alors sur le champ de la spiritualité.

12Un enfant peut passer à l’acte sans pour autant songer à se tuer. Pour certains enfants, l’objectif ne consisterait pas à « vouloir en finir avec la vie » mais avec un problème qui paraît insoluble. Tout comme l’adulte, il est susceptible de connaitre un raptus ; un fait plus ou moins anodin déclenche un geste de désespoir disproportionné, l’enfant ne mesurant pas les conséquences de ce qui va se passer, tentant d’échapper à une situation ou de « rejouer la partie ». Soulignons également que l’enfant qui se construit par imitation et identification peut adopter certaines conduites dangereuses et ce par mimétisme.

13Une autre interrogation consiste à savoir si, derrière le comportement suicidaire, on retrouve ou non d’autres motivations que la pulsion de mort comme, par exemple, l’excitation délétère de certains jeux ; nombre d’adultes d’ailleurs, qu’ils soient parents ou professionnels, attirent l’attention sur des jeux comme celui du foulard ou du « cap/pas cap », leur statut, leur fonction, leur part de risques.

14Ainsi, tous les enfants en souffrance ne sont pas forcément des enfants « suicidants » ; qu’en est-il de la réciproque ? Tentons de comprendre ce qui sous-tend la tentative de suicide chez l’enfant.

Compréhension de l’acte suicidaire

15Abordons succinctement quelques données épidémiologiques [6, 9, 14, 22]. Tout d’abord, on constate que le suicide chez l’enfant est rare en Europe. Dans la population des 5-14 ans, le suicide représente environ 5 % des causes de décès. En France, cela concerne environ quarante enfants par an. Qu’en est-il pour les très jeunes enfants ? Peut-on parler de suicide avant l’âge de cinq ans ? Sur base des considérations générales reprises plus haut, l’enfant n’a pas encore intégré les côtés irréversible et inexorable de la mort. Toutefois, les travaux d’Anna Freud rapportaient le cas d’un enfant de quatre ans qui, apprenant la mort de son père lors d’un bombardement, avait pu dire : « mon père a été tué, il ne reviendra plus ». Ainsi, cet enfant sous la pression brutale du réel, avait acquis bien jeune la notion d’irréversibilité, notion que la grande majorité des enfants intègrent nettement plus tard. Cette observation montre l’importance du contexte socio-familial dans lequel vit l’enfant concerné. À partir de douze ans, la fréquence augmente significativement. Sur le plan du sex-ratio, nous constatons une surreprésentation féminine avec un garçon pour deux filles en-dessous de treize ans et un garçon pour quatre filles au-delà de treize ans. Notons que, pour les enfants en-dessous de douze ans, 60 % des tentatives de suicide sont réalisés par intoxication médicamenteuse, 17 % par pendaison, 14 % par défenestration. À partir de douze ans, l’ingestion de médicament(s) concerne plus de 90 % des cas. Le paracétamol, molécule hépatotoxique, est utilisé dans deux cinquièmes des situations de tentative de suicide.

16Ces chiffres sont à analyser avec prudence certainement au niveau du nombre de cas. La plupart des cliniciens estiment qu’ils sont sous-évalués pour les jeunes en-dessous de douze ans. En effet, quand qualifier un acte de suicidaire en l’absence de discours de l’enfant ? Quels sont les contours de définition de l’acte suicidaire ? Cliniquement, comment comprendre tel ou tel accident? Que penser de cet enfant qui traverse la rue sans regarder? De cet autre qui se penche un peu trop par la fenêtre ? L’appréhender en tant que manifestation d’une distraction, d’une défaillance de la notion de danger… ou comme équivalent suicidaire ?…

17Tout individu, quel que soit son âge et certainement déjà durant l’enfance, a dans ses pensées des fantaisies autour de la mort étant donné que celle-ci représente un sujet de craintes, de curiosité et de fascination. La mort est un thème très présent dans l’imaginaire infantile. Elle prend d’ailleurs place dans les nombreux jeux de l’enfant (« le pendu »…), dans les rites et rituels comme dans les fêtes (Halloween…). Penser à la mort ne suppose pas ipso facto que l’enfant soit suicidaire. Quand bien même l’adulte en redoute l’hypothèse sitôt est-il interrogé sur le sujet : « dis, papa, pourquoi meurt-on ? Et moi, si j’ai envie de mourir… ».

18Quant aux idées suicidaires, elles suivent habituellement des circonstances internes et/ou externes impliquant une expérience de perte. Celle-ci peut être réelle comme la mort d’un proche, qu’il soit humain ou animal, ou fantasmée. L’expérience de perte concerne ainsi une personne affectivement investie, l’investissement étant de nature narcissique, l’enfant construisant son identité sur celle-ci. La perte sur le plan fantasmatique correspond à la conviction de l’enfant de ne plus être aimé. Les retentissements conférés à la perte sont fonction de l’importance de l’objet perdu et dépendent de la qualité de l’environnement de l’enfant et du mode de structuration de la personnalité de ce dernier [4]. Rappelons que le geste suicidaire voit l’identité du sujet vaciller, temps de basculement du moi à comprendre comme équivalent à un moment psychotique. À la suite de Freud, on peut considérer que le suicide n’est pas tant une conséquence qu’un substitut de la psychose [1].

19Plusieurs manifestations en lien avec les idées suicidaires et leur intensité sont observées telles, entre autres, les accidents répétitifs, les conduites à risque, les conduites antisociales, les tentatives de suicide et le suicide [21]. Devant ces attitudes, il y a lieu de s’interroger centralement sur l’existence ou non d’une faille narcissique de l’enfant. Celui-ci se développant toujours en fonction de son entourage, l’attention doit aussi être portée sur la qualité des attachements au sein de la famille. Ainsi existe-il, par exemple, un décalage entre la réalité de l’enfant et le désir des parents – en d’autres termes, entre l’enfant réel et l’enfant idéal ? La clinique montre combien l’imaginaire parental peut déployer une violence à l’égard de l’enfant surtout quand celui-ci est très éloigné des attentes des parents [7]. Dans certaines circonstances, la peur de l’inceste pourrait amener l’enfant au geste suicidaire [20]. Devant toute tentative de suicide, on gagne à tenir compte de la dynamique familiale et de la place que l’enfant occupe dans les différents liens dans lesquels il est ancré.

20Quand on est confronté à une situation d’accidents récidivants ou répétitifs, il est utile d’examiner plusieurs paramètres. Le premier touche à la conscience du danger chez l’enfant ; l’âge, le développement cognitif, l’état psycho-affectif interfèrent avec l’établissement du souci d’autoconservation. Un deuxième élément concerne la conscience du danger pour l’enfant chez chacun des parents. Puis, il y a lieu de considérer l’intensité des éventuelles pulsions mortifères parentales. Comme l’ambivalence anime tout lien d’attachement, il arrive que, dans certains contextes, les parents, les mères comme les pères, soient animés d’élans meurtriers à l’égard de leur enfant, déjà au niveau inconscient. Investiguer la qualité de la relation entre le(s) parent(s) et l’enfant, déterminer l’absence ou non de médiatisation entre les protagonistes, considérer l’intentionnalité dans la conduite perçue comme dangereuse, s’avèrent indispensables dans ces situations d’accidents récidivants. Il existe différents outils pertinents d’évaluation de l’attachement [11]. Dans certains cas, on pourra comprendre ces accidents répétitifs comme équivalents suicidaires, la dynamique psychique de l’enfant se confondant aux projections des pulsions mortifères maternelles dans le jeune sujet [15]. S’opère une impossibilité d’établir une distance mesurée entre la mère et l’enfant étant donné la présence d’un lien fusionnel. À un moment, la mère précipite, conduit le suicide de cet autre qu’est son enfant ne bénéficiant pas de véritable espace psychique personnel. Le geste de détresse peut également faire écho à des liens trop exclusifs avec le parent ou traduire un vécu de rejet et/ou d’abandon. Quoiqu’il en soit, il n’est pas rare de mettre en évidence une carence narcissique, un manque de valorisation socio-familiale chez l’enfant « suicidant », qui tente de la sorte d’échapper à l’idée de ne pas être aimé… ou d’être « trop » aimé.

21À la lumière des situations rencontrées, une distinction dans la compréhension de l’acte suicidaire peut être proposée [13]. Le geste est soit compris comme :

  • un acte réactionnel à une déception, une dispute, un échec, un harcèlement, un abandon, une frustration…
  • une expression d’agressivité sous forme d’un retournement de celle-ci sur soi-même (autopunition) ou traduisant le désir de l’enfant de faire mal, de se venger ;
  • une manifestation de l’imagination dans laquelle l’enfant reproduit un comportement en le recréant selon certains éléments fantasmatiques, dans un sens parfois totalement étranger à celui de l’acte qu’il veut imiter. L’impact de la fiction et du virtuel alimente ce versant.

22D’autres appellations sont retrouvées dans la littérature comme le suicide impulsif, émotif ou passionnel. D’une manière générale, dans bien des cas, il s’agit d’un appel à l’aide, d’une adresse, qui fait suite à un événement que l’enfant ne peut pas ou plus accepter. Au-delà de toute catégorisation, des éléments de nature diverse complexifient les tableaux cliniques, différentes significations possibles connotant l’acte suicidaire.

Éléments de prise en charge

23À la suite de ce qui vient d’être dit, toute prise en charge devrait respecter un temps évaluatif incluant la prise en compte d’un diagnostic différentiel le plus ouvert possible. Un acte n’a pas la même signification selon l’enfant et son contexte socio-familial. Il y a lieu de déterminer le statut du geste, le définir et le situer sur un curseur qui va de l’accident malencontreux au désir massif de mourir, en passant par différents cas de figure (distraction, jeu de provocation ayant « mal tourné »…) [13]. Étant donné leur répercussion sur l’avenir, il est capital d’explorer l’existence éventuelle d’une co-morbidité et la présence ou non de facteurs de risque. Ceux-ci concernent divers registres ; on distingue :

  • sur le plan personnel, au niveau physique, on observe qu’environ 5 à 10 % des enfants sont touchés par un handicap ou une maladie chronique [16]. Le diabète insulino-dépendant et l’obésité représentent deux affections fréquemment retrouvées. Au niveau psychique, un tiers des enfants « suicidants » connaissent des difficultés sous forme, par exemple, d’épisode dépressif majeur, de troubles anxieux, de troubles du comportement externalisé (addiction…) ainsi que l’ADHD (TDAH). Soulignons que l’impulsivité et l’intolérance à la frustration constituent deux paramètres qui expliquent probablement la fréquence de l’absence de préméditation de l’acte suicidaire ;
  • sur le plan familial, seuls 40 % des enfants « suicidants » vivent avec leurs deux parents. Par ailleurs, dans nombre de situations, on constate des conflits entre parents et enfant(s) ou entre les parents. Le contexte de violence conjugale est par excellence un élément pouvant précipiter le geste suicidaire ;
  • sur le plan social au sens général, les difficultés d’apprentissage et de scolarité au sens général, sources de tensions, sont retrouvées. Un tiers des enfants « suicidants » sont soit en refus scolaire soit en échec scolaire. Par ailleurs, il faut tenir compte des retentissements des nouvelles technologiques, des réseaux sociaux et de l’augmentation significative des situations d’harcèlement inhérent à ceux-ci susceptible de conduire à une décompensation et au passage à l’acte suicidaire [5].

24Globalement, les difficultés d’intégration, que ce soit au niveau scolaire, social, familial, fragilisent l’enfant, constituant de facto des facteurs de risque.

25En conséquence, différents signes cliniques méritent d’être repérés à côté des accidents à répétition, comme les crises d’angoisse, l’hyperactivité ou l’atonie, l’auto- ou l’hétéro-agressivité, les troubles sphinctériens (énurésie, encoprésie), les troubles du sommeil, les troubles alimentaires (anorexie, boulimie, obésité).

26En termes de prise en charge, précisons d’abord que le risque de récidive est élevé chez l’enfant « suicidant ». Il y a donc lieu de ne jamais banaliser et de ne pas s’arrêter au discours de l’enfant qui se voudrait « rassurant ». Par honte, malaise, culpabilité… inconscience, la famille participe fréquemment à ce processus de réassurance. On observe ainsi une absence de conscience morbide de part et d’autre, enfant et entourage se renforçant mutuellement. La banalisation ou la réassurance excessive que présente l’enfant font écho à des attitudes de négation quant à la gravité de l’acte et de la perspective de l’issue fatale. Ces mécanismes défensifs ont toutefois leur utilité car ils permettent d’atténuer l’angoisse liée à la perspective de la mort, mais ils peuvent aussi confiner le jeune sujet dans sa solitude et l’isolement [19].

27Concrètement, devant toute tentative de suicide, nous soutenons l’idée de l’hospitalisation de l’enfant (le plus fréquemment dans un service de pédiatrie générale), de 48 à 72 heures ou plus si nécessaire, certainement en présence d’une co-morbidité [3]. Dans la mesure du possible (et surtout des moyens), nous préconisons une consultation pédopsychiatrique systématique, quel que soit le discours tenu par l’enfant et par son entourage. Le suivi ambulatoire post-crisis (PC) doit se réaliser au niveau individuel, familial et sur le plan du réseau social [8].

28Au cours des premiers contacts, il y a lieu d’analyser rigoureusement la situation en tenant compte de l’âge de l’enfant, de son fonctionnement psychique, de la nature et de l’intensité de ses probables angoisses, de la qualité du soutien familial. La plupart du temps, l’élaboration par l’enfant de sa propre mort s’accompagne de l’évocation des effets de celle-ci sur sa famille. L’angoisse de la mort est habituellement présente chez tous les enfants. Elle est en partie liée à l’idée de la disparition, de l’inconnu. Le plus angoissant est lié à cette menace que l’enfant sent peser sur son statut narcissique. Rappelons que, pour la plupart des enfants, l’angoisse de la mort est avant tout liée à la crainte de l’abandon, la peur de l’isolement. Par essence, l’acte suicidaire est un moment d’extrême solitude et de déshumanisation dans le sens d’une rupture avec la communauté des vivants. L’attitude thérapeutique vise à accompagner l’enfant en « se laissant porter » par ses questions (quand il en a) sans les éluder, en donnant des réponses claires et simples, reconnaissant son impuissance ou sa méconnaissance face aux interrogations liées à la mort, tentant essentiellement à ne pas laisser l’enfant s’enfermer dans le silence et la solitude. Dans la suite du traitement, il pourra s’avérer pertinent, selon le contexte socio-familial, de veiller à la mise en place d’un tuteur de résilience pour permettre à l’enfant de bénéficier d’un support de valorisation narcissique [5].

29Lorsqu’on rencontre l’entourage familial, beaucoup de parents manifestent un « engourdissement psychique », estimant que ce qui s’est passé est incompréhensible, impensable ; pour eux, cela ne paraît pas réel… « L’acte n’a pas vraiment existé, n’a pas pu avoir lieu ». Ils peuvent d’ailleurs aller jusqu’à réécrire l’événement en parlant d’un « accident, sans plus… ». D’autres parents manifestent de la colère, de la rage, alternant avec diverses attitudes d’activisme. Celui-ci peut prendre un caractère compulsif dont la fonction vise à colmater sa propre angoisse. Il est clair que l’acte suicidaire de l’enfant renvoie le parent à son positionnement personnel par rapport à sa propre mort. L’éventuelle fratrie doit aussi être incluse dans la prise en charge.

30Le travail de réseau se révèle, dans cette problématique, nécessaire et utile d’autant quand la structure hospitalière ne dispose pas ou peu de pédopsychiatre. Différents intervenants dont le médecin de famille constituent des relais dans l’accompagnement thérapeutique. L’implication des professionnels scolaires doit cependant se concevoir avec prudence. Il s’agit d’envisager la balance des avantages et des inconvénients quant au maintien strict du secret professionnel ou à l’ouverture sur un secret partagé, par lequel diverses informations à propos de l’enfant concerné, de son intimité, sont échangées. En effet, il n’est pas nécessairement souhaitable que l’école soit au courant de son geste suicidaire. La stigmatisation comme une grande bienveillance collective, traduisant certes un élan positif, risquent d’empêcher le processus de mentalisation et de distanciation des pulsions mortifères chez l’enfant. La perspective générale vise à réaliser un maillage médico-psycho-social incluant les différents partenaires autour de l’enfant concerné. Plus de facteurs de risque sont présents, plus les mailles de ce réseau doivent être serrées pour constituer une enveloppe partenariale solide, protectrice et soutenante à l’égard de l’enfant.

31Enfin, nous devons évoquer l’attitude des soignants. Au-delà des avancées et des progrès scientifiques, la mort d’un enfant demeure plus que jamais difficilement tolérable. Quand un enfant est hospitalisé pour tentative de suicide, les soignants peuvent devenir distants, inaccessibles, éprouvant un malaise à l’égard du jeune patient [22]. L’impuissance et l’angoisse renforcent ces attitudes. L’accompagnement de l’enfant « suicidant » demande une planification de traitement sur mesure en veillant d’une part aux soins de l’enfant et de sa famille et d’autre part au soutien des soignants directement et/ou quotidiennement impliqués auprès de celui-ci. Des temps d’échange collectif autour des émotions véhiculées (par exemple, au cours d’un staff infirmier) permettent de dépasser en partie les aspects dommageables de certains mécanismes de défense.

Conclusion

32Chez l’enfant, l’acte suicidaire est davantage le fait d’une impulsion que d’une réflexion. Il survient à un moment de basculement psychique, le passage à l’acte correspondant à une tentative de prendre de court une angoisse débordante et/ou un moyen de faire appel à l’entourage. Pour beaucoup d’enfants, il s’agit d’un acte dirigé contre l’entourage destiné non à se dégager de lui, mais au contraire, à se fondre en lui dans la perspective de retrouver une relation gratifiante et chaleureuse. Dans la prise en charge, il est important d’examiner, entre autres, la place de la mort dans l’imaginaire de l’enfant. Rappelons que ce dernier déploie de multiples représentations qui constituent des tentatives de maîtriser l’angoisse en vue d’apprivoiser quelque peu la mort. Cet aspect ouvre alors sur la place de la prévention dans la société actuelle : faut-il sensibiliser enfants et adultes, qu’ils soient parents ou professionnels [18] ? Comme nous l’avons dit précédemment, il y a lieu de ne pas exclure le concept de mort dans les échanges de parole entre adulte(s) et enfant(s), mais bien de favoriser un discours structurant sur un thème délicat et anxiogène par définition [10]. Cette attitude préventive permettrait que la mort soit parlée et symbolisée dès l’enfance et non seulement montrée dans l’image et la fiction [15].

33Liens d’intérêt : l’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt en rapport avec l’article.

Bibliographie

Références

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