Introduction
1Jeanne d’Arc est brûlée vive à Rouen le 30 mai 1431. Elle constitue depuis et en dépit d’une longue phase d’oubli, une figure emblématique de l’histoire de France. Si ses actes sont bien connus, les ressorts de son action restent plus mystérieux. Le cas Jeanne d’Arc est à la jonction des domaines historiques, religieux, politiques mais aussi psychiatriques. Nous ne pouvons en effet manquer de nous interroger sur un personnage dont la principale inspiration aurait été selon elle, une suite d’injonctions verbales, des voix qui tour à tour lui auraient ordonné de se taire, puis d’agir et de se taire à nouveau.
2Il nous a semblé intéressant de reprendre le cas Jeanne d’Arc sous son aspect séméiologique pour dégager les hypothèses les plus vraisemblables concernant sa personnalité et aussi de nous interroger sur l’existence d’un éventuel trouble psychiatrique. Bien entendu, cette lecture s’est faite en bénéficiant de l’éclairage d’écrits historiques permettant de restituer dans leur contexte les manifestations cliniques. Nous avons également tenu compte d’un élément qui jusqu’à présent a été ignoré des diverses publications concernant ce sujet, l’âge de Jeanne, qui la classerait de nos jours dans l’adolescence. Or les données issues de cette clinique particulière nous permettent d’élaborer de nouvelles pistes qui ont plus à voir avec la normalité des comportements de cet âge qu’avec une pathologie psychiatrique avérée.
3Notre exposé examinera successivement les sources et les méthodes que nous avons retenues. Puis nous évoquerons le contexte global de ce début de XVe siècle du point de vue politique, mais aussi culturel. Ces fondamentaux posés, nous pourrons nous intéresser à l’aspect séméiologique en examinant plus particulièrement les manifestations que l’on pourrait qualifier d’hallucinatoires. Enfin nous aborderons les hypothèses psychopathologiques plausibles dans un tableau tel qu’ont pu décrire les chroniqueurs de l’époque.
Contexte historique
4Le monde médiéval dans lequel vit Jeanne d’Arc est dominé depuis plusieurs siècles par une coutume selon laquelle les rois reçoivent traditionnellement des prophétesses, qui apportent le message de Dieu, particulièrement en temps de crise [53]. Classiquement, lors des périodes de conflits ou famines, la parole de Dieu est amenée via les illettrés et des femmes selon le mécanisme annoncé par saint Jean. Ainsi, au XVe siècle, près d’une vingtaine de personnes se présentèrent spontanément au roi ou au pape afin de véhiculer le message de Dieu. À la génération de Jeanne, 4 femmes et 2 hommes sont attestés de prophète en parallèle à la Pucelle [3]. La principale rivale de Jeanne est Catherine de La Rochelle, qui voyait l’apparition d’une dame blanche. Celle-ci propose ses services à Charles VII afin d’utiliser ses pouvoirs divins dans le but de lui financer une armée [17]. Catherine de La Rochelle ne doit son salut qu’à sa confession devant le juge ecclésiastique de Paris, lorsqu’elle reconnaît le caractère diabolique de Jeanne.
5Un demi-siècle avant la libération du siège d’Orléans circule déjà une prophétie selon laquelle une pucelle libérerait le royaume de France. La prophétesse Marie Robine aurait ainsi été sujette à une série de visions entre 1397 et 1399, lorsqu’elle vivait à Avignon [52]. Elle aurait eu une vision selon laquelle « elle avait vu beaucoup d’armes et d’armures se présenter à elle. Qu’elle ne craigne rien, elles n’étaient pas pour elle mais pour une Puella qui viendrait après elle et les porterait pour libérer le royaume de ses ennemis » [35].
6D’autres prophéties circulent déjà dans le village de Domrémy lorsque Jeanne est encore une enfant : « N’a-t-il pas été autrefois dit que la France désolée par une femme serait restaurée par une Pucelle [33] ? », demande Jeanne à Durant Laxart. Jeanne d’Arc est donc parfaitement imprégnée des prophéties de son époque. L’évolution et la transmission orale vont entraîner une multitude de variantes de cette même prophétie, que Jeanne utilisera comme argument à sa charge afin de démontrer le bien fondé de sa mission divine. Confrontée à Catherine Le Royer, Jeanne avancera l’argument « n’avez-vous pas entendu cette prophétie à savoir que la France serait détruite par une femme et restaurée par une Pucelle venant des marches de Lorraine ? » [34]. Face aux juges ecclésiastiques lors de son procès de condamnation, Jeanne témoignera également : « Certains lui parlèrent quand elle vint en France d’un bois Chenu car il avait des prophéties disant que des environs de celui-ci devait venir une Pucelle qui ferait des merveilles [31]. »
7Jeanne se serait ainsi adaptée aux croyances d’alors. Et comme tous les prophètes, sa venue a été annoncée par d’autres, particulièrement Marie Robine. Il s’agit donc d’un phénomène culturel loin d’être trivial dans ce contexte de crise sociale et militaire.
8Les saints particulièrement vénérés à l’époque de Jeanne d’Arc sont au nombre de trois. Le premier est l’archange saint Michel, qui est représenté dans l’imaginaire populaire sous les traits d’un jeune homme vierge. En Lorraine, pas moins de 46 sanctuaires sont dédiés à ce personnage. Dans la tradition, cet archange est un envoyé de Dieu, qui a pour mission de chercher et trouver l’élu qui sauvera le royaume de l’envahisseur [7]. C’est probablement la raison pour laquelle Charles VII fait figurer Saint-Michel comme emblème sur les étendards de ses troupes, avec la devise « Il est mon défenseur » dès l’année 1420. Lors du procès en condamnation en 1431, Jeanne confie entendre la voix de l’archange depuis l’âge de 13 ans. Néanmoins, elle ne fait aucune mention de ce dernier jusqu’en 1431. C’est uniquement au fil des questions des juges entre le 27 février et le 17 mars 1431 que Jeanne évoque les apparitions de saint Michel.
9Le second personnage est sainte Catherine d’Alexandrie, qui est un personnage imaginaire qui aurait vécu à Alexandrie au IVe siècle. Elle aurait refusé son époux en mariage, suite à un vœu de chasteté. Elle aurait été jugée par une assemblée de 50 philosophes avant d’être emprisonnée puis condamnée à mort [43]. Les liens avoués entre Jeanne et sainte Catherine sous forme d’apparitions sont connus dès l’année 1429.
10Enfin, le troisième personnage est sainte Marguerite. Une statue de cette dernière était exposée dans l’église du village de Domrémy. Sainte Catherine y est représentée sous les traits d’une jeune femme habillée en homme, les cheveux coupés en rond, en train de quitter la maison de son mari et tenant une épée à la main [10].
Matériel et méthode
11Les principales sources d’information concernant la vie de Jeanne d’Arc nous sont fournies par les 2 procès qui l’ont concerné. D’abord le procès en condamnation en 1431, puis le procès en réhabilitation en 1456. Néanmoins, les descriptions les plus détaillées des voix entendues par Jeanne sont toutes extraites du procès en condamnation. Dans un premier temps, seuls les documents officiels de ses procès en condamnation et en réhabilitation sont utilisés afin de pouvoir en tirer une lecture sémiologique la plus objective possible. Dans un deuxième temps, une recherche bibliographique a été effectuée concernant les publications médicales abordant des hypothèses pathogéniques pour tenter d’expliquer les voix de Jeanne. La base de données utilisée est Medline, avec comme mot clé « Joan of Arc ». Tous les articles retrouvés ont été analysés et confrontés à la première lecture sémiologique effectuée sur la base des deux procès.
Lecture sémiologique des voix
12Les premières voix se seraient manifestées auprès de Jeanne dès ses 13 ans. Il s’agirait d’un début brutal, provoquant initialement une réaction anxieuse. Fait intéressant, des manifestations visuelles élémentaires accompagnent les premières voix : « […] et dit que, dès l’âge de 13 ans, elle eut des révélations de Notre Seigneur par une voix qui lui enseigna à se gouverner […] et dit que ladite voix n’est guère sans clarté, laquelle est toujours du côté de la voix. » Jeanne n’entend initialement qu’une seule voix, et en identifie rapidement l’auteur : « […] elle connut que c’était la voix d’un ange [11]. »
13Les premières descriptions apportées par Jeanne sont peu détaillées. Néanmoins, des précisions supplémentaires seront apportées durant le procès. La voix de l’ange est reconnue comme appartenant à saint Michel. Ce dernier est par ailleurs accompagné de nombreux autres anges, que Jeanne est capable d’apercevoir : « Interrogée qui était la première voix qui vint à elle en l’âge de 13 ans, répond que ce fut saint Michel […] il n’était pas seul ; mais bien accompagné d’anges du ciel… (elle) les vit de (ses) propres yeux corporels […] » Ces descriptions évoquent donc en premier lieu des hallucinations acoustico-verbales. Les hallucinations visuelles passent d’élémentaires à complexes. Néanmoins l’apparition de personnages s’accompagne constamment de phénomènes lumineux intenses : « Elle répondit qu’il y avait là beaucoup de lumière de toute part [15]. »
14Enfin, il est important de souligner le caractère plurimodal des apparitions de Jeanne : caractère visuel et auditif, mais également tactile et olfactif : « Interrogée si elle baisa ou accola jamais saintes Catherine et Marguerite, répond : elle les a accolées toutes les deux. Interrogée si elles fleuraient bon, répond qu’il est bon à savoir qu’elles sentaient bon [22]. »
15Les voix se manifestent à Jeanne spontanément à certains moments particuliers de la journée. Elles sont perçues régulièrement le matin : « Interrogée sur ce qu’elle faisait hier au matin quand elle ouit cette voix, répond qu’elle dormait, et que ladite voix l’éveilla [12]. »
16L’apparition des voix peut aussi être déclenchée par des sons bruyants, comme un tintement de cloche : « […] dit qu’elle l’avait ouie trois fois ; l’une au matin ; l’autre à l’heure de Vêpres ; et l’autre à l’heure de l’Ave Maria […] » Enfin, Jeanne reconnaît être capable de provoquer l’apparition de ces hallucinations accoustico-verbales : « Interrogée si elle les appelle […] répond (que) si elles ne venaient bientôt, elle requerrait Notre Seigneur qu’il les envoyât [23]. »
17Les personnages apparus le plus fréquemment à Jeanne auditivement et visuellement sont au nombre de trois. Il s’agit de l’ange saint Michel, ainsi que de deux saintes particulièrement appréciées à cette époque, sainte Catherine et sainte Marguerite : « […] répond que la voix, c’est de saintes Catherine et Marguerite. Et leurs figures sont couronnées de belles couronnes […] dit qu’elle les connaît même parce qu’elles se nomment à elle [14]. »
18Enfin, Jeanne signale la vision de nombreux autres anges en étant capable d’apporter moult détails : « Et certains [anges] avaient ailes et il y en avait de couronnés et les autres non ; et étaient là en la compagnie sainte Catherine et sainte Marguerite… [21]. »
19La thématique des voix est essentiellement mystique. Ses interlocuteurs principaux sont un ange et deux saintes. Dans ce même registre, on retrouve des éléments en faveur de guérisons miraculeuses ne manquant pas de rappeler celles accomplies par Jésus : « Interrogée quel âge avait l’enfant à Lagny qu’elle alla ressusciter, répond “l’enfant avait trois jours” […] elle voulut aller prier Dieu et Notre Dame pour qu’ils lui voulussent donner vie. Et finalement y apparut vie [16]. »
20La thématique mystique est également retrouvée au travers d’un pouvoir conféré à Jeanne, celui de voir dans l’avenir. La Pucelle prétend en effet avoir cette faculté directement transmise par le divin : « […] ce qui est plus fort, elle dit qu’elle connaît une grande partie de l’avenir. Elle répétait et affirmait ne rien faire que sur le commandement de Dieu […] non pas comme notre seigneur fit à Moïse, mais en lui révélant en propre les secrets de l’avenir [27]. » Puis, du don d’omniscience et du pouvoir de résurrection, Jeanne avance l’idée de pouvoir enfanter tout en restant pucelle, via une immaculée conception par le Saint Esprit à la manière de la Vierge Marie [49].
21Afin de compléter cette thématique, nous citons les éléments en faveur de la mission divine. Jeanne se présente à la cour de Charles VII comme envoyée de Dieu afin de chasser l’envahisseur de son royaume : « C’est ainsi qu’elle arriva jusqu’au roi de France, à qui elle dit qu’elle était venue sur l’ordre de Dieu, qu’elle allait faire de lui le plus puissant prince de monde [26] ; […] a donné à entendre au simple peuple […] qu’elle était envoyée de Dieu et avait connaissance de ses divins secrets [48] […] »
22Jeanne répondrait donc à une série d’injonctions hallucinatoires. Mais ces voix lui dictent également de se taire lors du procès en condamnation. Interrogée sur la nature de ses voix, Jeanne garde initialement le plus grand silence à ce propos : « Et si on lui devait couper la tête, elle ne les révélerait, pour ce qu’elle savait par ses visions qu’elle devait tenir secrètes [8]. » Si ses voix lui imposent de se taire en début de procès, elles lui autorisent par la suite la révélation de leur existence avec parcimonie : « Interrogée si avec les voix elle voit quelque chose, répond “je ne vous dis pas tout ; car je n’en ai congé… mais je vous dis qu’il y a voix belle et digne ; et n’en suis point tenue de répondre” [13]. »
23Un doute quant à la réalité de ces hallucinations acoustico-verbales et visuelles peut être avancé. En effet, Jeanne affirme que ses voix ont été clairement entendues et identifiées comme divines par les membres de la cour de Charles VII : « […] dit que ceux de son parti connurent bien que la voix était de par Dieu ; et qu’ils virent et connurent la voix […] le roi et plusieurs autres de son conseil entendirent et virent les voix qui venaient à elle. » Les apparitions d’anges se seraient même produites en public et auraient été aperçues à cette occasion : « Interrogée si tous ceux qui étaient là avec le roi virent l’ange, répond qu’elle pense que l’archevêque de Reims et le seigneur d’Alençon le virent [20]. »
24Ensuite, la perception des voix et les apparitions d’anges n’entraînent qu’une réaction anxieuse limitée lors du premier épisode. Lors des manifestations suivantes, aucune angoisse réactionnelle n’est ressentie, ce qui suggère une « belle indifférence » face à ces voix.
25Enfin, il est utile de souligner un détail important : Jeanne déclare au tribunal avoir entendu les premières voix dès l’âge de 13 ans. Pourtant elle fait preuve d’un grand silence à ce sujet lorsqu’elle vivait à Domrémy. Elle n’en a jamais parlé à quiconque, pas même au curé du village. Les premières allusions sont faites lorsqu’elle quitte son village pour se rendre à la cour de Charles VII. Jeanne a alors 18 ans, ce qui signifie qu’elle serait sujette depuis 5 ans à d’éventuelles hallucinations auditives et visuelles. Ces allusions sont adressées initialement à Jean de Nouillompont, son compagnon de voyage de Vaucouleurs vers Chinon qui témoigne : « Il y a 4 ou 5 ans, ses frères du paradis et son seigneur Dieu lui avaient dit qu’il fallait partir à la guerre pour recouvrer le royaume [32]. » La première description explicite des voix date de juin 1429 ; seuls deux de ses compagnons proches apprennent à cette occasion l’existence de voix divines s’adressant à Jeanne : « Elle avait des voix et un conseil qui lui disait ce qu’elle devait faire [36]. Jeanne lui déclara que son conseil est formé de 3 conseillers dont l’un était toujours avec elle, l’autre allait et venait souventes fois vers elle et le tiers délibérait avec eux [30]. » Les descriptions plus complètes des voix et des visions mystiques ne seront livrées que lors de son procès de condamnation.
26Parallèlement aux manifestations hallucinatoires, il semble important de rechercher d’éventuels troubles psychiques complémentaires. Jeanne est décrite dans sa jeunesse comme parfaitement adaptée, ne présentant aucun trouble du comportement particulier, malgré les éventuelles hallucinations visuelles et auditives auxquelles elle serait sujette. Aucune idée de persécution n’est retrouvée dans les sources historiques. En revanche des éléments en faveur d’idées de grandeur peuvent être relevés. Jeanne se vante auprès du capitaine de Baudricourt qu’une fois qu’elle aurait accompli sa mission, elle aurait trois fils : l’un serait pape, le second serait empereur et le troisième roi [49]. La lecture des minutes du procès ne permet de retrouver aucun élément en faveur d’un discours hermétique, flou, ou paralogique. Les idées sont exprimées avec clarté, les réponses de Jeanne parfaitement adaptées aux questions du tribunal ecclésiastique. En résumé, malgré des visions et des injonctions divines quotidiennes depuis 5 ans, Jeanne paraît être parfaitement équilibrée, avec un discours cohérent et adapté aux normes sociales en vigueur.
27En définitive, seules les voix sont connues du grand public, mais les apparitions auxquelles Jeanne aurait été sujette sont plurimodales : les apparitions sont d’abord visuelles avec la vision de personnages mystiques. Jeanne entame des dialogues avec ces derniers, et signale être capable de les toucher et sentir leurs odeurs.
Hypothèses diagnostiques
Épilepsie
28L’épilepsie temporale représente actuellement la principale hypothèse avancée par les publications médicales pour expliquer les voix et les visions de Jeanne.
29Classiquement, la durée des crises temporo-mésiales n’excède pas une minute. Elles sont caractérisées par un cortège de signes psychiques expérientiels. Des états de rêve, des sensations de déjà-vu, ou un dévidement de souvenirs sont fréquents. Ces visions se surimposent à la réalité qui est toujours perçue par le sujet. Il ne s’agit donc pas à proprement parler d’hallucinations. Des troubles moteurs peuvent accompagner cette symptomatologie. Il s’agit d’automatismes moteurs affectant la sphère oro-alimentaire le plus souvent. Quelquefois, la crise peut s’étendre à tout le cortex et provoquer une convulsion généralisée, mais il s’agit d’une complication rarissime.
30Selon plusieurs auteurs, Jeanne aurait souffert de tuberculose bovine disséminée avec atteinte cérébrale secondaire [5, 45, 46, 50]. La tuberculose bovine se serait ainsi compliquée d’un tuberculome temporal droit, entraînant secondairement la symptomatologie épileptique.
31Les arguments avancés sont d’ordre épidémiologique : Jeanne vit à la campagne et de ce fait est exposée à la tuberculose bovine, alors endémique. Ensuite, la symptomatologie épileptique se serait étalée pendant 6 ans, durée compatible avec un tuberculome calcifié temporal qui est une lésion par définition peu évolutive. Les auteurs signalent aussi que le tuberculome temporal pourrait expliquer les premiers épisodes hallucinatoires ainsi que son comportement ultérieur, qui est caractérisé par ce qu’ils appellent « un trouble similaire à la schizophrénie ». Enfin, un argument trivial est avancé, celui de la combustion imparfaite des intestins et du cœur de Jeanne sur le bûcher. Ces éléments seraient en faveur d’une péricardite chronique et d’une atteinte intestinale entraînant des lésions de calcification. Celles-ci auraient alors empêché la combustion des organes de Jeanne.
32D’autres auteurs avancent non pas l’hypothèse d’une crise épileptique temporale, mais d’une aura extatique précédant la crise proprement dite pour expliquer les visions et les voix de Jeanne [37]. Les expériences extatiques consistent le plus souvent en des troubles du comportement interictaux de type hypergraphie, hyposexualité et hyper-religiosité [41]. L’origine de l’activité épileptique focalisée est attribuée au lobe temporal et, plus particulièrement, à la région temporale mésiobasale [51]. Les descriptions sémiologiques de telles auras nous sont laissées au travers des œuvres de Dostoïevski, qui souffrait d’épilepsie temporale [39]. Les auras sont décrites comme des expériences mystiques, comportant des intuitions de type mission divine, une béatitude et de possibles visions d’êtres surnaturels. C’est la raison pour laquelle Foote-Smith et Bayne émettent l’hypothèse d’une aura extatique de type Dostoïevski chez Jeanne d’Arc.
33Enfin, deux neurologues italiens émettent une troisième hypothèse : celle d’une épilepsie latérale temporale idiopathique partielle avec des traits auditifs, d’origine génétique probable, mais non déterminée par l’histoire familiale. Cliniquement, les crises tonico-cloniques généralisées sont plus fréquentes, notamment lors des épisodes inauguraux, dans la variante autosomique dominante, tandis que les crises focalisées sont plus fréquentes dans sa forme idiopathique. Ces crises peuvent survenir plusieurs fois par mois et sont rarement suivies d’une crise tonico-clonique généralisée [47]. Les arguments avancés par les auteurs sont de soudaines manifestations visuelles et auditives de courte durée et stéréotypées, préférentiellement lors du sommeil ou au réveil et déclenchées par des bruits soudains tels les cloches d’Église.
34Malgré la prépondérance de l’hypothèse épileptique d’origine mésiale dans la littérature internationale, cette théorie ne nous semble pas être la plus vraisemblable. L’étiologie la plus fréquente des crises temporo-mésiales est la sclérose hippocampique. Celle-ci est généralement secondaire à des convulsions fébriles survenues avant l’âge de 5 ans. Une phase de latence asymptomatique s’étend ensuite jusqu’à l’adolescence. Les crises mésiales semblent alors se déclencher spontanément vers l’âge de 14 ans. Aucune mention de convulsions juvéniles n’est rapportée durant les procès. Par ailleurs, l’hypothèse d’une tuberculose cérébrale implique initialement une porte d’entrée pulmonaire. Les sources historiques ne mentionnent aucune pathologie pulmonaire ou respiratoire significative ayant pu affecter Jeanne. De plus, il est peu probable qu’une pathologie aussi grave ait été compatible avec son style de vie. Enfin, quelle que soit l’étiologie d’une éventuelle épilepsie mésiale, des manifestations motrices même minimes auraient été constatées. Au final, la théorie d’auras extatiques pourrait être retenue à condition que la lésion temporale ne soit pas secondaire à une sclérose hippocampique ou à un tuberculome temporal, et que des manifestations motrices ou cognitives ne se soient jamais manifestées en public. Néanmoins, d’un point de vue sémiologique et neuroanatomique, les auras décrites par Jeanne se rapprochent davantage de celles observées dans les épilepsies temporales latérales idiopathiques avec des traits auditifs. En effet, malgré la connotation religieuse attribuée aux voix et aux visions, les signes cliniques inauguraux décrits de façon constante au cours du procès sont les sensations auditives de survenue fréquente. Celles-ci n’étaient vraisemblablement pas accompagnées de signes moteurs ou mnésiques, tels qu’ils peuvent être décrits dans les crises extatiques. Les éléments qui nous sont disponibles ne sont donc pas en faveur d’un foyer épileptogène mésiobasal. L’hypothèse épileptique n’est cependant cohérente avec la durée des sensations auditives et visuelles rapportées par Jeanne. Une explication pour ce phénomène serait d’ordre psychopathologique : il est possible que la durée de ces phénomènes ait été surestimée lors du procès. En effet, les propos de Jeanne à ce sujet ainsi qu’au sujet des phénomènes visuels et olfactifs associés aux manifestations auditives ne sont pas constants.
Schizophrénie paranoïde
35Il s’agit d’une hypothèse à évoquer classiquement dans le cas d’un sujet jeune se prétendant être un envoyé de Dieu. D’après Allen, ce trouble mental rendrait compte du comportement de Jeanne et de ses apparitions divines [1]. Classiquement, le mode d’entrée prend la forme d’une bouffée délirante dans 1/3 des cas, signant une rupture brutale avec l’état antérieur. C’est précisément ce que suggère Jeanne en parlant de ses voix : elle signale un début brutal à l’âge de 13 ans. La schizophrénie paranoïde se manifeste sous la forme d’un trouble psychotique productif avec un délire flou et non structuré. Les mécanismes sont classiquement hallucinatoires avec la perception de voix le plus souvent hostiles. Notons toutefois que les hallucinations visuelles sont rarissimes et doivent faire éliminer une étiologie organique. Enfin, le noyau central de la schizophrénie repose sur le syndrome dissociatif. Le repli autistique avec désinsertion sociale est également un élément sémiologique important.
36Jeanne d’Arc signale des voix et des visions, ces dernières allant a priori à l’encontre d’une schizophrénie. La lecture des minutes du procès nous fait découvrir une jeune femme répondant de façon cohérente et adaptée aux questions des juges. Elle assume d’ailleurs sa propre défense sans l’aide d’un avocat, mettant en difficulté les juges ecclésiastiques. L’hypothèse d’un délire non structuré ne résiste pas aux éléments historiques : s’il s’agit d’un délire, celui-ci est alors bien structuré autour de la mission divine, avec des éléments de cohérence puisque se basant entièrement sur les prophéties alors en cours. Enfin, Jeanne est régulièrement placée au centre de toutes les attentions, ce qui exclut tout repli autistique.
37L’hypothèse d’une schizophrénie ne nous semble pas cohérente avec le contexte socioculturel et les données sémiologiques fournies par les sources historiques.
Trouble bipolaire de l’adolescence
38L’hypothèse d’un trouble bipolaire de début précoce pourrait-elle rendre compte des anomalies présentées par Jeanne ? Une telle possibilité ne semble pas avoir été envisagée dans la littérature médicale à ce jour. Pourtant, ce trouble de l’humeur caractérisé par des accès maniaques francs se développe dans 15 à 30 % des cas chez des sujets adolescents [40]. Une telle forme clinique se distingue de la forme classique par des caractéristiques bien particulières. Certes le noyau symptomatique demeure une exaltation de l’humeur à l’occasion de l’état maniaque, mais d’autres éléments atypiques viennent le compléter. Les signes les plus souvent observés sont l’agressivité, les actes impulsifs, la rupture scolaire, les fugues, ainsi qu’une mythomanie. Cette dernière semble même être typique des états maniaques de l’adolescent. Enfin, les formes psychotiques se compliquant d’hallucinations auditives sont plus fréquentes que chez l’adulte, puisque représentant jusqu’à 40 % des états maniaques du sujet jeune [42].
39Des arguments en faveur d’une telle étiologie peuvent être retrouvés dans les sources historiques. En premier lieu la mégalomanie de Jeanne, lorsqu’elle évoque sa mission divine ou sa future filiation. Ensuite, les voix et visions pourraient être la manifestation de troubles psychotiques surajoutés et s’intégrer dans un automatisme mental. Néanmoins un doute sérieux peut être émis en ce qui concerne la nature hallucinatoire de ses voix et visions ; par ailleurs le comportement de Jeanne reste adapté et cohérent jusqu’à sa capture. La mythomanie pourrait expliquer les visions de Jeanne et s’intégrer dans la présentation d’un état maniaque de l’adolescence. À cela s’ajouterait le départ précipité du domicile parental, pouvant être assimilé à une fugue.
Anorexie mentale
40L’hypothèse d’un trouble du comportement alimentaire de type anorexie mentale peut être envisagée dans ce contexte. Cette théorie a déjà été avancée par Moore en 1986 [44]. Le premier élément sémiologique est d’ordre physique : Jeanne d’Arc est examinée par un médecin à l’occasion de sa détention, et y est décrite comme particulièrement maigre : « Lorsqu’il la visita à cause d’une maladie, il lui palpa les reins, elle était très étroite, autant qu’il pu s’en rendre compte [29]. » Par ailleurs, malgré ses 18 ans Jeanne présente une aménorrhée primaire : « […] jamais elle n’avait eu la secrète maladie des femmes [28] […] » Une restriction alimentaire peut être repérée indirectement via une pratique rigoureuse du jeune en période de carême. Nous avons donc la classique triade amaigrissement-aménorrhée-restriction alimentaire. L’apparence de Jeanne devait être celle d’un corps androgyne, avec effacement des seins et des hanches. Une telle constitution était un préalable indispensable pour revêtir une armure conçue uniquement pour les hommes. Nous pouvons également faire l’hypothèse d’un trouble de l’identité chez Jeanne avec un refus de sa féminité. Le port permanent de vêtements masculins et les cheveux coupés courts associés à une hyposexualité en sont autant d’indices. En effet, Jeanne refuse très tôt la sexualité, puisqu’elle éconduit un premier mariage en 1429 au motif d’un vœu de chasteté : « Interrogée qui la mut de faire citer un homme à Toul en cause de mariage, répond “Je ne le fis pas citer”. Item, dit que la première fois qu’elle ouit cette voix, elle voua sa virginité [18] […] » Enfin, Jeanne envisage la possibilité d’enfanter une fois sa mission divine terminée, mais uniquement via le Saint Esprit à l’image de la Vierge Marie.
41L’historienne et spécialiste de Jeanne d’Arc Colette Beaune soulève cette problématique qu’elle qualifie de « quasi-anorexie » [4]. Cette dernière souligne les réticences de Jeanne concernant la nourriture limitée à quelques morceaux de pain, face à l’activité physique intense dont elle fait preuve. L’hypothèse d’une anorexie mentale nous semble crédible au vu des éléments sémiologiques fournis via les témoignages du procès. Cette anorexie pourrait se surajouter à un trouble de la personnalité.
Trouble de conversion
42Jeanne ne présentant que peu d’arguments en faveur d’une psychose, la question d’un trouble conversif se manifestant par de pseudo-hallucinations semble légitime. D’après la classification DSM-IV-TR, les symptômes conversifs peuvent être en relation avec différentes sphères : motricité (pseudo-paralysies), sensitivité (pseudo-anesthésies et pseudo-cécité) ou sensorielle (pseudo-hallucinations) [2]. Ce dernier sous type est caractérisé par des hallucinations portant sur plusieurs modalités : les composantes à la fois visuelles, auditives et tactiles sont régulièrement concomitantes. La thématique des hallucinations est généralement riche de signification psychologique, et le sujet a tendance à les décrire comme s’il s’agissait d’histoires intéressantes.
43De tels troubles conversifs s’observent plus fréquemment dans les populations rurales, chez les individus de faible niveau socio-économique. De plus, ces troubles se manifestent classiquement entre la fin de l’enfance et le début de l’âge adulte. Le mode de début est généralement aigu, avec une date précise évoquée.
44À la différence de la mythomanie ou de la simulation, les symptômes ne sont pas feints : le sujet les ressent comme pathologiques.
45Nous pouvons trouver beaucoup de similitudes avec le parcours de Jeanne d’Arc. Celle-ci décrit bien en début des troubles aigus, avec une datation précise de la première apparition 5 ans après. Les hallucinations sont plurimodales, avec plusieurs composantes simultanées. Par ailleurs, l’âge de début de tels troubles ainsi que le milieu socioculturel de Jeanne sont deux arguments supplémentaires en faveur de ce diagnostic. De plus, Jeanne retire des bénéfices secondaires de ces hallucinations, puisqu’elle parvient à obtenir certains avantages non négligeables : quitter le domicile parental et prendre une place de premier ordre à la cour du futur roi de France. Enfin, il est intéressant de souligner le caractère suggestible de ces apparitions. Il s’agit précisément de 3 personnages prenant une place prépondérante dans le contexte socioculturel. L’ange saint Michel, dont le rôle est précisément de trouver l’élu, sainte Catherine refusant son mariage à l’image de Jeanne et sainte Marguerite quittant son foyer vêtue en homme.
46Toutefois, une grande prudence est requise compte tenu de ce contexte socioculturel. En effet, le DSM-IV-TR rappelle que le diagnostic de trouble conversif ne doit pas être porté si le symptôme en question répond à une expérience culturellement déterminée. Il s’agit des cas d’envoûtements et de rites mystiques pratiqués dans certaines tribus, avec des états de transe. La culture traditionnelle locale prend donc toute sa valeur et modifie la grille de lecture des hallucinations de Jeanne. Enfin, le caractère non intentionnel du trouble conversif semble devoir être remis en question par le discours de Jeanne. Celle-ci signale aux membres du tribunal ne pas être la seule à avoir vu ses apparitions : Charles VII lui-même, ainsi que les membres de sa cour les auraient aperçues. De telles allégations font passer les pseudo-hallucinations du registre de la conversion subie au domaine de la fabulation.
47Le contexte socioculturel, avec sa tradition des prophéties et la multiplication des prophétesses ayant des visions et des expériences mystiques plusieurs décennies avant la naissance de Jeanne doit nous faire envisager la possibilité d’une absence totale de trouble psychique chez la Pucelle.
Adolescence normale
48Après avoir passé en revue les principaux troubles psychiques à l’origine des voix chez Jeanne d’Arc, nous pouvons avancer une hypothèse inédite dans la littérature spécialisée : celle d’une adolescence normale. En effet, lorsque Jeanne entreprend son voyage vers Chinon, elle n’est âgée que de 17 ans. Certes, un destin tel que celui qu’a connu Jeanne ne peut être expliqué par une adolescence classique, mais peut être compatible avec ce qui pourrait être qualifié dans le langage courant comme une crise d’adolescence. Ce terme générique recouvre en fait plusieurs entités nosologiques. Le désire d’originalité est décrit par Debesse [6] et s’observe régulièrement dans les comportements d’adolescents : horreur de la banalité, propension à faire de soi un être exceptionnel, actes inattendus, sentiment de singularité. Ce désir peut s’accentuer jusqu’à un état de crise d’originalité. Elle se caractérise par une affirmation de soi dans un contexte d’exaltation, un goût pour les secrets, la mystique, et les excentricités vestimentaires. La dévotion zélée de Jeanne, la pratique rigoureuse des préceptes religieux, et le recours aux vêtements masculins prennent une nouvelle dimension selon cette grille de lecture. La passion de réformer, voire de bouleverser le monde est intense lors de cette crise, à l’image du désir intense de Jeanne de bouter hors de France l’envahisseur anglais. Face aux adultes représentant l’ordre social, la révolte juvénile s’exprime en critiquant vivement le système de valeurs classique, voire en s’attaquant directement aux autorités tutélaires. Nous pouvons rapprocher de cette donnée l’opposition effrontée de Jeanne face aux membres du tribunal ecclésiastique : « Vous me pourrez demander telle chose de quoi je vous répondrais le vrai, de l’autre non. Si vous étiez bien informée de moi, vous voudriez que je fusse hors de vos mains [9]. »
49La phase de dénouement de cette crise d’originalité s’observe à partir de 18 ans. Dans ce contexte de crise, des systèmes défensifs peuvent être mis en œuvre par les adolescents. L’un de ces systèmes est, selon Anna Freud, l’intellectualisation [38]. L’adolescent peut adhérer de manière massive et soudaine à des théories philosophiques ou politiques. À cela s’ajoute un phénomène d’ascétisme : les adolescents s’imposent des tâches physiques draconiennes, s’interdisent certaines nourritures, refusent les plaisirs corporels, et se vêtissent de façon inadaptée. Derrière cet ascétisme se cachent les tentatives de contrôle des désirs sexuels. Encore une fois un parallèle peut être fait avec la maigreur de Jeanne, ses interdits sexuels et ses restrictions alimentaires sous couvert de foi.
50Une telle crise d’adolescence pourrait bien rendre compte des troubles présentés par Jeanne. Un départ brusque et inattendu du foyer familial marque le début de son épopée, évoquant la fugue d’un adolescent contemporain : « Interrogée si elle croyait bien faire de partir sans le congé de père ou mère, bien qu’il soit ainsi qu’on doit honorer père et mère, répond qu’en toute choses elle leur a obéi, excepté pour ce départ [18] […] » L’hypothèse de la fugue est bien confirmée des aveux de Jeanne elle-même, reconnaissant les tensions familiales : « […] dit qu’elle a ouie dire à sa mère que son père disait à ses frères “si je croyais que la chose advint que j’ai songé d’elle, je voudrais que vous la noyiez, et si vous ne le faites pas, je la noierais moi-même”. Et il s’en fallut de bien peu qu’ils perdissent leur sens, quand elle fut partie pour aller à Vaucouleurs [19]. » Les injonctions verbales provenant d’entités divines peuvent être intégrées dans un processus de crise d’originalité marquée par un goût pour le mystique, auquel cas l’hypothèse d’hallucinations doit être écartée, considérant le recours aux voix et visions comme de la fabulation. Un tel processus doit être distingué de la conversion hystérique par le fait que Jeanne fabriquerait volontairement et sciemment une histoire afin de justifier ses actes. Comme premier argument, nous pouvons avancer le long silence entre les premières voix à l’âge de 13 ans jusqu’à ses 18 ans. Les premières allusions aux voix ne sont en effet retrouvées qu’après le départ de Domrémy. Les descriptions détaillées des voix et des visions ne seront ensuite fournies que lors du procès de condamnation. Il est alors aisé de constater l’enrichissement progressif des détails fournis par Jeanne au gré des différents interrogatoires et d’y relever une foule de contradictions. Le tribunal ne manquera pas de les relever afin de discréditer l’hypothèse d’authentiques voix divines. Les conclusions de l’Université de Paris rendent son réquisitoire définitif de l’accusation : « Item, tu as dit que ton roi a eu un signe par lequel il connut que tu étais envoyée de Dieu, car saint Michel accompagné de plusieurs anges, les uns ayant des ailes, les autres de couronnes, avec sainte Catherine et sainte Marguerite, vint à toi au château de Chinon. Toute la compagnie [d’anges] monta les degrés du château jusques en la chambre du roi, devant lequel l’ange s’inclina, qui portait une couronne.
51» Et une fois tu as dit que, quand ton roi eu ce signe il était tout seul ; l’autre fois, tu as dit que cette couronne que tu appelles signe, fut baillée à l’archevêque de Reims, qui la bailla à toi en présence de plusieurs princes et seigneurs que tu as nommé [24]. »
52Suite à ce réquisitoire Jeanne reconnaît explicitement ses mensonges et dément les visions d’anges : « Il la pria de dire vérité sur cet ange, qu’elle disait en son procès avoir apporté une couronne précieuse […] le déposant ouie dire à icelle Jeanne qu’elle-même était l’ange. Interrogée si réellement avait été baillée une couronne à celui qu’elle disait son roi, répondit qu’il n’y eut autre choses que la promesse qu’elle fit qu’elle lui serait couronné roi [25]. » Cet aveu permet d’éliminer a priori l’hypothèse d’un trouble conversif dans lequel les pseudo-hallucinations ne sont pas produites intentionnellement dans le but d’obtenir des bénéfices directs.
Conclusion
53Conclure de manière péremptoire sur des données exclusivement historiques, fragmentaires dont une forte proportion revêtent un caractère hagiographique n’est pas, nous l’avons compris, chose aisée. Par ailleurs, l’évolution très brève de sa trajectoire psychiatrique n’a pas permis le développement d’une affection dans toute sa plénitude. Ces précautions prises, la séméiologie présentée par Jeanne d’Arc permet néanmoins d’exclure un certain nombre d’hypothèses psychopathologiques comme la schizophrénie et l’épilepsie temporo-mésiale. Les hypothèses qui nous semblent les plus pertinentes sont les troubles de la personnalité sous forme de troubles conversifs ou de personnalité normale.
54Nous pourrions sur ce dernier point dire que le destin de Jeanne s’est scellé dans la convergence de trois éléments qui sont : l’époque historique particulière (la guerre de Cent Ans), baignée d’une culture spécifique (médiévale européenne) rencontrant une personnalité pas forcément pathologique en cours de structuration. Les recherches psychopathologiques entreprises par la suite ont surtout eu pour résultat de simplifier peut-être trop ce destin en l’enfermant dans les catégories limitées de la nosologie.
55Jeanne a été prise dans des événements qui la dépassaient et le fait qu’elle soit devenue bien plus tard une icône n’a pas contribué à apporter plus de lumière sur son cas.
56Notre travail a eu pour but de mettre les éléments d’adolescence normale, si tant est que l’on puisse utiliser ce terme, en perspective avec les données historiques disponibles et peut être lui permettre aussi, de reposer en paix, sans lui faire porter en plus de ses multiples casquettes, celle de « folle ».
Références
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- 6Debesse M. La Crise d’originalité juvénile, 1re édition. Paris : PUF, 1936.
- 7Delaruelle E. Saint Michel dans la spiritualité de Jeanne d’Arc, la piété populaire au Moyen Âge. Turin : éditions E. Delaruelle, 1975, p. 389-400.
- 8Duby G, Duby A. Les Procès de Jeanne d’Arc. Paris : Folio histoire éditions, 1973, p. 28.
- 9Op. cit., folio histoire éditions, p. 34.
- 10Op. cit., folio histoire éditions, p. 35-36.
- 11Op. cit., p. 36.
- 12Op. cit., p. 46.
- 13Op. cit., p. 48.
- 14Op. cit., p. 54-55.
- 15Op. cit., p. 57.
- 16Op. cit., p. 79.
- 17Op. cit., p. 79-80.
- 18Op. cit., p. 91.
- 19Op. cit., p. 93.
- 20Op. cit., p. 97.
- 21Op. cit., p. 98.
- 22Op. cit., p. 124.
- 23Op. cit., p. 137.
- 24Op. cit., p. 155.
- 25Op. cit., p. 184.
- 26Op. cit., p. 187.
- 27Op. cit., p. 188.
- 28Op. cit., p. 253.
- 29Op. cit., p. 267.
- 30Duparc P. Procès en nullité de la condamnation de Jeanne d’Arc, tome 1. Paris : Éditions Klincksieck, 2001, p. 486-487.
- 31Op. cit., tome 2, p. 68.
- 32Op. cit., tome 3, p. 278.
- 33Op. cit., tome 3, p. 283.
- 34Op. cit., tome 3, p. 285.
- 35Op. cit., tome 4, p. 59.
- 36Op. cit., tome 4, p. 65.
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- 48Quicherat J. Procès, tome 1. Paris, 1841, p. 18.
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Mots-clés éditeurs : diagnostic, trouble de la personnalité, Jeanne d'Arc, hallucinations
Date de mise en ligne : 15/11/2012
https://doi.org/10.1684/ipe.2009.0560