Notes
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[1]
Selon les chiffres du ministère de la Santé palestinien du 24 janvier 2024.
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[2]
On pourra se reporter à ce sujet à l’interview de la Raphaëlle Maison, professeure de droit international à l’Université Paris-Saclay, spécialiste du droit humanitaire : « Cour internationale de justice : Israël peut-il être accusé de génocide contre les Palestiniens ? », France Culture, « Les enjeux internationaux », 3 janvier 2024, https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-enjeux-internationaux/cour-internationale-de-justice-israel-peut-il-etre-accuse-de-genocide-contre-les-palestiniens-de-gaza-2955934 (consulté le 29/01/2024).
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[3]
Voir en ligne : https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/192/192-20231228-app-01-00-en.pdf (consulté le 24/01/2024).
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[4]
Voir à ce sujet les réflexions de Shlomo Sand qui indique dans son dernier ouvrage, Deux peuples pour un État ? Relire l’histoire du sionisme (Éditions du Seuil, 2024), comment il est revenu à la conviction qu’il faudrait un seul et non pas deux États.
Cet après-midi (26 octobre 2023), l’un de nos étudiants d’ethnologie qui enquêtait au tribunal de Douai avec ses camarades depuis quelques jours s’est vu refuser l’accès aux salles d’audience. Hier, le groupe est monté par erreur dans le mauvais ascenseur et, à la vue du keffieh que cet étudiant portait autour du cou, une avocate a paniqué. L’argument du monsieur de l’accueil qui le refoule vire au délit de faciès et à l’amalgame. Mon collègue et moi avons beau expliquer à nouveau l’exercice d’immersion ethnographique qui justifie la présence de cet étudiant et de ses camarades en ces lieux, on lui refuse désormais l’entrée, alors que quelques jours plus tôt on leur distribuait le « programme des audiences » (sic).Dans le train qui nous ramène vers la fac, Toufik, que je connais bien car nous avons, il y a deux ans, milité ensemble pour les droits des exilés, vient s’asseoir en face de moi.– Et vous, Madame, vous en pensez quoi de la guerre menée par Israël contre les Palestiniens ?Sous l’œil inquiet de mon collègue, nous discutons, tout le long du trajet, de la création d’Israël, de la colonisation, de la Shoah, du Hamas, de la guerre. Nous ne sommes pas d’accord sur tout ; les idées de Toufik me troublent parfois, mais elles me font réfléchir aussi. Je descends du train en me disant que ce fut une bonne discussion : nous n’avons pas perdu confiance l’un en l’autre, nous croyons toujours aux vertus du débat politique, malgré nos désaccords, malgré la période.
1 Depuis le 7 octobre 2023, la stupeur et le désespoir nous ont saisis devant les meurtres de masse commis par le Hamas en Israël et sa prise en otage de près de 240 personnes, puis la violence inouïe déployée par l’État hébreu dans la bande de Gaza pour se venger et stopper son ennemi. Le nombre de victimes civiles, en un temps si court, est sidérant et accablant. Les circonstances de leur décès sont exceptionnelles : conséquences d’action terroristes, d’une part ; et d’une guerre éclair qui ne respecte aucune règle du droit international et place délibérément les Palestiniens dans une situation humanitaire catastrophique, de l’autre.
2 Ces événements sont abondamment commentés par les médias et l’horreur de cette guerre nous parvient par de nombreuses images. Les chercheurs spécialistes de cette région restituent et analysent quant à eux l’histoire, les politiques, les résolutions, oh combien complexes, qui ont donné naissance à Israël, à la bande de Gaza, aux territoires occupés, à la colonisation israélienne, aux différents épisodes de guerre précédents, etc. Cela est essentiel, mais pas suffisant pour penser le présent et envisager l’avenir, c’est-à-dire tenter d’avoir une pensée politique sur ce qui a lieu et, sur cette base, envisager une issue possible pour les deux peuples.
3 Or, en France, alors que se déchaînent les prises de position outrancières et instrumentales sur les réseaux sociaux, toute parole sur la situation présente et son avenir semble être impossible, inaudible, voire interdite, par « crainte de troubles à l’ordre public », disent les préfets. Cette angoisse est accentuée, à tort, par la perception diffuse que l’assassinat d’un professeur de français d’un collège à Arras, quelques jours après le déclenchement de la guerre, par un islamiste tchétchène serait une répercussion sur notre territoire de la guerre au Proche-Orient. Les premières manifestations en faveur de la paix et dénonçant le sort fait au peuple palestinien bombardé et assiégé ont ainsi été interdites. Des organisations syndicales se sont vu refuser la possibilité de diffuser des tracts afférents au conflit sur les campus universitaires. La critique de la politique du gouvernement israélien actuel semble impossible, car susceptible de se confondre avec un propos antisémite. Et dans une confusion totale, le Rassemblement national prétend défiler pour dénoncer les actes antisémites qui se multiplient dans l’hexagone et en Europe, comme s’il n’était pas traditionnellement l’un des premiers vecteurs de l’antisémitisme. Même dans des cercles restreints comme celui d’un comité de rédaction, il semble difficile de discuter cet événement majeur de notre temps qui, pourtant, nous touche tous.
4 Dans cette confusion, nous voulons modestement rappeler qu’il est indispensable d’essayer de penser la complexité pour s’orienter dans le chaos. La possibilité de ne pas être d’accord, de s’affronter intellectuellement, de confronter des idées a un caractère absolu. Et nous devons pouvoir nous écouter sans immédiatement activer les clivages et naturaliser les points de vue, même sur un événement aussi grave que celui-là. Il convient d’enquêter sur les représentations et les idées de nos étudiants, nos enfants, nos voisins, nos ennemis, comme nos amis. Souvenons-nous que les peuples ne se confondent pas avec leur gouvernement et ne sont pas tous entièrement acquis aux politiques de ces derniers. Il est des Israéliens qui condamnent les décisions de Benyamin Netanyahou et qui se battent pour les droits des Palestiniens. Tous les Juifs ne sont pas sionistes, ni tous les Israéliens d’ailleurs. Tous les musulmans ne sont pas antisémites. Tous les Palestiniens non plus, qu’ils soient musulmans ou non.
5 Et la mémoire de la Shoah, la « destruction systématique des Juifs d’Europe » selon la formule de Raul Hilberg, réactivée par les modalités de l’attaque du 7 octobre, ne doit pas nous interdire – bien au contraire – de qualifier, dénoncer et combattre la politique actuelle du gouvernement israélien.
6 En effet, avec 25 700 morts civils [1] (femmes, hommes et enfants) et la destruction systématique de Gaza, ce n’est pas seulement une guerre contre le Hamas qui est à l’œuvre, mais la décimation volontaire de toute une population, que la protection d’Israël ne peut justifier.
7 Les organisations non gouvernementales (ONG) et les journalistes présents sur place soulignent depuis plusieurs semaines déjà le risque de famine, l’absence d’accès à l’électricité, les difficultés d’accès à l’eau, l’impossibilité de se soigner et de mettre à l’abri les personnes déplacées dans ce qui est désormais un champ de ruines. À tous ces titres, selon la définition du droit international, les conséquences pour les Palestiniens de la guerre menée par le gouvernement israélien contre le Hamas pourraient revêtir les caractéristiques d’un génocide [2], dans la mesure où elles pourraient aboutir à la destruction totale ou partielle d’un groupe social donné.
8 C’est ce qu’argumente l’Afrique du Sud qui a déposé une plainte devant la Cour internationale de justice de La Haye le 29 décembre 2023 [3] en « priant la Cour d’indiquer des mesures conservatoires pour « protéger contre un nouveau préjudice grave et irréparable les droits que le peuple palestinien tient de la convention contre le génocide » et de « veiller à ce qu’Israël s’acquitte des obligations que lui fait la convention de ne pas commettre le génocide, ainsi que de le prévenir et de le punir ». Asseoir la qualification de génocide en droit international et/ou d’un point de vue politique, ce qui ne se confond pas nécessairement (y a-t-il une volonté politique et explicite du gouvernement Netanyahou de faire disparaître l’ensemble du peuple palestinien et pas seulement de lutter contre le Hamas ?), passera par des enquêtes circonstanciées, longues et complexes, sur les crimes de guerre qui ont eu lieu de part et d’autre et par l’examen des archives disponibles. Mais il faut se féliciter que l’Afrique du Sud ait ouvert ce débat qui souligne la gravité de la situation et l’asymétrie des forces en présence, ainsi que la nécessité d’une solution politique. Cette saisine lui permet aussi de mobiliser le peu d’outils disponibles à l’échelon international pour essayer d’obtenir un cessez-le-feu.
9 Telle est bien en effet la première urgence afin de remettre sur la table les conditions de la paix et de l’existence d’un ou de deux États [4]. Une première trêve d’une courte semaine a eu lieu du 24 novembre au 1er décembre 2023 permettant la libération de 80 otages israéliens et de 240 prisonniers palestiniens, ainsi que l’acheminement de secours et de vivres à Gaza. Mais l’appel à une nouvelle trêve permettant un dialogue pour une paix durable est plus que jamais à l’ordre du jour.
10 Nous avons des exemples, tel celui de l’Afrique du Sud justement, qui prouvent que les ennemis d’hier peuvent parfois discuter ensemble d’un futur commun, sur un même territoire, après s’être violemment combattus. La solution sera celle des Israéliens et des Palestiniens eux-mêmes à distance des États et des partis. Il va leur falloir inventer la paix. Et chaque jour qui passe, sous les bombes et sous l’extension illégale des colonies de Cisjordanie, nous en éloigne.
11 La discussion politique au sujet de la guerre que mène Israël dans les territoires palestiniens doit rester possible, en France, comme partout, sans être immédiatement frappée d’invectives ou instrumentalisée. La discussion intellectuelle pour identifier et caractériser ce qui a lieu ne doit pas se priver des concepts et des catégories mis à disposition par diverses disciplines, même quand ils nous surprennent ou heurtent nos sensibilités. Y renoncer, ce serait renoncer à essayer de penser le présent et ce serait confisquer l’avenir.
12 Lille, 20 novembre 2023-25 janvier 2024
Date de mise en ligne : 16/02/2024.
Notes
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[1]
Selon les chiffres du ministère de la Santé palestinien du 24 janvier 2024.
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[2]
On pourra se reporter à ce sujet à l’interview de la Raphaëlle Maison, professeure de droit international à l’Université Paris-Saclay, spécialiste du droit humanitaire : « Cour internationale de justice : Israël peut-il être accusé de génocide contre les Palestiniens ? », France Culture, « Les enjeux internationaux », 3 janvier 2024, https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-enjeux-internationaux/cour-internationale-de-justice-israel-peut-il-etre-accuse-de-genocide-contre-les-palestiniens-de-gaza-2955934 (consulté le 29/01/2024).
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[3]
Voir en ligne : https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/192/192-20231228-app-01-00-en.pdf (consulté le 24/01/2024).
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[4]
Voir à ce sujet les réflexions de Shlomo Sand qui indique dans son dernier ouvrage, Deux peuples pour un État ? Relire l’histoire du sionisme (Éditions du Seuil, 2024), comment il est revenu à la conviction qu’il faudrait un seul et non pas deux États.