Notes
-
[1]
Victor Duruy, Règlement d’organisation pédagogique pour les écoles publiques de la Seine Bulletin Administratif, 1868, extrait reproduit par Monique Benoît (1992, volume des annexes : corpus des textes officiels, p. 6-8).
-
[2]
Gustave Rouland, Instruction relative à la direction pédagogique des écoles primaires, 20 août 1857.
-
[3]
Léon Bérard, Instructions relatives au nouveau plan d’étude des écoles primaires élémentaires, 20 juin 1923.
-
[4]
Aristide Beslais, directeur général de l’enseignement du premier degré, Instructions relatives à l’enseignement de l’histoire et de la géographie dans les cours élémentaire, moyen et supérieur des écoles publiques, note du 8 août 1957.
-
[5]
Léon Bourgeois, Arrêté du 20 septembre 1898 sur les leçons de choses dans les écoles du littoral.
-
[6]
Jérôme Carcopino, Instructions relatives au programme de 1941, 5 mars 1942.
-
[7]
René Capitant, Horaires des écoles primaires, arrêté du 17 octobre 1945.
-
[8]
Aristide Beslais, Application de la circulaire sur la suppression des devoirs à la maison, 29 décembre 1956.
-
[9]
Organisation des conférences pédagogiques pour l’année 1968-1969, BOEN du 11 avril 1968, p. 1166 et suiv.
-
[10]
Olivier Guichard, Arrêté modifiant la durée de la semaine scolaire, 7 août 1969.
-
[11]
René Haby, Objectifs, programme et instructions pour le cours moyen, arrêté du 16 juillet 1980
-
[12]
Lionel Jospin, Arrêté fixant les horaires des écoles maternelles et élémentaires, 1er août 1990.
-
[13]
Alain Savary, Horaires, objectifs, programmes, instructions, arrêté du 18 juin 1984.
-
[14]
Jean-Pierre Chevènement, Programmes et instructions, arrêté du 23 avril 1985.
-
[15]
François Bayrou, Programmes pour chaque cycle de l’école primaire, arrêté du 22 février 1995.
-
[16]
Jack Lang, Arrêté fixant les programmes d’enseignement de l’école primaire du 25 janvier 2002.
-
[17]
Xavier Darcos, Projets de programmes de l’école primaire, texte élaboré après consultations et soumis au conseil supérieur de l’éducation, 29 avril 2008.
-
[18]
Alain Savary, op. cit.
-
[19]
Xavier Darcos, 29 avril 2008, Projet de programmes.
1La France s’enseigne en géographie, en histoire, en éducation civique, en français. Ce n’est pas le seul niveau identitaire promu par l’École, mais le principal. À la géographie il revient d’en dire et d’en montrer le territoire. Ainsi, depuis longtemps l’étude de la géographie de la France tient une place centrale durant les dernières années de l’école élémentaire. « Géographie et histoire des peuples libres » en 1792, « La France et ses colonies » en 1882, « La France dans un cadre européen et mondial » en 1985, l’évolution au fil du temps des libellés des programmes indique que derrière cet intérêt constant pour la géographie de la France les évolutions sont fortes. Elles reflètent les transformations des méthodes pédagogiques, en particulier celles en usage dans la façon d’enseigner la géographie à de jeunes enfants, qui hier n’avaient guère parcouru que leur canton natal et qui aujourd’hui sont abreuvés d’images du monde. Ces évolutions témoignent aussi implicitement de l’évolution de la conception de ce qu’est la France. Elles reflètent autant l’évolution de l’espace français que la façon dont les Français pensent leur territoire.
2Certes, il est bien connu qu’il existe des écarts entre les prescriptions officielles, ce qui est enseigné par les maîtres et qui est appris par les élèves. Néanmoins, les programmes prescrits et quand il n’existait pas encore de programmes officiels, les livres en usage dans les classes, sont de bons indicateurs des intentions politiques qui sous-tendent le choix des espaces à étudier, en tant que territoires pour construire l’altérité et l’identité privilégiée des élèves.
3La place attribuée à l’étude de la géographie de la France varie sur la longue durée. Durant le premier xixe siècle, elle occupe une place grandissante au sein d’un enseignement géographique balbutiant. Des années 1860 aux années 1960, les territoires français sont l’horizon unique de la géographique du cours moyen. Puis l’apparition de l’Europe et du monde comme emboîtement de l’espace français et de la région administrative et du département comme miniature de la France marquent depuis le dernier tiers du xxe siècle une diversification des niveaux scalaires de référence proposés aux jeunes élèves.
La place de l’étude de l’État-nation se renforce au fur et à mesure que la géographie devient matière scolaire de l’école primaire
4Au temps des Lumières et dans la première moitié du xixe siècle, la géographie s’est peu à peu constituée comme une matière scolaire. Les savoirs géographiques qui étaient mobilisés au service de l’étude des textes anciens dans le cadre de l’enseignement des Humanités se sont transformés en une matière spécifique, moderne et autonome. Des livres élémentaires de géographie sont présents dans certaines écoles élémentaires. Ce sont des rééditions, plus ou moins mises à jour, d’auteurs du xviiie siècle (géographie dite de Crozat, de Nicolle de Lacroix, du père Gibrat…). Elles côtoient les ouvrages d’auteurs contemporains (Le Tellier, Lamp, Blocquel dit Buqcellos, Ansart…). La multiplicité des titres, publiés à Paris et en province recouvre une grande monotonie de la forme (Chevalier, 2003).
5En 1833, la loi Guizot parle de la possibilité d’enseigner à l’école primaire « des notions de géographie et d’histoire, et surtout de la géographie et de l’histoire de la France », ceci ne concerne explicitement que « les élèves les plus avancés », âgés de 10 ans et plus. Ce n’est que pour l’enseignement primaire supérieur que la géographie « qui nous apprend les divisions de la terre où nous habitons » est une matière obligatoire (loi du 18 juin 1833, arrêté du 25 avril 1834). C’est un exercice de mémoire, qui s’appuie sur trois procédés : des séries de questions-réponses (dite méthode catéchistique), des taxonomies composées de listes classant au maximum 8 éléments et des exercices de localisation sur des cartes.
6Lors des inspections faites à la demande de Guizot dans toutes les écoles élémentaires de garçons, Les leçons de géographie par le moyen du jeu de l’abbé Gaultier est le livre de géographie le plus souvent recensé, sa première édition date de 1788. De nouvelles éditions, actualisées par les collaborateurs de Gaultier sont publiées jusqu’en 1884. Le livre est composé de trois parties. La première, d’une centaine de pages est plus particulièrement destinée aux élèves les plus jeunes. Il s’agit d’une « nomenclature », d’un apprentissage de vocabulaire, en rapport avec les cinq continents. La part consacrée à la France se limite à 9 pages, moins de 9 % de cette partie destinée aux « commençants ». La seconde partie reprend le même plan en plus détaillé. La France y occupe 39 pages sur 115, soit 34 % dans l’édition de 1866. La troisième partie est consacrée à la cosmographie. Au total, la place consacrée à la France est fort modeste dans la géographie de l’abbé Gaultier.
7La Nouvelle Géographie méthodique de Meissas et Michelot supplante peu à peu celle de l’abbé Gaultier. Sa première publication date de 1827, elle est suivie par plus de 60 éditions jusqu’aux débuts de la IIIe République (Benoît, 1992) et devient le livre de géographie élémentaire le plus répandu. L’édition de 1871 suit toujours le même plan que la Géographie de l’abbé Gaultier. La première partie « mise à la portée des plus jeunes enfants » est organisée par continents ; 11 pages y sont consacrées à la France sur un total de 37, soit 29 %. Dans la deuxième partie « consacrée aux élèves plus avancés », 77 pages sur 263 parlent de la France, soit la même proportion de 29 %.
8Le succès de ces titres s’étend hors des frontières nationales, l’abbé Gaultier est même traduit en Bulgarie. Il existe aussi une grande quantité d’auteurs et d’éditeurs locaux qui publient de « petites géographies ». Fort nombreuses, elles ne se différencient guère par leur contenu. Ces petites géographies du début du dix-neuvième évoquent très rapidement l’hydrographie et le climat de la France, encore plus brièvement son relief. L’accent est mis sur deux aspects : l’inventaire des territoires administrés, les départements principalement ; ce qu’on appelle alors la géographie politique, à laquelle s’adjoint de plus en plus souvent la présentation des ressources économiques. Le Cours élémentaire de géographie à l’usage des pensionnats et des écoles primaires publié à Dijon en 1850 et rédigé par J. Boyer, professeur breveté du degré supérieur par l’académie de Nîmes, donc issu de la filière primaire est un bon exemple de ce genre de géographie élémentaire. Comme chez Gaultier ou chez Meissas et Michelot, le livre est divisé en trois parties, trois cours. Dans la première partie de l’ouvrage, après 18 pages de notions générales, l’Europe est rapidement présentée en 2 pages, mais la France est plus détaillée, 15 pages lui sont consacrées. La dernière partie, après quelques notions générales de géographie, commence par 24 pages de « notions détaillées sur l’aspect, les productions et les principales villes » de chaque département français ; ce qui représente 37 % de cette partie qui dresse un inventaire des États du monde.
9Ainsi durant cette période d’affirmation des États-nations, de rétrécissement du monde grâce à la vapeur et d’extension de la scolarisation en Europe, les géographies scolaires destinées aux jeunes enfants accordent une place croissante à la présentation de l’État national, en l’associant dans les écoles primaires, aux connaissances utilitaires, économiques.
Qu’est-ce que la France ?
C’est un des plus vastes, des plus riches, et des plus florissants états de l’Europe, tant sous le rapport de sa population, que sous ceux du produit de son sol et de l’industrie de ses habitants.
La France et ses colonies comme horizons de la géographie de l’école primaire (1867-1964)
11La seconde partie du xix e siècle voit se poursuivre cette tendance, la France devient l’horizon unique d’un enseignement de la géographie qui se généralise.
12La loi Falloux du 15 mars 1850 laisse facultative l’enseignement des « éléments de l’histoire et de la géographie » définis par des programmes départementaux. Mais dès 1857 le ministre de l’Instruction publique et des cultes Gustave Rouland demande par une circulaire que l’on complète les matières obligatoires par « des notions très simples de géographie ». Puis Victor Duruy instaure en 1867 la géographie au rang des matières obligatoires de l’école primaire (loi du 10 avril). Le programme est organisé comme un zoom avant se centrant sur la France au cours moyen. Celle-ci est aussi au programme du cours supérieur, certes alors fréquenté par une minorité d’élèves mais qui détermine les épreuves du certificat d’études, un examen qui formate les années qui le précèdent.
Article 3 […] Programme de géographie. Cours élémentaire : Notions de géographie générale, définitions.
Cours moyen : Notions sommaires sur les cinq parties du monde et sur l’Europe en particulier.
Cours supérieur : Géographie physique, politique, agricole, industrielle et commerciale de la France [1].
14Les autorités académiques départementales ont en charge la déclinaison locale de ce cadre législatif. Le plan d’étude de Jean-Jacques Rapet est le plus répandu. Organisé sur cinq années, il accorde moins de place à l’étude de l’agriculture, de l’industrie et du commerce que celui plus moderne d’Octave Gréard, inspecteur d’académie de la Seine et proche de Victor Duruy (Benoît, 1992). Le programme de Gréard répartit l’étude de la géographie de la France sur les trois cours : élémentaire, moyen et supérieur et accorde à l’étude de la France une place supérieure à celle prévue par la loi de 1867.
15Sans que ce soit la règle générale, les auteurs de ces programmes recherchent une cohérence fondée sur une pédagogie sensualiste, commençant par l’observation du proche au cours élémentaire, élargi systématiquement à l’étude de la France au cours moyen. Déjà en 1857, Gustave Rouland préconisait de prendre « pour point de départ le village, le canton, l’arrondissement, le département… » [2]. Au cours élémentaire, entre l’étude du local, du lieu natal et des notions générales sur le monde, la France est un niveau scalaire faiblement étudié, simplement évoqué sous forme de l’expression « notions très sommaires sur la géographie de la France » dans les programmes en vigueur de 1923 à 1945 (tab. 2).
16Ensuite, durant les premières décennies de la IIIe République, les livres de géographie de Pierre Foncin deviennent les plus usités. Foncin procède comme ses prédécesseurs par une succession de brefs inventaires départe mentaux (Nordman, 1989). Il regroupe les départements par anciennes provinces et par grandes régions réparties selon les points cardinaux. Dans ses premières éditions de la Première année de géographie, Foncin fait correspondre ces grands découpages avec des bassins hydrographiques.
Plan d’étude d’Octave Gréard pour les écoles de la Seine, 1868
Plan d’étude d’Octave Gréard pour les écoles de la Seine, 1868
17Les petites géographies départementales sont alors nombreuses ; les plus célèbres sont celles qu’Adolphe Joanne publie de 1874 à 1911 chez Hachette. Ces livres initient à la description géographique à partir d’un environnement familier, mais il s’agit de partir du local pour accéder à l’idée de France, dont les départements ne sont qu’un élément (Chanet, 1996 ; Thiesse, 1997). Plus généralement c’est jusque vers la fin du xxe siècle que le département est étudié comme une France en miniature. René Ozouf, ami de Demangeon et alors directeur de l’école normale de Chartres préface, en ces termes un petit livret sur l’Eure-et-Loir :
Aux écoliers d’Eure-et-Loir […] Quand vous aurez étudié les divers chapitres de ce cahier, observé les croquis, les graphiques et les gravures qui les accompagnent, complété certains de ces croquis en les coloriant et en y ajoutant le nom de votre commune, retenu quelques-unes des notions essentielles qui s’en dégagent, surtout quand vous aurez participé à sa confection en rédigeant vous-même, avec l’aide de votre maître, la partie consacrée à l’étude de votre canton et de votre commune en l’illustrant de dessins, de cartes postales, de photographies, vous comprendrez et vous aimerez mieux encore votre terre natale. Elle sera vraiment pour vous comme une personne vivante !
Vous sentirez mieux, ainsi, combien son histoire est associée à notre histoire nationale, combien ses paysages et ses habitants font étroitement partie de la communauté française, combien le dur labeur humain dont elle témoigne et les progrès qu’elle accuse, symbolisent l’activité féconde de l’idéal humain de notre pays ! […].
19Vers 1885 Foncin renonce au découpage par bassins hydrographiques hérités de Buache et regroupe les départements dans des ensembles proches de ceux proposés par Vidal pour les régions naturelles, même si le cadrage des cartes du livre n’évolue guère.
Dans des ouvrages s’adressant aux enfants de nos écoles primaires, les divisions administratives étaient imposées par les nécessités pratiques, mais le livre cherche désormais à les envisager géographiquement. Les départements sont groupés, suivant leurs analogies, en régions naturelles, et présentés ainsi de façon rationnelle, à l’écolier. Voilà, en substance, les traits par lesquelles la personnalité de F ONCIN s’est imprimée dans ces Géogaphiesatlas, et qui en fait le mérite durable. On sait quel succès ont obtenu et gardent encore ces publications d’exécutions soignées, clairement disposées et judicieusement illustrées, qui présentaient pour la première fois un aspect attrayant autant qu’instructif.
21L’étude du local n’a pas pour fonction l’enracinement dans le lieu natal, le heimat, ni non plus l’ouverture sur le vaste monde, mais la construction de l’identité nationale. La France est le territoire d’étude et d’identité des écoliers du primaire.
22De 1882 à 1957 les programmes du cours moyen en géographie n’évoluent guère, y compris quand la scolarité obligatoire est prolongée au-delà de 11 ans, au-delà du cours moyen (tab. 2). Les savoirs qui y sont enseignés sont déjà ceux qui seront questionnés au certificat d’études primaires élémentaires, y compris les croquis cartographiques sans calque. Après 1882 les programmes nationaux régissent l’ensemble des écoles publiques (tab. 2). C’est l’époque du succès du Tour de France de deux enfants dont Mme Augustine Fouillée, qui signe Giordana Bruno, précise dans la préface que « la connaissance de la patrie est le fondement de toute véritable instruction civique » Dans le même sens, en 1923 le ministre Léon Bérard, en réponse à des critiques implicites, justifie de cantonner le programme à la géographie de la France : « N’ayons donc aucun scrupule à retenir pendant deux années l’attention des jeunes Français sur la France. Donnons-leur de leur pays, de la mère patrie et de ses filles lointaines une image aussi riche que possible » [3]. Le programme spécifique du cours supérieur (l’Europe, les grands pays du monde), ne doit pas à être étudié au cours moyen. Les élèves qui quittent l’école après le cours moyen auront eu des éclairages suffisants sur le monde par les éléments généraux du cours élémentaire et par l’étude des colonies de la France au cours moyen, déclare le ministre. De même que son département est pour l’élève une France en miniature, la France avec son empire constitue pour lui un échantillonnage du monde. [4]
Les programmes du cours moyen de 1880 à 1965
Les programmes du cours moyen de 1880 à 1965
23Ainsi, pendant près d’un siècle, l’étude de la France et de ses colonies s’impose comme une constante au cours moyen. Simultanément, les méthodes actives et la pratique de l’enquête inspirent plus ou moins les rédacteurs des programmes. Cette logique conduit en 1898 à la publication de programmes spécifiques pour les classes du littoral, ils visent tout à la fois à découvrir le milieu et à préparer aux professions maritimes [5]. La pédagogie intuitive est peu à peu assimilée à la démarche inductive en géographie. L’influence des méthodes actives est particulièrement sensible dans les libellés des programmes prescrits de 1938 à 1945 qui invitent à des enquêtes locales. L’observation ou l’enquête du milieu local sont des exercices qui donnent lieu à des monographies fortement dirigées par le maître. Par une circulaire du 10 août 1937 Jean Zay tente de généraliser l’usage de la classe promenade, occasion d’une « conversation orientée vers l’analyse du paysage ». Le mot paysage entre dans les instructions officielles au moment où le géographe Max Sorre est directeur de l’enseignement primaire. 1937, c’est aussi l’année de la création par André Cholley de la revue L’Information géographique pour l’enseignement qui contient alors des articles pédagogiques destinés aux instituteurs prônant fortement l’étude du milieu local. Sous le régime de Vichy les directives pédagogiques mettent l’accent sur l’étude du petit pays et la province en concurrence du département et de la région naturelle : « La grande nouveauté du programme du cours moyen réside dans l’étude méthodique du milieu local, et non, précisons-le bien, du milieu régional, il ne s’agit que du petit pays, de la petite cellule géographique (Lodévois, Trièves, Aunis ou campagne de Caen, par exemple) qui peut embrasser un ou plusieurs cantons » [6].
24Les enquêtes dans le milieu, si elles sont plus aisées à l’école élémentaire que dans l’enseignement secondaire, ne serait-ce que parce qu’il y a un maître unique, se heurtent néanmoins au découpage de l’emploi du temps : deux leçons hebdomadaires de géographie de trente minutes chacune en 1945 [7], deux leçons de 20 minutes en 1957 [8]. Néanmoins, jusque dans les années Soixante, les futurs instituteurs sont formés à la pratique de l’enquête monographique (Chevalier, 2001). Les manuels et les livres de conseils didactiques les y invitent, situant ces enquêtes dans le prolongement des leçons de choses. Ces monographies communales et locales sont prolongées en 1985 par l’étude dans le cadre de l’éducation civique de la commune en 6 e et du département en 5 e.
La France en Europe et dans le monde 1969-2008
25L’enseignement de la géographie à l’école élémentaire connaît des bouleversements importants durant les années Soixante, en liaison avec les transformations sociales, politiques et scolaires. Pour des jeunes écoliers qui vivent désormais majoritairement dans des agglomérations urbaines le territoire communal de la monographie locale n’est plus un espace vécu, alors que par ailleurs la télévision leur offre en abondance des images du monde. Simultanément la décolonisation et la construction de l’Europe produisent un changement d’horizon politique qui se traduit dans les manuels scolaires avant que les programmes n’indiquent cette nouvelle orientation, enfin c’est le passage au collège qui devient la perspective des écoliers du primaire et non plus le certificat de fin d’étude.
26En 1965 encore, il semble que peu de choses sont changés quand l’inspecteur général Joseph Leif et le directeur d’école normale Georges Rustin distinguent pour le cours moyen deux grandes orientations en géographie : l’étude de la France et les monographies locales : « on se contente alors d’explorer la France, en ouvrant seulement quelques perspectives sur les autres parties du monde par une étude sommaire du domaine français d’outre-mer. […] Le programme prescrit en outre l’établissement, par les élèves, de petites monographies du village, de la ville ; ou du quartier. […] Cette étude occupera toute l’année et même, quand les deux sections sont réunies, les deux ans du cours moyen ». Pourtant c’est l’année où le ministre Maurice Herzog après avoir impulsé l’expérimentation du « tiers temps pédagogique » suspend de fait l’année suivante l’application des programmes de 1945. L’enseignement de la géographie est particulièrement concerné par le mouvement général de rénovation pédagogique. Les travaux des diverses commissions sur la rénovation des enseignements proposent de nouveaux fondements épistémologiques et pédagogiques des disciplines. Ils inspirent en avril 1968 un programme de conférences pédagogiques faisant de la géographie une composante de l’éveil [9] et débouchent en 1969 sur un arrêté d’Olivier Guichard qui globalise l’horaire des « disciplines d’éveil » [10].
27Il se produit alors une sorte de vide réglementaire. Il faut attendre l’été 1980 pour que des nouveaux programmes pour le cours moyen paraissent dans le cadre des réformes de René Haby [11]. L’espace à connaître est toujours « pour l’essentiel la géographie de la France », mais la porte est largement ouverte à l’étude du monde (« grandes lignes géographiques du globe… Quelques grands États… Quelques grandes agglomérations, Quelques grands problèmes mondiaux : la faim, l’énergie »). Ce texte, beaucoup plus long que les programmes précédents juxtapose des parties hétérogènes : des regroupements de notions (« natalité, mortalité, immigration, exode rural »), des éléments de programme au sens habituel du terme (« les grands traits du relief, du climat, des eaux, de la végétation… ». Il invite aussi à conduire en classe des sujets d’étude à dominante géographique dans « les grands domaines de la vie économique, sociale, politique et culturelle » en s’appuyant sur les « réalités de l’environnement ». Mais quatre ans plus tard, suite au grand débat national sur l’enseignement de l’histoire, ces programmes sont modifiés, s’ouvre alors la période récente caractérisée par des modifications fréquentes des programmes (tab. 3).
Les programmes concernant le cours moyen de 1969 à 2008
Les programmes concernant le cours moyen de 1969 à 2008
28Le libellé de ces programmes est de longueur fort variable, parfois il est détaillé (1984) et accompagné de document d’applications (2002), parfois il est fort succinct et sans documents annexes (1985, 2008). Il s’agit avant tout d’une liste de domaines à étudier, excepté les instructions promulguées par Lionel Jospin qui superposent au programme Chevènement des compétences à atteindre : « situer sur des cartes à différentes échelles, les principales régions et les grandes métropoles de la France… identifier et décrire les paysages français à partir de photographies et de cartes… caractériser les activités économiques de la France » [12]. Après 1984, les orientations des programmes évoluent lentement. Progressivement le temps consacré aux sujets d’étude est réduit : il ne doit plus dépasser la moitié de l’horaire annuel [13], puis le tiers de l’horaire annuel [14]. À partir de 1995, cette notion caractéristique de la démarche d’éveil disparaît des instructions. L’accent est mis sur le paysage en tant qu’objet pédagogique et géographique : « l’étude des paysages », « les paysages français », « les grands types de paysages ». Dans la filiation de l’ancienne géographie « commerciale » et de l’inventaire des ressources, les programmes conservent une forte préoccupation économique : « activités économiques », « le travail des hommes et l’organisation de l’espace français », « produire en France et en Europe ».
29Les nouveautés les plus marquantes dans la structure des programmes renvoient aux niveaux scalaires à étudier ou à prendre en compte conjointement avec l’étude de la France : la région, l’Europe, le monde.
30Le mot région renvoie à la région administrative. En 1985 il s’agit d’étudier la région où vivent les élèves, attention élargie à la diversité des régions par François Bayrou en 1995 [15]. En 2002, il est précisé par Jack Lang que les opportunités d’approche des « réalités locales et régionales » doivent être saisies, mais ne sont plus à étudier en tant que telles [16]. Les programmes proposés par Xavier Darcos en 2008 mettent l’accent sur une progression qui irait « des réalités géographiques locales à la région où vivent les élèves » [17] ; formulation qui associe une progression qui irait du proche au plus lointain et l’étude en tant que telle d’une région. Au bout du compte on peut dire que la région ainsi promue cadre territorial identitaire de base à l’école élémentaire, remplace la géographie départementale d’autrefois.
31Plus nette est l’évolution qui met en avant les dimensions européennes de la géographie de la France. De façon constante depuis 1984, les titres des programmes placent l’étude de la France dans une perspective européenne : « dans l’ensemble européen », « dans un cadre européen » ou « dans un contexte européen ». La France est toujours l’objet essentiel du programme mais son insertion dans l’espace européen est soulignée, « on veillera à souligner les relations étroites que la France entretient avec ses partenaires européens, notamment dans le cadre du marché commun » [18]. C’est particulièrement net dans les programmes de 1995 et plus encore dans ceux de Jack Lang et de Gilles de Robien en 2002 et 2007 qui font de l’Europe un objet à étudier en tant que tel : « Espaces européens : une diversité de paysages », « Regards sur les espaces européens ».
32Enfin, parallèlement au niveau européen, le niveau mondial est de plus en plus étudié au cycle trois de l’école élémentaire, du moins jusqu’à très récemment. Le mot monde ou l’adjectif mondial est présent depuis 1985 dans le titre du programme de géographie du cours moyen puis du cycle trois. En 1985, 1995, 2002. on distingue l’approche de « la Terre », « du monde » ou « des espaces organisés par les sociétés humaines » de celle plus spécifique de « la France dans le monde », « la place de la France dans le monde », « la France à l’heure de la mondialisation ». L’ordre du libellé de ces programmes invite à faire un zoom avant, de l’étude du globe à celle de la France pour conclure sur la place de la France dans le monde. « Le programme, centré sur l’espace national, est organisé selon trois entrées : le monde, l’Europe, la France ». Aucune de ces dimensions ne doit être négligée, précisait Jack Lang en 2002. Mais, en février 2008, les nouveaux programmes soumis à consultation par Xavier Darcos marquent un renversement de tendance par un recentrage sur les niveaux scalaires nationaux, régionaux et locaux : « Les sujets étudiés se situent en premier lieu à l’échelle locale et nationale ; ils visent à identifier et connaître les principales caractéristiques de la géographie de la France dans un cadre européen et mondial » [19]. La référence au contexte européen et plus spécialement à l’Union européenne est toujours présente et l’étude de divers planisphères est demandée, mais la priorité est plus nettement donnée à la France.
33*
34La place de la France dans la géographie enseignée à l’école élémentaire résulte ainsi de la conjonction d’options pédagogiques, de l’évolution du système scolaire et de choix politiques. Mettre l’accent sur l’observation ou sur l’enquête, privilégier l’étude du milieu local ou donner du sens aux images du monde relève de choix pédagogiques qui ne sont certainement pas exclusifs l’un de l’autre, mais qui doivent être assurés dans un cadre horaire limité. Ce qui s’enseigne aujourd’hui à la fin de l’école élémentaire relève aussi de structurations fort anciennes du système scolaire français. En 2008 la géographie de la France au cycle trois est l’héritière directe du programme pour le cours moyen de Jules Ferry, conçu dans l’optique des questions du certificat de fin d’étude primaire. Depuis la réforme Haby et le passage en sixième de l’ensemble des élèves de l’école primaire une nouvelle alternative se pose en terme d’espaces à étudier : proposer au cycle 3 une étude conjointe du monde, de l’Europe et de la France, comme en 2007, pour donner aux jeunes écoliers des clés d’intelligibilité pour les images qui les assaillent, mais en courant le risque que cet enseignement ne soit qu’une vague propédeutique au collège, ou recentrer l’école élémentaire sur la géographie de la France pour limiter le risque de redite avec la classe de sixième, comme en 2008, mais avec la difficulté de plus en plus grande d’expliquer les faits locaux, régionaux, nationaux en les isolant du système monde.
35Ce choix de conférer à la géographie de l’état national une place majeure est avant tout un choix politique et assumé comme tel. Faire des provinces, des départements ou des régions les ingrédients de base de cet enseignement est aussi en relation étroite avec des choix politiques. S’ouvrir sur le monde via l’empire colonial ou situer la France dans une perspective européenne et mondiale est une alternative de même nature. Faire que l’École associe la construction de l’identité nationale avec d’autres niveaux scalaires et d’autres réseaux spatiaux de référence : la région, l’Europe, le monde, est un choix aussi éminemment politique.
Bibliographie
- Benoît M. (1992), L’enseignement de la géographie à l’école primaire, 1867-1991, thèse université Paris 1, 3 vol., 203 p., 239 p., 258 p.
- Boyer J. (1850), Cours élémentaire de géographie à l’usage des pensionnats et des écoles primaires, Dijon, Clunet, 140 p.
- Bruno G. (1877), Le tour de France par deux enfants, Paris, Belin, rééd. 1980, 322 p.
- Chanet J.-F. (1996), L’école républicaine et les petites patries, Paris, Aubier, 426 p.
- Chevalier J.-P. (2001), « Le lent déclin de la monographie géographique dans l’enseignement primaire », Les Études sociales, n° 133, p. 69-90.
- Chevalier J.-P. (2003), Du côté de la géographie scolaire. Matériaux pour une épistémologie et une histoire de l’enseignement de la géographie à l’école élémentaire en France, HDR Paris 1, vol. 2, 402 p.
- Gaultier A. (abbé) (1788), Les leçons de géographie par le moyen du jeu, 1re éd. par l’auteur, 153 p.
- Gaultier A. (abbé) (1884), Géographie de l’abbé Gaultier ; entièrement refondue et considérablement augmentée par De Blignières, Demoyencourt, Ducros (de Sixt) et Le Clerc aîné, Paris, Renouard, XII-364 p.
- Giolitto P. (1980), Naissance de la pédagogie primaire (1815-1879), thèse, Grenoble, CRDP, 3 vol.
- Leif J., Rustin G. (1965), Pédagogie spéciale, troisième fascicule : L’histoire et la géographie, Paris, Delagrave, 96 p., p. 80-81.
- Meissas A., Michelot A. (1827), Petite Géographie méthodique destinée aux enfants du premier âge et aux écoles élémentaires, Paris, Beaudouin, in-16, 64 p. planche.
- Meissas A., Michelot A. (1827), Nouvelle Géographie méthodique, destinée à l’enseignement de M. Achille Meissas et M. Auguste Michelot, suivie d’un petit traité sur la construction des cartes, par M. Charles, accompagnée d’un atlas universel, in-folio dressé par le même, Paris, Beaudouin, 16 cartes, 52e éd., 1871, Paris, Hachette XVI-364 p.
- Nordman D. (1989), « La pédagogie du territoire, 1793-1814 » in D. Nordman et M.V. Ozouf-Marignier (éd.), Atlas de la Révolution française, 4 ; Le territoire (1). Réalités et représentations, Paris, EHESS, p. 62-64.
- Ozouf R. (1938), L’Eure-et-Loir, Notre département, notre canton, notre commune, Paris, Nathan, 80 p.
- Roumégous M. (2002), Didactique de la géographie. Enjeux, résistances, innovations, 1968-1998, Rennes, PUR, 262 p.
- Thiesse A.-M. (1997), Ils apprenaient la France, l’exaltation des régions dans le discours patriotique, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 132 p.
- Vidal de la Blache P. (1888), « Des divisions fondamentales du sol français », Bulletin littéraire, Journal de l’Enseignement secondaire spécial, de l’Enseignement secondaire de Jeunes Filles, de l’Enseignement des langues vivantes, de l’Enseignement primaire supérieur, Paris, Armand Colin, n° 1, p. 1-7, n° 2, p. 49-57.
- Vidal de la Blache P. (1917), « P. Foncin », Annales de géographie, XXXVI, p. 68.
Mots-clés éditeurs : vingtième siècle, école primaire, programme scolaire, France, géographie scolaire, dix-neuvième siècle
Date de mise en ligne : 01/01/2010
https://doi.org/10.3917/lig.723.0020Notes
-
[1]
Victor Duruy, Règlement d’organisation pédagogique pour les écoles publiques de la Seine Bulletin Administratif, 1868, extrait reproduit par Monique Benoît (1992, volume des annexes : corpus des textes officiels, p. 6-8).
-
[2]
Gustave Rouland, Instruction relative à la direction pédagogique des écoles primaires, 20 août 1857.
-
[3]
Léon Bérard, Instructions relatives au nouveau plan d’étude des écoles primaires élémentaires, 20 juin 1923.
-
[4]
Aristide Beslais, directeur général de l’enseignement du premier degré, Instructions relatives à l’enseignement de l’histoire et de la géographie dans les cours élémentaire, moyen et supérieur des écoles publiques, note du 8 août 1957.
-
[5]
Léon Bourgeois, Arrêté du 20 septembre 1898 sur les leçons de choses dans les écoles du littoral.
-
[6]
Jérôme Carcopino, Instructions relatives au programme de 1941, 5 mars 1942.
-
[7]
René Capitant, Horaires des écoles primaires, arrêté du 17 octobre 1945.
-
[8]
Aristide Beslais, Application de la circulaire sur la suppression des devoirs à la maison, 29 décembre 1956.
-
[9]
Organisation des conférences pédagogiques pour l’année 1968-1969, BOEN du 11 avril 1968, p. 1166 et suiv.
-
[10]
Olivier Guichard, Arrêté modifiant la durée de la semaine scolaire, 7 août 1969.
-
[11]
René Haby, Objectifs, programme et instructions pour le cours moyen, arrêté du 16 juillet 1980
-
[12]
Lionel Jospin, Arrêté fixant les horaires des écoles maternelles et élémentaires, 1er août 1990.
-
[13]
Alain Savary, Horaires, objectifs, programmes, instructions, arrêté du 18 juin 1984.
-
[14]
Jean-Pierre Chevènement, Programmes et instructions, arrêté du 23 avril 1985.
-
[15]
François Bayrou, Programmes pour chaque cycle de l’école primaire, arrêté du 22 février 1995.
-
[16]
Jack Lang, Arrêté fixant les programmes d’enseignement de l’école primaire du 25 janvier 2002.
-
[17]
Xavier Darcos, Projets de programmes de l’école primaire, texte élaboré après consultations et soumis au conseil supérieur de l’éducation, 29 avril 2008.
-
[18]
Alain Savary, op. cit.
-
[19]
Xavier Darcos, 29 avril 2008, Projet de programmes.