Couverture de LIG_741

Article de revue

Introduction

Pages 6 à 8

1Au secours le terrain revient ! Comme nous avons pu publier « Au secours le paysage revient ! » (R. D’Angio, L’information géographique, 1997, 61-3), mais avec plus de recul cette fois, nous revenons sur l’un des objets de controverse en géographie : le terrain.

2Après un certain rejet, de dures critiques voire de caricatures, le terrain suscite à nouveau l’intérêt. Plusieurs séminaires et colloque se sont récemment attachés à un examen du terrain dans une perspective plus ouverte. Ainsi de l’Association de géographes français en 2006 (BAGF, 2007-4 : « Le “terrain” pour les géographes, hier et aujourd’hui ») et du colloque d’Arras en 2008 (« À travers l’espace de la méthode : les dimensions du terrain en géographie ») ; tandis qu’une nouvelle génération de géographes exprime le désir de rendre plus visibles les procédures de construction du terrain et sa place dans la recherche comme lieu d’expériences aussi personnelles, et d’en débattre ouvertement. Fondée par deux doctorantes et une néo-docteur, la toute nouvelle revue en ligne Carnets de géographes se fait l’écho de ce rapport décomplexé au terrain qui caractérise les géographes d’aujourd’hui, en lui accordant une place de choix dans ses pages (www.carnetsdegeographes.org - rubrique « carnets de terrain »).

3C’est pourquoi il nous a paru important de consacrer ce premier numéro de 2010 au terrain, dans une double perspective de bilan - qu’est-ce que le « terrain », aujourd’hui, pour diverses branches de la géographie - et de propositions. L’appel à contributions rappelait la place particulière occupée par le terrain dans notre discipline. Progressivement placé au centre du travail du géographe à partir du début du xixe et surtout dans le cadre de la géographie vidalienne et post-vidalienne, il a suscité à partir des années 1950-1960, en Amérique du Nord puis en Europe, de vives critiques en raison de son association avec une géographie idiographique et enfermée dans une approche dite réaliste (Olivier Orain). Dans le courant des années 1980 un nouveau rapport au terrain se construit chez des géographes soucieux d’approfondir la réflexion théorique sans pour autant la couper de ses bases empiriques. Son utilité est réaffirmée. Quel est ce nouveau terrain, dont on reconnaît qu’il est un construit, qui a émergé ? Il s’agissait d’en explorer les différentes facettes : avec quels outils on le travaille, avec quelles méthodes on l’interroge, quelle place lui réserve-t-on dans l’expertise et la formation, mais aussi, quels sont les impensés du terrain ?

4Les retours n’ont pas laissé de surprendre par le tour qu’ils ont pris. La plupart des auteurs écartent d’emblée une posture de mise à distance du terrain et un discours généralisant. De sorte que leurs textes sont fortement marqués par leurs propres terrains, comme s’il était impossible, en la matière, d’en parler bien sans s’impliquer, sans expliciter la relation à travers laquelle chacun a construit le terrain, et appris à « en faire ». Cette position, où le chercheur s’assume désormais comme personne, et non plus seulement comme une fonction, et part de là pour construire un discours réflexif, fait écho au désir des nouveaux chercheurs de donner davantage de place au terrain comme construction et comme lieu d’expérience dans leurs travaux. Elle marque un tournant dans la façon d’appréhender cet objet de controverses. Ce choix oblige à passer par l’examen de l’expérience dans tous ses sens : de la mise en situation à l’apprentissage en passant par la confrontation des savoirs. La réalité de l’objet qui doit conduire à l’objectivité comme condition de la science s’y trouve aussi éclairée.

5Malgré le chapeau commun d’une géographie englobante, il faut reconnaître une grande différence entre les terrains muets bien que très présents par les contraintes qu’ils imposent, ceux de la « géographie physique » (le dialogue avec les pierres, les plantes, la glace, les météores…), et les terrains doués de parole (qu’ils soient humains relégués ou hyper-médiatisés, tous porteurs d’images plus ou moins stéréotypés). Mais, dans les deux cas, le terrain s’impose comme une confrontation entre ce que l’on sait, d’où proviennent questions et hypothèses pour confirmation en règle générale, et ce que l’on vit là, ou que l’on repère dans des mesures d’ordres divers.

6C’est bien là la question : que mesurons-nous là, en situation, et pourquoi ? Quelle est la résistance des faits (qui s’imposent) aux désirs (les hypothèses) ? Dans tous les cas, la circonstance s’impose et deux réponses peuvent ressortir : une résistance à la résistance, qui encadre l’expertise, ou une sympathie envers la résistance, qui conduit à la révision des bases même de la connaissance acquise et plus loin parfois : une expertise critique de l’expertise. Où se trouve le chercheur au terrain ? Du côté de la vérification des indices que des parcours ont pu poser, aussi bien ceux des explorateurs et administrateurs, tous recenseurs plus ou moins, et maintenant du côté des scrutateurs d’images éloignées, ou du côté du bas, de la mesure de l’effet que provoque le regard éloigné comme déclencheur d’une « réponse » ?

7On a voulu rassembler pour ce numéro des auteurs pratiquant des géographies différentes, et abordant la question du terrain sous divers angles.

8En géographie humaine, comment mène-t-on les enquêtes de type qualitatif aujourd’hui ? Emmanuelle Petit expose, à travers l’exemple de son étude consacrée aux formes de matérialisation du souvenir et à leur contribution à la construction de l’identité dans les vallées alpines, comment diverses méthodes, rigoureusement décrites par la sociologie et l’anthropologie, sont mobilisées tour à tour en situation pour enrichir la recherche de différents éclairages. Audelà des descriptions, elle montre que le terrain et les dispositifs méthodologiques et théoriques se co-construisent dans le mouvement de la recherche.

9Dans plusieurs branches de la discipline, le terrain s’inscrit dans le travail du géographe comme une étape dans l’élaboration de données qui repose, en amont et en aval, sur l’utilisation d’outils que l’on pourrait dire « techniques » (SIG, télédétection, cartes, autres images). L’exemple de recherches menées au Spitsberg permet à Madeleine Griselin de montrer comment, en géographie physique, le travail de terrain se « croise » avec ces outils dont on pourrait croire (ou dont on a cru), pour certains d’entre eux au moins (images satellites, photographies aériennes et cartes en particulier), qu’ils peuvent remplacer le terrain.

10Dès l’institutionnalisation de la discipline, le terrain occupe une place privilégiée dans la formation des géographes, que ce soit dans leur formation initiale, à l’école comme à l’Université, ou dans ce que l’on peut considérer comme de la formation continue (journées ou demi-journées de terrain lors des colloques et congrès). La « sortie de terrain », ou « l’excursion », sont des incontournables. Partant de son expérience avec l’UFR de géographie de l’université de Paris 1, Georgette Zrinscak explore les diverses facettes de l’enseignement du terrain aujourd’hui.

11Certains terrains ont joué, et jouent encore, un rôle particulier dans la géographie. Ainsi de l’Afrique, terre d’exploration, d’exploitation, mais aussi d’engagement et de dénonciations, qui représente l’Ailleurs par excellence. Parcourrant une soixante d’années de terrains africains, et passant des chercheurs français aux chercheurs américains, Cristina d’Alessandro propose une mise en perspective de l’engagement des géographes les plus impliqués dans « leurs » terrains.
La question de l’engagement des chercheurs est récurrente, notamment chez ceux dont les travaux portent sur des groupes dominés, socialement, économiquement, culturellement, politiquement. On en appelle de plus en plus souvent à l’éthique du chercheur pour justifier cet engagement, on parle aussi beaucoup – souvent pour la critiquer – d’une « injonction éthique » qui s’imposerait aujourd’hui à la recherche. Béatrice Collignon remonte aux origines de ce croisement de l’éthique et du terrain, pour interroger ensuite les politiques mises en place et proposer d’autres voies.
La façon de construire le terrain varie selon les géographes et leurs géographies, la place qu’on lui accorde dans une recherche aussi. Au-delà de ces différences, ou les reprenant toutes, Denis Retaillé montre que le terrain est un apprentissage, aux multiples dimensions.

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