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Article de revue

Vulnérabilité psychopathologique et nouvelles formes d'organisation du travail (approche étiologique)

Pages 269 à 275

1L’analyse des rapports entre travail et santé a fait l’objet d’une étude comparative entre les pays européens dans un colloque qui s’est tenu en 1988 sous la direction de Madeleine Rebérioux [9]. De ce colloque, il ressortait que les questions relatives à la santé mentale commençaient seulement à émerger, mais on pouvait prévoir dès cette époque qu’elles occuperaient bientôt le devant de la scène.

2Cette tendance, qui se confirme chaque jour davantage, ne signifie pas toutefois que les conséquences néfastes du travail sur la santé soient nouvelles. On les trouve déjà formulées, y compris en termes de santé mentale, dans les enquêtes ouvrières du dix-neuvième siècle, notamment sous la plume d’auteurs comme Villermé [11] ou Benoiston de Châteauneuf, mais on insistait alors surtout sur l’alcoolisme, la violence, la prostitution, le vagabondage.

3Toutes ces pathologies sont encore présentes aujourd’hui. S’il est vrai pourtant que de nouvelles pathologies sont apparues entre-temps, comme les toxicomanies, avec par exemple la consommation massive de cocaïne chez les cadres de la côte ouest des États-Unis ou bien les pathologies telles que celles du harcèlement ou encore la montée en masse des troubles musculosquelettiques, on peut dire que, dans l’ensemble, en dépit de ces nouveautés, les problèmes psychopathologiques sont en somme les mêmes que jadis. S’ils ne sont pas nouveaux, quantitativement, toutefois, ils sont plus nombreux. Et les raisons de cet accroissement ne sont pas faciles à élucider.

Les pathologies en augmentation

4Les pathologies les plus préoccupantes actuellement peuvent être regroupées sous quatre rubriques.

Les pathologies de surcharge

5Ce sont les plus surprenantes parce qu’on avait annoncé qu’avec le progrès technique, l’automatisation et la robotisation surtout, se profilait sinon la fin du travail, en tout cas une diminution considérable de la charge de travail. Et, curieusement, c’est au phénomène inverse que l’on assiste : burn out [1], karôshi, troubles musculosquelettiques [2].

Les pathologies post-traumatiques

6Elles sont aussi en augmentation de manière impressionnante. Elles sont consécutives aux agressions dont les agents sont victimes dans l’exercice de leur activité professionnelle.

7Au départ, ces pathologies avaient été reconnues par un tableau de maladie professionnelle, exclusivement réservé aux employés de banque victimes de hold-up [12]. Depuis, les populations touchées sont devenues très nombreuses et comprennent les enseignants, les caissières de supermarché, les conducteurs d’autobus, etc., et plus largement désormais, le secteur des activités de service.

Les pathologies du harcèlement

8Elles sont aussi en augmentation. Le harcèlement au travail n’est pas nouveau. Il est vieux comme le travail. Entre le harcèlement d’un côté et les pathologies de l’autre, il faut bien invoquer une fragilisation des gens vis-à-vis des manœuvres de harcèlement. Cette fragilisation peut être analysée. Elle est liée à la déstructuration de ce que l’on range du côté des ressources défensives, en particulier les défenses collectives et la solidarité. C’est l’élément déterminant de l’augmentation des pathologies : les pathologies du harcèlement sont, avant tout, des pathologies de la solitude.

Les dépressions, les tentatives de suicide et les suicides

9L’apparition des tentatives de suicide et des suicides jusque sur les lieux de travail est un élément nouveau. De sérieux problèmes se posent. D’abord en termes d’investigation. À chaque fois qu’un suicide a lieu, y compris sur le lieu de travail, on ne parvient pas à mener une enquête ni une investigation clinique digne de ce nom. C’est comme une malédiction, tout converge pour empêcher l’enquête clinique de se faire. Du coup chaque suicide constitue une sorte de précédent. Une fois qu’un drame a eu lieu, si l’on ne fait rien, on participe involontairement à une banalisation du suicide sur le lieu de travail. Ce qui a, en aval, des conséquences désastreuses sur la communauté et sur la collectivité de travail. Le problème posé est également quantitatif : il pourrait y avoir environ 300 suicides par an en France, sur les lieux de travail [8].

L’analyse étiologique des pathologies mentales en rapport avec le travail

10Pour faire un pas de plus et approcher l’analyse des processus en cause dans l’apparition de ces pathologies liées au travail, il faut une théorie des rapports entre subjectivité et travail, accordant au travail un statut qui soit autre chose que celui d’un décor. Il faut procéder à une analyse du travail comme on le ferait d’un objet clinique, c’est-à-dire qu’on soumette le travail, l’activité de travail, à une investigation clinique, stricto sensu. C’est précisément cela même que se donne pour objet la psychodynamique du travail : prendre le travail comme une activité humaine dont on cherche à saisir cliniquement les ressorts, les échecs et les réussites ; mettre au jour ce qu’implique pour le travail le fait d’être un travail vivant.

11La psychodynamique et la psychopathologie du travail, en effet, procèdent à des investigations sur les rapports entre travail et santé mentale qui ne se limitent pas à l’analyse des effets délétères du travail sur la santé. Elles étudient aussi les situations dans lesquelles le rapport au travail est favorable à la santé. Plus précisément, ces recherches s’efforcent de comprendre pourquoi et comment le même travail, en fonction de son organisation, peut s’inscrire dans une dynamique de destruction ou, au contraire, de construction de la santé.

12Pour répondre à ces questions sur le comment et le pourquoi, il faut, outre une théorie et une clinique du travail, une théorie de la santé et une théorie du sujet ou de la subjectivité dont les principales caractéristiques seront, ici, seulement rappelées.

La santé et la normalité

13La santé est définie par l’OMS comme un état de bien-être physique, psychique et social. Les études cliniques, en tout cas celles qui partent du travail, se portent en faux par rapport à cette définition : la santé n’est pas un état et d’ailleurs la santé n’existe pas. Pour la plupart en effet, nous sommes porteurs de plusieurs maladies chroniques. Les pathologies aiguës sont en fait une petite part de la pathologie. Nous avons plutôt trois, quatre ou cinq maladies chroniques : les dents gâtées, les cheveux qui tombent, l’intertrigo, l’urticaire, l’eczéma, la colite, la colonne vertébrale douloureuse, l’insomnie, l’hypertension…

14La santé dans l’ensemble de la population n’existe pas. La santé est plutôt un idéal. Ce qui n’est pas négligeable dans la mesure où cela constitue une référence ou un repère. Il en va ici comme de l’idéal de justice, sans lequel on ne peut pas penser la justice. Il faut donc un point géométrique en dehors de la figure qui est nécessaire pour orienter l’action. L’idéal joue un rôle important dans l’orientation de nos actions et de nos conduites individuelles pour essayer de conquérir cette santé. En fait, nous ne conquérons pas la santé et nous nous contentons d’un compromis moins brillant qu’on appelle « normalité ».

15C’est un compromis avec un certain nombre de maladies plus ou moins stabilisées, plus ou moins compensées par des traitements, des prothèses, etc., et en plus, qui passe par un jugement d’acceptabilité, c’est-à-dire de comparaison avec les autres qui sont autour de nous. La normalité en France en 2006 n’est pas la même que celle d’il y a quarante ou cinquante ans, ni la même qu’au Brésil, par exemple.

16La normalité n’est pas donnée, ce n’est pas un cadeau de la nature, la santé non plus. Nous ne naissons pas avec la santé, contrairement à ce que nous croyons. La nature n’est pas toujours gentille avec nous, car elle nous apporte toutes sortes de risques comme les bactéries, les virus, le froid, le chaud, les prions, etc. Quant à la société, elle n’est pas forcément très généreuse avec nous, par exemple avec les conditions du travail et l’emploi. Et, enfin, les familles ne sont pas toujours aimables non plus et chacun sait à quel point elles peuvent être nocives pour les enfants. En somme, il y a beaucoup de raisons de tomber malade.

17Ce qu’il faut donc comprendre, c’est pourquoi tout le monde n’est pas malade. Cette normalité énigmatique est une conquête et peut légitimement être tenue pour une réussite. On peut honorer les gens capables de rester normaux en dépit des forces qui les poussent plutôt vers la maladie.

18La normalité, donc, est un compromis, acquis par la lutte, qu’il faut toujours reconquérir, en sachant que cette lutte, à la fin, nous la perdons. Car nous mourrons tous.

La souffrance

19On peut commencer par un regard sur le rapport individuel à la tâche : la souffrance est toujours au rendez-vous du travail. Il n’y a rien de nouveau dans la période contemporaine par rapport au passé.

20Cela dit, la souffrance résultant du rapport aux contraintes de travail ne doit pas seulement être considérée comme une conséquence regrettable ou malheureuse du travail ; ce serait là une vision de sens commun. La souffrance peut aussi être un point de départ et non seulement une conséquence regrettable.

21Travailler, en effet, c’est d’abord faire l’expérience du réel. Le réel, c’est un paradoxe, mais c’est une notion bien caractérisée en philosophie depuis Hegel : c’est ce qui se fait connaître au sujet qui travaille par sa résistance aux procédures, aux savoir-faire, à la connaissance, voire à la science. Le réel, c’est ce qui se fait connaître à celui qui travaille par sa résistance à la maîtrise de l’activité. C’est lorsqu’un mode opératoire convenablement assimilé et mis en œuvre est mis en défaut que l’on est certainement en face du réel. Or, travailler, c’est toujours faire face au réel, et non seulement appliquer des procédures. Car le travail fait toujours surgir des incidents, des anomalies, des pannes, etc. qui remettent en cause les prévisions et les prédictions.

22Donc si travailler c’est faire l’expérience du réel, cela implique nécessairement une expérience affective pénible qui n’est autre que celle de l’échec. C’est un point qui est généralement impensé, y compris des scientifiques. La connaissance du réel arrive à la conscience par le truchement d’une expérience affective : la souffrance de l’échec, le sentiment de l’impuissance. Le réel se révèle à celui qui cherche ou qui travaille sur le mode affectif de la souffrance. Le réel, donc, se révèle sur le mode pathique, c’est-à-dire d’abord dans la passivité absolue du sentir, de l’éprouver qui s’impose à la subjectivité.

23Mais le processus ne s’arrête pas là. La souffrance d’abord passive, fait naître toute une gamme de sentiments : surprise, étonnement, déception, irritation, contrariété, exaspération, colère, découragement, etc. Mais ensuite la souffrance, qui se condense dans la subjectivité, se mute en exigence psychique. Elle appelle son soulagement, elle exige d’être transformée, pour être dépassée. En d’autres termes, de passive au départ, la souffrance du rapport au réel se mute en protention vers le monde à la recherche de solution.

24En règle, toutefois, la solution ne vient pas facilement. Travailler cela suppose d’abord de pouvoir endurer cette souffrance jusqu’à ce que la voie pour surmonter l’obstacle ait été trouvée. Il faut essayer, tenter, échouer à nouveau, s’engager dans des voies sans issue. Et, en fin de compte, c’est de la capacité à endurer la souffrance et de l’obstination que vient la solution. C’est de la capacité du sujet à endurer cette souffrance que dépend le talent à trouver des solutions et des chemins nouveaux pour surmonter les obstacles que le réel oppose à la réalisation de la tâche.

25On peut de plus montrer que c’est la souffrance elle-même qui guide l’intelligence et lui confère sa capacité d’« intuitionner » les solutions aux difficultés du travail. Ce point est important : la situation d’échec qui finalement est une situation ordinaire est néanmoins compliquée lorsque l’on se trouve en face d’un obstacle inédit. Comment sortir d’une situation dont on n’a pas encore l’expérience ? C’est là que surgit la question de l’intuition de la solution. Et l’on peut montrer avec un certain nombre de chaînons intermédiaires comment, à partir de la souffrance, il est possible d’intuitionner les réponses aux problèmes posés [4].

26En d’autres termes, le travail est une épreuve centrale pour la subjectivité elle-même avec, au bout du processus, la possibilité d’une transformation de la souffrance. Car en surmontant la résistance du réel, le sujet se transforme lui-même, il devient en quelque sorte plus intelligent, plus compétent et plus habile qu’il ne l’était avant d’avoir surmonté ces difficultés. Travailler ce n’est pas seulement produire, c’est aussi se transformer soi-même.

27En revanche, l’échec persistant renvoie la souffrance à encore plus de souffrance et pousse progressivement le sujet vers la dépression et éventuellement vers la maladie. C’est pourquoi les contrats d’objectifs, lorsqu’ils sont démesurés ? ce qui est assez fréquent ? et les évaluations, lorsqu’elles sont injustes, peuvent être tellement dangereuses pour la santé mentale.

28Travailler, c’est d’abord faire l’expérience de la souffrance, c’est l’étape inévitable et commune à tous ceux qui travaillent. C’est un invariant de la situation. En revanche, ce qui n’est pas joué d’avance, c’est le destin de cette souffrance.

Le rapport collectif au travail

29Mais travailler, ce n’est pas seulement un rapport individuel tel qu’il vient d’être esquissé entre un sujet et sa tâche. On travaille toujours pour quelqu’un : pour ses supérieurs, pour ses collègues ou pour ses subordonnés. Le travail est donc aussi un rapport à autrui. Se trouve ici soulevée la question fondamentale de la coopération. La coopération horizontale d’abord avec les collègues, avec le collectif de travail, avec l’équipe, et la coopération verticale avec les subordonnés et avec les chefs.

30La coopération, là non plus, ne tombe pas du ciel. Elle est aussi une construction, d’ailleurs difficile, et toujours, d’une certaine façon, précaire. Coopérer suppose une implication dans le fonctionnement collectif. Toute une série d’analyses seraient ici à rappeler qui seraient trop longues [5] mais dont on peut toutefois extraire un chaînon particulièrement important : coopérer suppose une implication dans la construction, la stabilisation, l’ajustement, la transmission et le respect de règles. Ce sont des règles de travail. Il faut les construire, les ajuster, les transformer. C’est l’essence même de la coopération. Cela exige de la part de ceux qui travaillent beaucoup d’efforts et beaucoup de souffrance, car il faut prendre le risque de s’impliquer dans les débats collectifs sur l’ajustement des règles qui permettent la coopération et donc s’exposer à la critique et au regard des autres.

31Pourquoi les gens travaillent-ils, pourquoi les gens qui travaillent se mobilisent-ils tellement et pourquoi mobilisent-ils pour cela toute leur personnalité ?

La reconnaissance

32Nous sommes habités par le travail lui-même bien au-delà du temps de travail. Nous avons de l’insomnie la nuit, nous gênons notre conjoint et nos enfants avec nos soucis de travail. Nous en rêvons. Eh bien, c’est nécessaire pour devenir habile dans le travail. Il est possible de montrer assez facilement que l’implication dans le travail, malheureusement, ne se réduit pas facilement à une séquence dans le temps. C’est toute la subjectivité qui est prise dans ce mouvement, jusque très loin dans l’intimité. C’est l’une des raisons pour lesquelles on peut tomber malade ou, au contraire, être transformé avec bonheur par le rapport au travail.

33Pourquoi les gens qui travaillent mobilisent-ils toute leur personnalité pour coopérer ? Pourquoi prennent-ils des risques, des responsabilités au profit de l’entreprise ou de l’institution ? On peut montrer que c’est en fonction d’un couple contribution-rétribution. En échange de leur implication et des risques qu’ils prennent à mobiliser leur personnalité tout entière pour la tâche, c’est-à-dire en échange de leur contribution à l’organisation du travail, les gens qui travaillent attendent une rétribution.

34Celle-ci peut prendre des formes matérielles, le salaire, les primes, etc., mais elle peut aussi prendre des formes symboliques. Il est important de saisir que c’est la dimension symbolique de la rétribution qui est ici de très loin la plus importante et non la rétribution matérielle. Cette rétribution symbolique prend une forme spécifique dans le travail, c’est la reconnaissance.

35Or il se trouve que cette reconnaissance attendue par les gens qui travaillent est un ingrédient essentiel de la santé mentale. En effet, la plupart des sujets ordinaires présentent des failles dans leur identité, failles qu’ils héritent de leur enfance. De sorte que, pour la plupart d’entre nous, nous ne tenons pas notre identité que de nous-mêmes, mais de la confirmation par le regard d’autrui. L’identité est en attente de confirmation par l’autre, voire d’accroissement d’elle-même grâce au regard de l’autre. Personne ne peut complètement échapper à cette question de l’identité car l’identité est l’armature de la santé mentale. Toute décompensation psychopathologique est centrée par une crise d’identité, et notre identité n’est généralement pas invulnérable. Chacun d’entre nous peut un jour faire une crise d’identité et tomber malade.

36Il apparaît que la reconnaissance dont on peut bénéficier grâce au travail s’inscrit très précisément dans la dynamique de construction et de stabilisation de l’identité. Grâce à la reconnaissance, le travail peut s’inscrire dans la dynamique dite de l’accomplissement de soi.

37Il existe deux champs où se joue principalement la dynamique de l’accomplissement de soi et de la construction de l’identité. Le premier est l’accomplissement de soi dans le champ intime ou érotique : c’est l’amour. Le deuxième est l’accomplissement de soi dans le champ social qui passe toujours par le travail.

38Ainsi, le travail constitue-t-il une deuxième chance pour la construction de l’identité et de la santé mentale de sorte que, pour beaucoup d’entre nous, notre santé est meilleure lorsque nous travaillons que lorsque nous sommes privés de travail. C’est aussi pourquoi le chômage provoque de tels dégâts psychopathologiques : dépression, alcoolisme, violence, etc. En privant en effet le chômeur du droit d’apporter une contribution à l’entreprise et à travers elle, à la société, on le prive de tout espoir de rétribution symbolique, c’est-à-dire de reconnaissance. On le renvoie de ce fait inévitablement aux failles de son identité et on favorise la décompensation psychopathologique. Aucun d’entre nous, en cas de chômage de longue durée, n’est à l’abri de ce destin tragique parce que tout être humain a dans son identité des failles qui ne demandent qu’à s’ouvrir.

39Cette analyse des rapports très étroits entre travail, identité et santé mentale est connue sous le nom de « centralité du travail » vis-à-vis de la santé. La thèse de la centralité du travail implique qu’il n’y ait pas de fatalité dans les effets délétères de l’organisation du travail. Il y a des compromis entre contrainte de travail et attente par rapport à l’accomplissement de soi qui sont très favorables à la santé mentale. Tout dépend ici des conditions sociales de la reconnaissance. À ce point que le travail peut être un médiateur irremplaçable de construction de la santé.

40La reconnaissance est le moyen par lequel la souffrance peut être transformée en plaisir au travail. Je souligne au passage que c’est aussi de la dynamique de la reconnaissance que dépend la mobilisation subjective des gens et, par voie de conséquence, la qualité et la pérennité de la coopération.

Retour sur l’étiologie, stricto sensu

41Avec ces quelques éléments de l’analyse des rapports entre subjectivité et travail, on devine facilement que les conditions de possibilité de la reconnaissance, de la coopération et du déploiement de l’intelligence au travail dépendent avant tout de l’organisation du travail.

42L’organisation du travail est la façon dont les tâches sont définies, divisées et réparties entre les travailleurs d’une part, la façon dont sont conçues les prescriptions d’autre part, la façon enfin dont la surveillance, le contrôle, le commandement, la direction, la hiérarchie sont mis en œuvre.

43Nous avons connu différentes formes d’organisation du travail : travail artisanal, travail taylorisé, fordisme, système japonais, ohnisme et toyotisme, etc. L’aggravation brutale de la psychopathologie du travail peut être rapprochée de certaines transformations récentes introduites dans l’organisation du travail. Parmi elles, deux types de contraintes ont bouleversé l’économie des relations entre subjectivité et travail : l’évaluation d’une part, la qualité totale d’autre part.

L’évaluation

44L’évaluation individualisée des performances a été rendue possible par le suivi informatisé de l’activité qui permet la surveillance individualisée de chaque opérateur, de ses gestes et de ses modes opératoires. Il faut souligner que ce contrôle n’est pas passif, mais suppose la collaboration de l’agent qui doit périodiquement ou continûment saisir des données sur son activité dans le terminal ou l’ordinateur. L’autocontrôle en est la forme achevée qui est d’ores et déjà répandue aussi bien dans l’industrie que dans les services.

45L’évaluation individualisée, lorsqu’elle est couplée à des contrats d’objectifs ou à une gestion par objectifs, lorsqu’elle est rassemblée en centres de résultats ou encore en centres de profits, conduit à la mise en concurrence généralisée entre agents, voire entre services dans une même entreprise, entre filiales, entre succursales, entre ateliers, etc.

46Cette concurrence, lorsqu’elle est associée à la menace de licenciement, conduit à une transformation en profondeur des rapports du travail. Elle peut déjà dégrader les relations de travail lorsqu’elle est associée à des systèmes plus ou moins pervers de primes. Mais, lorsque l’évaluation n’est pas couplée à des gratifications mais à des sanctions ou à des menaces de licenciement, ses effets délétères deviennent patents. L’individualisation dérive alors vers le chacun pour soi, la concurrence va jusqu’aux conduites déloyales entre collègues, la méfiance s’installe entre les agents. Cela s’observe très bien chez les employés, les ouvriers et les techniciens, mais aussi chez les cadres, y compris les cadres dirigeants qui sont contraints de se surveiller constamment les uns les autres pour ne pas se laisser distancer et risquer ainsi de perdre le pouvoir dont ils disposent, bien sûr, mais aussi leur sécurité d’emploi.

47Le résultat final de l’évaluation et des dispositifs connexes est principalement la déstructuration en profondeur de la confiance, du vivre ensemble et de la solidarité. Et au-delà, c’est l’abrasion des ressources défensives contre les effets pathogènes de la souffrance et des contraintes de travail. L’isolation et la méfiance s’installent et ouvrent la voie à ce qu’on appelle les pathologies de la solitude, qui semblent être un des dénominateurs communs des nouvelles pathologies dans le monde du travail.

48Ensuite, les évaluations peuvent être utilisées comme moyen de pression et génèrent donc des risques importants de surcharge de travail, avec dans leur sillage tout le cortège des pathologies de surcharge qui ont été évoquées auparavant. Les évaluations en question, évaluations individualisées des performances, sont au demeurant critiquables parce qu’elles sont arbitraires. L’évaluation quantitative et objective du travail en effet ne peut être que prétexte à l’arbitraire parce qu’il est facile de montrer que l’essentiel du travail n’est pas évaluable objectivement et quantitativement. On peut le démontrer à partir des connaissances rassemblées par les sciences du travail. Il s’ensuit forcément un sentiment confus d’injustice qui a aussi sa part dans l’apparition des décompensations, notamment à forme de syndromes dépressifs et de syndromes de persécution [3].

La qualité totale

49C’est l’autre contrainte, à côté de l’évaluation, qui peut être identifiée comme source ou cause de l’aggravation des pathologies mentales au travail. On peut montrer par de multiples approches, aussi bien psychologiques qu’ergonomiques ou sociologiques, que la qualité totale est impossible. Il y a en effet un décalage irréductible entre les prévisions, la planification, les méthodes, c’est-à-dire les prescriptions d’un côté, le travail effectif ou concret de l’autre. Contrairement à ce que prétendent de nombreuses doctrines, il n’y a jamais de production parfaite dans le travail, pas plus dans les secteurs industriel ou agricole que dans les secteurs financier ou commercial. Tout le monde en a l’expérience.

50En imposant la qualité totale, qui est en fait une chimère, on génère inévitablement une course aux infractions, aux tricheries, voire aux fraudes. Car il faut bien satisfaire aux contrôles et aux audits pour obtenir une certification (ISO 9000 ou 13000, etc.). Annoncer la qualité totale, non comme un objectif mais comme une obligation, génère toute une série d’effets pervers qui ont des incidences désastreuses. Ces fraudes inévitables générées par la qualité totale ont, en effet, un coût psychique énorme, non seulement en termes d’augmentation de la charge de travail ? tout le monde peut en témoigner ?, mais aussi en termes de problèmes psychologiques. La contrainte à mentir, à frauder, à tricher avec les contrôles met beaucoup d’agents en porte-à-faux avec leur métier, avec leur éthique professionnelle et avec leur éthique personnelle.

51Il en résulte une souffrance psychique qui est en cause dans les syndromes de désorientation, de confusion, de perte de confiance en soi et de perte de confiance dans les autres, dans les crises d’identité et dans les dépressions pouvant aller jusqu’au suicide, notamment lorsqu’un agent se voit entraîné malgré lui à participer à des pratiques que moralement il réprouve [6].

La question de l’enthousiasme

52On comprend qu’à travailler de la sorte en trahissant les règles du travail bien fait, l’enthousiasme se retire progressivement du rapport au travail. Non seulement du rapport singulier à la tâche mais du rapport collectif au métier, médiatisé par l’expérience partagée d’une participation à l’œuvre commune.

53L’enthousiasme, certes, du point de vue étymologique, est un supplément d’âme qui grandit non seulement le sens du travail en lui conférant une valeur dans l’ordre symbolique, mais accroît aussi la tolérance à la souffrance et donne accès à un plaisir spécifique qui n’est comparable à nul autre et qui est corrélatif d’un processus que Freud désigne par le terme de Kulturarbeit (travail de culture).

54Ainsi l’enthousiasme confère-t-il au travail un supplément d’âme qu’il tient de son enchantement par Dieu, selon la tradition religieuse. Dans la tradition profane, il vient quand un rapport de continuité peut être établi entre le travail d’un côté, la Kultur de l’autre, au sens de culture et de civilisation [7]. L’enthousiasme, donc, connote d’abord ce rapport entre le travail et la Kultur mais il est aussi un constituant important de la coopération, c’est-à-dire de ce qui permet à un collectif de perdurer.

55Il a été dit précédemment que l’enthousiasme conférait une plus grande résistance à la souffrance. À quelle souffrance en l’occurrence ? Coopérer ne va pas de soi. Il faut, pour qu’un collectif fonctionne et pour que l’œuvre commune acquière sa valeur culturelle, non seulement que chacun apporte une contribution, mais que ces contributions individuelles puissent s’accorder entre elles sans se nuire. Ce n’est pas facile. Cela exige en particulier qu’on accepte certains renoncements : Triebverzicht, Triebopfer, dit Freud (renoncement pulsionnel, sacrifice de la pulsion). Par exemple, dans une équipe de soins psychiatriques, il faut parfois savoir rester sur la réserve pour ne pas nuire à la relation de confiance qui est en train de se nouer entre un patient et un infirmier référent. Dans un laboratoire de recherche, il faut que les plus anciens, les plus expérimentés, les plus cultivés sachent se retenir pour laisser la place aux jeunes chercheurs. Dans une chorale, il ne faut pas donner toute sa voix mais savoir retenir sa puissance vocale pour permettre l’harmonisation et l’homogénéité de l’ensemble, etc.

56Les rapports entre renoncement et enthousiasme sont fragiles. Ils supposent le respect scrupuleux des règles de métier et l’intuition de participer à une œuvre commune tendue par des valeurs référant à la Kultur, c’est-à-dire à des manières réglées d’honorer la vie. On comprend que, si l’on est contraint par la qualité totale ou par des évaluations quantitatives ineptes à trahir les règles du travail bien fait, on ruine les bases de l’enthousiasme et du dédommagement qu’il peut constituer en contrepartie des renoncements qu’il impose à chacun pour faire advenir la coopération.

Conclusion

57Les éléments fournis par la psychodynamique et la psychopathologie du travail suggèrent qu’une action rationnelle de prévention des maladies mentales occasionnées par le travail passe par une analyse critique et une remise en cause des méthodes d’évaluation individualisée des performances. Non seulement parce que ces méthodes reposent sur des bases scientifiques erronées, mais parce qu’elles ruinent dans beaucoup de cas la psychodynamique de la reconnaissance et entraînent avec elles le cortège effrayant de ces souffrances et de ces pathologies du travail.

58Critiquer l’évaluation ne conduit pas nécessairement à renoncer à toute évaluation, ne serait-ce que parce que nous souhaitons tous une évaluation. La reconnaissance est une évaluation bien entendu. Mais il faut repenser dans leur ensemble les procédures d’évaluation.

59Ce qui est faux dans les méthodes d’évaluation individualisée des performances, c’est l’idée ou l’objectif d’une évaluation objective et quantitative. Car le travail n’est pas mesurable. Ce que l’on mesure, c’est, dans le meilleur des cas, le résultat du travail, c’est-à-dire la production. Mais le résultat du travail, ce n’est pas du tout le travail. Car il n’y a strictement aucune proportionnalité entre les résultats du travail et le travail proprement dit. Quand, à l’ANPE, on mesure le nombre de dossiers traités par chaque conseiller à l’emploi, c’est une absurdité. Car il y a des dossiers très difficiles et d’autres qui sont très simples. De sorte que, pour avoir une évaluation flatteuse, il suffit de choisir ou de se réserver les dossiers faciles, c’est-à-dire de faire une sélection et de laisser les dossiers les plus difficiles aux plus jeunes et aux moins gradés, ou aux moins agressifs, qui seront ainsi confirmés par l’évaluation, dans leur incompétence [10]. Or ce qui compte du point de vue de l’identité et de la santé mentale, c’est la reconnaissance du travail proprement dit et non la reconnaissance de la seule production finale.

60Il n’y a pas de fatalité dans ce rapport entre travail et santé mentale. Le travail peut générer le pire, mais aussi engendrer le meilleur. Nombreux sont ceux qui, parmi nous, participent à l’évaluation du travail des autres, de collaborateurs, d’équipes externes ou d’autres services, bien que nous sachions parfaitement que nous sommes incapables de parvenir à un résultat objectif. Je m’inscris d’ailleurs dans ce schéma. Quand j’évalue d’autres laboratoires, il y a vraiment de quoi être perplexe. Pourtant nous continuons à le faire.

61Il est important de souligner que les effets délétères de l’organisation du travail sur la santé mentale ne résultent pas du génie propre d’un système, ni du marché, mais de la façon dont nous faisons fonctionner ce système. C’est de nous en fin de compte que dépend la possibilité de ré-enchanter le travail.

Bibliographie

Références

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    Vogé C. Problèmes médicaux et médico-légaux posés par les agressions à main armée dans les établissements bancaires. In : Dejours C, Veil C, Wisner A, eds. Psychopathologie du travail. Paris : CNRS, Entreprise Moderne d’Edition, 1985.

Mots-clés éditeurs : travail, pathologies de surcharge, identité, évaluation, qualité totale, étiologie, suicide

Date de mise en ligne : 15/02/2014.

https://doi.org/10.1684/ipe.2007.0176

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