1Hérité d’une démarche empirique chronologiquement première dans la constitution de la discipline, le terrain tient une place importante dans le cursus des étudiants de géographie. En Master ou en Licence, rares sont les universités qui n’incluent pas la pratique du terrain dans les formations qu’elles proposent. Simple habitude reproduite au fil des décennies ou objectif pédagogique spécifique, volontairement inscrit dans le parcours de l’apprenti géographe, le terrain donne aux formations de géographie une couleur qui participe largement de l’originalité de la discipline au sein des enseignements de sciences humaines et sociales.
2Si, en master, des formations à des méthodes de travail sur le terrain sont presque systématiquement proposées dans les enseignements, au même titre que d’autres outils du géographe, et que le terrain est de facto pratiqué dans le cadre de la réalisation des mémoires de recherche puis des thèses, les étudiants sont toutefois seuls sur leur terrain pour y appliquer les méthodes apprises. C’est surtout en Licence qu’ils ont l’occasion de se retrouver sur le terrain avec leurs enseignants. L’approche disciplinaire par le terrain est donc une spécificité des trois premières années d’études, qui permet de former les étudiants à une pratique originale d’acquisition et de production de la connaissance. Cette formation en amont, dans le cadre des apprentissages fondamentaux de la géographie, se justifie de plusieurs points de vue :
- comme une initiation à la recherche telle qu’elle sera ensuite effectuée en master et en doctorat, elle se place dans une perspective scientifique et a pour finalité la production de nouvelles connaissances ;
- comme une modalité particulière de l’approche disciplinaire, elle contribue à constituer le socle commun de la géographie et lui confère un caractère consensuel et fédérateur ;
- comme un accès spécifique à la connaissance, elle se différencie de l’acquisition classique du savoir académique transmis ex cathedra.
Petit lexique « tout terrain »
3Terrain, voyages et visites, sorties et excursions, explorations voire expéditions sont autant de termes, nombreux et variés, qui recouvrent la pratique consistant à sortir les étudiants hors les murs de l’université. Si ces pratiques manifestent toutes une différence apparemment radicale avec l’enseignement académique « en chambre », et présentent des aspects similaires de par leur dimension matérielle particulière, elles correspondent néanmoins à des approches pédagogiques très dissemblables.
4Les visites (de la centrale nucléaire au musée, en passant par la carrière, l’usine, la station d’épuration ou l’exploitation agricole) sont en général situées à proximité de l’établissement universitaire, de courte durée (quelques heures), et sont donc la forme de sortie le plus fréquemment pratiquée. Elles sont souvent conduites par des professionnels experts et/ou acteurs dont le discours s’adresse à un grand public et n’a pas de dimension spécifiquement géographique. Elles ont de ce fait pour vertu de confronter les étudiants à une parole non académique et à des savoirs non géographiques, d’autant plus fructueux intellectuellement qu’ils seront replacés par les enseignants dans le contexte disciplinaire.
5Ces visites peuvent s’inscrire dans le cadre de voyages d’études. Les destinations, plus lointaines, déterminent les durées, plus longues (quelques jours). Ces voyages ponctués de visites reproduisent le modèle pratiqué dans le secondaire. Le discours des enseignants s’y fait plus présent, en particulier durant les trajets : l’autocar équipé d’un micro constitue la chaire itinérante du professeur, qui inonde un auditoire à la fois amorphe et excité de considérations plus ou moins improvisées sur le paysage traversé, de commentaires sur la visite qui vient de s’achever et de prévisions sur celle qui ne manquera pas de suivre. « Vous voyez » (la surface d’aplanissement éocène sur laquelle nous roulons), « vous avez vu » (l’organisation des maisons du coron), « vous verrez » (les anciens pressoirs à vin) scandent les discours qui bercent les parcours routiers.
6Dans ces deux cas, la découverte d’environnements exotiques, parce qu’ils ne correspondent pas au quotidien des étudiants, suffit à légitimer la pratique de la visite et du voyage. La nouveauté et l’inédit constituent en eux-mêmes une plus-value intellectuelle, dans la mesure où ils participent de l’élargissement du champ de connaissance (c’est bien, dans une version extrême, l’objectif des lointains voyages transcontinentaux, d’études, d’explorations et autres expéditions comme ceux que propose le département de géographie de l’université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis au cours d’un périple annuel dans le désert australien ou le long de la route des Andes, et qui sont beaucoup plus rarement pratiqués à cause du temps et des financements qu’ils nécessitent). Par ailleurs, la présence sur le terrain et la confrontation de deux discours, celui de l’acteur/expert et celui de l’enseignant, contribuent à valoriser la complexité du réel, largement simplifiée par l’enseignement académique traditionnel.
7Les sorties et excursions se distinguent des visites et voyages en ceci qu’elles supposent une préparation en amont. Les lieux qui seront explorés ont été étudiés en salle, via l’analyse de documents divers et variés (cartes, films documentaires, textes scientifiques ou pas, bases de données…). Les étudiants n’arrivent pas ici vierges de connaissances sur le terrain. L’effet « découverte » demeure, mais l’exotisme a déjà été érodé par le travail d’analyse préalable. De plus, les étudiants ne se contentent pas d’être sur le terrain, ils font du terrain. L’attitude passive lors des visites guidées est remplacée par une démarche participative impliquant des actes d’apprentissage : élaborer des croquis, faire des photographies, relever des données, mesurer des phénomènes, questionner des interlocuteurs sélectionnés… Cette modalité d’acquisition de connaissances s’inscrit par ailleurs souvent dans le cadre d’une progression : les sorties en tant que telles ne dépassent pas la demi-journée ou la journée, mais elles sont récurrentes. Enfin, alors que le voyage donne lieu, au mieux, à un épisode de commémoration plus ou moins festif, les sorties demandent une restitution du travail accompli, en général soumis à évaluation par les enseignants, et en conséquence comptabilisé dans la réussite du cursus.
8Ces quelques précisions, qui n’épuisent pas le sujet de la diversité des pratiques et de leurs combinaisons, visent surtout à mettre en avant une différence fondamentale en matière de pédagogie : enseigner le terrain n’est pas enseigner sur le terrain. En effet, que le discours de l’enseignant soit prononcé dans un amphithéâtre ou in situ, lors du voyage ou de la visite, revient au même : l’enseignement « sur le terrain » où l’on se trouve n’est qu’une modalité de l’enseignement « à propos d’un terrain » que l’on se contente de montrer éventuellement par quelques projections d’images. Même si le premier est investi de quelques vertus (et contraintes) supplémentaires qui seront envisagées ci-après, il relève de la transmission classique et dominante d’un savoir préétabli et largement dogmatique, bref du cours magistral.
9En revanche, enseigner le terrain implique une posture radicalement autre d’un point de vue didactique et pédagogique. Dans ce cas, et malgré une étude préparatoire plus ou moins poussée avant la sortie, la connaissance du terrain et les connaissances issues du terrain ne sont pas données a priori ni transmises par l’enseignant. Les étudiants y accèdent de façon autonome, certes en appliquant des méthodes apprises en cours, et produisent même une nouvelle connaissance qui peut contribuer à l’enrichissement disciplinaire. Le rôle de l’enseignant consiste alors à guider leur démarche intellectuelle, des sources à la restitution finale, en passant par la constitution de bases de données, la réflexion problématique, les choix méthodologiques, les cadrages conceptuels et les développements analytiques. Il (ou elle) n’enseigne pas un contenu sur l’espace à étudier, mais la manière de produire un nouveau savoir.
L’étudiant devient ainsi le propre artisan de sa formation. C’est en cela que l’enseignement de terrain se distingue de l’apprentissage passif qui valorise la connaissance délivrée par une autorité intellectuelle, et même de la pratique des exposés et autres dossiers (où l’étudiant est également en situation de travail autonome, mais un travail qui s’appuie néanmoins sur des connaissances préétablies). Enseigner le terrain constitue donc une troisième voie, qui participe de la variété des modalités d’accès à la connaissance et s’appuie sur une démarche empirique qui privilégie les méthodes d’observation directe. Poussée à l’extrême, cette conclusion revient à dire que chaque étudiant, dans sa vie quotidienne, est en situation de terrain et, dans la mesure où il mobilise l’outillage méthodologique adéquat au service d’un questionnement qu’il a lui-même formulé, peut apporter sa propre analyse d’un phénomène observé pour construire une connaissance inédite.
« L’espace vécu » comme méthode pédagogique
10Le choix de l’enseignement de terrain repose sur deux postulats. D’une part, la perspective et le fait d’aller sur le terrain, de manière plus générale dans un ailleurs, suscitent l’intérêt et la motivation des étudiants, en mobilisant leur curiosité, et l’on suppose qu’un étudiant motivé et impliqué accède plus efficacement à une nouvelle connaissance. D’autre part, on considère implicitement qu’une connaissance acquise par le vécu, l’expérience, voire l’expérimentation, est plus facilement mémorisée et intégrée, car appropriée. C’est ce dont les enseignants espèrent faire profiter leurs étudiants en les emmenant sur le terrain. Parce qu’ils sont mis en situation, ces derniers sont censés utiliser spontanément non seulement leurs capacités intellectuelles, mais également leurs sens.
11D’abord voir : si « Vous voyez ? » reste une des expressions fétiches des enseignants, quand bien même (et de préférence quand) les étudiants n’ont à voir qu’un tableau noir ou blanc dans un amphithéâtre sans fenêtres, elle se transforme subtilement sur le terrain en un « Regardez ! Qu’est-ce que vous voyez ? ». Le passage à la mise en pratique de l’observation est souvent le premier pas de la méthodologie de terrain, bien que les étudiants, et parfois même les enseignants, ne la considèrent ou du moins ne la formalisent pas en tant que telle. Mais aussi toucher, sentir, entendre, et goûter : le sens de la vue est naturellement et explicitement sollicité, mais les autres le sont tout autant de facto, alors même qu’ils sont loin encore de faire l’objet d’une véritable conceptualisation méthodologique. L’approche sensorielle dans son ensemble est en effet plus utilisée comme une méthode d’appoint que comme un outillage assumé et maîtrisé. Elle n’en constitue pas moins une singularité dans la méthode d’apprentissage de l’enseignement de terrain (méthode et non sujet, comme dans la géographie des odeurs ou la géographie du goût) et lui donne une saveur appréciée des étudiants, en particulier quand elle culmine dans une dégustation de produits gastronomiques.
12Valorisée pour son originalité qui confère au terrain un exotisme supplémentaire, l’approche sensorielle, et plus généralement sensible, comporte un biais qui donne souvent lieu à des réactions exacerbées, de nature affective. Parce qu’ils sont inhérents à l’individu qui en use naturellement, contrairement à l’outillage intellectuel qui doit être acquis de façon plus ou moins ardue par un apprentissage, les sens ne permettent pas d’établir une relation distanciée avec l’objet ou le sujet d’études. Cette proximité factice peut se traduire chez les étudiants par des remarques et des comportements qui manifestent autant la fascination que le rejet à l’égard d’un environnement appréhendé ainsi sans « protection » intellectuelle, et qui est susceptible de heurter tout ensemble leurs valeurs morales aussi bien que leurs critères esthétiques ou leurs normes comportementales. Ces réactions traduisent un état de panique face à une situation où la perte de repères est accentuée par les préjugés et autres clichés que chacun adopte dans sa vision personnelle du monde. La mise en situation sur le terrain, certes vertueuse, de certains points de vue, devient alors un écueil dans la mesure où elle comporte une plus grande difficulté à exercer son esprit critique. Mais c’est bien aussi sa justification que de contribuer à questionner le préjugé.
Une autre spécificité de l’enseignement de terrain et de l’approche qu’il valorise pourrait être nommée la contrainte de corps. Dans la mesure où il requiert la présence physique des étudiants et des enseignants, consubstantielle à sa dimension incarnée, le terrain ne peut se faire à distance. Par cela aussi il se distingue de l’enseignement universitaire classique ; il n’est remplaçable par aucun e-learning ou manuel de terrain. C’est en conséquence le seul enseignement de géographie qui doit être obligatoirement suivi et évalué en contrôle continu. Mais avant que n’apparaisse la figure du chercheur solitaire sur son terrain, l’apprentissage se développe dans le cadre d’un groupe. Ce n’est plus un corps, mais plusieurs qui sont en présence : 10, 20 ou 50 étudiants, encadrés par un ou plusieurs enseignants, le nombre devient une donnée inhérente et contraignante à l’organisation de cet enseignement. Si (sauf en amphi où un enseignement se déroule normalement devant plusieurs centaines d’étudiants) la question du nombre optimal se pose toujours pour permettre un enseignement de qualité dans le cadre des travaux dirigés, elle devient plus aiguë encore pour l’enseignement de ou sur le terrain. Elle met en jeu certes la faisabilité et la sécurité de certains parcours ou visites, la qualité de l’encadrement, mais aussi la gestion du temps dont on dispose : les effets d’inertie dus au nombre doivent être pris en compte dans la durée prévue des sorties.
Saynètes de terrain
Deux étudiants accompagnés de leur enseignante réalisent une enquête dans une exploitation agricole. Tandis que le premier se consacre à interviewer l’épouse de l’agriculteur à la ferme, le second se charge de poser des questions au chef d’exploitation. Ce dernier, très occupé, ne semble pas disponible : il doit faire un épandage sur une parcelle et l’orage menace. Qu’à cela ne tienne, l’étudiant grimpe sur le tracteur (sans cabine) et entreprend un dialogue de presque sourds au milieu des cahots, des pertes d’équilibre et de la poussière quand l’engin passe sous le vent. Très fier d’avoir tenu ainsi pendant 20 minutes, il en sera quitte pour se réfugier dans la voiture quand l’orage éclate enfin et y retranscrire rapidement les bribes de conversation toute fraîche qu’il a obtenues par sa ténacité. Ce sera son haut fait du jour.
2. Supporter les rigueurs climatiques
À la fin d’un mois de février remarquable par ses températures au-dessous des normales saisonnières, deux enseignants et un groupe d’une trentaine d’étudiants déambulent sur les trottoirs d’une zone industrielle peu riante. Les arrêts répétés depuis deux heures deviennent de plus en plus brefs au fur et à mesure que la pluie glaciale se transforme en un dense et fin grésil. S’ils ne sont pas dérangés par les habitants dans cet endroit désert, ils sont de plus en plus abrutis par les passages incessants de camions. Le discours à éclipses des enseignants n’est plus, depuis longtemps, pris en notes par les étudiants qui ont rangé leurs blocs mous d’humidité dans leurs sacs à dos et leurs mains congelées au fond de leurs poches. La conscience professionnelle (sûrement !) des enseignants les oblige à poursuivre un parcours dont la pénibilité devient criante. Sourds aux doléances et complaintes d’étudiants somme toute fort conciliants (ont-ils le choix ?), ils s’entêtent à braver les intempéries, la pollution sonore et la grogne de leur auditoire. À trois cents mètres de là, tous voient bien la station de RER…
3. Tolérer les interférences
Un groupe d’une quarantaine d’étudiants écoute discourir deux enseignants au pied d’un grand ensemble. Un petit attroupement de 7-8 personnes se forme progressivement à leur côté. D’abord intrigués par cette présence inhabituelle, les individus se rapprochent pour savoir ce qu’il en est et se contentent d’écouter. L’un d’eux finit par interpeller l’un des enseignants et demande des explications. Satisfaits et visiblement impressionnés par les mots-clés mentionnés (étudiants, Sorbonne, terrain, vie dans les cités…), les habitants se pressent pour prendre la parole : exit le discours universitaire, les enseignants sont mis sur la touche devant le dialogue qui s’engage entre les étudiants, ravis de cette interruption, et les habitants plus qu’heureux d’apporter leur témoignage à des jeunes qui les écoutent avec intérêt. Il faut près d’une demi-heure avant que les enseignants ne reprennent la main et le parcours prévu : il y a tout de même un programme à suivre !
13Soumis aux perturbations inhabituelles qu’impose la démarche de terrain, les enseignants comme les étudiants sont de surcroît malmenés par les aléas de l’environnement qu’ils parcourent. Malgré les objectifs affichés et l’arsenal de techniques déployé en amont, le terrain impose sa caractéristique majeure : on n’est pas seulement en dehors des murs de l’établissement, on est simplement dehors et dans le vrai monde. Les éléments qui participent de l’approche sensorielle, et sont donc valorisés en tant que tels, s’avèrent autant de contraintes qui peuvent rendre cette pratique pénible. L’aléa météorologique n’est pas le moindre : froid, neige, pluie, chaleur ou vent provoquent les premières sensations qui indiquent que l’on n’est plus à couvert, dans le cocon protecteur des bâtiments de l’université. S’y greffe une pléiade inépuisable d’autres aspects de l’environnement, anodins ou exceptionnels, de la circulation automobile en passant par le bruit d’un marteau-piqueur, des passants trop curieux ou un interlocuteur peu disert, un passage fermé ou un rendez-vous oublié, dont il est impossible de faire abstraction. L’adaptation est nécessaire, l’imprévu est inévitable. Parce que rien n’est jamais gravé dans le marbre en matière de terrain, l’anticipation et la prévision de solutions alternatives entrent dans la procédure ordinaire de la programmation de cet enseignement. En tout état de cause, il faut faire avec.
14Alors que les intempéries et autres impondérables participent de l’aspect aléatoire de l’enseignement de terrain et de son caractère partiellement improvisé, sans le remettre en question pour autant, il apparaît qu’il revêt de plus en plus fréquemment une qualification d’enseignement à risque. Quelle que soit la nature des sorties, les aspects sécuritaires prennent une importance croissante dans leur organisation. Bien que, contrairement aux élèves du cycle secondaire, les étudiants soient majeurs, il n’en demeure pas moins qu’il est de plus en plus nécessaire de se prémunir de tout « accident » en veillant à ce que ceux-ci soient couverts par une assurance, de même que les enseignants. Les règlements des institutions de tutelle imposent désormais la prise en compte du risque. Le principe de précaution s’applique ici plus lourdement, et de façon injonctive, sans que cela suffise à parer aux situations les plus extrêmes et les plus graves. Les expériences douloureuses, ou du moins très stressantes, même si elles restent exceptionnelles, ne peuvent être ignorées. Elles s’inscrivent dans le contexte de judiciarisation toujours plus présent et contraignant et alourdissent les procédures d’organisation, au point de freiner parfois les enthousiasmes et les initiatives. Enseigner le terrain devient un parcours du combattant face aux impératifs administratifs, que les étudiants peinent à accepter et que les enseignants appliquent souvent en rechignant, chacun étant conscient que le risque zéro n’existe pas.
15Complexité du réel, aléas et autres événements imprévus sont le lot commun auquel sont confrontés les étudiants comme leurs enseignants. En conséquence, le rapport qu’ils construisent dans le cadre du terrain rompt avec les relations habituelles développées entre enseignant et enseigné. Si l’enseignant demeure une autorité intellectuelle, il (elle) perd fréquemment son caractère supposé omniscient, dans la mesure où il (elle) est lui-même au moins partiellement en situation de découverte, et que la complexité du réel n’est jamais réductible à son savoir et à ses compétences. Ces contextes non académiques, du fait notamment de leur dimension matérielle prégnante, perturbent la torpeur intellectuelle de l’acte pédagogique classique, et confèrent plus que jamais à l’enseignant une identité qui dépasse son statut de professionnel de l’éducation. Les caractéristiques du terrain et les événements, banals ou exceptionnels, cocasses ou dramatiques, qui peuvent y survenir mettent en exergue la fragilité et la personnalité des individus, notamment de l’enseignant, et en ce sens, le rendent plus humain et donc plus accessible pour les étudiants.
Terrain à risque
Au bilan : côté victimes étudiantes, des contusions, une minerve, quelques égratignures, frayeur et choc, puis reprise normale des études car « ils n’en veulent pas à la géographie » ; côté parents, frayeur a posteriori, mais attitude compréhensive vis-à-vis de la pratique du terrain en géographie ; côté enseignants, stress et questionnements sur leurs choix pédagogiques, qu’ils ont néanmoins confirmés dès la semaine suivante, et assortis de moult recommandations de prudence aux étudiants ; côté université, manifestations de soutien à l’égard des étudiants et des enseignants, et soulagement devant l’absence de poursuites judiciaires.
16L’expérience commune, intellectuelle et surtout sensible, qui amène à reconfigurer les rapports entre enseignants et étudiants et favorise l’interconnaissance devient, à l’occasion des voyages ou des stages de terrain où le temps passé à se côtoyer s’allonge, une véritable expérience du vivre ensemble. Les affects concurrencent plus que jamais les intellects et les personnalités doivent composer entre elles tout en s’affirmant. Individu et groupe(s) alternent et combinent leurs positions dans un modus vivendi en équilibre toujours instable.
Journée ordinaire en stage de terrain
Vers 8 heures,…
17La vie en collectivité sur un pas de temps de plusieurs jours et les expériences heureuses et malheureuses partagées contribuent à souder le groupe au point de fabriquer des identités collectives nouvelles, qui perdurent parfois longtemps après le voyage ou le stage. Plus habituellement, elles se traduisent à court terme par une compétition entre « ceux du stage x » et « ceux du stage y » qui exagèrent à l’envi leurs exploits et mérites respectifs, diffusés désormais sur des sites internet que les étudiants se plaisent à alimenter. Mis à l’actif de l’enseignement de terrain, cet effet de groupe, qui revêt généralement un caractère bon enfant, et constitue une forme de rite initiatique dans le cadre d’une institution qui – en France – a totalement déritualisé ses pratiques, n’en conduit pas moins à d’éventuels phénomènes d’exclusion. De la dynamique collective à la logique communautaire, plus spécifiquement corporatiste, il n’y a qu’un pas, où le rejet de l’autre ou des autres, par le comportement ou par le verbe, terni les souvenirs de quelques-uns. Le vécu commun sur le terrain marque ainsi la mémoire, non d’un simple parcours universitaire mais d’une période de la vie des étudiants et des enseignants. Et parfois, les étudiants se souviennent aussi des choses qu’ils ont apprises lors du terrain…
De la sortie de terrain au stage de terrain : une progression pédagogique
18L’UFR de géographie de Paris 1 Panthéon-Sorbonne a inscrit dans la formation des étudiants des enseignements de terrain en Licence, longtemps limités à la troisième année, puis étendus, au fur et à mesure des multiples réformes ministérielles, sur les trois ans du cursus (tableau 1). La part désormais consacrée à cet enseignement correspond à 1/10e des heures dispensées et à une part équivalente des ECTS, et en fait ainsi une marque de fabrique de la licence de géographie de Paris 1.
Place du terrain dans les enseignements de Licence de géographie à Paris 1
Place du terrain dans les enseignements de Licence de géographie à Paris 1
19Dans un premier temps, l’enseignement de terrain se déroule sur les quatre premiers semestres lors desquels la vingtaine d’heures qui lui sont dévolues est répartie entre les sorties de terrain (trois ou quatre par semestre de 3 heures chacune) et des séances en salle. La progression pédagogique a ici pour objectif de sérier les étapes des méthodes privilégiées. L’observation in situ et la confrontation des sources d’observation (ce que l’on voit sur une carte topographique, sur une photographie et sur le terrain) précèdent la mesure (de l’arpentage des distances aux relevés biogéographiques ou météorologiques). En deuxième année, la construction de bases de données élémentaires, par des sondages ou enquêtes auprès de la population mis en perspective avec des résultats de recensements, permet d’aboutir à une production cartographique illustrant un rapport thématique ou synthétique. Les groupes de TD sont limités à quinze étudiants et deux groupes de TD ont toujours lieu en parallèle afin de permettre une sortie commune avec les deux enseignants concernés, qui s’accordent pour le choix du terrain. En tout état de cause, celui-ci reste proche de l’établissement afin de limiter les déperditions de temps dues aux trajets.
20Au cours de chaque semestre, le terrain en tant que tel constitue un moment dans une progression pédagogique qui s’articule en trois étapes : une ou deux séances permettent de préparer la première sortie, en analysant un certain nombre de caractéristiques du terrain qui sera exploré, de façon plus ou moins approfondie selon que l’on souhaite privilégier la découverte ou pas. Les autres sorties prévues peuvent se suivre ou non, les prévisions météorologiques participant largement à la décision des enseignants. Enfin, les dernières séances en salle sont consacrées au traitement des résultats du terrain et à leur restitution, sous des formes variées (posters, rapports, présentations sur support Power Point…) adaptées à l’étape de la progression.
En troisième année, l’enseignement de terrain proposé, dont l’objectif est énoncé dans son intitulé « initiation à la recherche », distingue plus nettement le temps de la recherche préparatoire, étape de cadrage des spécificités du terrain, de réflexion sur les sujets choisis et de mobilisation des outillages adéquats, du terrain lui-même qui se déroule sur une semaine au début du mois de juin, après les partiels de fin de semestre. Ce stage signe le moment fort de la formation des étudiants aux pratiques de la recherche fondée sur une démarche empirique. La diversité des terrains proposés, tant par les champs de la géographie concernés que par les localisations ou les méthodes privilégiées, permet à la grande majorité des étudiants de trouver chaussure à leurs pieds, d’autant qu’ils choisissent non seulement le stage qui les intéresse mais aussi le sujet sur lequel ils travaillent au cours de la semaine de stage de terrain (tableau 2).
Stage de terrain en 3e année de licence de géographie à Paris 1
Stage de terrain en 3e année de licence de géographie à Paris 1
21Outre qu’il correspond à une expérience inédite tant dans le cursus que dans la vie des étudiants, le stage de terrain au dernier semestre de la Licence permet de faire découvrir de la façon la plus concrète qui soit une pratique de la recherche en géographie. Il aide ainsi les étudiants dans leurs choix d’orientation : les aspects positifs de l’expérience, du point de vue intellectuel et humain, suffisent souvent pour motiver certains indécis à entreprendre un Master, de même que les difficultés rencontrées et les contraintes entraperçues de la recherche peuvent provoquer chez d’autres un choix contraire. Il constitue donc une ouverture vers la suite de leur cursus universitaire.
22Les travaux effectués par les étudiants à l’occasion des expériences de terrain manifestent la particularité de cette forme d’enseignement, notamment pour ceux réalisés à la suite du stage. Ils ne se contentent pas de restituer les acquis d’un savoir académique, comme c’est plus fréquemment le cas dans les évaluations des enseignements traditionnels en salle, mais apportent une connaissance inédite et contribuent, dans le meilleur des cas, à la production scientifique en géographie. Ils prennent donc en général la forme d’un rapport de stage, version élémentaire d’un mémoire de recherche, réalisé de façon collective et souvent soutenu à l’oral.
23Résultat d’un investissement personnel souvent élevé, et pas seulement en termes de temps, le produit de ce travail collectif dépasse parfois le cadre de l’institution universitaire. Si la majeure partie des rapports, posters, documentaires vidéos connaît le destin de la littérature grise qui finit sa course sous les couches de poussières d’archives pléthoriques dans des casiers de rangement dont les clés ont été perdues, il arrive exceptionnellement, et à la plus grande fierté des étudiants, qu’ils soient demandés par les acteurs du terrain étudié. La perspective que leurs productions soient au moins consultées voire utilisées par les personnes qui leur ont permis de faire aboutir leur travail, et qu’ils prennent toujours la peine de remercier chaleureusement et nommément dans leurs rapports, constitue une forme de reconnaissance souvent plus appréciée que celle apportée par une bonne note.
Lorsque l’on prend en compte certains des aspects précités, le nombre optimal d’étudiants que l’on peut encadrer sur le terrain, la fréquence et la durée des sorties qui incluent les déplacements jusqu’au lieu de rendez-vous, ou la période de l’année dévolue à la semaine de stage, il apparaît que l’enseignement de terrain, hors des normes pédagogiques, présente des contraintes spécifiques. Du point de vue de l’Université, se posent des problèmes de logistique qu’il faut surmonter. L’organisation des calendriers annuel et hebdomadaire, les services des enseignants et l’emploi du temps des étudiants sont soumis aux impératifs du terrain. Plus encore, la contrainte budgétaire pour l’université et pour les étudiants pèse sur le coût de la formation (le seul stage de L3 absorbe ainsi près de la moitié du budget de fonctionnement de l’UFR de géographie de l’université de Paris 1). Le terrain revêt donc une dimension plus que jamais matérielle et la place qu’il occupe, en termes d’organisation logistique à différents niveaux, nécessite en conséquence une décision consensuelle de l’équipe pédagogique, un appui de la direction d’UFR et un accord des services centraux de l’Université.
Confirmation
24Non dogmatique et non normatif, exceptionnel dans sa mise en œuvre et ses objectifs pédagogiques, fertile en découvertes et en expériences, l’enseignement de terrain donne lieu à un satisfecit général des étudiants et des enseignants, qui confine parfois à l’autosatisfaction, et peut aboutir chez certains à une sacralisation du terrain. Cette forme d’enseignement présente d’incontestables vertus, en effet, mais elle demeure une simple alternative originale au modèle d’enseignement dominant, et n’a aucunement vocation à contester les pratiques pédagogiques ordinaires, et encore moins à les limiter ou à se substituer à elles. Elle constitue une façon parmi d’autres de fournir un enseignement de géographie de qualité. Modalité d’un apprentissage disciplinaire, l’enseignement de terrain s’inscrit plus globalement dans un parcours d’apprentissage citoyen et humain, via l’expérience et l’expérimentation, et confirme ainsi une des dimensions épistémologiques de la géographie, conçue comme science sociale directement branchée sur la matière première de sa réflexion, le monde contemporain.