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Article de revue

L'utilisation de la technique de suivi du regard dans l'étude des troubles du spectre de l'autisme

Pages 827 à 834

Introduction

1La technique de suivi du regard (« eye-tracking » en anglais) suscite un intérêt croissant auprès des chercheurs s’intéressant aux difficultés que rencontrent les personnes présentant un trouble du spectre de l’autisme (TSA) sur le plan de la communication et de l’interaction sociale. C’est une technique qui se situe à l’interface des neurosciences cognitives et de la psychologie du développement. En fournissant une mesure directe, objective et précise du déploiement de l’attention visuelle, la technique de suivi du regard permet notamment de caractériser les déficits de perception sociale dans les TSA à un niveau intermédiaire, entre les mécanismes neurocognitifs les sous-tendant et leurs manifestations dans la vie quotidienne [1, 2]. Elle constitue donc en cela une méthode d’investigation tout à fait singulière.

2Les dispositifs de suivi du regard généralement utilisés pour étudier les TSA reposent sur la technique du reflet cornéen [3]. Cette technique permet d’estimer la position du regard à partir du centre pupillaire et du reflet sur la cornée d’une lumière infrarouge. Le principe de base consiste à analyser l’image de l’œil captée par des caméras jusqu’à plusieurs centaines de fois par seconde, au moyen d’algorithmes de traitement de l’image qui vont permettre de détecter le reflet cornéen et le centre de la pupille. Le reflet cornéen restant relativement stable sert de point de référence et la position du regard peut ainsi être estimée à partir du vecteur formé par le reflet cornéen et le centre pupillaire. La technique de suivi du regard est donc une méthode d’investigation non invasive, qui peut être par ailleurs employée indépendamment du niveau de développement ou de fonctionnement intellectuel de la personne. Elle est donc particulièrement adaptée pour étudier les jeunes enfants et les nourrissons à haut risque de TSA (i.e. nourrissons puinés d’enfants présentant un TSA). Le développement récent de dispositifs faciles d’utilisation et fiables a d’ailleurs renforcé son utilisation auprès de ces populations [4]. L’analyse des données repose sur l’identification des périodes au cours desquelles les yeux restent relativement stables, on parle alors de fixations, et des périodes de déplacement du regard entre deux fixations, on parlera alors de saccades [5].

3L’objectif de cet article est de donner un aperçu de l’utilisation de la technique de suivi du regard dans l’étude des TSA et d’illustrer l’apport de cette technique dans la compréhension des troubles de la perception/cognition sociale. Les lecteurs anglophones pourront également se référer aux différents articles de revue déjà publiés dans ce domaine [4, 6, 7].

Le « monitoring social »

4La majorité des études en suivi du regard qui ont examiné l’exploration visuelle de scènes d’interactions sociales chez les personnes présentant un TSA concluent à une diminution du temps de fixation sur les visages avec parfois, à l’inverse, une augmentation du temps de fixation sur les éléments non sociaux, comme les objets ou l’arrière-plan [6]. Bien que ce résultat soit à bien des égards particulièrement intéressant il n’offre néanmoins qu’une image partielle des difficultés que manifestent les personnes avec un TSA sur le plan social. L’un des aspects les plus intéressants de la technique de suivi du regard réside en la possibilité qu’elle offre de suivre très précisément le déploiement de l’attention visuelle au fil de la progression d’une interaction sociale [1]. Il a par exemple été montré que pendant l’observation d’une conversation entre deux personnes, les enfants typiques âgés de 3 ans anticipent plus facilement le tour de parole que des enfants avec un TSA âgés de 5 ans environ, qui obtiennent des performances similaires à des enfants typiques âgés de 1 an [8]. Dans la même situation, Nakano et al.[9] rapportent que les enfants typiques calquent précisément leur regard sur le tour de parole alors que dans le même temps, les enfants avec un TSA tendent à fixer des éléments non pertinents de la scène en détournant leur attention du locuteur bien avant la fin de son tour de parole.

5Dans une autre étude, Falck-Ytter et al.[10] ont présenté à des enfants avec un TSA et des enfants au développement typique, âgés en moyenne de 6 ans, une série de clips vidéos représentant deux enfants assis l’un en face de l’autre. L’enfant le plus âgé manipule un jouet pendant que le plus jeune le regarde. À un moment donné, ce dernier formule une demande non verbale pour obtenir le jouet en tendant sa main vers l’enfant qui manipule le jouet. Les auteurs de l’étude observent que juste après cette demande, les enfants au développement typique dirigent systématiquement leur regard vers le visage de l’enfant qui manipule le jouet. C’est en effet la réponse de cet enfant qui va conditionner d’une certaine façon la suite du cours des événements (i.e. donne ou ne donne pas le jouet). Il fait donc sens d’aller prendre l’information sur le visage de cet enfant pour prédire ce qui va se passer. Pour les enfants avec un TSA en revanche, cette saccade vers le visage de l’enfant est moins systématique et s’effectue plus tardivement. Cette difficulté à regarder au « bon endroit » au « bon moment » au cours d’une interaction sociale chez les enfants avec un TSA a très certainement des conséquences négatives sur leur capacité à anticiper ce qui va se produire et en dernier lieu sur leur capacité à interagir avec autrui. En accord avec ces résultats, une absence d’anticipation active du déroulement d’une interaction a été mise en évidence chez des jeunes enfants avec un TSA âgés de 24 mois à partir de l’étude de l’inhibition des clignements des yeux [11]. Dans cette étude, les auteurs observent que les enfants au développement typique, appariés sur l’âge et le niveau de développement non verbal, inhibent leurs clignements juste avant l’occurrence d’un événement fortement chargé émotionnellement alors que les enfants avec un TSA tendent davantage à inhiber leurs clignements en réaction à cet événement.

La perception des visages

6Dans ce domaine de recherche, la technique de suivi du regard a principalement été utilisée pour étudier la manière dont les personnes présentant un TSA explorent un visage. La présence d’un contact oculaire atypique est l’un des critères de diagnostic les plus caractéristiques du trouble. Conformément à cela, la majorité des études en suivi du regard ont mis en évidence une diminution du temps de fixation de la région des yeux chez les personnes présentant un TSA [6, 7]. Cette diminution du temps de fixation de la région des yeux a par ailleurs été reliée à une diminution du niveau d’activation de l’amygdale, structure sous corticale impliquée notamment dans le traitement du regard et de l’expression faciale [12]. De la même manière, il a également été retrouvé un corrélation positive entre le temps de fixation des yeux et le niveau d’activation du gyrus fusiforme, structure corticale impliquée notamment dans le traitement des aspects invariants du visage [12]. Ce résultat suggère que l’hypoactivation du gyrus fusiforme, initialement rapportée par les premières études en imagerie fonctionnelle, serait en réalité étroitement liée à la diminution du temps de fixation des yeux, ce que tend à confirmer les études contrôlant le parcours visuel des participants sur les visages [13, 14].

7La première étude longitudinale menée en suivi du regard a récemment permis d’analyser la trajectoire développementale de l’exploration du visage dans les TSA de l’âge de 2 mois jusqu’à 24 mois [15]. Cette étude met en évidence une diminution graduelle au cours des 24 premiers mois de vie du temps de fixation de la région des yeux chez les nourrissons à haut risque recevant un diagnostic de TSA à 36 mois, alors que dans la même période, les nourrissons du groupe contrôle démontrent une augmentation du temps de fixation sur cette région, notamment entre 2 et 6 mois. Fait intéressant, à l’âge de 2 mois, les nourrissons qui recevront ultérieurement un diagnostic de TSA fixent pendant au moins autant de temps, voire davantage, la région des yeux que les nourrissons du groupe contrôle. Ce résultat est important car il va à l’encontre d’un des modèles développementaux des TSA les plus influent qui postule l’existence d’un déficit initial de l’orientation sociale [16]. Dans le même ordre d’idée, Elsabbagh et al.[17] mettent en évidence un effet « pop out » du visage (i.e. une orientation préférentielle vers les visages) chez des nourrissons à haut risque âgés de 7 mois recevant ultérieurement un diagnostic de TSA. Lorsque ces mêmes nourrissons ont été évalués à 36 mois pour tester leur capacité de reconnaissance des visages, une corrélation négative a été retrouvée entre le temps de fixation des visages à 7 mois et les performances de reconnaissance [18]. Cela signifie que les nourrissons à haut risque pour un TSA qui regardaient pendant le plus de temps les visages à 7 mois, démontraient les plus faibles performances de reconnaissance à 36 mois. Ensemble, ces études pourraient suggérer qu’au cours des six premiers mois de vie, les nourrissons à haut risque pour un TSA, et en particulier ceux qui recevront un diagnostic de TSA ne manifesteraient pas de diminution d’orientation vers les visages mais au contraire une orientation exagérée qui pourrait résulter d’une difficulté précoce à traiter l’information faciale, en particulier celle provenant des yeux.

8Plusieurs autres études prospectives de nourrissons à haut-risque ne rapportent pas non plus d’anomalie de l’exploration des visages à l’âge de 6 mois : le temps de fixation sur les yeux et la bouche n’est pas différent selon que les nourrissons recevront ou non un diagnostic de TSA à 36 mois [19-23]. Initialement envisagée comme un potentiel marqueur précoce des TSA, la diminution du temps de fixation sur la région des yeux ne semble s’établir que plus tard dans le développement [15]. Chez des jeunes enfants avec un TSA âgés de 20 mois en moyenne, une diminution du temps de fixation de la bouche a même été mise en évidence [24]. Dans cette étude, les auteurs ont présenté un clip vidéo représentant une actrice s’engageant successivement dans une série d’activités plus ou moins sociales. Lorsque l’actrice sollicitait l’enfant pour interagir ou pour de l’attention conjointe, le groupe d’enfants avec un TSA fixait pendant moins de temps la bouche que les groupes d’enfants au développement typique ou présentant un retard de développement. Il n’y avait en revanche aucune différence entre les groupes concernant le temps de fixation de la région des yeux. Dans le groupe TSA, le temps de fixation sur la bouche était négativement corrélé à un profil langagier atypique.

9Cette association entre le temps de fixation sur la bouche et le développement du langage a été plus spécifiquement mise en évidence à la suite d’une analyse en cluster des patterns de fixation enregistrée pendant les épisodes où l’actrice s’adressait directement à l’enfant [25]. Parmi les enfants présentant un TSA, ceux qui fixaient le plus la bouche démontraient une progression plus importante du langage que les enfants qui fixaient pendant autant de temps les yeux et la bouche ou que les enfants manifestant une diminution générale de l’attention sociale. Ces résultats soulignent l’importance de la bouche dans le développement du langage. Ils suggèrent par ailleurs que les anomalies de développement du langage observées chez certains enfants avec un TSA pourraient en partie résulter d’une diminution du temps de fixation sur la bouche à un moment où ce comportement pourrait être la norme en situations d’interactions [26]. L’importance de la bouche dans le développement du langage a également été mise en évidence dans les études prospectives des nourrissons à haut risque puisqu’une corrélation positive a été retrouvée entre le temps de fixation sur la bouche à 6-7 mois et le niveau de langage expressif évalué à 24-36 mois [20, 22].

10La bouche semble également occuper une fonction particulière chez les individus présentant un TSA plus âgés. Dans l’une des premières études utilisant la technique de suivi du regard, les chercheurs proposaient à des adolescents avec un TSA sans déficience intellectuelle et des adolescents appariés sur l’âge et le niveau de compétence verbale d’observer une série de clips vidéos extraits du film « Who's afraid of Virginia Woolf ? ». Les clips vidéos représentaient des interactions sociales fortement chargées émotionnellement et censées refléter la complexité des interactions sociales quotidiennes. Les résultats montrent que les adolescents avec un TSA fixaient 2 fois plus longtemps la bouche que les participants du groupe contrôle et 2 fois moins de temps les yeux. Le temps de fixation sur la bouche était par ailleurs associé à de meilleures compétences sociales dans les TSA, ce qui a conduit les auteurs à proposer que regarder la bouche pourrait être un comportement adaptatif, destiné à pallier les difficultés de compréhension des indices non verbaux (i.e. les yeux) dans une interaction.

11Une étude ultérieure a permis de spécifier cette idée mais elle a également montré que ce comportement ne serait avantageux que pour un sous-groupe d’individus démontrant un profil cognitif bien particulier [27]. Dans cette étude, portant sur des enfants d’âge scolaire, les auteurs ont présenté une série de clips vidéo représentant des scènes quotidiennes de la vie scolaire. L’étude incluait 109 enfants présentant un TSA âgés en moyenne de 10 ans. Notons que la comparaison de 26 de ces enfants à un groupe d’enfants contrôle appariés sur l’âge et le quotient intellectuel (QI) révèle une diminution du temps de fixation à la fois sur les yeux et la bouche dans le groupe TSA, ce qui indique par ailleurs que la préférence pour la bouche initialement rapportée par Klin et al. n’est pas caractéristique de l’exploration visuelle du visage des personnes présentant un TSA [6]. Les 109 enfants ont été répartis en quatre groupes se différenciant au niveau de leur profil de compétence verbale et non verbale. En analysant la corrélation entre le temps de fixation sur la bouche et le niveau de sévérité des signes autistiques, les auteurs mettent en évidence un effet bénéfique à regarder la bouche uniquement chez les enfants ayant de meilleures compétences verbales que non verbales. Pour les enfants présentant le profil inverse aucune association n’était retrouvée. Il en était de même pour les enfants ayant des niveaux de compétence équivalents mais inférieurs à la moyenne. Enfin, pour les enfants ayant des compétences équivalentes supérieures à la moyenne, regarder la bouche était positivement corrélé au degré de sévérité des signes autistiques.

La réponse à l’attention conjointe

12La technique de suivi du regard a également été utilisée à plusieurs reprises pour étudier la réponse à l’attention conjointe dans les TSA, en particulier chez les nourrissons à haut-risque et les jeunes enfants. Les études dans ce domaine s’inspirent toutes d’un même paradigme d’orientation attentionnelle où on présente aux participants une actrice regardant d’abord en direction de la caméra (comme pour établir un contact oculaire) puis déplaçant son regard vers l’un des objets posés face à elle sur une table. On calcule alors la fréquence avec laquelle l’enfant suit correctement le regard de l’actrice (i.e. regarde l’objet cible immédiatement après l’actrice) et le temps de fixation de l’objet cible. La première mesure reflète la capacité à suivre le regard d’autrui et la deuxième mesure reflète la compréhension de la valeur communicative et sociale de la direction du regard d’autrui.

13Dans une étude portant sur les nourrissons à haut-risque, Bedford et al.[28] montrent qu’à l’âge de 7 mois, les nourrissons recevant ultérieurement un diagnostic de TSA ne se différencient pas des autres nourrissons dans la capacité à suivre le regard d’autrui et à fixer l’objet cible. En revanche, à 13 mois, les nourrissons qui présentent un trouble du développement, y compris un TSA, présentent une diminution du temps de fixation de l’objet cible en comparaison aux nourrissons du groupe à faible risque et aux nourrissons à haut risque se développant normalement. Ces résultats suggèrent que l’orientation spontanée de l’attention vers l’objet ciblé par le regard d’autrui n’est initialement pas déficitaire chez les nourrissons ultérieurement diagnostiqués avec un TSA. Elle le deviendrait plus tard dans le développement, comme le montrent les études réalisées chez les enfants âgés de 5-6 ans en moyenne [29, 30]. En revanche, c’est bien la compréhension de la nature référentielle du regard d’autrui qui semblerait d’abord poser problème. Cela ne serait cependant pas spécifique aux TSA mais refléterait plutôt des difficultés précoces sur le plan socio-communicatif. Les auteurs de l’étude observent par ailleurs une corrélation négative entre la symptomatologie autistique et le temps de fixation sur l’objet cible, ce qui est en accord avec une autre étude démontrant l’effet modulateur du degré de déficit socio-communicatif sur le temps de regard de l’objet cible et la tendance à apprendre le nom de cet objet chez des enfants à haut risque de TSA âgés de 3 ans [31].

14Cette difficulté à prendre en compte la valeur communicative et sociale du regard d’autrui a également été mise en évidence chez les adolescents et les adultes [32-34]. Dans l’une de ces études par exemple, Freeth et al.[32] ont présenté à des adolescents avec un TSA sans déficience intellectuelle et des adolescents appariés sur l’âge chronologique et le QI une série de photographies représentant une personne regardant soit en direction d’un objet, soit en direction de la caméra. Pour les adolescents présentant un TSA, que l’objet soit fixé ou non par la personne n’avait aucune influence sur le décours temporel du temps de fixation de cet objet. À l’inverse, le temps de fixation sur cet objet augmentait plus rapidement dans la condition où il était regardé par la personne que dans la condition où il ne l’était pas chez les adolescents du groupe contrôle. Ces résultats tendent à indiquer que, pour les adolescents du groupe contrôle, le regard, de par sa valeur communicative et sociale, augmente la saillance des objets ciblés, mais pas pour les adolescents présentant un TSA.

15Cette absence de prise en compte de la valeur communicative et sociale du regard d’autrui dans les TSA a été reliée à une anomalie du sillon temporal supérieur (STS) [35]. En particulier, il a été montré que l’activation du STS n’est pas modulée chez les personnes présentant un TSA selon que le regard est congruent (i.e. orienté vers une cible) ou incongruent (i.e. direction opposée à la cible) à la différence des individus contrôle [36]. Une hypoperfusion bilatérale des lobes temporaux, centrée notamment sur le STS, a également été rapportée chez les enfants présentant un TSA [37]. Sur le plan anatomique, une diminution de la substance grise au niveau du STS (mais pas uniquement) a aussi été mise en évidence [38]. Le STS n’est pas uniquement impliqué dans le traitement du regard mais plus généralement dans la perception des mouvements biologiques humains, un aspect qui a été étudié chez les jeunes enfants présentant un TSA avec la technique de suivi du regard à partir d’un paradigme de préférence visuelle [39, 40].

Autres utilisations de la technique de suivi du regard

16Plusieurs études ont utilisé la technique de suivi du regard pour étudier l’orientation sélective vers un certain type de stimulus au moyen de paradigmes issus de la psychologie du développement basés sur le temps de fixation relatif. Précisons que l’utilisation de la technique de suivi du regard dans ces études n’est en soit pas nécessaire (une simple caméra placée face à l’enfant pourrait suffire) mais elle permet néanmoins un gain de temps et d’objectivité substantiel au moment d’analyser les données.

17Le premier et le plus simple de ces paradigmes est celui de la préférence visuelle. Le principe général consiste à présenter simultanément deux stimuli ne se différenciant que sur un nombre limité de dimensions (dans l’idéal une seule dimension) de part et d’autre de la ligne oculomotrice. Le temps de fixation de chacun des stimuli est ensuite analysé et comparé pour déterminer s’il existe une préférence (i.e. temps de fixation significativement supérieur à 50 %) pour l’un des stimuli ou pas. Avec ce paradigme il a ainsi été montré que les jeunes enfants présentant un TSA ne s’orientent pas préférentiellement vers des points lumineux représentant des mouvements biologiques humains, au contraire des enfants au développement typique ou des enfants avec un retard de développement [39, 40]. Alors que la première de ces études suggérait au contraire que les jeunes enfants avec un TSA pourraient s’orienter préférentiellement vers les stimuli présentant la plus forte synchronie audiovisuelle [39], un contrôle systématique de cette dimension dans la seconde n’a pas permis de mettre en évidence cette préférence chez les jeunes enfants avec un TSA [40]. Quoi qu’il en soit, l’absence de préférence pour les mouvements biologiques humains dans les TSA a certainement des conséquences négatives sur la disposition de ces enfants à sélectionner et à s’orienter sélectivement vers les autres personnes en situation naturelle. Dans une autre étude, Pierce et al.[41] se sont intéressés à la préférence pour des patterns géométriques répétitifs dans un groupe de jeunes enfants avec un TSA âgés de 2 ans environ. Ces stimuli étaient présentés en même temps que des clips vidéo représentant des enfants en pleine activité sportive. Alors que quasiment tous les enfants des groupes contrôles au développement typique et avec un retard de développement préféraient regarder les vidéos représentant les enfants, la moitié environ du groupe avec un TSA préférait au contraire regarder les patterns géométriques. Ce résultat soulève l’idée intéressante qu’un certain nombre d’enfants avec un TSA pourrait être distingué à partir d’un simple paradigme de préférence visuelle.

18Le paradigme de préférence pour la nouveauté a quant à lui été utilisé pour étudier la reconnaissance du visage. Ce paradigme est un dérivé de la préférence visuelle qui repose sur la préférence que démontrent les nourrissons et les jeunes enfants pour ce qui est nouveau. Le principe consiste donc à introduire une première phase de familiarisation au cours de laquelle un stimulus cible (par exemple un visage) est présenté pendant une durée préétablie. Dans la phase test, ce stimulus est présenté simultanément avec un nouveau stimulus (par exemple un autre visage). Si le temps de fixation est plus important pour le nouveau stimulus, on en déduit que l’enfant a reconnu le stimulus présenté pendant la phase de familiarisation. Chawarska et Shic [42] démontrent ainsi que les jeunes enfants avec un TSA ne parviennent pas à reconnaître les visages précédemment vus pendant la phase de familiarisation. Ce résultat a par la suite été répliqué et il a également été montré que ce déficit de reconnaissance semble être spécifique aux visages [43]. Les jeunes enfants avec un TSA préfèrent ainsi regarder un nouvel objet ou un nouveau pattern géométrique. L’un des principaux avantages à utiliser la technique de suivi du regard avec ce paradigme est la possibilité qu’elle offre d’analyser l’exploration visuelle du stimulus cible au moment de l’encodage, pendant la phase de familiarisation. Les résultats montrent une corrélation positive chez les jeunes enfants avec un TSA entre les performances de reconnaissance des visages et une exploration plus exhaustive des différents traits du visage au moment de l’encodage, ce qui a également été observé chez les adultes [42, 44].

Perspectives d’utilisation

19La technique de suivi du regard n’est pas sans limite. Toutes les études discutées dans cet article par exemple ont été effectuées en laboratoire et la question de la généralisation des résultats à la vie quotidienne se pose nécessairement. Le développement actuel de dispositifs portatifs permettant l’enregistrement du regard en situation naturelle permettra de valider les résultats obtenus en laboratoire [45, 46]. Ils permettront également de décrire sans aucun doute d’autres phénomènes jusque-là encore non-observés en situation de laboratoire [45].

20D’autres pistes de recherche pour l’avenir concernent l’enregistrement simultané du regard et de données psychophysiologiques comme l’activité électrodermale ou l’activité électrique cérébrale. Il a par exemple été évoqué l’influence probable de la localisation des fixations sur le visage sur le niveau d’activation des régions cérébrales impliquées dans le traitement du visage [12-14]. L’enregistrement conjoint de ces différentes mesures permettra de relier directement les caractéristiques du regard avec les processus neurophysiologiques sous-jacents et in fine de mieux comprendre la nature des difficultés socio-communicatives des personnes présentant un TSA. Il convient de noter ici que la technique de suivi du regard permet d’analyser la dilatation pupillaire, une mesure de la variation du diamètre pupillaire liée en particulier au fonctionnement du système nerveux autonome. Malgré cela, assez peu d’études se sont intéressées à cette mesure dans les TSA jusqu’à présent [mais voir 47, 48].

21Bien que la technique de suivi du regard ait été utilisée uniquement à des fins de recherche, plusieurs études ont souligné le potentiel que pourrait avoir cette technique pour le dépistage et le diagnostic précoce des TSA [10, 41, 49]. Certains paradigmes semblent en effet permettre de clairement distinguer certains enfants présentant un TSA. D’autres études en suivi du regard ont montré l’existence de différents sous-groupe d’individus au profil clinique et développemental particulier [25, 27]. Si elles sont vérifiées, ce type d’informations pourrait être inclus au moment de la mise en place de l’intervention pour guider par exemple le choix des objectifs. La technique de suivi du regard pourrait également être utilisée dans l’évaluation des effets d’une intervention [50].

Conclusion

22Cet article avait pour objectif de présenter un aperçu de l’utilisation de la technique de suivi du regard dans l’étude des TSA. Cette technique a permis de mieux comprendre les difficultés socio-communicatives des personnes présentant un TSA et d’en décrire les manifestations précoces. Ces études ont notamment mis en évidence une difficulté à regarder au bon endroit au bon moment dans l’interaction sociale, à regarder les yeux et à comprendre la signification du regard. Elles ont également permis de mieux comprendre le rôle des fixations sur la bouche dans le développement du langage chez les jeunes enfants et comme stratégie compensatoire chez certains individus plus âgés. La technique de suivi du regard offre par ailleurs des perspectives de recherche particulièrement intéressantes et présente un fort potentiel pour une utilisation clinique aussi bien pour le repérage précoce des TSA que dans la mise en œuvre et l’évaluation des interventions.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : perception, attention, visage, lien social, autisme infantile, regard, évaluation

Date de mise en ligne : 09/01/2014.

https://doi.org/10.1684/ipe.2014.1274

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