Introduction
1Les techniques d’aide médicale à la procréation (AMP ou ART en anglais pour assisted reproduction technology) ont beaucoup progressé dans les dernières années et continuent à évoluer. Elles regroupent les fécondation in vitro (FIV) et les inséminations artificielles avec sperme du conjoint (IAC) ou d’un donneur (IAD). Pour donner un ordre d’idée, on estime qu’en France, chaque année, 100 000 cycles d’assistance médicale sont pratiqués, aboutissant à la naissance de 14 000 enfants (les deux tiers en FIV), soit près de 2 % des naissances françaises [2]. La pratique et les résultats des techniques d’AMP, et particulièrement de la FIV, avec ou sans injection intracytoplasmique (ICSI), sont aujourd’hui bien connus en France, notamment grâce à l’enquête Fivnat [9] qui analyse, tous les ans depuis 1986, l’ensemble des cycles de ponction réalisés et leurs résultats.
2Si les indications, le taux de grossesses, voire l’état de l’enfant à la naissance ou le vécu psychologique de l’AMP chez la femme commencent donc à être bien connus [1, 12, 13], tel n’est pas le cas du vécu psychologique des hommes en situation d’infertilité, tant en ce qui concerne le vécu subjectif de la technique en elle-même que celui de la prise en charge de leur couple par l’équipe médicale.
3C’est la raison pour laquelle nous avons décidé de réaliser une étude qualitative exploratoire, destinée à évaluer le vécu psychologique et subjectif des hommes en situation d’infertilité (dont la conjointe bénéficie de FIV ou FIV-ICSI en milieu hospitalier) et ce, notamment, dans ses aspects relationnels avec sa conjointe, d’une part, et le personnel soignant, d’autre part, avant d’entreprendre une véritable enquête quantitative, bénéficiant d’une méthodologie par questionnaires plus élaborée.
L’indication de la fécondation in vitro et de la FIV-avec injection intracytoplasmique
4La FIV est indiquée lorsque le sperme est de mauvaise qualité ou que la femme présente une anomalie empêchant la rencontre des spermatozoïdes et de l’ovocyte, par exemple une anomalie au niveau des trompes ou de la glaire. Si l’homme présente une infertilité plus sévère affectant le nombre, la mobilité et/ou la morphologie des spermatozoïdes, l’équipe pluridisciplinaire propose généralement au couple une FIV avec micro-injection d’un spermatozoïde dans l’ovocyte (ICSI). Cette thérapeutique est également proposée aux hommes atteints d’une maladie grave pouvant être transmise à leur conjointe ou à l’enfant à naître, ainsi qu’aux hommes devenus infertiles suite à un traitement par chimiothérapie ou radiothérapie.
Conséquences psychoaffectives de l’aide médicale à la procréation
5L’AMP n’est pas une simple affaire de technique ou de laboratoire. C’est une médecine scientifique qui met en jeu des histoires de couples et des vécus subjectifs. Si le couple ressent une douleur commune lors de l’annonce de l’infertilité, celle-ci ne se manifeste cependant pas de la même façon, que l’on soit un homme ou une femme. Quelle que soit la pathologie d’origine, c’est la femme qui reçoit les traitements. Celle-ci peut donc se sentir « surexposée » aux traitements, à leurs contraintes et leurs effets secondaires alors que l’homme peut quant à lui se sentir « quantité négligeable », tenu à l’écart dans le parcours, les femmes étant au cœur des techniques médicales mises en œuvre. Ainsi, il se perçoit souvent comme un « simple » pourvoyeur de spermatozoïdes. Par ailleurs, qu’il soit ou non responsable de l’infertilité du couple, il se sent souvent coupable de ne pas être capable de donner d’enfant à sa conjointe et de lui faire subir les différents traitements médicaux.
Connaissances sur le vécu des couples
6Les couples qui vont être amenés à s’engager dans un processus d’AMP doivent faire face à un premier trauma : celui de leur infertilité. Grâce aux possibilités de la médecine actuelle, ces couples parviennent pour la plupart à dépasser ce moment traumatique, à accepter (souvent douloureusement et parfois seulement partiellement) leur situation d’infertilité et à investir les techniques d’AMP. Il s’agit alors pour eux de maîtriser un corps perçu comme rebelle à la fécondation. Bien souvent, l’annonce d’une infertilité entraîne des réactions proches de celles d’un deuil ou de l’annonce d’une maladie grave : incrédulité, parfois même déni, recherche désespérée d’une cause, révolte, jalousie, sentiment d’injustice, mais aussi, bien souvent culpabilité et perte de l’estime de soi. Selon Epelboin (2008), l’annonce de l’infertilité représente une véritable violence et s’accompagne souvent d’un vécu de dévalorisation [10]. Face à l’annonce de l’infertilité, les hommes et les femmes ne ressentent donc pas la même chose. Les femmes sont dominées par un sentiment d’urgence car leur délai de procréation est plus court que celui des hommes. Après 40 ans, les chances de naissance d’un enfant vivant et en bonne santé sont de moins de 10 %. Une étude [8] montre également que les femmes seraient psychologiquement plus affectées que les hommes par leur infertilité. Mais ne s’agit-il pas plutôt d’une différence d’expression face à la question de la procréation ? Selon Jaoul (2010), « On peut dire que la douleur d’infertilité est différente chez l’homme et la femme. L’impact de l’infertilité et la souffrance qui en résulte doivent être envisagés en fonction du conflit œdipien chez l’homme comme chez la femme » [11].
Connaissances sur le vécu des femmes
7À côté de la déception, vécue par le couple, de ne pas recevoir l’enfant tant attendu, il y a, pour les femmes, une blessure en deçà : celle de ne pas pouvoir vivre l’état de grossesse, c’est-à-dire de revivre la fusion mère-enfant expérimentée par la femme au début de sa vie lorsqu’elle était enfant. Pour Bydlowski (2008), l’enfant sera toujours celui qui manque à l’appel pour venir combler tous les chagrins et toutes les blessures de la vie [3]. C’est la douleur de cette incomplétude chez la femme qui tient la plus grande place, à côté de la souffrance de se sentir différente des autres femmes, incapable de porter un enfant. Par ailleurs, la pression sociale, parfois familiale, rend encore plus pénible cette situation, du fait des grossesses dans l’environnement, qui viennent renforcer ce vécu d’isolement, de différence et d’exception. La femme dont le couple est en situation d’infertilité a par ailleurs tendance à faire l’amalgame entre féminité et accès à la grossesse, ce qui fragilise encore son estime d’elle-même et sa confiance à pouvoir porter un enfant, le mettre au monde, voire à être mère. Enfin, il n’est pas rare que le couple, vulnérable, vive des moments difficiles de conflits et de remise en question et se voit menacé par la situation d’infertilité, ce qui concourt également à fragiliser l’équilibre psychique des femmes. Les études montrent également que les femmes parlent plus volontiers de leur souffrance que leurs conjoints. Elles peuvent, en général, verbaliser leurs émotions, les donner à voir et à entendre et ainsi abréagir une part de leur angoisse. L’affiliation, l’altruisme, l’auto-observation, la sublimation et la répression sont souvent au cœur de leur aménagement défensif. Ces femmes, lorsqu’on les rencontre en entretien, parlent également, le plus souvent spontanément, de la souffrance de leur conjoint, mais elles expriment également avoir du mal à accepter leur faillibilité, en particulier lorsqu’elles restent fixées à un amour œdipien pour un père idéalisé [11]. La plainte formulée au cours de ces entretiens est très souvent similaire d’une femme à l’autre. Elles rapportent se retrouver seules, isolées même, face à un compagnon souvent silencieux et expriment leur déception, leur frustration voire leur colère. Elles ont tendance à se sentir abandonnées par leur conjoint qui ne semble pas comprendre leur état de désespoir et se borne à manifester un optimisme sans faille, supportant mal les larmes et les moments de découragement. Cette image de force inébranlable augmente leur sentiment d’être les seules à souffrir et amène une grande frustration dans le couple. Elles reprochent souvent à leur conjoint d’être insensible à leur douleur mais elles ont du mal à se laisser consoler [11].
Constat de carence du côté du vécu des hommes
8Pour l’homme, l’enjeu est bien souvent de témoigner de sa virilité à travers la survenue d’une grossesse chez sa compagne. Son assurance narcissique est basée, en grande partie, sur sa sexualité. La stérilité était, jusqu’au développement des techniques d’AMP, généralement attribuée aux femmes. De fait, la stérilité masculine reste encore difficilement avouable pour l’homme infertile. Quand un diagnostic d’infertilité de cause masculine est posé, le sperme est disqualifié et dévalué, le pénis est vécu comme un traître et c’est tout le pouvoir de donner du plaisir et d’en prendre qui est affecté [5]. Cette annonce provoque donc chez l’homme un véritable séisme psychique, qui peut entraîner déni et incrédulité tenaces. Chez l’homme, l’impossibilité à devenir père vient signifier l’incapacité à transmettre un capital génétique, un nom, une culture familiale. C’est aussi, sur un plan fantasmatique, la réalisation de la menace de castration redoutée dans l’enfance, issue des désirs incestueux du petit garçon pour sa mère lorsqu’il s’agissait de se débarrasser du père pour prendre sa place auprès de la mère. Cette lecture psychodynamique éclaire les sentiments de culpabilité et d’impuissance, le questionnement sur la virilité, le secret souvent rapporté autour de l’existence de l’infertilité. Dans de nombreux cas, la souffrance est partagée au sein du couple et vient créer du lien et du soutien. Mais bien souvent aussi, plus la douleur de la blessure féminine s’exprime, dans la vie quotidienne ou lors des diverses consultations, plus l’homme a tendance à s’effacer, à taire son propre vécu douloureux et à rester sans réponse face à ce déferlement de souffrances et de reproches. La tristesse et l’angoisse de l’homme sont pourtant tangibles lorsqu’on les rencontre lors d’un entretien psychologique, mais restent inaccessibles à la femme, repliée dans sa propre souffrance. Jaoul évoque que « lorsque la parole leur est donnée, en prenant soin de passer par l’entremise de leur femme pour rétablir une circulation dans le couple, ils arrivent, dans le cadre sécurisant de l’entretien, à la grande surprise de leur compagne, à évoquer leur sentiment de détresse et d’impuissance face à la violence de ce chagrin et à l’impossibilité de trouver une réponse qui vienne l’apaiser ». Ainsi, la clinique de ces hommes, qu’ils soient ou non la « cause » de l’infertilité, nous enseigne leur vécu d’inutilité et d’incompétence (majoré par l’impression d’être « mis de côté » dans le parcours d’aide médicale centré sur la femme), et semble avoir tendance à se protéger psychiquement par des défenses d’isolation, de fuite en avant (notamment dans le travail), de rationalisation et de banalisation, ce qui augmente encore le sentiment d’abandon et/ou d’incompréhension de leur compagne.
Objectif
9On connaît donc encore assez mal le vécu psychologique et subjectif des hommes en situation d’infertilité (dont la conjointe bénéficie de FIV en milieu hospitalier) car les études menées jusqu’à ce jour se sont surtout centrées sur le vécu psychologique des femmes, ou sur le vécu psychosocial de la conjugalité et de la sexualité. Nous soulignons notamment le manque de données consistantes en ce qui concerne les aspects relationnels des hommes avec leurs conjointes, d’une part, et le personnel soignant, d’autre part. Cet article vise donc à proposer l’analyse des mécanismes de défenses mis en place par l’homme dont le couple est médicalement assisté en vue de procréer, perceptibles dans les relations avec la conjointe et avec le personnel soignant.
Méthodologie
Les participants
10Trente hommes en situation d’infertilité (âge moyen : 42,3 ans ; minimum : 23 ans ; maximum : 53 ans ; écart-type de ± 4,8) ont participé à des entretiens semi-directifs afin de connaître leur vécu vis-à-vis de la médicalisation de la procréation dans leur couple. Les origines de l’infertilité sont strictement masculine mais restent hétérogènes (anticorps anti-spermatozoïde, traitements par chimiothérapie, azoospermie… [OATS]). La moitié des hommes interrogés ont déjà bénéficié de prise en charge par AMP (IAC, FIV antérieures…) dans le couple actuel et les autres connaissent leur premier parcours de soin au moment de la rencontre.
L’entretien semi-directif
11L’entretien semi-directif a permis d’évoquer plusieurs thèmes, sous forme de questions ouvertes, concernant le parcours de soin jusqu’à la prise en charge actuelle (ex : « Pouvez-vous me décrire les étapes de votre parcours de soin jusqu’à votre prise en charge au Centre AMP ? »), les motivations à la médicalisation, le vécu de la prise en charge, ainsi que les relations avec sa conjointe et le personnel soignant (ex : « Comment se passent les relations avec l’équipe médicale ? »). Un entretien d’environ 60 minutes par sujet a été réalisé par l’auteur, psychologue clinicienne au centre d’AMP.
La méthode d’analyse
12Après avoir effectué une analyse thématique du discours manifeste, nous avons procédé au repérage systématique des mécanismes de défense, que nous avons ensuite classifiés selon l’échelle de fonctionnement défensif du DSM-IV, qui repère sept niveaux de fonctionnements défensifs : le niveau adaptatif élevé représentant les défenses matures, le niveau des inhibitions mentales représentant les défenses intermédiaires névrotiques et les niveaux immatures avec les niveaux de distorsion mineure et majeure de l’image de soi et des autres, le niveau du désaveu, le niveau de l’agir et le niveau de la dysrégulation défensive [4]. De façon à rendre les résultats plus lisibles, nous ne présentons et discutons que les cinq niveaux défensifs (adaptatif/élevé, inhibition, distorsion mineure, désaveu et recours à l’agir) qui sont les niveaux les plus largement représentés dans les entretiens.
Résultats
Mobilisation défensive des sujets par rapport à la médicalisation
13Le discours des hommes infertiles interrogés est marqué par une homogénéité importante. De manière générale, on notera un discours factuel et descriptif, dans lequel les mécanismes appartenant au niveau adaptatif (intellectualisation, humour, rationalisation) et à celui des inhibitions sont majoritairement représentés. Plus particulièrement, nous observons que les mécanismes de l’isolement des affects et de la répression ont été fortement mobilisés par les participants.
14La thématique du vécu de la médicalisation est celle qui a généré la mobilisation défensive la plus importante d’un point de vue quantitatif et, qualitativement, nous notons que ce sont principalement des mécanismes appartenant aux niveaux du désaveu et de la distorsion mineure qui sont observés. Afin de gérer l’anxiété liée à la médicalisation de leur conjointe et à l’incertitude du résultat en termes d’obtention d’une grossesse, les hommes de notre échantillon utilisent majoritairement la répression et l’isolation des affects. Si les patients rencontrés sont nombreux à rendre compte d’une satisfaction importante à l’égard des soins qui leurs sont proposés, ils regrettent cependant dans l’ensemble de ne pas être davantage impliqués dans le traitement (exclusivement porté par la femme du couple) ainsi que la pénibilité du parcours (en termes de contraintes organisationnelles, d’effets secondaires chez leurs compagnes, de longueur de la prise des RV, de déceptions en cas d’échec…). Vint-cinq patients sur 30 déplorent ainsi les difficiles conditions de la prise en charge qui ont tendance à faire augmenter l’anxiété, à les placer dans une passivité difficile à vivre sur le plan psychologique et à les priver d’un sentiment de contrôle et de maîtrise sur leur vie. Une majorité des patients rencontrés (n = 26) exprime avoir besoin de repères et de visibilité pour limiter le vécu anxieux et déclare se sentir impuissants et démunis dans ce type d’épreuve. Par ailleurs, pour une grande proportion d’entre eux, on note dans leur discours un manque d’information et la demande d’un soutien (médical et psychologique) plus important.
15Il semble même que, pour certains d’entre eux, puisse être évoquée l’hypothèse d’un vécu d’effraction psychique traumatique, tant ils vivent difficilement l’acceptation de leur infertilité (qui reste souvent très difficile voire impossible à verbaliser, communiquer et partager) et l’intrusion de la médicalisation dans leur vie personnelle et de couple qui introduit une rupture d’avec leurs repères relationnels et identitaires.
Aspects relationnels avec la conjointe
16Au niveau des relations avec la conjointe, on repère l’importante proportion de sujets mobilisant des mécanismes de distorsion mineure de l’image, et, plus particulièrement ici, l’utilisation du mécanisme de l’idéalisation. Ce mécanisme consiste en effet à attribuer à autrui (ici donc la conjointe) des qualités exagérées afin de réguler sa propre estime de soi. Il vise à réduire la culpabilité d’éprouver de l’agressivité envers l’autre et s’accompagne de préoccupations et de sollicitude envers elle. Sous sa forme primitive, l’autre est perçu comme tout-puissant car il protège le sujet et en l’occurrence les hommes infertiles qui l’utilisent, contre des représentations négatives et dévalorisantes, en gratifiant du même coup son estime de soi. On note également, mais dans une moindre mesure, le recours à des mécanismes de désaveu, visant à maintenir hors de la conscience des facteurs de stress, des impulsions, idées, affects ou des sentiments de responsabilité en les attribuant ou non à une cause extérieure. Dans la relation à la conjointe, on note plus précisément ici l’utilisation de la rationalisation, voire du déni.
Aspects relationnels avec les soignants
17Les personnels soignants font, dans l’ensemble, l’objet d’un investissement très positif de la part des hommes rencontrés. Sur les 30 patients interrogés, 26 apprécient la qualité des soins, ainsi que les relations développées avec les personnels soignants. Les qualificatifs « humains » et « compétents » sont souvent revenus dans le discours des sujets, qui estiment que leurs problèmes de fertilité sont pris en considération au-delà du seul aspect biologique ou physiologique : « Les infirmières, les sages-femmes sont compréhensives, elles savent que ces parcours sont difficiles et éprouvants », « on ne nous fait pas sentir qu’on est des pions, des boîtes de conserve, contrairement à d’autres services… » Les hommes rencontrés sont unanimes sur les qualités relationnelles attribuées aux soignants. L’hypothèse d’une alliance inconsciente entre les patients en protocole et les soignants pourrait d’ailleurs être posée, face à l’importance pour certains de retrouver « la même personne » que la dernière fois, d’avoir affaire à « la même équipe », gage d’identification et de reconnaissance.
18Cependant, il faut également souligner que les relations avec les médecins (biologistes, gynécologues, andrologues…) sont perçues avec beaucoup moins d’homogénéité. En effet, dix patients sur les 30 rencontrés rendent compte du « manque d’humanité » et de la « pauvreté relationnelle » qu’ils ressentent en présence du médecin. Cette sensation est étayée par le recours à des mécanismes de dépréciation et d’évitement. Il semble que, pour ces patients-là, l’évocation de la relation avec les médecins réactive la blessure narcissique, le sentiment d’impuissance et donc la rivalité et le vécu persécutant. Pour ces dix patients, on observe donc une recrudescence de l’utilisation des mécanismes du recours à l’agir (agression passive, retrait, passage à l’acte) qui met en évidence la difficulté à assumer leur sentiment de culpabilité et à élaborer leur blessure narcissique. Par ailleurs, on relève également pour ces dix sujets le recours au clivage (niveau de distorsion majeure de l’image de soi et des autres), qui porte essentiellement sur les « bons soignants » (en général non-médecins–infirmières, aides-soignantes, sages-femmes, voire psychologues), perçus comme aidants, chaleureux et surtout « non dangereux » et les « mauvais soignants » (les médecins), peu disponibles et peu étayants, souvent vécus comme omnipotents et/ou persécutants.
Conclusion et discussion
19Ces résultats montrent tout d’abord que le parcours de soin et les conditions de la médicalisation de la procréation sont vécus de manière relativement homogène par les hommes en situation d’infertilité que nous avons rencontrés. Au cours de cette étude, nous avons en effet repéré, dans le discours de ces sujets, une idéalisation de la conjointe assez massive, ainsi qu’une impression partagée d’humanité des soins et d’empathie des personnels soignants. Un sous-groupe peut cependant être identifié (n = 10), rapportant une certaine distanciation déclarée à l’égard des praticiens médecins, du fait de sentiments d’intrusion et de disqualification. Les hommes de ce groupe tendent donc à rendre compte d’une appréhension relativement clivée du dispositif de soin car ils opposent l’humanité des soins paramédicaux à un vécu persécutoire dans la relation aux médecins.
20Nous constatons donc, dans la relation aux soignants (médecins) et, dans une moindre mesure dans la relation à la conjointe, la mise en échec (totale ou partielle) des mécanismes des niveaux les plus adaptés, puisque l’on constate soit la substitution d’un acte à l’élaboration psychique attendue, soit des distorsions mineures de l’image de l’autre, défensivement idéalisé dans un objectif de restauration narcissique, soit encore la coupure d’avec ses émotions et l’incapacité à les symboliser (alexithymie), manifestée par la fuite en avant, la répression ou l’isolement.
21De fait, il est à noter que, dans le cadre des entretiens psychologiques, les hommes infertiles expriment très rarement leurs émotions, au profit d’un discours factuel et objectivant, centré sur leurs difficultés liées à l’infertilité et sur les stratégies qu’ils utilisent pour y faire face.
22Nous soulignons donc l’importance de croiser les méthodes d’investigations, par l’utilisation conjointe de questionnaires et d’entretiens, si l’on souhaite mieux connaître et comprendre l’état psychique des hommes infertilités en protocoles d’AMP.
23Certains facteurs semblent en effet entraver ou empêcher la prise de conscience et l’expression de leur vie émotionnelle. L’alexithymie, dont on repère les signes dans une proportion importante de notre échantillon, aurait ici pour fonction de les protéger contre des dangers liés aux relations interindividuelles fragilisées, ou contre ceux liés à leur vécu intime intrusé et traumatisé, difficile à élaborer. La difficulté à identifier et à verbaliser les états émotionnels, la réduction de la vie fantasmatique, le mode de pensée et le discours tourné vers des aspects concrets de l’existence au détriment de leurs aspects affectifs expliqueraient l’écart que nous avons repéré entre le discours factuel et relativement stéréotypé lors des entretiens et le report importants de symptômes dépressifs ou anxieux décrits par la littérature.
24Il apparaît nécessaire de porter ces résultats à la connaissance des intervenants qui œuvrent dans les services d’AMP, car, lorsqu’un homme infertile est amené à s’adresser à un spécialiste de l’infertilité, il doit passer outre sa méfiance, mais aussi vaincre sa réticence à mettre des mots sur ses émotions. Certains ont en effet pu remarquer cette spécificité psychique dans la population des hommes infertiles, pour qui la demande d’aide psychologique n’est pas au premier plan [6]. Moins qu’une relation d’aide psychothérapeutique, les hommes infertiles semblent rechercher une relation qui fasse lien et qui les soutiennent et les contiennent. Selon Corcos et Pirlot (2011), il s’agit parfois en effet « de se contenter d’accueillir, contenir et ressentir (…) la souffrance du patient dans son propre sentiment d’être démuni et/ou impuissant » [7].
25Ces résultats encouragent aussi l’idée de préserver le cadre d’une relation confidentielle médecin/malade, afin de réduire l’incidence du fonctionnement hospitalier sur leur capacité, déjà entravée, à exprimer une demande d’aide ou une vulnérabilité psychologique ou psychosociale.
26Ces résultats sont néanmoins à interpréter avec une nécessaire prudence, de par l’absence de données fiables antérieures dans ce domaine. Il serait intéressant d’éteindre cette étude à un échantillon plus large de façon à évaluer la stabilité et la fiabilité de ces observations préliminaires.
27Il apparaît également que, malgré le caractère restreint de l’échantillon, les résultats observés permettent de mieux connaître et comprendre le vécu, le ressenti et les processus défensifs des hommes en situation d’infertilité et peuvent ainsi constituer une première observation du contexte psychique et interpersonnel de ces sujets, en vue d’études ultérieures de plus grande envergure.
28En ce qui concerne la méthodologie que nous avons mise en place, elle a permis l’exploration des variables que nous souhaitions investiguer, tout en permettant aux participants de s’exprimer librement sur des éléments dont nous n’aurions pas nécessairement envisagé la pertinence. Pour la poursuite des recherches dans ce champ, nous soulignons cependant l’importance de recueillir également des données objectivables et quantifiables (via des questionnaires ou échelles d’évaluation psychologique) de façon à pouvoir disposer d’un plus grand nombre de données et de résultats plus aisément reproductibles.
29Conflits d’intérêts: aucun.
Bibliographie
Références
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- 12Källén B, Finnström O, Nygren KG, Otterblad Olausson P. Temporal trends in multiple births after in vitro fertilisation in Sweden, 1982-2001: a register study. BMJ 2005 ; 331 : 382-3.
- 13Plachot M, Mayenga JM, Bélaisch-Allart J. Quelle AMP (IIU, FIV, ICSI) pour quelle infertilité ? JTA 2001: 1-5.
Mots-clés éditeurs : stérilité, couple, entretien, fécondité, procréation médicalement assistée, vécu, homme, mécanisme de défense
Mise en ligne 30/01/2013
https://doi.org/10.1684/ipe.2012.0978