Couverture de LIG_751

Article de revue

Introduction

Pages 6 à 14

Notes

  • [1]
    La difficulté croissante de délimiter le « Sud » par distinction d’un « Nord » fut déjà problématisée dans « On dirait le Sud », n? spécial 41 de la revue Autrepart en 2007, co-dirigé par Philippe Gervais-Lambony et Frédéric Landy.
  • [2]
    Cf. « La mondialisation jusqu’aux marges du monde. La pluie ou le beau temps ? », Les Cahiers d’outremer 2007, n? 238.

1La critique postcoloniale bat son plein dans le monde académique français de la recherche sur les pays des Suds (Amselle, 2008 ; Blanchard/Bancel, 2005 ; Bayard, 2010). Les chercheurs sur le « développement » se soumettent – ou sont incités à se soumettre - à des réflexions autocritiques fondamentales sur la manière dont leur recherche s’inscrit dans les structures de pouvoir inégal entre Nord et Suds, sur les normes et référentiels occidentaux ainsi que sur les schémas de perception et d’interprétation qui interviennent implicitement dans l’analyse des Suds. Non seulement l’objet de recherche, les concepts et méthodes appliqués, mais aussi la posture et même la légitimité des chercheurs sont mis en question. Les attributions « sous » ou « mal-développé » pour les phénomènes assignés aux Suds perdent ainsi de leur pertinence.

2Sur cette toile de fond, secouant les fondements mêmes de la recherche dans les pays dits en développement, se dessinent toutefois des processus qui imposent d’autres enjeux à la recherche postcolonialiste : la lumière de phénomènes propres aux Suds éclaire les mutations du nord ; la conceptualisation élaborée pour comprendre les premiers permet même d’analyser les seconds, nourrissant ainsi une innovation scientifique et problématique. En effet, les dynamiques de la mondialisation changent les organisations sociales et spatiales au Nord comme aux Suds. Bien qu’elle n’ait pas perdu toute sa pertinence, la fracture Nord/Suds s’estompe quelque peu sous l’effet d’un fractionnement des inégalités à des échelles plus fines, notamment infra-nationales (Scholz, 2005 ; Veltz, 2005 ; Koop, 2007) [1].

3On voit en particulier que les processus de mondialisation touchent profondément les Suds et font émerger de nouvelles puissances géopolitiques et économiques. L’émergence de l’Inde, du Brésil et notamment de la Chine, commence à ébranler sérieusement l’hégémonie européenne pluri-centenaire et annonce, en quelque sorte, la « provincialisation de l’Europe » (Chakrabarty, 2009). Même les marges des marges sont intégrées sous des formes diverses dans des dynamiques mondialisées et mondialisantes. [2] Cette différenciation des Suds brouille nos repères, ces espaces apparaissant de plus en plus hétérogènes et ne pouvant définitivement plus être assignées en bloc au « sous-développement ».

4Par surcroît, les changements sociétaux font émerger, au Nord, des phénomènes assignés jusqu’alors aux pays pauvres. Les effets polarisants de l’économie et des politiques libérales sur nos sociétés mettent en évidence les « Suds dans le Nord », issus des phénomènes d’exclusion, de pauvreté et de marginalisation, de la fragmentation des villes, du retour des bidonvilles ou encore de la montée en puissance d’une économie souterraine.

5Afin de remédier à ces nouveaux « maux » de l’Occident, sont mobilisés, dans bien des cas, des approches, stratégies et outils de développement nous revenant, tel un boomerang, des Suds. Citons, à titre d’exemples, les approches par les notions de la « vulnérabilité », de l’entitlement, des fameuses « capabilités » d’A. Sen, de l’empowerment, du « développement par le bas », de la participation de la société civile ou encore l’application croissante de la stratégie des micro-crédits. Ces notions sont considérées de nos jours sous le registre de l’« innovation sociale », concept très en vogue dans les institutions de l’Union européenne. Ses programmes de recherche-cadres récents, comme « Social Innovation, Governance and Community Building » – SINGOCOM, ou encore « Lutter contre l’exclusion sociale grâce à l’innovation sociale : Options de recherches stratégiques » – KATARSIS, en font la preuve (voir MacCallum et al., 2009).

6Mais ce sont aussi les notions et concepts appliqués en sciences humaines afin d’appréhender ces phénomènes qui nous proviennent parfois directement du Sud, tel ceux qui décrivent l’économie informelle. De manière plus complexe, on peut même observer des ré-inventions de concepts connus, ayant servi à analyser des phénomènes assignés aux Suds. Ainsi, pour citer un exemple, l’origine de la « ville duale » pour désigner les inégalités croissantes dans les villes occidentales n’est pas le concept internationalement utilisé deMollenkopf et Castells (1991). Cette notion désignait, à l’origine, la ville coloniale, opposant la partie coloniale et la partie « indigène », l’ordre et le chaos (George, 2006). Après la décolonisation, le concept persistait en tant que modèle décrivant l’antagonisme entre la partie traditionnelle (informelle et pauvre) et la partie moderne (formelle) des villes des Suds. Il en est de même pour la notion de plus en plus fréquemment utilisée de la « ville fragmentée ». Ce concept fut élaboré par des chercheurs latino-américains à l’approche anti-capitaliste au début des années 1990 pour cerner les impacts de la libéralisation économique dans les villes d’Amérique du sud – un fait méconnu (Borsdorf/Hidalgo, 2009).

7Citons un dernier exemple de ce début de rapprochement des situations entre Nord et Sud et, par conséquent, d’un rapprochement nécessaire de la conceptualisation scientifique de celles-ci : celui de l’objet même de la géographie qu’est l’espace. La mobilité accrue, quotidienne et non quotidienne des individus, d’acteurs économiques, de biens, de services, d’idées et l’instabilité dans l’espace-temps qui lui est liée, semblent faire émerger des espaces mobiles et fluides qui avaient été premièrement découverts et analysés pour les Suds (Gallais, 1976, repris par Frémont, 1976). Cette fluidité met sérieusement en question les définitions traditionnelles du territoire, basées sur les idées de délimitation du pouvoir et de l’appropriation spatiale. Ainsi, des concepts scientifiques, élaborés pour analyser la nature de l’espace en Afrique subsaharienne, nous reviennent et semblent montrer une pertinence renouvelée pour désigner l’essence mobile de l’espace (Retaillé, 2005).

8C’est ce constat de l’inversion des flux de concepts scientifiques entre l’Occident et les Suds, parallèlement à leur transfert « classique » du Nord vers les Suds (lequel n’a pas cessé), qui a mené le groupe de travail « Les Suds dans la mondialisation » de l’UMR PACTE à Grenoble, à se pencher sur la question de la circulation des concepts entre Nord et Suds, sous forme de sept journées d’études. Des chercheurs se situant dans différents champs de la géographie du développement ont été invités à analyser leurs propres recherches et activités sous l’angle de cette nouvelle dynamique. Il s’agissait, d’une part, de relever ces (nouvelles) dynamiques dans les Suds, mettant en question nos référentiels et normes et de discuter de manière réflexive les concepts occidentaux appliqués et, d’autre part, de discuter cette « inversion » des flux conceptuels dans le monde académique. Il va de soi que cette nouvelle dynamique de transferts de concepts Suds-Nord est à saisir de manière aussi prudente et (auto)critique que celle des transferts occidentaux vers les Suds. L’exercice demandé à chaque intervenant fut de décrire le concept qu’il utilise, le contexte de son émergence (développé par qui, pour saisir quelle réalité/enclencher quel développement ?) et d’analyser les modalités du transfert de ce modèle/concept de l’occident vers les Suds ou inversement (les acteurs du transfert, leurs intentions, les modes du transfert etc.). Les interventions s’articulaient autour de trois champs d’application privilégiés de cette circulation conceptuelle, aux implications tant sémantiques que praxéologiques : la ville contemporaine, l’espace mobile et l’aménagement territorial.

9Dix intervenants ont répondu favorablement à notre appel à contribution. Cette livraison de l’Information géographique présente des contributions sur la circulation des concepts appliqués à la ville et à la mobilité. Le thème de la « transférabilité » du modèle contemporain d’aménagement territorial fera objet d’un second dossier.

Comprendre la ville contemporaine : transferts et « transférabilité » de concepts entre Nord et Suds

10Les villes sont probablement le champ d’application le plus propice à l’étude d’une circulation planétaire de concepts scientifiques. Le transfert Nord-Suds continue de plus bel, comme nous le montre l’universalisation du concept contemporain de « ville globale ». Inversement, des notions et concepts appliqués aux villes des Suds nous reviennent. Et ce nouveau courant ne s’arrête pas aux exemples de la ville duale ou fragmentée, mentionnés plus haut. Dans le milieu international des chercheurs sur la ville se dessine incontestablement un début de partage de postures théoriques et méthodologiques (Dureau, Lévy, 2007). Cette construction d’une pensée commune est rendue possible par la mondialisation de l’économie et la diffusion de la pensée. Outre que la mise en cause de la dichotomie rigide entre villes du Nord et des Suds, cette co-construction permet d’éviter le vieux piège du transfert de normes et référentiels (trop) occidentaux. Les textes de Mathieu Perrin/Elson Pereira et d’Odette Louiset illustrent parfaitement cette possibilité de penser la ville autrement, grâce à la circulation (réelle ou possible) de la pensée scientifique.

11Mathieu Perrin et Elson Pereira retracent le cheminement géographique et épistémologique du « droit à la ville » d’Henri Lefebre. Née dans un contexte scientifique français et soixante-huitard, cette conception alternative du faire et du vivre la ville en réattribuant au citadin la capacité à définir lui-même son environnement, est reprise par la société brésilienne, en un pays qualifié il y a peu de tiers-mondiste (dans les années 1990), avant de connaître une destinée mondiale au sein d’instances internationales telles que l’UNESCO ou l’ONU-Habitat.

12Le suivi de la trajectoire surprenante de cette notion, permet aux auteurs d’éclairer les conditions de son transfert d’une société à une autre. Après une discussion de la signification du « droit à la ville », les auteurs montrent que les sociétés dans lesquels émergent les idées novatrices ne sont pas nécessairement celles de leur application. D’autres pays comme le Brésil se sont finalement révélés être des terrains d’accueil plus propices que la France. En effet, au Brésil, toutes les conditions internes pour une appropriation de cette pensée furent réunies. En 1988, c’est une société libérée de sa dictature, aspirant à la fois à une expression politique libre, à la reconnaissance et à des conditions de vie dignes qui aura les moyens de s’exprimer. Le Mouvement national pour la réforme urbaine (Movimento Nacional pela Reforma Urbana), dont l’idée germait depuis les années 1960, arrive à s’imposer lors de l’élaboration de la nouvelle Constitution fédérale et à les concrétiser dans la loi du « Statut de la ville » en 2001, législation incluant une nouvelle forme de gestion avec la participation directe des citoyens dans le processus décisionnel. C’est donc cette appropriation d’une idée « externe » par une société qui permet la circulation de celle-ci. L’exemple que nous donnent Perrin et Pereira nous enseigne, également, que le transfert n’est pas l’immuabilité mais l’enrichissement de l’idée initiale.

13Par la suite, c’est encore le Brésil qui joue un rôle majeur dans la diffusion du « droit à la ville ». Depuis le cadre préparatoire du Sommet de la Terre de 1992 à Rio de Janeiro, le Forum national brésilien pour la réforme urbaine (FNRU) diffuse ses idées dans les instances internationales qui deviennent, par la suite, objet de débat public à l’échelle mondiale. L’analyse de ce processus de diffusion globale démontre que sont « transmis » de manière relativement indépendante un « signifiant » et un « signifié », et que la formule « droit à la ville » ne traduit plus nécessairement le même contenu. Force est de constater que le « droit à la ville » est venu se greffer sur des contextes très différents, les adaptations nécessaires se réalisant au-delà des distances spatiales et différences culturelles. Plus généralement, le partage contemporain de cet objet, par des acteurs très divers et oeuvrant sur des échelles géographiques variées, révèle que l’idée du « droit à la ville » ne se situe pas dans des allers et des « retours » mais, de manière plus complexe, dans un processus de co-construction.

14Dans une posture postcoloniale, Odette Louiset, quant à elle, démantèle minutieusement les normes et référentiels scientifiques occidentaux mobilisés dans l’analyse des slums indiens et se pose la question de leur dépassement. En proposant la substitution du transfert « Suds-Nord » au conventionnel transfert « Nord-Suds », elle indique des pistes pour une conceptualisation de la ville au-delà de la « ville-modèle » que représente sa conception occidentale. Dans une première partie, Odette Louiset démontre de manière originale et convaincante que les attributs stéréotypés de pauvreté, de marginalité et d’insalubrité s’inscrivent pleinement dans ce paradigme qu’est la « ville-modèle », cette « ville idéalisée appartenant au discours de l’architecte et de l’urbaniste, relayée par le politicien ou l’agent administratif ». La validité de ces notions ne révélant que des dysfonctionnements par rapport à la norme est sérieusement mise en question ici. C’est plutôt la participation des habitants des slums à la vie politique et économique de la ville, à la ville tout court, qui font que les bidonvilles SONT et FONT la ville, aussi bien que d’autres espaces urbains. C’est par analogie aux grands ensembles et par la généralisation du constat de l’existence d’espaces d’accueil de « masses » démographiques que la ville « formelle » ne peut assimiler, qu’est fait ici le lien entre Suds et Nord. Ce constat renvoie à des causes plus profondes, à la logique globale de la société/des sociétés du monde. Mais « comme le slum, le grand ensemble fournit à la ville une part de ses travailleurs, consommateurs, citoyens… ». Ce qui cause problème, c’est que le concept « ville », appliqué au Nord et aux Suds, a pour fondement « la concentration de la richesse qui en devient la norme ». L’imposition récente de la « ville globale » en tant que nouveau modèle urbain en est bien la preuve.

L’espace mobile/les territoires de la mobilité : en quoi le concept du « territoire » revient enrichi au Nord ?

15Dans un monde où les mobilités et échanges se sont intensifiés, semblant « définis bien plus par la circulation que par les structures » (Urry, 2000), où d’aucuns annoncent même (re)passer à une ère du nomadisme (Bauman, 2000), les conceptions spatiales qui intègrent les notions de fluidité et de mobilité – élaborées il y a des décennies déjà à partir de sociétés des Suds n’ayant pas de rapport fixe au territoire, tels les nomades – acquièrent un nouveau statut. Une véritable petite révolution ! Pendant combien de temps les chercheurs du nomadisme ne furent-ils pas cantonnés à étudier le « hors-norme », dans un monde académique fortement influencé par le modèle de la sédentarité ? Contrainte de réviser la conception, occidentale, de la nature de l’espace géographique, et d’en proposer d’autres, basés sur la mobilité, le mouvement perpétuel et la fluidité, la recherche sur le nomadisme constituait un type de recherche en marge des grands courants. La « fluidification » de l’espace occidental sous l’impact des processus de la mondialisation renverse cette situation de marginalité : Quelles leçons à tirer de l’espace mobile des nomades dans l’effort contemporain de reconceptualiser l’espace occidental ? Les contributions d’Ingo Breuer, Laurent Gagnol et Denis Retaillé, tous spécialistes de groupes nomades avec des pratiques pastorales plus ou moins développées, nous montrent cet enrichissement possible de la pensée sur la mobilité et la nature de l’espace/du territoire à l’ère de la mondialisation à partir de leurs terrains d’études africains. L’application aux sociétés occidentales ne peut dès lors s’effectuer que par analogie, dont l’efficacité et la pertinence sont à interroger. Comment leur permet-elle de participer à la construction de nouveaux rapports aux territoires dans le Nord, voire dans le monde, qui inclurait une part de mobilité croissante ? Est-ce que, et dans quelle mesure, ces concepts sont transférables aux territorialités de catégories de populations définies aujourd’hui par leur degré de capital spatial telles que celles de la « jet-set mobile », des « branchés », des « hypernomades » d’un côté, et, de l’autre côté, des « exclus », des « non-intégrés », des « enclavés » ou encore des « infra-nomades » ?

16À partir d’une étude de cas sur les éleveurs d’Oussikis, une vallée au versant Sud du Haut Atlas au Maroc, Ingo Breuer, chercheur et directeur de recherche au Centre de recherche SFB 586 « Differenz und Integration » à l’université de Leipzig, en Allemagne, nous présente la « prolifération » et diversification des mobilités dans des contextes de mondialisation et d’augmentation des risques. En effet, ces anciens nomades et agro-pasteurs ont adapté de nouveaux systèmes de mobilité en tant que réponse à la faible compétitivité de l’agriculture face à l’ouverture aux marchés mondiaux, à la dégradation partielle des ressources naturelles, aux fluctuations climatiques prononcées, à la faiblesse des marchés du travail locaux et des taux de pauvreté beaucoup plus élevées que dans d’autres régions du pays. Les nouvelles formes de mobilité incluent aussi bien les migrations temporaires vers les villes marocaines, que la migration internationale, sans que pour autant la pratique de l’élevage mobile soit délaissée par les familles étendues. Dans un deuxième temps, Ingo Breuer se penche sur la question de nouvelles inégalités sociales liées à la maîtrise inégale de la mobilité diversifiée, et nous familiarise, en passant, avec les concepts anglo-saxons qu’il utilise pour son étude et qui le sont peu en France, tels les « moyens d’existence durables » (sustainable livelihoods) ou encore les « avoirs » (assets). Son analyse démontre que la mobilité, en tant que stratégie de diversification économique et de multi-localisation géographique, aide à minimiser les risques dans un contexte économique et un milieu naturel instable.

17C’est cette approche scientifique permettant d’analyser l’articulation de l’espace local avec des espaces « lointains » par le biais du mouvement et de la recherche de ressources dans des lieux éloignés, qui constitue l’objet de transfert possible dans l’analyse des stratégies quotidiennes de (sur)vie (concept allemand, là encore) des individus/sociétés dans le monde occidental contemporain. De même, le constat final d’Ingo Breuer que le « ménage constitue l’espace où les influences locales et non locales se rencontrent », qu’il est en partie déterritorialisé, en partie ancré dans le territoire local, qu’il devient lieu de négociation de l’économie mondialisée, nous fait changer d’optique et sortir de nos catégories de pensées habituelles.

18Trente ans d’études de cas sur le terrain ont mené Denis Retaillé à concevoir l’espace des nomades à partir du mouvement qui « sans cesse anime le réglage des lieux et des distances ». L’étude du mouvement chez les nomades a révélé à l’auteur bien plus que les constats qui nous sont familiers, par exemple celui d’une « adaptation » à un milieu naturel contraignant. En tant que « version du mouvement généralisé dans les cadres épistémiques d’une géographie de sédentaires » il en élabore une théorie, celle de « l’espace mobile ». Cette démarche de théorisation le mène à une posture double : non seulement il propose un transfert possible de l’espace mobile au monde des sédentaires, mais aussi – et ceci nous intéresse particulièrement dans le cadre de notre sujet – au monde contemporain, Occident inclus. En mettant au centre de la conception spatiale le mouvement (volontaire et contrôlé ou forcé et subi), défini à partir d’une révision de la nature du lieu, de la distance et de la limite, il nous conduit à comprendre autrement les faits contemporains mondiaux, comme par exemple celui de la gentrification de nos villes (en tant que résultat de la maîtrise du mouvement et des lieux) et celui de la banlieue (en tant que lieu de sédentarisation subie). Enfin, Denis Retaillé montre que le mouvement (non nécessairement en tant que mouvement matériel du déplacement, mais en tant que « faculté de régler les positions ») est intrinsèquement lié au pouvoir – autre élément fort de la théorie de l’espace mobile.

19Laurent Gagnol reprend le fil de la pensée de Denis Retaillé sur la relation entre mouvement et pouvoir en nous démontrant que la relation de la population nomade au territoire est fortement liée aux relations de pouvoir au sein de la société nomade. Son analyse passionnante du rapport au territoire des Touaregs Kel Ewey du nord du Niger met en évidence que la mobilité et la fluidité ne suffisent nullement pour appréhender la territorialité nomade, et qu’elle est indissociable de l’exercice du pouvoir. Dans une deuxième partie, il répond à nos questionnements sur les transferts possibles aux sociétés occidentales et interroge de manière circonspecte « les analogies et les métaphores relatives au nomade qui fleurissent dans le monde occidental, à l’heure même de la disparition imminente de ses derniers représentants traditionnels dans les Suds ». Par sa critique, il nous met en garde devant un simple « retour » du concept des Suds vers le Nord et devant une assimilation trop simpliste du nomadisme avec fluidité et mouvance. Son analyse du nomadisme invite à penser les formes de pouvoir liées au mouvement que sont la maîtrise de la distance et le contrôle des mobilités, ce qui passe souvent par l’assignation territoriale pour une bonne part de l’humanité.

Bibliographie

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  • Autrepart. Revue de sciences sociales au Sud (2007), « On dirait le Sud… », n? 41.
  • Blanchard, P., Bancel, N. (2005), Culture post-coloniale, 1961-2006, Traces et mémoires coloniales en France, éd. Autrement, coll. « Mémoires/Histoire ».
  • Bauman Z. (2000), Liquid Modernity, Cambridge, Polity Press.
  • Bayart, J.-F. (2010), Les Études postcoloniales. Un carnaval académique, Paris, Karthala.
  • Borsdorf, A.,Hidalgo, R. (2009), « The Fragmented City. Changing Patterns in Latin American Cities », in The Urban Reinventors Online Journal 3(9), p. 1-18.
  • Chakrabarty, D. (2009), Provincialiser l’Europe. La Pensée postcoloniale et la différence historique.
  • Cahiers d’Outre-Mer (2007), « La mondialisation jusqu’aux marges du monde. La pluie ou le beau temps ? », n? 238.
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  • Frémont, A. (1976), La Région, espace vécu, Paris, PUF.
  • Gallais, J. (1976), « De quelques de l’espace vécu dans les civilisations du monde tropical », L’Espace géographique, V, 1, p. 5-10.
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Date de mise en ligne : 04/05/2011

https://doi.org/10.3917/lig.751.0006

Notes

  • [1]
    La difficulté croissante de délimiter le « Sud » par distinction d’un « Nord » fut déjà problématisée dans « On dirait le Sud », n? spécial 41 de la revue Autrepart en 2007, co-dirigé par Philippe Gervais-Lambony et Frédéric Landy.
  • [2]
    Cf. « La mondialisation jusqu’aux marges du monde. La pluie ou le beau temps ? », Les Cahiers d’outremer 2007, n? 238.

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