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Article de revue

Prolégomènes à une analyse des points de vue antispécistes et véganes

Pages 137 à 164

Notes

1Un nombre important de manifestations sur les réseaux [2], qu’ils soient sociaux ou médiatiques, souligne une détermination marquée de voir évoluer les rapports au monde vivant [3]. En France, cette volonté de changement est spécifiquement mobilisée depuis quelques années [4] par des groupes militants pour le végétarisme, le végétalisme, ou encore le véganisme [5]. Notre attention sociologique se concentre ici sur les stratégies employées par quelques tenants de l’éthique animale afin de disqualifier des pratiques qu’ils considèrent comme illégitimes, voire amorales.

2Comment comprendre les motifs et stratégies dans la variété des démarches véganes ? Dans une tribune du 18 mars 2018 [6], Porcher et d’autres critiquent le point de vue des antispécistes, qui leur répondent le lendemain [7]. Cette réponse fournie par l’association L214 Éthique et Animaux évoque un « imaginaire “stratégie végane” ». Entre-temps, le journal Libération se questionne sur les positions des deux camps [8]. De plus, le récent livre de Celka (2018) rejoint en partie les propos de Porcher et ses collègues [9] et considère les démarches antispécistes et surtout véganes comme relevant d’une logique sectaire.

3Ces manifestations et événements récurrents interrogent les relations des humains avec les autres espèces et, partant de là, posent la question des rapports au corps, ainsi que de la valorisation vs stigmatisation de ces militant.e.s, pris individuellement et collectivement. Attachés aux études portant sur les relations anthropo-équines, nous avons été sensibilisés à ces questions par les populations mettant en cause l’état de fait actuel des relations entre animaux et par l’apparence incongrue de certaines attaques réalisées sous nos yeux [10]. Ainsi, l’une des stratégies qui se déploient actuellement semble principalement basée sur la critique systématisée des propos adverses, avec l’appui d’un argumentaire apparemment insurpassable, mais dont l’usage marque une stratégie de désinformation tacite (Chateauraynaud, 2011). En effet, les propos des partisans de l’antispécisme semblent se baser sur un discours particulièrement élaboré, avec des techniques de diffusion spécifiques et efficaces (Celka, 2018). Le présent article propose donc les prémisses d’une étude des discours des personnalités ou organismes les plus immédiatement à disposition pour un démarrage d’enquête [11]. Après une rapide présentation de la situation, nous proposerons une revue de littérature critique de textes pro-véganes, au travers des sites Internet des associations évoquées, des textes des Cahiers Antispécistes, revue princeps du courant du même nom, et de textes relatifs à l’éthique animale. Nous avons choisi de porter notre analyse sur les acteurs les plus médiatisés du débat actuel. Il convient cependant de préciser que l’univers végane et antispéciste n’est pas limité aux choix restreints de cet article, et les positions multiples et variées ne peuvent être réduites aux seuls organismes et personnes évoqués ici. Après un rapide rappel du processus de civilisation et de son intérêt ici (Elias, 1973 [1939]), nous analyserons au travers de la notion d’entreprenariat de la morale (Becker, 1985 [1963]) quelques stratégies antispécistes et véganes.

Les positions véganes : revue de littérature et critiques

La situation actuelle

4Les images « chocs » se succèdent, les reportages abondent, les médias nationaux ne cessent depuis quelque temps de rebondir sur des événements étiquetés comme cruels envers les animaux. L’association L214[12], dont les vidéos dénoncent régulièrement les violences avérées dans les abattoirs, est particulièrement mise en avant. Ces vidéos sont retransmises sur le site de l’association, sur YouTube, sur les réseaux sociaux comme Facebook ou Twitter, et peuvent enfin être relayées par les médias classiques (sur les chaînes nationales comme France 2 par exemple). Les débats télévisés placent systématiquement des personnes engagées dans un camp ou un autre. Finalement, les positions sont, quoi qu’il arrive, conservées et les sévices envers certains animaux (bétail, volaille) sont dénoncés dans un ensemble de violences verbales et symboliques partagées. Le cheminement informationnel n’a rien d’un hasard, la priorité semblant être donnée aux actions menées sur les réseaux sociaux. Ce cheminement explique par ailleurs la vigueur actuelle des démarches de ce type d’associations. En effet, l’utilisation désormais massive d’Internet n’est pas étrangère à l’augmentation du nombre de discours consacrés à ce type de démarches, comme à la virulence des discours dans leur ensemble :

5

Comme Internet à ses débuts, les médias sociaux laissent entrevoir de nouvelles possibilités d’actions, en incarnant dans l’imaginaire collectif et particulièrement aux yeux d’individus à la conquête de nouveaux espaces, ce nouvel eldorado où il est possible de donner libre cours à ces engagements. Au point où nombreuses sont les stratégies individuelles comme collectives témoignant de cette volonté franche et actuelle d’occupation de l’espace public.
(Merra, 2013) [13]

6Peu de textes semblent émerger sur les positions adoptées par les véganes. The Vegetarian Myth. Food, justice, and sustainability (Keith, 2009) [14], très documenté, attaque frontalement les « théories » et explications véganes. En dehors de Porcher et des membres de Animal’s Lab[15], rares sont les scientifiques amenés à critiquer les positions véganes.

7Parmi les acteurs analysés ici, l’association L214 est probablement la plus visible actuellement. Son site Internet précise qu’il s’agit de lutter dans un premier temps contre les violences dont sont victimes les animaux autres qu’humains. Le site Internet de 269 Life France[16] clarifie les schèmes d’action envisagés. Alors que L214 milite a priori par son site Internet [17], ses communications publiques, ses « études de publications scientifiques » et ses vidéos prises dans des conditions qui posent déjà la question des méthodes employées [18], 269 Life va plus loin sur une échelle de violences exercées envers les propriétés d’autrui et les modes de vie. En effet, cette association revendique clairement les happenings et surtout les actions directes visant à stigmatiser la consommation de viande et les producteurs de cette dernière [19].

8Ce discours semble s’intégrer idéalement au mouvement anticapitaliste, ainsi qu’à la lutte généralisée contre la « malbouffe » avec la valorisation du « bio », critiquant un « système » (l’industrie agroalimentaire) forcément manipulateur (Celka, 2018). Ces nombreux éléments-évènements médiatiques participent de l’imposition d’une nouvelle représentation du monde. Les méthodes de diffusion sont variées, les informations sélectionnées pour argumenter les propos véganes sont bien souvent tronquées, allusives, voire fausses. Cela passe notamment par la mise en place d’un discours utilisant des néologismes, dont les premiers d’entre eux sont : le spécisme et son corollaire, l’antispécisme [20], basé principalement sur les réflexions des théoriciens de l’éthique animale (Jeangène Vilmer, 2015).

L’antispécisme ou le racisme à la mode inter-espèces

9Jeangène Vilmer (2015 : 23) informe que le spécisme est un néologisme datant de 1970. Les Cahiers antispécistes, pionniers dans cet entreprenariat de la morale (Dubreuil, 2013), précisent :

10

Le spécisme est à l’espèce ce que le racisme et le sexisme sont respectivement à la race et au sexe : la volonté de ne pas prendre en compte (ou de moins prendre en compte) les intérêts de certains au bénéfice d’autres, en prétextant des différences réelles ou imaginaires mais toujours dépourvues de lien logique avec ce qu’elles sont censées justifier. En pratique, le spécisme est l’idéologie qui justifie et impose l’exploitation et l’utilisation des animaux par les humains de manières qui ne seraient pas acceptées si les victimes étaient humaines. Les animaux sont élevés et abattus pour nous fournir de la viande ; ils sont pêchés pour notre consommation ; ils sont utilisés comme modèles biologiques pour nos intérêts scientifiques ; ils sont chassés pour notre plaisir sportif. La lutte contre ces pratiques et contre l’idéologie qui les soutient est la tâche que se donne le mouvement de libération animale [21].

11Cette phrase est intéressante à deux titres au moins. Tout d’abord, la définition du spécisme consiste à placer ce principe comme équivalent du racisme et du sexisme, en considérant que l’humain n’a pas à déprécier les autres espèces du fait de leurs différences biologiques. Les connaissances actuelles, notamment issues de l’éthologie, tendent d’ailleurs à imposer à l’espèce humaine l’idée que peu de choses la rendent « supérieure » aux autres. De plus, des travaux cherchent à démontrer l’existence de sociétés mixtes entre humains et équins ou entre humains et canins (Guillo, 2009 ; Régnier, 2014, 2016). Cependant, cette définition porte en elle les prémisses de tous les excès d’interprétation. En effet, considérer que des actes ne peuvent être effectués sur des animaux sous prétexte qu’ils ne le seraient pas sur des humains démontre, par son énoncé même, un anthropocentrisme avéré. Rappelons que le racisme est une attitude humaine concernant d’autres humains. L’analogie de l’antispécisme avec le racisme ou le sexisme dénote, par l’extension de nos représentations intra-espèces aux autres espèces, la logique anthropocentrée. Par ailleurs, même si les sciences dures sont régulièrement convoquées pour contrecarrer des attitudes généralement stigmatisées, Klarsfeld et Vernier (1998) rappellent que faire appel aux sciences pour régler des problématiques éthiques reste parfois un « terrain glissant ».

12L’antispécisme s’applique à l’ensemble des espèces animales vivantes et vise à dénoncer le spécisme. C’est le premier biais de l’argumentaire végane, car, mettre le spécisme en correspondance avec le racisme est problématique. Ce dernier concerne les membres d’une seule espèce, pour laquelle aucune différence ne peut être imputée à une (sous-)espèce sous prétexte de caractéristiques physiques. L’équivalent du racisme pour l’espèce équine reviendrait à considérer qu’il existe une différence de valeur entre le cheval de trait ou celui de selle (cela existe, mais c’est un fait social humain, donc uniquement imputable à l’espèce humaine). Rien ne nous autorise à penser que les différents modèles équins font du « racisme » entre eux en l’état des connaissances actuelles [22]. Donc le spécisme est désigné comme un concept humain inter-espèce, basé sur un autre concept humain intra-espèce, supposé couvrir l’ensemble du règne animal. L’antispécisme serait donc l’équivalent du concept humain d’antiracisme étendu à l’ensemble des espèces animales vivantes. L’équivalence produite entre les deux constructions sociales – espèce et race – est problématique tant historiquement qu’épistémologiquement. Ici apparaît le second biais de cette représentation végane. Si l’antispécisme est la mise en équivalence de toutes les espèces, alors il apparaît comme un sérieux problème de négation des réalités biologiques. En effet, ce qui différencie par principe les espèces les unes des autres, ce sont leurs caractéristiques morphologiques – la lutte contre le racisme se fonde précisément sur les savoirs scientifiques –, et parler d’antispécisme, en se basant sur l’antiracisme, constitue une forme manifeste d’anthropomorphisme, puisqu’il s’agit bien d’appliquer des règles humaines à l’ensemble du règne animal. Voici le troisième et dernier biais découlant de cette rhétorique : étant donné que l’antispécisme est l’équivalent – étendu à l’ensemble des espèces – de l’antiracisme, il convient de considérer les autres espèces sur le même plan que l’espèce humaine (notamment en adaptant les lois humaines aux autres animaux et en modifiant nos comportements humains pour répondre à de tels besoins). Or, choisir, en tant qu’humain, de leur accorder des droits (ou non [23]) que les êtres humains s’attribuent ou se dénient entre eux tend à l’anthropocentrisme. De plus, entreprendre ces démarches sans même chercher à savoir quel peut être l’avis des autres espèces, pourvu qu’elles puissent en avoir un et le formuler d’une manière compréhensible par les êtres humains, renforce cet anthropocentrisme et le double d’un nouvel anthropomorphisme présupposant que les autres espèces ont nécessairement les mêmes souhaits que les humains. Enfin et surtout, ce qui démontre l’anthropocentrisme du raisonnement est finalement que la problématique est toujours posée dans un sens qui questionne l’humain dans son rapport aux autres animaux par le prisme de ses devoirs, mais jamais de ses droits en tant qu’animal lui-même. Nous y reviendrons plus loin. En outre, la volonté, érigée en principe, de ne pas nuire aux uns au bénéfice des autres contredit les actes prémédités contre les boucheries, poissonneries, élevages, ou les happenings agressifs faisant l’objet de violences intra-espèce au bénéfice des autres espèces animales… Toujours est-il que cet antispécisme est la marque de fabrique, la novlangue employée par les véganes, et plus spécifiquement par les entrepreneurs de la morale végane. Il s’agit, en effet, ici d’un usage quasi politique de l’animalité (Guichet dir., 2008) et du rapport de l’humain avec cette animalité. Celui-ci est basé sur une catégorisation initiale axée sur le concept de sentience.

La sentience : principe actif de l’égalité des espèces ?

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La sentience, c’est-à-dire la capacité à ressentir subjectivement le monde […]. Lorsqu’une entité est sentiente, on dit alors qu’elle a des intérêts : elle a intérêt à ne pas souffrir, intérêt à vivre des plaisirs, intérêt à rester en vie, etc. Des fonctions biologiques sans sentience n’ont pas la même importance morale tant qu’elles ne sont pas associées à une vie mentale : il faut pouvoir vivre ce qu’on subit pour en être réellement affecté. Et c’est pourquoi les humains et les autres animaux sentients ont un statut moral si fondamental : non pas à cause de leur intelligence, non pas parce qu’ils réagissent chimiquement à leur environnement, mais bien parce qu’ils sont les sujets d’une vie psychologique unifiée.
(Côté-Boudreau, 2014b)

14Ce texte vise à disqualifier l’attaque dont sont victimes les véganes quand, face à l’éthique animale, leurs opposants proposent une éthique végétale argumentant que les plantes ressentent également. L’auteur explique en somme que l’état des connaissances actuelles n’autorise pas la même réflexion pour les animaux et les plantes. Il évoque plus loin que nos propres systèmes ne son t pas sentients, en soi, et que séparés de leur ensemble, les systèmes ne nous affectent pas de manière consciente. Ce qui n’exclut pas qu’ils nous affectent de manière inconsciente. Et c’est sans doute cela qui nous fait sentients. « En d’autres mots : démontrer la présence de sentience est bien plus complexe que de montrer certaines réactions et même interactions avec son environnement ». La tournure prise par la réflexion questionne la validité du raisonnement visant à démontrer la classification opérée entre les différents règnes animaux.

15« En revanche, le saut d’“intelligence” à “sentience” n’a rien de scientifique et n’a aucunement été démontré jusqu’à ce jour ». L’auteur explique ici qu’il s’agit bien d’une dynamique éthique recherchée sur un simple positionnement initial visant à différencier les populations du vivant. Ainsi, l’objectif avéré est de choisir les termes d’un débat imposé à tous par un groupe de personnes se revendiquant antispécistes qui, eux, maîtrisent les termes initiaux du débat. L’auteur dans un autre article l’évoque justement et se contredit au passage :

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Certains véganes sont portés de répondre qu’en cas de doute, il vaut mieux s’abstenir. En effet, un principe de précaution sera toujours nécessaire quelque part tant il est difficile (et potentiellement non éthique) d’établir scientifiquement où commence la vie subjective.
(Côté-Boudreau, 2014a)

17Là encore, il s’agit d’une catégorisation qui apparaît arbitraire. La praticité relève aussi de ne pas prendre en compte les insectes, source peut être intéressante en protéines, dont les fourmis, éleveuses de pucerons pour leur miellat, font partie (Sablon, 2010). Qu’est-ce qui nous autorise à dire que ces derniers n’ont pas de vie consciente ? Ou même les plantes ? Les véganes justifient en permanence leur positionnement grâce aux résultats scientifiques qui abondent leur point de vue. Or, si les sciences progressent et découvrent, qu’apprendrons-nous à l’avenir ? L’argument « On n’en a pas la preuve » est caduque du fait de la progression continuelle des savoirs. C’est là, peut-être, la limite de la convocation des sciences dans l’action politique et/ou judiciaire (Klarsfeld & Vernier, 1998).

18En particulier, si l’humain est un animal comme les autres, il n’aurait donc pas, a priori, à édicter les règles qu’il se donne pour les autres animaux. En outre, l’humain peut être mis dans plusieurs cases en même temps que d’autres espèces : il est un animal de « niche », comme les fourmis, les abeilles, le castor (Richard, 1967)… Ces espèces modifient leur environnement pour permettre leur installation [24]. On pourrait aussi le mettre dans d’autres cases, avec d’autres espèces. En réalité, la diversité des espèces et de leurs modes de relation à l’environnement et aux autres animaux interdit ne serait-ce que de tout regrouper dans une seule famille sans distinction.

L’humain vis-à-vis des autres espèces

19L’expression de Caron : « Réconcilier humains et animaux », vivement critiquée par Wolff (2017 : 65-112), présente une injonction doublement paradoxale : différencier humains et animaux porte en soi un paradoxe quand on désire associer les deux, considérant que les humains sont des animaux. Cela produit par conséquent un propos pour le moins « spéciste » car différenciant les deux. Dès les premiers mots du livre qu’il consacre à l’antispécisme, dont il se revendique, Caron (2017 [2016] : 10) fait preuve d’anthropocentrisme et mélange les genres : « L’antispécisme est donc en réalité un nouvel humanisme, qui reconnaît notre parenté avec les autres espèces animales et qui en tire les conséquences », soit le refus de manger des animaux ou de consommer des produits issus de leur souffrance, selon les termes de l’auteur. En effet, considérer l’antispécisme comme un « nouvel humanisme », c’est déjà faire preuve d’un centrisme humain dans l’usage des termes eux-mêmes. En outre, le fait que les conséquences soient l’arrêt de la consommation de viande pose question. Pour quelle raison la logique d’une valence entre l’humain et les autres animaux (l’auteur utilise l’expression « animaux non humains » [2017 [2016] : 29], plaçant l’humain au minimum à part des autres animaux) conduit-elle à l’arrêt du nourrissage avec de la viande ? L’humain étant omnivore [25] – quoi qu’en disent les auteurs – s’il est au même niveau que les autres espèces, il ne devrait pas être contraint de se limiter quant à ses apports nutritifs. Et que dire, dans ces conditions, des croquettes véganes [26] pour chat, animal éminemment carnivore [27] ? Véron propose des solutions et moult marques dans Planète végane, au chapitre portant sur le nourrissage des animaux d’un foyer végane (Véron, 2017 : 309-312). Elle y explique que considérer que ce comportement n’est pas naturel pour un chien ou un chat est sans valeur dans la mesure où la nature n’a plus d’importance dans un monde où ce sont des animaux de compagnie… Signifiant, incidemment au moins, que la nature n’a pas d’intérêt pour ces véganes. Celka (2018) considère que les antispécistes ont perdu le combat antiéconomique, dans la mesure où ce type de marchandises pour les animaux est dorénavant accessible, tout comme celles des multiples marques de restauration et de produits transformés du marché végane.

20Quoi qu’il en soit, le courant de l’éthique animale laisse apparaître une forme « d’obligation » de se conformer. Or, la morale est un fait concernant a priori uniquement les humain.e.s, jusqu’à preuve, bien entendu, du contraire, bien que les humain.e.s organisent massivement les positionnements éthiques pour d’autres animaux (les chiens en agility par exemple). Et l’éthique n’est pas figée, elle évolue ; elle est multiple et mobilise des concepts variés selon les positions adoptées puisqu’elle touche de multiples pans sociaux (Russ & Leguil, 2012).

21Celka (2018) évoque une vision extrêmement négative de l’antispécisme en tant que philosophie, mais encore et surtout du véganisme en tant qu’aboutissement extrémiste, par la mise en pratique d’un système de pensée. Sans aller jusqu’à un tel étiquetage de l’ensemble de la population végane, la constatation des actions menées par la part active des antispécistes confirme le constat de cette auteure. L’exemple des attaques récentes de boucheries et de poissonnerie à Lille en atteste [28]. La situation actuelle ne doit, sociologiquement, rien au hasard, si l’on suit le raisonnement d’Elias (1973 [1939]).

Les événements en cours au prisme du processus de civilisation

L’adoucissement des mœurs

22Celka (2018), à l’instar de Traïni (2010), traite du processus de civilisation en cours. Ce processus, présenté rapidement, évoque l’idée qu’au fil des siècles, la répulsion s’accroît face aux violences ou aux actes perçus comme violents, relevant de l’animalité. Ainsi, les manifestations corporelles sont de plus en plus représentées comme dégoûtantes (sueur, urine, selles, gaz…), tandis que la violence physique tend à se réduire drastiquement. Et même si elle ne disparaît pas, elle est malgré tout largement modérée et condamnée par des institutions de plus en plus nombreuses. Ces modifications passent par l’intégration et l’intériorisation (autocontrainte) toujours plus poussée des normes collectivement admises avec la séparation des espaces (plages nudistes ou terrains de sport, par exemple). Cependant, la violence ne disparaît pas, contrairement à ce qui semble être compris habituellement des thèses éliasiennes. En fait, il est classique de distinguer la violence physique, facilement observable et manifeste, de la violence symbolique (plus difficile à cerner en tant que telle par l’observation directe). Cette violence symbolique ne remet pas en cause la théorie d’Elias, mais elle en fait partie : qu’est-ce que la violence symbolique, sinon une violence physique euphémisée (sans contact physique), pour un même résultat : la « destruction » de l’autre, celui-ci étant autant un corps qu’un esprit ? Blesser le corps, c’est blesser la personne ; blesser l’esprit réalise une économie des forces et des moyens pour un résultat proche, si ce n’est supérieur. En cela, la violence symbolique peut être considérée comme l’évolution civilisationnelle de la violence physique dans le processus éliasien (Bourdieu, 1977).

23Le processus de civilisation, non régulier et non progressif, peut conduire à une augmentation de l’intolérance aux violences, tout comme à une régression des violences. Il n’a pas le même rythme selon les périodes, ni selon les cultures. Elias a principalement étudié ce processus au travers des arts de la table, constatant leur évolution dans les traités de savoir-vivre. Ainsi, la mise à distance de la nourriture de la main par des réductions d’outils et d’armes (fourchette, couteau) ne serait en soi qu’une étape qui pourrait par exemple mener vers l’utilisation des baguettes (des outils moins « violents » en réduction). Notre étude (Régnier, 2014) a, quant à elle, permis d’appliquer ce processus aux pratiques équestres, mettant en évidence leur logique guerrière initiale par une comparaison de ces dernières avec les arts de combat. Leur évolution au cours des siècles a vu une « artistisation » de celles-ci durant la Renaissance, avec le renforcement de la « curialisation » des guerriers (alors que les seigneurs sont réunis à la Cour et que les manières de se comporter, l’étiquette, deviennent progressivement la norme qui se diffusera ensuite). Sans entrer dans le détail de l’histoire, cette évolution se poursuit dans les milieux équestres jusque dans les années 1960-1970 avec l’ouverture de la pratique de l’équitation au grand public en tant que sport massifié et, en même temps, ultra-féminisé [29]. L’évolution des pratiques équestres voit apparaître le développement d’une équitation « éthologique », celui des « chevaux potagers » (Digard 2007), du cheval « sans équitation » [30] et encore plus récemment par l’implication des mouvements animalitaires [31] dans les questions des usages équestres. En témoigne la page Facebook des « “indignés” de la politique fédérale de la Fédération française d’équitation (FFE) », dont les débats tournaient récemment autour de l’implication de ces mouvements et de leur possible entrée dans la gestion des relations humains-équins [32].

Le nourrissage au sein de ce processus

24Si le processus de civilisation tend à mettre à distance les choses violentes du regard des individus et augmente l’intolérance de ces derniers face à ces dernières, la situation actuelle prend un tour intéressant. En effet, deux éléments principaux sont convoqués par les partisans antispécistes : les élevages qui « portent atteinte au bien-être animal », et les abattoirs qui sont « violents dans la mise à mort des animaux ».

25Les auteurs les plus prolixes du mouvement, tel que Caron, interrogent la mise en liberté des animaux ainsi que la fin de leur mise à mort. Les élevages, tout comme les abattoirs, sont des endroits où la violence, la mort même, ont lieu. L’éloignement du regard public de ces dispositifs permettrait de « cacher, taire et mentir », proches en cela d’une théorie du complot (Caron, 2017 [2016] : 87). Pour des philosophes, telle Burgat (1996), cela participe d’une division malsaine exercée par les personnes sur elles-mêmes dissimulant les violences nécessaires au nourrissage. Lors d’un podcast sur France Inter titré « L’humanité carnivore » [sic] [33] – dont le titre (tiré de Burgat, 2017) à lui seul présente une dimension manipulatoire, considérant que l’humanité strictement carnivore n’existe pas –, s’est posée la question de son engagement. Militante active de la cause, Burgat témoigne à cette occasion de la violence des abattoirs et de la réaction, devenue « normale », de dégoût qu’ils suscitent. L’exemple de Burgat peut vraisemblablement être transposé à n’importe qui, et la méthode consistant à user d’images d’abattoirs ou de happenings est patente. Joy, inventrice du terme « carniste » ne s’y trompe pas, puisque la scientifique ne ferait ni plus ni moins que la démonstration de ce type d’images durant ses cours, questionnant ainsi la pédagogie mise en œuvre (Joy 2010 ; Reus, 2010).

26Si les abattoirs existent tels qu’ils sont actuellement, c’est potentiellement lié à une raison sociale qui est justement de protéger notre sensibilité contemporaine (Traïni, 2010) ou au fait qu’ils participent de la construction de cette sensibilité dans une logique de dominations sociales (Vialles, 1993) : les mises à mort animales étaient, comme Burgat le rappelle elle-même, jusque très récemment au sens historique du terme, publiques [34]. La mise en place des abattoirs ainsi que leur hermétisme répondent en fait à une évolution civilisationnelle : les contemporains ont développé une répulsion quant à voir tuer et tuer eux-mêmes les animaux dont ils se nourrissent. Notons au passage que la logique anticonsumériste et anticapitaliste qui sous-tend les démarches de certains antispécistes fait souvent référence à une société qui ne fonctionne plus bien, notamment du fait de la surconsommation. Remarquons, à l’instar du journaliste employé, sous couverture, en abattoir (Le Guilcher, 2017), que leur logique de fonctionnement est la source d’inspiration… de Ford pour la mise en place de ses chaînes de montage automobile (Peaucelle, 2003). L’ouvrage de Le Guilcher permet également de constater que la violence observée envers les animaux dépecés se fait en corrélation avec la violence exercée sur les corps humains. Peut-être trouverait-on là matière à étude et réflexion quant aux comportements de violence gratuite exercés par certains employés… En effet, si violence des humains sur les autres animaux il y a, et si celle-ci est régulièrement dénoncée par les antispécistes, qu’en est-il des violences, tant physiques que symboliques, subies par les humains dans ces mêmes abattoirs ? Pourtant, des études existent effectivement, Le Guilcher (2017) les évoque dans son livre, et leur accès permet de vérifier ces violences de fait (Morisseau & Pornin, 2011).

27L’évolution des mises à mort animales, tout comme l’évolution éthique des humains, sont parties intégrantes du processus de civilisation. Au vu des événements en cours, quelle sera l’évolution prochaine de la tolérance à la souffrance animale ? Conserverons-nous un certain statu quo au sein duquel les contrôles pour éviter les violences inutiles seront renforcés ? Ou bien les modifications proposées par cette frange de la population atteindront-elles leurs objectifs et les êtres humains ne mangeront-ils plus d’autres animaux ? Ces événements sont ainsi intégrés dans un processus de civilisation qui n’a rien de linéaire, comme il convient de le rappeler… En tout état de cause, les forces en présence témoignent d’un entreprenariat de la morale extrêmement vindicatif que nous tentons d’expliciter à présent.

Un entreprenariat de la morale élaboré, avec des moyens parfois surprenants

L’entreprenariat de la morale

28Ce concept (Becker, 1985 [1963]) est encadré par la théorie des déviances, et donc en rapport avec la construction même d’une norme au sein d’un groupe, restreint ou non. Une norme constitue la règle d’usage du groupe social considéré. Becker prend l’exemple des fumeurs de marijuana. La norme, majoritairement admise, est qu’il est normal de ne pas fumer de marijuana. Elle est dominante mais n’a rien d’impérissable, il suffirait que la majorité évolue et que l’entreprenariat de la morale des fumeurs de marijuana gagne en efficacité pour imposer un changement des normes. En l’état actuel des choses, fumer de la marijuana fait des individus qui s’y adonnent des déviants face à la norme (en France). Cependant, Becker démontre que, s’ils sont déviants par rapport à cette norme majoritaire, ils sont totalement normés par rapport à leurs normes, minoritaires, de sous-groupes de fumeurs de marijuana. L’entreprenariat de la morale consisterait donc, pour ces fumeurs, à s’organiser pour faire pression, notamment, auprès des autorités compétentes en vue d’un changement des normes rendant normal le fait de fumer de la marijuana. C’est en quelque sorte l’attitude que les partisans de « l’appel du 18 joints » [35] adopteraient s’ils se vouaient à une gestion beaucoup plus efficace de leurs revendications, à l’image des courants antispécistes. L’analyse des propositions antispécistes permet, à tout le moins, de mettre au jour ces logiques entrepreneuriales.

Quid des stratégies véganes ?

29Alors qu’existaient les termes d’omnivore, carnivore, herbivore et végétarien pour les plus connus, apparaissent des néologismes. L’utilisation réductrice du vocable de « carnivore » est la première itération intéressante dans la construction de la stratégie discutée ici. Ce terme semble largement utilisé dans le discours pro-végane, au même titre que celui de « viandard [36] » ; ces termes laissant accroire que les non-véganes ne sont que des carnassiers, pour qui le légume n’entre pas dans le menu. Existent également dans le vocabulaire et comme outils de leur argumentaire les vocables « flexitarien » et « carniste ». Le flexitarien serait un végétarien qui fait des « efforts », ce que De Waal nomme « réducetarianisme » (2008 [2006] : 308). En somme, et au vu des démarches les moins agressives des entrepreneurs véganes, il s’agirait d’un omnivore éclairé qui réduirait sa consommation de viande. Le carniste est un individu se nourrissant de viande, terme – comme nous l’avons vu, inventé par Joy [37] – peu cité pour lors dans la langue française. Le carnisme, par opposition au véganisme, peut ainsi être considéré comme une vision éthique qui viendrait se confronter aux idées véhiculées par les auteurs, cela permettant de disqualifier la norme en usage. Il vient s’ajouter à l’idée d’une humanité « carnivore », croisée plus tôt.

30La démarche entrepreneuriale des antispécistes, et surtout son efficacité, apparaissent également au travers des méthodes employées. L214 a mis en place une mailing list grâce à laquelle elle peut mobiliser les personnes abonnées pour manifester ou agir localement. Cette méthode, usant parfaitement des outils numériques, a déjà eu des résultats probants, la démarche actuelle étant orientée vers l’objectif de proscrire l’utilisation par les professionnels d’œufs de poules élevées en cage ou en batteries. Cela, loin d’être une démarche clairement anti-élevage, ne doit pourtant pas faire oublier que l’objectif des membres les plus extrêmes parmi les véganes est la fin du nourrissage par la viande, puis la disparition pure et simple de l’élevage (dans les termes et, probablement, dans les faits à terme) des animaux de rente. L’association se fait également remarquer par des stratégies spécifiques autour des logiques éducatives, proposant des packs aux établissements ou enseignants désireux de passer l’information [38]. Par ailleurs et en complément de ces stratégies, l’association propose de « noter » les politiques sur leurs positionnements vis-à-vis des animaux dans leurs décisions politiques [39].

31Un exemple patent de l’attitude hautement questionnable des stratégies adoptées transparaît dans le livre de Véron (2017). Une des parties proposées dans cet opus vise à répondre aux « 12 objections des omnivores » (Véron, 2017 : 89-102). Chacune des réponses reprend la même forme : une première phrase « drôle », ou en tout cas allant dans le sens du.de la lecteur.trice a priori déjà conquis.e par le thème de l’antispécisme, puis une réponse étayée, toujours selon une méthode partagée par les tenants de l’éthique animale (c’est-à-dire une « évidence imprécise », cf. infra). La dernière question, relative au devenir des animaux autres qu’humains est remarquable. À cette question, la première réponse, « drôle », énonce « Cette fois-ci, on est chez Disney : les animaux s’échappent du zoo et ils vont tous nous manger ! » (2017 : 101)… Le reste de la « réponse »… ne répond précisément pas à la question, puisqu’elle ne produit jamais d’éléments permettant de se faire une idée du projet antispéciste. Ainsi en est-il des textes ou émissions diverses que nous avons pu lire et/ou entendre. Il semble, en fait, que le devenir de ces animaux « libérés » ne soit pas considéré comme une question pertinente en tant que telle, puisque la seule chose importante est de cesser de s’en nourrir ou de se servir de leur production, de leur peau, etc. En tout cas, jamais n’apparaît ce devenir d’animaux ni consommés, ni enfermés puisque les zoos sont également condamnés. Leur disparition est, in fine, possible voire probable. L’histoire humaine a démontré (Digard, 1999) que lorsqu’une espèce n’a pas d’utilité pour l’homme, il l’exclut de son environnement. C’est en tout cas ce que démontrent Gardin, Estebanez et Moreau (2018), en précisant que si l’objectif est de réunir tous les animaux sous un même statut éthique, ce serait pour les séparer, géographiquement, au mieux.

32Selon ces partisan.e.s, il s’agit donc d’être proches des animaux tout en s’en éloignant au maximum, principalement en cessant de les manger. Par exemple en utilisant la viande in vitro[40], comme le propose Burgat [41]. L’antispécisme, tel que les médias le présentent – et tel que ses promoteurs le défendent –, ne semble jamais s’intéresser à un ensemble de questions. Jamais dans les discours proposés n’apparaît une problématique existante d’ores et déjà, mais qui prendrait des proportions exceptionnelles, par exemple dans et avec un monde sans chasse. En effet, il est fréquent que des champs soient détruits par des sangliers [42], ces champs étant des terrains agricoles qui, dans un monde végane, verraient pousser notre seule subsistance. La question n’est jamais posée de savoir comment s’organiser, sauf à clôturer les productions [43]. De même, quid des nouveaux animaux de compagnie (cochons, serpents, lézards…), ou des chats que notre espèce castre ou stérilise régulièrement pour éviter un trop grand nombre d’individus [44]. Des questions de prophylaxie apparaissent également, telles que le devenir des rats, à la capacité de reproduction massive [45]. L’une des volontés affichées est d’autoriser jusqu’à 15 milliards d’humains à tous se nourrir, raison pour laquelle chaque individu devrait manger moins voire plus du tout de viande ; mais puisque nous intervenons sur la reproduction d’autres espèces, devient-il ou deviendra-t-il pertinent de questionner l’éventuelle régulation de la population humaine… ? Ces questions méritent d’être posées autant que celles relatives aux autres animaux.

33Enfin, Utria (2014) produit un chapitre d’ouvrage très critique sur les philosophes ou les sociologues comme Porcher s’intéressant au mouvement végane. Ce chapitre devient un article pour Les cahiers antispécistes (Utria, 2016), tout en présentant en des termes extrêmement négatifs les sociologues critiqués [46]. Cet auteur, comme tant d’autres, fait référence à une déclaration de l’Association américaine des diététiciens (American Dietetic Association) qui, selon les textes cités, considèrent le véganisme comme un régime valable [47] – ce qui est avéré, si on excepte la nécessité de trouver les sources de protéines manquantes par d’autres biais, que ce soient les produits transformés ou ceux issus de l’industrie pharmaceutique. Ces derniers, comme la viande in vitro, témoignent d’une mise à distance de la nature de la part les véganes par les usages nouveaux de l’industrie, alors qu’ils affichent une volonté de se « rapprocher de la nature ». La publication de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS, 2015) portant sur les risques de cancer induits par la consommation de viande est également un argument massue tombé fort à propos pour les tenants de changements drastiques dans le rapport au monde de nos contemporains. La presse s’en est massivement emparée, contribuant ainsi à intégrer les démarches entrepreneuriales en cours, malgré toutes les précautions qu’il serait utile de prendre avec de telles annonces, comme le rappelle à plusieurs occasions l’Association française pour l’information scientifique (AFIS) [48].

34Les débats et les positions des antispécistes les plus médiatisés et actifs sur les réseaux sociaux semblent dégager une logique de désanimalisation/dénaturalisation des humains, désincarnés de leur animalité.

35Ces éléments variés et parfois contradictoires, ou en cours de discussion, n’enlèvent rien au fait que la situation globale reste problématique et qu’il semble acquis dorénavant, considérant l’état actuel du monde, que les êtres humains devront de toute façon réduire leur consommation de viandes (Froment, 2013).

Conclusion

36Le processus de développement (et civilisation au sens d’Elias) permet d’appréhender les mouvements antispécistes et véganes actuels dans une dynamique globale tout en objectivant les événements actuels. L’entreprenariat de la morale ici observé d’une manière exploratoire est extrêmement mobilisateur, mais conduit à des stratégies parfois problématiques ou contradictoires. Les discours employés pour favoriser une modification des normes par l’éthique animale avec les mots et démarches engagées réinterrogent les rapports entre nature et culture.

37Nombreuses sont les remarques des entrepreneurs de la morale végane consistant à vouloir empêcher à terme (et manifestement rapidement) toute consommation de viande. Il s’agit là de questions éthiques, morales, donc humaines. L’éthique animale est un gouvernement de la pensée qui impose des choix moraux individuels et collectifs. Elle ne s’intéresse pas tant aux animaux qu’au contrôle des populations humaines. Il est frappant de constater que les personnes portant des jugements sur les métiers liés aux animaux, notamment sur les activités de loisirs, semblent n’avoir que des connaissances parcellaires du vécu humain de ce à quoi ils s’opposent, étant défenseur des « autres » animaux. Les faits actuels font toujours état des affrontements pour une domination de pensée, en l’occurrence culturelle et financière, pour ce qui concerne l’antispécisme. Ces opinions ont la particularité d’être majoritairement partagées par une population bien précise, qui peut s’accorder également le temps de ces réflexions, comme en témoigne le constat de The American Sociological Association (ASA) : les Animal Studies apparaissent comme le sujet privilégié d’une catégorie spécifique de la population : ceux de type caucasien [49].

38L’activité militante analysée d’une manière princeps ici est proprement humaine et se base sur une forme d’anthropocentrisme : vouloir hisser les autres animaux au niveau humain, lequel est jugé de fait comme supérieur aux autres. Ce qui surprend le plus, dans tous les débats en cours, c’est qu’il est toujours question d’accorder des droits nouveaux aux autres animaux, de cesser de manger de la viande pour ne pas leur nuire, quitte pour cela à se nourrir de produits issus de la chimie ou des produits transformés de l’agroalimentaire. Donc de sortir un peu plus du règne animal, de devenir post-humain. En somme, sous prétexte d’entrer dans une logique prônant un « nouvel humanisme » une sorte d’équité entre tous les animaux visant à rapprocher les humain.e.s de leurs « congénères », les pratiques prônées par les partisans les plus en vue du véganisme tendent à éloigner toujours plus de l’animalité humaine. L’argument écologique n’est qu’un élément supplémentaire dans un débat qui reste à analyser plus profondément. Finalement, nous devrions nous demander pour quelles raisons, donc, il n’est jamais question pour les contempteurs des différences humains/animaux de se reconnecter au versant corporel, et par conséquent aussi au statut omnivore de l’être humain faisant partie d’un ensemble qui comprend tout type d’animaux. Ce qui reviendrait alors à ne pas faire preuve de spécisme, mais de s’assumer en tant qu’animaux comme les autres…

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : processus de civilisation, antispécistes, entreprenariat de la morale, véganes

Date de mise en ligne : 16/12/2020.

https://doi.org/10.3917/lhs.210.0137

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