1 Notre époque, marquée par un double essor scientifique et technologique sans précédent, serait de plus en plus peuplée par des objets hybrides, remettant profondément en question à la fois ce que l’on tient pour vivant et non-vivant, ainsi que les frontières censées les séparer et les distinguer. Que ce soit le développement de nouvelles intelligences artificielles (IA), l’omniprésence des algorithmes dans nos vies, ou encore la mise en évidence de capacités cognitives animales et végétales, tout nous pousserait et nous inviterait à repenser et à reconfigurer les lignes conceptuelles qui tracent autour des notions de vie et de non-vie, d’humain et de non-humain, des frontières que l’on tenait pour trop évidentes et indépassables. Tel est le constat général sur lequel s’ouvre l’ouvrage dirigé par Rahma Khazam. Celui-ci compte une vingtaine de contributions réparties en quatre parties distinctes. L’un des enjeux forts qui parcourt et structure l’ensemble du livre réside dans la possibilité et la nécessité d’ouvrir à des êtres composites, ces « objets vivants » qui donnent à l’ouvrage son titre, à la fois vivants et non-vivants, et dont le statut trouble et incertain remet en question nos propres évidences, des catégories que l’on tenait exclusivement réservées aux humains ou à certains animaux telles que l’agentivité, la subjectivité, la sensibilité, etc. Comme il est expliqué dans l’introduction, l’approche se veut à la fois « topologique et chronologique », de façon à cerner et à mettre au jour les multiples « relations changeantes » (p. 19) d’imbrication, de juxtaposition ou de divergence que les vivants et les non-vivants n’ont de cesse d’entretenir, en évitant toute manière de définir l’un et l’autre de « manière essentialiste ou absolue ».
2 Les trois contributions qui composent la première partie remettent en question le dualisme, dont le dualisme cartésien, entre vivant et non-vivant. Le vitalisme du xviiie siècle (Charles Wolfe, p. 23-42), le matérialisme (Marina Sportelli, p. 43-56) et la philosophie de Henri Bergson (Paul-Antoine Miquel, p. 57-70) constituent autant de stratégies, bien que partant de prémisses conceptuelles fort différentes et parfois opposées, pour imbriquer matière et vie et s’affranchir de toute forme de réduction mécaniste du vivant.
3 S’opposant à ce qu’on pourrait appeler un « escamotage du vivant » dans les débats philosophiques et métaphysiques contemporains, la deuxième partie réunit trois essais qui replacent le vivant comme catégorie ontologique et critique fondamentale. Pierre Montebello (p. 73-86) esquisse à cet effet les contours d’une « métaphysique cosmomorphe » qui, prenant appui sur des philosophes, tels que Bergson, Raymond Ruyer, Gilbert Simondon, William James ou Alfred North Whitehead, entend penser un « plan de nature » non anthropomorphique et pluridimensionnel (p. 83), capable d’articuler des modes d’existences multiples et irréductibles. Nuançant le constat de Frédéric Worms pour qui la philosophie actuelle serait dominée par la notion de vie, l’article de Camille Chamois (p. 87-102) considère que l’on assisterait à travers l’émergence d’un moment « panpsychiste » de la métaphysique contemporaine à une forme d’éclipse du vivant (p. 88) que le perspectivisme permettrait de renverser. Frédéric Neyrat (p. 103-112), dans un court texte à connotation éthique, en appelle à un démantèlement de ce qu’il nomme « constructivisme effectif », qui réduit le monde à une construction humaine en faveur d’une « déshumanisation » ou dés-anthropocentrisation de notre rapport à la nature (p. 110-112).
4 La troisième partie intitulée « Une histoire de relations » réunit quant à elle les contributions qui tentent de penser les conditions d’une convergence ou d’une continuité entre vie et non-vie, sans pour autant effacer leurs différences respectives. Le premier texte aborde à travers la possibilité d’une sentience et d’une cognition végétale, et par conséquent non animale et non humaine, des enjeux tels que l’extension de l’agentivité à des entités non-vivantes (Steven Shaviro, p. 115-126), enjeux qui se poursuivent notamment dans l’essai de Monika Bakke (p. 127-142) sur des formes de processus métaboliques à l’œuvre dans le monde minéral (et exemplifiés à travers des œuvres d’art contemporaines), et dans celui de Jessica Riskin (p. 143-156) sur l’impossibilité dans les discours des évolutionnistes contemporains de ne pas recourir à des métaphores sur l’agentivité de la nature. Didier Debaise (p. 157-168) développe une perspective spéculative héritée de Whitehead, une définition de la vie qui prend en compte ce que font les êtres, et non ce qu’ils sont. Ce qui doit alors compter, c’est ce que D. Debaise désigne par « trajectoires historiques » uniques, caractérisées par leurs influences mutuelles et leurs types de persistance (p. 161 et p. 166). Les concepts de geste et de forme illustrent selon les analyses de Barbara Formis (p. 169-180) les dynamiques individualisantes et interrelationnelles du vivant. L’orientation générale de cette partie illustre bien, selon nous, l’approche énoncée en introduction par R. Khazam d’une définition non-essentialiste et non-absolutiste de la vie en faveur d’une conception fonctionnelle.
5 Enfin, l’exploration de ces relations de continuité est remise en jeu dans la quatrième et dernière partie (« Le retour des séparations ») à travers le rapport entre technologie et vivant. La figure du mutant analysée par Ludovic Duhem (p. 183-196) est l’occasion de montrer par une techno-esthétique la tension existant entre naturel et artificiel. Même si les relations entre vivants et non-vivants ne se sont plus considérées sur fond de rapports d’analogie et d’identification (l’organisme comme machine ou la machine comme un organisme), mais sur des rapports d’hybridation, d’intrications et de degrés, cette opposition n’est jamais totalement abolie ou dépassée. L’essai d’Anne Alombert (p. 209-222) et celui d’Elise Lamy-Rested (p. 223-236) discutent les possibilités de penser la technique dans le prolongement des processus organiques nécessaire au développement de la vie, en envisageant tour à tour une « organologie » et une « vie technique », dans le sillage de philosophes tels que Simondon, Georges Canguilhem, Rudolf Steiner et Bergson. Néanmoins, de tels concepts ne s’affranchissent pas complètement de ces repères que sont le vivant et le non-vivant, ils cherchent davantage à redessiner et à déplacer les frontières plutôt qu’à les contourner entièrement. Dans cette perspective, les risques de déshumanisation et de perte de vie auxquels nous confronte le transhumanisme comme idéologie techniciste sont également évoqués, ce qui revient à insister sur la nécessité (vitale) d’une séparation entre vie et non-vie (Frédéric Neyrat, p. 257-264) afin de résister à toute forme de « mécanisation de la vie » ou de « mort vivante » (Malgorzata Grygielewicz, p. 197-208).
6 Cerner le jeu immense d’emboîtements, de convergences et de divergences propre au vivant et au non-vivant se révèle être une tâche aussi ambitieuse que captivante. Néanmoins, et c’est sans doute l’une des limites de cette approche topologique qui multiplie les points de vue, il semble manquer à l’ensemble une position plus affirmée qui aurait eu le mérite, entre autres, de faire davantage ressortir les clivages et les convergences des différents essais. En effet, l’étonnant – et passionnant – chassé-croisé proposé par l’ouvrage se fait cependant au risque d’une certaine confusion qui parvient parfois difficilement à maintenir un fil rouge cohérent tout au long des contributions (qui mêlent politique, métaphysique, esthétique, histoire des idées, etc.). Il résulte de la mise en tension de ces concepts de vie et de non-vie une difficulté qui ne nous semble pas entièrement levée quant à savoir si ces « objets vivants », aux contours incertains et problématiques, relèvent davantage de la métaphore ou d’une désignation ontologique fondamentale. D’où les interrogations suivantes : les concepts de vie et de non-vie sont-ils en fin de compte toujours adéquats pour penser ces objets – qui sont tout autant des « sujets » ? Et s’ils se requièrent mutuellement, à quel niveau se situerait leur pertinence propre ? Il n’en demeure pas moins que les essais réunis dans cet ouvrage, à la lecture stimulante, nous persuadent de manière très convaincante de l’urgence et de la nécessité et de (re)penser ces « objets vivants » qui défient nos propres catégories humaines et de reconsidérer de fond en comble le concept même de nature.
Date de mise en ligne : 16/02/2024.