Couverture de LHS_200

Article de revue

« Nuit debout »

Pages 7 à 12

Notes

  • [1]
    Archives parlementaires, tome 45, p. 417.
  • [2]
    Nicole Loraux, La cité divisée, Paris, Payot, 1997.
  • [3]
    Jacques Rancière, La Mésentente. Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995.
  • [4]
    Nicole Loraux, Ibid., p. 106.
  • [5]
    Jacques Rancière, Ibid., p. 37.
  • [6]
    Condorcet, Chronique de Paris, du 16 juin 1792.
  • [7]
    Ibid.
English version

1 Pour l’ethos démocratique tel qu’il s’est construit dans des moments spécifiques de l’histoire occidentale comme par exemple la constitution d’Athènes au ve siècle avant JC ou la Révolution française au xviiisiècle, c’est la nuit.

2 Nous vivons en effet en France et en Europe, une époque de post-démocratie. Les citoyens n’ont plus de véritable pouvoir de contrôle sur leur devenir. Leurs manifestations sont méprisées et leur vote falsifié. Depuis 2005, les peuples européens savent qu’ils ont face à eux des pouvoirs financiers plus puissants que leur misérable affirmation symbolique et morale. Le traité de Lisbonne a ainsi enterré Kant et son « véritable enthousiasme pour le droit » comme « aspiration morale du genre humain ». Ne restaient manifestement, « entre l'homme et l'homme, que le froid intérêt, les dures exigences du paiement au comptant », « les eaux glacées du calcul égoïste ». Plus récemment, le non des Grecs, lui aussi résultat d’une mobilisation massive, n’a pas infléchi la violence de la troïka et la Grèce est vendue à l’encan au nom de la dette. Chacun sait désormais que la loi comme principe protecteur des pouvoirs du peuple est morte en Europe, retour à l’arbitraire et au rapport de force mis à nu. Une politique encastrée dans l’économique affirme qu’il est naturel que les 1 % les plus riches dominent les 99 %. En France, la loi imposant la réforme du code du travail s’inscrit dans cette logique structurée par les directives européennes et accomplie par des gouvernements complices avec ou sans alibi.

3 Qu’est-ce alors que Nuit Debout ? Un énoncé qui permet de dire que l’asservissement programmé rencontre une résistance. Affirmer, face à ceux qui veulent mettre les populations et les peuples à genoux « Nous sommes debout », c’est revendiquer une « majesté outragée » par cette confiscation politique des modalités les plus ritualisées du contrôle démocratique. Dans une pétition du 20 juin 1792 demandant la levée des veto du roi, les Parisiens avaient déclaré aux législateurs face à la trahison du chef de l’exécutif : « Nous espérons que le dernier cri que nous vous adressons se fera sentir au vôtre. Le peuple est debout, il attend dans le silence une réponse enfin digne de sa souveraineté  [1]. » Nous savons que ce cri aujourd’hui contre la loi El Khomri n’a pas été suffisamment entendu et que nul coup d’arrêt, même sous la forme d’une motion de censure, n’a été obtenu contre cette loi d’asservissement.

4 Pourtant les nuits debout demeurent. Les assemblées générales se tiennent, jour après jour malgré les intempéries climatiques et politiques, des commissions se créent, des cours se donnent (éducation debout, université populaire), des conflits argumentatifs se dessinent sur une multiplicité incroyable de sujets : faire une constitution, changer de monnaie, sauver une certaine conception de la psychologie et de la psychanalyse, des réseaux de solidarités agissent auprès des sans-papiers, pour trouver des recours juridiques (avocats debout), échanger des livres (bibliothèque debout), faire de la musique (orchestre debout), une radio spécifique assez géniale (radio debout), une télé (TV debout) et ce sont ainsi des membres d’une multitude de métiers spécifiques qui semblent ressentir le besoin de dire : oui nous aussi nous sommes debout et pouvons œuvrer ainsi à une idée et une pratique du bien commun. Ce qui semble ainsi se dessiner c’est la constitution d’un espace public délibératif fluide et étonnement hétérogène, contrairement aux dires qui circulent le plus souvent. Ce sont en effet des riverains, des précaires, des militants de tendances qui ordinairement ne se parlent ni ne s’écoutent, des citoyens venus exprès de plus loin, des savants, des ignorants qui changent de rôle en changeant de commissions, des jeunes, des adultes et des vieux, des hommes et des femmes, des malins et des idiots, des calmes et des excités, des parlants et des écoutants qui circulent ici dans une grande effervescence grave, en tout cas plus grave que joyeuse. C’est ainsi la liberté politique telle que produite par les agoras, forums, ecclésias, assemblées primaires, sociétés fraternelles qui semble ainsi chaque jour se réinventer dans un effort renouvelé, puisqu’il faut chaque jour tout ranger et tout réinstaller. Ici, il s’agit d’une raison nomade à l’œuvre qui re-fabrique son campement central chaque jour.

5 À mon sens, cet espace délibératif vise à reconstituer ce qui depuis longtemps a été défait, segmenté par l’affirmation que la démocratie repose avant tout sur l’art de voter : à savoir le peuple ou démos. Cet espace délibératif affirme que la démocratie, c’est l’art de délibérer. C’est pourquoi, avec Nuit debout, il s’agit bien de reconquérir une souveraineté populaire, c’est-à-dire l’art de se reconnaître comme peuple compétent politiquement dans l’égalité des intelligences réunies, et pourtant non figées dans des institutions qui mettraient chacun à sa place.

6 Nicole Loraux dans la Cité divisée [2], et Jacques Rancière dans la Mésentente [3], en cherchant à dégager la notion de démocratie de sa gangue contemporaine étatique et juridique au profit d’une interrogation sur ce qui fait qu’une cité est vivante et démocratique, ont ouvert le chemin pour pouvoir interpréter ce qui nous arrive et qui arrive cette fois par nous. Ils associaient toute cité politiquement vivante et harmonieuse au conflit assumé dans une conception héraclitéenne qui suppose le mélange et donc l’agitation afin que justement la cité ne se divise en deux. Car c’est le deux qui produit la bascule dans la guerre civile et non l’agitation permanente. C’est quand deux groupes sociaux se distinguent et s’affrontent que la « stasis » n’est plus latente, mais effective. Car à ne plus la vouloir latente, on pousse les deux parties à se dresser l’une contre l’autre plutôt qu’à se mélanger pour débattre sans cesse du juste et de l’injuste. Comme le « kukeon, breuvage des mystères », « la cité est mélange » et pour éviter la division de ce mélange de « citoyens de toutes sortes » il faut l’agiter  [4]. La véritable concorde, n’a donc rien de statique : « sans conflit, c’est la division. » Le conflit ou l’agitation empêche la guerre civile ou la mort de la cité. Qu’est-ce alors qu’un conflit démocratique ? Pour Jacques Rancière, démocratie se confond avec le mot « politique ». Or dit-il :

7

« Il y a de la politique parce que – lorsque – l’ordre naturel des rois pasteurs, des seigneurs de guerre ou des possédants est interrompu par une liberté qui vient actualiser l’égalité dernière sur laquelle repose tout ordre social  [5]. »

8 Démocratique donc si le conflit porte sur la question de l’égalité ou du tort, de l’injustice, et qu’elle rend visible le caractère contingent de l’ordre, le dénaturalise en quelque sorte loin d’institutions immuables. Or, malgré des institutions inégalitaires, « il y a de la politique » parce qu’il y a toujours déjà « de l’égalité et de la liberté ». Une égalité fondée sur l’universalité du logos. Nous sommes tous des êtres parlants. Cela ne veut pas dire que l’universelle intercompréhension des uns par les autres est donnée, mais chacun peut savoir et dire ce qu’il pense. Ce dire se fait sur une scène qui rend visible le « tort » porté à l’égalité, à la justice et fait naître un sujet collectif qui s’identifie au Tout de la communauté. Ce sujet collectif est le lieu d’une subjectivation qui défait les ordres et les partages inégalitaires du monde dans l’agitation.

9 Et en effet, ça ne cesse jamais de bouger Nuit debout et, à ce titre, cela permet de réaliser le kukeon grec, garant de toute véritable démocratie, l’agitation des particules pour que la division mortifère en strates ne prenne la place de cette émulsion constante de particules hétérogènes.

10 En fait, sur cette place, endeuillée par les morts de mort violente de 2015 du fait des actes de terrorisme, ce qui est devenu sacré c’est cette ré-invention. Le peuple de la démocratie désacralisé par les 1 % se sacre lui-même en ses parties. Le geste peut paraître fragile, parfois absurde puisqu’il n’est pas possible de peser dans l’immédiat sur les décisions effectives des lieux actuels du pouvoir, mais il est inaugural et c’est pour cette raison même que dans sa fragilité il essaime et prépare un à-venir. Quel est-il cet à-venir ?

11 Les débats sur la violence, son usage, son danger, la nécessité de la retenir oriente dans deux directions. D’un côté « l’insurrection de la loi », de l’autre l’insurrection par affrontement violent. Dans les deux cas la conviction partagée qu’il faut travailler à destituer les pouvoirs en place, par explosion, implosion, grignotage, mais destituer et se constituer.

12 À ce titre, l’utilisation de l’article 49-3 par le Premier ministre pour faire voter la loi travail est quasi un non-événement, sinon qu’elle confirme le diagnostic fait jour après jour : il n’y a plus de démocratie, le peuple est donc constamment bafoué.

13 Or, « quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. » Mais qu’est-ce que l’insurrection d’un peuple libre ? Selon les révolutionnaires : cette insurrection de la loi, c’est-à-dire « l’expression subite à la volonté générale de changer de constitution ». Et comme c’est un devoir de s’insurger quand c’est nécessaire, c’est-à-dire quand la tyrannie vient peu à peu supplanter la liberté publique du fait d’un gouvernement oublieux ou méprisant les droits de l’homme et du citoyen, alors il y a des procédures prévues à cet effet dans la Constitution de 1793 :

14

Article 115. - Si dans la moitié des départements, plus un, le dixième des Assemblées primaires de chacun d'eux, régulièrement formées, demande la révision de l'acte constitutionnel, ou le changement de quelques-uns de ces articles, le Corps législatif est tenu de convoquer toutes les Assemblées primaires de la République, pour savoir s'il y a lieu à une Convention nationale.
Article 116. - La Convention nationale est formée de la même manière que les législatures, et en réunit les pouvoirs.
Article 117. - Elle ne s'occupe, relativement à la Constitution, que des objets qui ont motivé sa convocation.

15 En amont de l’insurrection qui se préparait, au printemps 1792, Condorcet constatait :

16

« Chaque jour l'opinion s'éclaire et se prononce d'une manière plus forte. Elle acquiert insensiblement cette énergie qui fait que pour sortir d'un état d'anxiété et d'incertitude où l'on a longtemps vécu, on semble appeler les événements qu'on n'avait d'abord envisagés qu'avec effroi…  [6] »

17 Il affirme ensuite que, seule la Constitution, parce qu’elle contient la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen comme promesse, a retenu le peuple de s’insurger une deuxième fois :

18

« Sans cette Constitution qu'il respecte, et dont ses représentants ne cesseront de s'entourer eux-mêmes tant qu'il leur restera quelque lueur d'espoir de sauver avec elle la liberté publique, le peuple serait déjà debout pour la seconde fois, et les factions qui calculent leur audace sur son respect pour les lois seraient déjà rentrés dans le néant ou sous l'obéissance  [7]. »

19 Désormais, la Constitution ne sera maintenue que si elle permet effectivement de sauver la liberté publique, d’assurer le salut public. Désormais il est possible de dire que le salut du peuple vaut plus que le maintien intangible de la Constitution. Or si l’Assemblée ne peut la remettre en question, il reviendra au peuple de se lever. Mais, tout un chacun est conscient des dangers de l’insurrection en armes qui ne peut être répétée sans « effroi ».

20 Alors face à cet effroi qui est aussi le notre aujourd’hui, reste cette idée d’une insurrection de la loi, et Nuit debout à ce titre, est inventif.

21 Dans toutes les nuits debout, ce qui se dit d’une manière explicite, c’est que oui, aujourd’hui le gouvernement viole les droits du peuple, en fabriquant des lois oppressives au mépris de la hiérarchie des normes protectrices conquises dans l’histoire longue du mouvement ouvrier et démocratique, en réprimant d’une manière disproportionnée le mouvement social qui s’exprime contre ces lois oppressives. Certes il y a des casseurs qui cassent des choses et des symboles, mais la répression policière s’exerce sur les corps avec des armes parfois létales. Or les lycéens, les étudiants et même les casseurs ne sont pas des choses mais bien des individus dotés de droits. Là encore il est réconfortant de relire la déclaration de droits de 1793 :

22

Article 7. - Le droit de manifester sa pensée et ses opinions, soit par la voie de la presse, soit de toute autre manière, le droit de s'assembler paisiblement, le libre exercice des cultes, ne peuvent être interdits. - La nécessité d'énoncer ces droits suppose ou la présence ou le souvenir récent du despotisme.
Article 9. - La loi doit protéger la liberté publique et individuelle contre l'oppression de ceux qui gouvernent.
Article 11. - Tout acte exercé contre un homme hors des cas et sans les formes que la loi détermine, est arbitraire et tyrannique ; celui contre lequel on voudrait l'exécuter par la violence a le droit de le repousser par la force.

23 Nuit debout essaye encore de tenir car résister chaque jour à l’oppression ici fera et fait déjà des éclairs dans notre nuit globale.

Notes

  • [1]
    Archives parlementaires, tome 45, p. 417.
  • [2]
    Nicole Loraux, La cité divisée, Paris, Payot, 1997.
  • [3]
    Jacques Rancière, La Mésentente. Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995.
  • [4]
    Nicole Loraux, Ibid., p. 106.
  • [5]
    Jacques Rancière, Ibid., p. 37.
  • [6]
    Condorcet, Chronique de Paris, du 16 juin 1792.
  • [7]
    Ibid.
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